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Note

De la dette en commun à un nouveau modèle de prospérité pour le continent européen

L’Europe d’après-crise doit dessiner un nouveau modèle de prospérité dans lequel les impacts extra-financiers de son plan de relance feront l’objet d’une comptabilité aussi rigoureuse que les impacts économiques classiques. La question de la résorption de la « dette Covid » européenne n’est pas urgente. La priorité est de vaincre la pandémie et de reconstruire une économie européenne plus durable et plus résiliente. La gestion de la dette – Covid ou non, nationale ou commune – doit être traitée de façon bien distincte de la question du plan de relance. Cependant, afin d’en assurer la soutenabilité à très long terme, il faut maximiser la valeur sociale, environnementale et économique de la relance économique avec de bonnes métriques pour mesurer les impacts et définir les critères de succès, des outils d’évaluation économique pour sélectionner les projets et en apprécier les impacts macroéconomiques. Les économistes Baptiste Perrissin Fabert et Natacha Valla font ici un état des lieux des mesures à mettre en oeuvre pour construire ce nouveau modèle, et des enjeux de premier plan.
Publié le 

Baptiste Perrissin Fabert, économiste de la transition écologique et Natacha Valla, économiste, Doyenne de l’Ecole du Management et de l’Innovation de Sciences Po

1. Des pompiers et des architectes vraiment européens

Pour faire face à une crise sanitaire aux impacts économiques hors normes, les institutions européennes et les leaders politiques du continent ont pris le risque de penser en dehors des clous et de s’émanciper de la lettre des règles européennes. Les règles budgétaires de Maastricht ont été suspendues sine die , les vannes de l’endettement public ont été largement ouvertes pour éviter d’ajouter à la crise sanitaire une crise sociale dont l’Union européenne risquait de ne pas se relever. Quand la survie du projet européen est en jeu, il faut se réjouir que les limites d’hier puissent être repoussées pour faire face à l’urgence et inventer de nouveaux instruments pour le futur. Les banques centrales avaient dû faire preuve d’inventivité face à la crise de 2008 ; avec la crise sanitaire, c’est d’un policy-mix budgétaire/monétaire innovant dont nous avons besoin. Il est encore aujourd’hui trop tôt pour se préoccuper d’un retour « à la normale » et pour préempter un débat démocratique sur ce que devront être les bonnes règles de la stabilité financière de l’Union, une fois la crise surmontée. Aujourd’hui, l’heure est à l’exécution du plan de relance pour reconstruire une « Europe plus verte, plus numérique et plus résiliente » selon les termes de la Commission Européenne.

La vitalité du couple franco-allemand a été déterminante pour faire bouger les lignes des pays dit « frugaux » emmenés par les Pays-Bas. Les mesures du plan de relance européen ont dessiné les prémisses d’un budget européen et donc d’une solidarité européenne avec des transferts entre Etats membres, notamment des « frugaux » vers les pays les plus touchés par la pandémie (Belgique, Italie, Espagne, Portugal). Après avoir renâclé et refusé un deal « fonds vs Etat de droit », certains pays de l’Est de l’Europe ont finalement cessé de résister. Il faut des expériences et des épreuves historiques communes pour souder les liens: la Covid fera peut-être partie de cette catégorie d’événements.

Si après quelques mois de recul, il est possible de saluer la rapidité des institutions et des partenaires européens à trouver un accord et à inventer des solutions communes – rapidité qui contraste très fortement avec les atermoiements des institutions et des leaders européens qui ont causé tant de dégâts lors de la gestion de la crise financière de 2008 puis de la crise grecque – il faut également se rappeler que l’Europe a d’abord « raté » la réponse au premier confinement. Devant la panique provoquée par la première vague de l’épidémie, le repli sur soi des pays a été flagrant. L’égoïsme national avait repris le dessus pour se doter des équipements de base pour soigner les malades ou protéger les personnes : masques, blouses, respirateurs, réactifs pour les tests. Des solidarités bilatérales ont pu se nouer au cas par cas avec des transferts frontaliers de malades et des partages d’équipements. Mais globalement, le manque de réactivité et de préparation de l’Europe pour faire face à l’urgence et coordonner la riposte sanitaire était manifeste. Les pays, individuellement, ont en revanche réussi à mettre en place des dispositifs de soutien économique plutôt efficaces et généreux, notamment à travers le chômage partiel qui a largement amorti les impacts sociaux du confinement.

Après cette première phase de sidération, l’Europe et la Commission Européenne se sont toutefois ressaisies et ont finalement réussi à mettre en place des dispositifs d’urgence qui permettent aujourd’hui de soulager certains Etats face à la seconde vague :

Le programme SURE (90Mds€) en soutien des dispositifs nationaux de chômage partiel

Soutien aux PME via la mise en place par la BEI d’un fonds de garantie de 25Mds€ capable de mobiliser 200Mds€ de financements additionnels et totale liberté donnée aux Etats membres de venir en aide aux entreprises présentant des problèmes de liquidités

Réserve commune de matériel médical (3Mds€)

Soutien à la recherche du vaccin

Soutiens aux pays en développement pour l’accès au vaccin

La négociation groupée des contrats de préachat pour les vaccins par la commission, au nom des Etats membres a été également très efficace pour commander 1 milliard de doses aux meilleurs tarifs possibles. Les difficultés de production et d’acheminement des doses depuis le début de l’année n’invalident pas la stratégie collective amont de sécurisation des commandes de vaccins pour les Européens.

Mais c’est dans la préparation de la relance que l’Union Européenne a été la plus audacieuse et la plus créative. Le plan de relance – sous le nom de Next Generation EU – prévoit un arsenal d’instruments inédits pour un volume total de 750Mds€, dont 390Mds de subventions, financé par un endettement en commun. Ce nouvel instrument complète le Mécanisme Européen de Stabilité créé en 2012 pour gérer les crises de dette souveraine, et réformé en 2020 pour élargir son champ d’action et former un consensus autour de son rôle dans la prévention effective et la gestion des crises bancaires et des conséquences de la pandémie.

La BCE, quant à elle, a également assuré la stabilité macroéconomique de l’Europe avec des instruments à l’expression multiple : nouveau programme « pandémie » d’achats d’actifs (PSPP), prolongation des plages de réinvestissement des titres, exigences en collatéral souples, lignes de financement bancaires.

Ainsi, l’analyse de la riposte européenne face à la pandémie montre que les institutions européennes ont appris des erreurs de la crise grecque et des politiques d’austérité généralisées trop précoces qui ont été un frein à la reprise dans le passé. Une fois la sidération de la première vague passée, les peuples européens se sont finalement rapprochés dans la crise sanitaire. La Commission Européenne, fraichement installée au début de la crise sanitaire, a su profiter du moment historique pour affermir une vision stratégique à moyen/long terme du projet européen centré sur la résilience, la souveraineté, l’innovation pour le bien-être des populations et l’accélération de la mutation écologique. Elle a ainsi réussi à démontrer son utilité et sa nécessité quand, dans le même temps, le Brexit aurait pu être le signal de son affaiblissement. Cette stratégie sera le fil conducteur d’un projet collectif de sortie de crise. Elle est porteuse d’espoir pour les nouvelles générations et envoie au reste du monde le signal que le continent le plus riche du monde se positionne en leader d’un nouveau modèle de prospérité.

2. La dette peut-elle grimper jusqu’au ciel ? Et redescendre sur terre ?

Les chiffres de l’évolution de la dette publique depuis le premier confinement donnent le vertige : environ +200Mds€ en France pour financer l’ensemble des mesures d’urgence mises en place à travers quatre lois de finances rectificatives. Dans les grandes masses, les 2/3 sont dus à une baisse des recettes fiscales, 40Mds€ au dispositif de chômage partiel (le plus généreux d’Europe) et le reste aux dépenses de soins, aux différents fonds d’urgence de soutien aux entreprises, ainsi qu’aux transferts sociaux ciblés sur les plus fragiles, auxquels il faut ajouter les prêts garantis par l’Etat (PGE) ainsi que des passifs contingents. Il faut d’ailleurs ici saluer l’efficacité de l’administration française qui a réussi à mettre en place des dispositifs opérationnels en un temps record. Le creusement du déficit public vient donc ajouter de la dette ou du passif contingent à la dette existante. Au total, le ratio Dette/PIB pourrait dépasser les 120% en 2021.

La facilité avec laquelle la France et tous les pays européens ont réussi à s’endetter à bon marché a pu donner l’impression d’une forme d’argent magique. Les taux d’intérêt des emprunts à 10 ans n’ont jamais été aussi bas : début 2021, celui de l’Allemagne était de –0,6%, celui de la France de –0,4%, celui de l’Italie de 0,5% tout comme celui de la Grèce. Les taux négatifs peuvent être interprétés comme le prix de la location d’un « coffre-fort [1]  » que les épargnants (ou les gestionnaires d’épargne) sont prêts à payer dans un contexte de très fortes incertitudes. Mais d’où ces milliards bon marché peuvent-ils bien venir ? Pourquoi ce qui était impossible jusqu’au 13 mars 2020 pour financer la modernisation des hôpitaux, la transition écologique, la recherche est-il devenu tout à coup possible grâce au « quoi qu’il en coûte » [2]  ?

Dans le même temps, les Européens ont pris conscience du rôle protecteur de la Banque centrale européenne, toujours prête, en dernier instance, à repousser les attaques des spéculateurs et à assurer la stabilité économique de la zone euro. En pratique, les achats massifs de dette publique engagés par l’Eurosystème ont propulsé la BCE sur le devant de la scène des créditeurs des souverains dans la zone euro. Début 2021, le total de la dette publique détenue par la BCE s’élève à environ 2.320 Mds€ (soit 20% de la dette publique européenne), dont près de 500 Mds€ de dette française. La BCE ne détenait pas cet argent dans ses caisses pour « s’offrir » tous ces titres de dettes. Elle a, pour cela, émis de la monnaie banque centrale dont elle a le monopole d’émission, de la même façon que les banques commerciales ont le monopole de la création monétaire via le crédit.

Cette facilité d’accès aux liquidités à bon marché a pu donner l’impression que l’endettement n’avait désormais plus de limite alors que les règles du Pacte de stabilité et de croissance qui ont prévalu au sein de l’Union Européenne jusqu’à la crise fixent une cible d’endettement à 60% du PIB ainsi qu’un niveau de déficit public inférieur à 3% du PIB. De nombreuses critiques avaient déjà été émises à l’encontre de la rigidité et du caractère pro-cyclique de ces règles. La crise sanitaire a signé sans doute leur arrêt de mort. Le CAE [3] a formulé par exemple une proposition de réforme pour rendre ces règles plus simples et plus opérationnelles en fixant des objectifs directement pilotables par les gouvernements qui permettent à la fois de mener des politiques budgétaires contra-cycliques et de réduire la dette publique excessive, en se calant fondamentalement sur le PIB potentiel à long terme. Quelles que soient les limites, bien connues, de ces règles, et bien qu’elles ne reposent sur aucun fondement théorique ni objectif, elles étaient toutefois cohérentes avec un contexte macroéconomique et un environnement inflationniste qui n’a plus rien à voir avec l’environnement actuel [4] . Les économistes américains Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff [5] ont essayé d’établir, sur la base de travaux empiriques et dans le contexte de « grande modération » et d’accumulation de déséquilibres financiers, une borne maximale de ratio dette/PIB à ne pas franchir pour ne pas pénaliser la croissance. Ils établissent cette borne à 90%. En dépit des erreurs qui ont été révélées plus tard dans leurs travaux, cette borne est devenue la référence de la sagesse conventionnelle. Depuis le fameux « Je suis à la tête d’un Etat en faillite » de François Fillon en 2011, le débat public français a souvent utilisé cette borne de 90% comme le mur à ne pas franchir pour que la signature de la France conserve sa crédibilité sur les marchés. A l’issue de la crise sanitaire, le ratio dette/PIB avoisinera les 120% en 2021. A ces niveaux de dette, nous entrons dans un monde inconnu (depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale) sur leurs effets macro-économiques et leurs impacts sur les taux et sur la confiance des investisseurs dans la dette française. Pourtant, cette barre des 120% a de fortes chances de servir de nouvelle référence « psychologique », à ne pas franchir, pour justifier les choix budgétaires des prochains mois.

De nombreux économistes, comme Larry Summers de l’université de Harvard, remettent en cause la pertinence et l’utilité même de ce ratio qui met au numérateur un stock (la dette accumulée au cours des ans) et au dénominateur un flux (la richesse nationale produite en une année) et qui donc, par construction, ne dit rien sur la soutenabilité de la dette.

Le Peterson Institute a publié en 2020 une étude illustrant le fait que le coût du service de la dette américaine a baissé depuis 2000 en proportion du PIB, en dépit de l’augmentation du volume de la dette fédérale. En 2000, celle-ci était de 34% du PIB, soit relativement proche de son creux d’après-guerre, alors que le ratio dette/PIB avait presque triplé pour atteindre plus de 100% en 2020. Dans le même temps, le coût du service de cette dette plus importante a diminué, par rapport à la taille de l’économie, en raison de la baisse généralisée des taux d’intérêt dans les économies avancées.

Sans tomber dans les parallèles trop hâtifs, l’exemple des Etats-Unis montre, de notre point de vue, trois choses. D’une part, la pertinence du stock de dette pour l’analyse de la soutenabilité des finances publiques est toute relative, cette relativité étant renforcée dans un contexte de taux d’intérêts nominaux et réels très bas, comme nous les observons actuellement. D’autre part, l’exemple des Etats-Unis suggère également à quel point il est utile de dégager des marges de manœuvre budgétaires lorsque le « soleil brille », afin que l’endettement soit suffisamment limité au moment où l’intensification de la dépense budgétaire est rendue nécessaire par des circonstances de crise. Enfin, en creux, l’exemple des Etats-Unis montre que la stabilité de conditions de financement favorables, telles qu’elles s’observent actuellement aux Etats-Unis et en Europe, est un bien précieux qui permet plus facilement de stabiliser les trajectoires de dette sur le moyen-terme. Un environnement de taux d’intérêt bas facilite le remboursement des dettes. Et si les taux de croissance économique dépassent les taux d’intérêt, la dette diminuera naturellement par rapport à la taille de l’économie. C’est seulement si cette condition (à laquelle on se réfère parfois comme la « règle du r-moins-g », ou du différentiel entre taux d’intérêt et taux de croissance) est respectée qu’un espace est possible pour que des déficits primaires (dépenses hors intérêts moins recettes) n’entraînent pas une explosion illimitée de la dette. Contrairement à ce qu’on a parfois voulu leur faire dire, Furman et Summers n’expriment pas autre chose dans l’étude du Peterson Institute.

Ajoutons également que, de façon corollaire, toute décision qui contribuerait à remettre en cause la stabilité de l’endettement – comme des annulations de dette intempestives, ou une gestion des finances publiques irresponsable qui ne maintiendrait pas, à moyen terme, des déficits primaires dans les limites des proportions permises par le rapport taux d’intérêt/croissance économique – pourrait déclencher de façon potentiellement abrupte des instabilités financières de premier ordre. Ne jouons donc pas aux apprentis sorciers.

Pour résumer, plutôt que de se concentrer sur le montant de la dette publique, il faut se concentrer sur la capacité budgétaire en termes de paiements d’intérêts réels, en veillant à ce qu’ils restent confortablement en dessous de la croissance du PIB. Le respect de cette condition permettra de faire de la place pour un soutien budgétaire et des investissements publics nécessaires tout en maintenant une dette publique soutenable.

La génération aujourd’hui en âge de travailler a connu une baisse historique des taux d’intérêt réels aux États-Unis et dans le monde entier malgré d’importantes accumulations de dette publique. Les rendements des obligations indexées à dix ans aux États-Unis ont diminué de plus de 4 points de pourcentage entre 2000 et début 2020 alors même que les niveaux d’endettement prévus sont passés de niveaux extrêmement bas à extrêmement élevés au regard des normes historiques. Des mouvements similaires ont été observés dans l’ensemble du monde développé. Les données disponibles suggèrent que la crise Covid a coïncidé avec une baisse des taux d’intérêt réels malgré l’augmentation de la dette publique, l’inégalité, ou encore de l’incertitude.

Un autre facteur essentiel influence l’endettement des Etats : l’excès d’épargne. En dépit de l’accroissement généralisé du ratio dette/PIB à des niveaux inégalés dans l’histoire dans la plupart des pays développés, comment expliquer que la demande pour les titres de dette publique, réputés sûrs, ne faiblisse pas ? Cette pluie de milliards ne tombe pas du ciel mais de la conjonction d’un excès d’épargne par rapport aux opportunités d’investissements productifs [6] et des instruments non conventionnels mis en place par les banques centrales. La pandémie et la mise à l’arrêt de pans entiers de l’économie a renforcé ce phénomène d’excès d’épargne. L’endettement public a permis de maintenir les revenus et ainsi d’éviter un effondrement de la demande et d’offrir un support à cet excès d’épargne privée. Mais la persistance du déséquilibre entre l’épargne privée et l’investissement productif risque de prolonger ce contexte de taux bas qui reste donc propice à l’endettement public pour reconstruire.

Certes, l’austérité n’est pas une option aujourd’hui car elle conduirait à un effondrement certain. Cependant, s’il n’y a pas de limite « naturelle » à l’endettement, gardons-nous de l’ivresse de la liquidité facile. Cette dette ne doit pas entretenir le financement de dépenses courantes inefficaces, et devenir une excuse pour reculer une nouvelle fois la revue stratégique des dépenses publiques pour les recentrer sur les bonnes priorités et abandonner celles qui ont peu d’impact. Il faut que la dette soit employée à 100% sur les piliers de la prospérité de demain : innovation, capital humain et social, capital naturel, souveraineté technologique.

On le voit, le débat esquivera difficilement la question de la qualité des dépenses publiques, débat qui bute depuis longtemps sur la difficulté de faire coïncider les catégories de la comptabilité publique (qu’est-ce qu’un investissement public ? Qu’est-ce qu’une dépense courante ? L’éducation n’est-elle pas un investissement ? etc.) avec les notions de croissance et de bien-être. Les rapports réguliers publiés par l’OCDE sur ses pays-membres, tout comme les rapports « Article IV » du FMI, ont depuis longtemps mis en relief les limites de l’exercice qui consiste à étiqueter la dépense publique comme « bonne » ou « mauvaise ».

Pour autant, l’objectif de toutes ces réflexions autour de la dette est clair : il s’agit de créer les conditions de la soutenabilité de la dette non seulement à moyen, mais aussi à très long terme, en soutenant une dépense publique capable de relever la croissance potentielle dans le respect des contraintes environnementales.

Le concept d’écolo-productivisme développé par Jean Pisani-Ferry [7] pour résoudre la triple crise sociale, sanitaire et écologique de notre temps représente une voie de sortie par le haut attractive qui n’est toutefois praticable et cohérente avec les critères de soutenabilité que dans un cadre renouvelé de mesure de la croissance.

2.1. Trois scénarios possibles, un seul soutenable

(i) L’effondrement. Si telle devait être l’issue, inutile de se priver aujourd’hui du levier de l’endettement : mourir guéri de l’endettement, c’est mourir quand même.

(ii) La survie dans un mode durablement dégradé (zombie) parce que nous ne jugulons pas complétement la crise sanitaire, parce que les plans de relance européen et nationaux ont été mal ciblés ou pas assez ambitieux dans leurs objectifs de transformation du moteur économique. Reproduire, sans y parvenir vraiment, le monde d’avant est le scénario du pire car l’empilement des dettes sera alors bien là et leur insoutenabilité deviendra de plus en plus manifeste. Le retournement des taux deviendra alors hautement probable et nous n’aurons plus les marges de manœuvre suffisantes pour les absorber. Ce scénario conduit donc à un effondrement économique à moyen terme, à plus ou moins petit feu.

(iii) Un investissement massif à la fois par endettement et par réallocation des liquidités et fonds propres, pour créer une trajectoire vers un nouveau modèle de prospérité européen, avec beaucoup de liberté a priori sur les allocations et les instruments, la seule obsession devant être de canaliser ces investissements vers les moteurs de la prospérité au XXIe siècle : capital humain, capital naturel et innovation (éducation, recherche, santé, climat, biodiversité, résilience). Dans ce cas, deux scénarios sont envisageables : a) cette voie était encore une fausse piste de l’histoire, et dans ce cas l’insoutenabilité macroéconomique qui se révèlera à moyen terme conduira à l’effondrement, b) les plans de relance produisent leurs effets positifs, l’Europe renoue avec une prospérité plus inclusive, plus durable, plus résiliente et alors nous trouverons le chemin de soutenabilité de la dette à long terme.

Le seul scénario plaisant, c’est un euphémisme de le dire, est le (iii) b). Il serait irresponsable de ne pas tout faire pour le tenter. Le retour au plus près d’un business as usual avec les nouveaux niveaux de dettes n’est pas soutenable. Nous sommes donc voués à nous endetter et à être disciplinés, inventifs et exigeants dans l’usage de cette dette.

2.2. Sortir de la controverse sur la gestion de la dette Covid entre « bons pères de famille » et « annulationnistes »

Des économistes de tous bords se livrent depuis le premier confinement à des débats théoriques passionnés – mais pas urgents – sur la nécessité ou non de rembourser la dette Covid. En dépit de la virulence des échanges entre les différentes « tribus » d’économistes [8] , la bonne nouvelle est qu’il existe en réalité un consensus entre économistes sur le bien-fondé de l’endettement [9] pour traverser la crise sanitaire et réussir la reconstruction. Les taux d’intérêt sont bas car la demande pour la dette publique, actif sûr, reste très élevée et donc la charge de la dette demeure historiquement basse. Ce n’est qu’en cas de retournement brutal des taux que le montant du stock de dette pourrait devenir un problème, mais aucun prévisionniste ne l’anticipe à court ou moyen terme, d’autant que le contexte d’excès d’épargne structurel et de soutien sans limite en dernier ressort de la BCE rend un tel renversement moins probable.

Il n’y a ainsi pas de raison économique impérieuse pour justifier l’annulation de la dette dans les circonstances actuelles, car la dette n’est pas pour l’instant un fardeau et parce qu’elle sera roulée, à bon marché et à très long terme en partie via les instruments mis en place par la BCE. La raison principale de ces propositions est d’ordre politique pour tenter d’envoyer le signal que le « monde d’après » sera fondé sur des bases et des règles du jeu européennes différentes et qu’un débat démocratique sur le projet européen d’une monnaie commune puisse enfin avoir lieu. L’euro ne serait plus seulement un outil économique au service du marché commun et de la discipline budgétaire des pays impécunieux mais aussi un outil politique au service d’un projet de solidarité entre les pays européens, de souveraineté économique et de puissance écologique. Certains voient ainsi un intérêt politique certain à défendre l’« annulation » comme symbole d’une refonte des règles du jeu pour réconcilier les populations européennes avec le projet européen. Mais est-ce vraiment nécessaire d’invoquer l’annulation de la dette pour cela ?

Dans un billet de décembre 2020, Agnès Bénassy-Quéré, cheffe économiste du Trésor, rappelle les principaux risques légaux et techniques d’une annulation de dette [10] dans le cadre des règles européennes existantes. Les différents risques soulevés par un non remboursement de dette sont soulignés par Christian Pfister et Natacha Valla dans une note récente. [11] A nos yeux, il existe également un argument d’économie politique européenne plus fondamental que les arguments techniques, celui du risque de blocage du fragile accord trouvé au niveau européen avec les pays dits frugaux sur les modalités pratiques du plan de relance. Si la mutualisation des dettes Covid européennes est vue par ces pays comme le cheval de Troie d’un immense jubilé des dettes et d’une remise en cause des règles budgétaires du Pacte de stabilité et de croissance, le risque est grand qu’ils se cabrent et que la dynamique de reconstruction européenne se grippe. Cela remettra nécessairement en cause la mise en commun d’une partie des dettes Covid, qui marque une avancée majeure dans la complétude de l’euro (voir sur le sujet les nombreux travaux de Michel Aglietta).

C’est pourquoi, si passionnants que soient ces échanges théoriques ou ces joutes oratoires entre économistes, le sujet de la gestion de la dette n’a pas besoin d’être un sujet de discorde car il n’est pas d’actualité. De la même façon, parler de remboursement de la dette au moment de la relance est le meilleur moyen pour réduire l’efficacité globale du plan de relance : les anticipations de sortie de crise seraient revues à la baisse par les acteurs économiques et le multiplicateur diminuerait si la consolidation budgétaire devait être trop rapide. Il serait ainsi contreproductif d’effrayer les partenaires européens les plus réticents à la mutualisation de la dette Covid ou de décourager les acteurs économiques les plus entreprenants avec des perspectives d’austérité précoce. Nous prendrions ainsi le risque de l’enlisement et de l’impuissance des outils européens de la relance.

Nous ne pouvons donc pas nous permettre de perdre du « temps de cerveau disponible » sur une dispute symbolique alors que nous devons collectivement concentrer nos énergies sur le seul défi véritablement urgent : réussir les plans de relance européen et nationaux et s’assurer qu’ils nous conduisent bien sur un nouveau sentier de prospérité durable et inclusive. Cela passe par la mise en place d’une tuyauterie concrète de déploiement des financements via le système des banques publiques d’investissement, la définition de la bonne gouvernance de sélection et de suivi des projets pour en maximiser l’impact, le design d’instruments de politique économique complémentaires plus ciblés, etc.

Nous proposons donc une troisième voie pragmatique pour sortir des postures : remettre à plus tard – un « plus tard » qui ne correspond pas aux calendes grecques mais est explicitement défini en fonction des circonstances macroéconomiques – le sujet de la gestion de la dette pour nous concentrer sur l’exécution des plans de relance qui est un défi collectif au moins aussi important pour notre survie que celui de la gestion sanitaire de la pandémie, mais malheureusement souvent délaissé par les académiques. Les personnels soignants et l’administration ont su mobiliser dans l’urgence des trésors d’innovation pour « tenir », il faut s’inspirer de (et capitaliser sur) cette agilité et cette dynamique pour mettre en mouvement les acteurs économiques et les territoires pour réussir la relance.

L’objectif est d’éviter le gaspillage des deniers publics dans des infrastructures à l’utilité sociale douteuse et ainsi de maximiser la valeur du plan de relance et la comptabiliser dans toutes ses dimensions : sociale, économique et écologique. Il faut pour cela se doter de critères de sélection robustes et d’équipes sur le terrain pour faire de l’ingénierie de projets.

Le « green deal » de la Commission européenne trace la bonne direction : loi climat (neutralité carbone), plan économie circulaire pour transformer nos modes de production et de consommation et sortir de la société du « tout jetable », réforme de la PAC (avec un début de verdissement), mécanisme de transition juste. C’est la première fois que l’Europe se dote d’une stratégie de transition écologique aussi articulée, avec le bon niveau d’ambition. Cette stratégie top-down peut compter sur l’adhésion d’un socle grandissant d’Européens qui ont assuré la forte percée des partis écologistes lors des dernières élections européennes et dont plusieurs enquêtes d’opinion récentes montrent que la préoccupation environnementale s’est installée parmi leurs priorités. L’Europe doit toutefois être attentive à l’adhésion des classes populaires et à encourager la négociation de la transition avec tous les acteurs concernés pour éviter de réactiver des mouvements du type Gilets jaunes un peu partout en Europe. Les populistes ne tarderont pas à faire le pari d’un regain anti-écolo dans les classes populaires si les politiques de transition écologique ne prennent pas en compte leur capacité d’adhésion.

En France, le retour du « plan » avec la nomination de François Bayrou comme Haut-Commissaire au Plan n’a pas encore démontré son utilité. Mais le plan de relance à 100Mds€ prévu par le gouvernement contient les bonnes priorités. Reste à transformer ces priorités en projets et en activité économique concrets.

Le diable est dans l’exécution et dans la rapidité de décaissement sur les projets à fort impact.

La responsabilité historique des investisseurs publics nationaux et européens est très élevée. Nous devons réussir à faire travailler les banques et investisseurs publics en réseau afin qu’ils articulent leurs offres et en maximisent l’effet de levier sur les financements privés

La responsabilité des économistes l’est aussi. Plutôt que de s’écharper sur des débats théoriques peu urgents, ils doivent proposer de nouvelles méthodes d’évaluation socio-économique des projets, concevoir de nouveaux instruments financiers pour maximiser l’effet de levier de l’argent public, mettre au point de nouveaux stress-tests des banques et des entreprises face aux risques émergents (climat, résilience, pandémie, cohésion sociale) et refonder des modèles macroéconomiques ajustés aux grands défis de demain (climat, inégalité, démographie). Au travail en somme !

3. Produire la richesse du XXIe siècle pour régler nos comptes avec la dette

3.1. Pour ne pas « gaspiller une bonne crise » : reformuler (vraiment) les métriques de la richesse des nations

En pleine crise financière de 2008, le Président Sarkozy avait eu l’intuition fulgurante de contester l’hégémonie du PIB comme indicateur de la performance des Etats. Il avait ainsi lancé une réflexion sur les nouveaux indicateurs de richesse et de progrès social à travers une commission présidée par A. Sen, J. Stiglitz et J.-P. Fitoussi. L’originalité de la démarche portée par le président (réputé libéral et conservateur) de la cinquième puissance économique de l’époque avait frappé les esprits. Les recommandations de la commission n’ont pas vraiment eu d’impact sur les mesures négociées en pratique en G20 pour faire face à la crise. Mais elles ont eu des traductions opérationnelles en France à travers le suivi statistique d’un tableau de bord d’indicateurs de santé des écosystèmes, de l’action climatique, de cohésion sociale et de stabilité macroéconomique. Puis à travers la loi Eva Sas de 2015 sur les indicateurs complémentaires de richesse qui doivent accompagner chaque année la présentation du Projet de loi de finances du gouvernement. A l’échelle internationale, l’immense chantier statistique et diplomatique onusien des Objectifs de Développement Durable (2015), aujourd’hui boussole de l’action multilatérale, s’inscrit dans la lignée directe de ces travaux précurseurs sur les nouveaux indicateurs. Mais en dépit de ces avancées concrètes, l’hégémonie du PIB n’a pas jamais été vraiment remise en cause. Les décideurs politiques et économiques continuent à faire de cet indicateur le juge de paix de la réussite d’un pays, faute de substitut(s) crédibles et opérationnels. Pour ne pas « gâcher » la crise Covid et les réflexions que les confinements successifs ont suscitées sur le « monde d’après », il est nécessaire d’aller au bout de l’exercice inachevé de 2008 sur les nouveaux indicateurs de richesse. Les ODD représentent une initiative louable et utile, mais ils ne sont malheureusement pas suffisamment opérationnalisables, souffrent de « double comptage » (la prise en compte de plusieurs ODD peut amener à compter deux fois certains effets dans des ensembles non-dissociables), manquent d’ancrage dans le mesurable notamment en termes d’impact, pour former le socle d’une comptabilité nouvelle. Si l’invention du PIB était innovante et pertinente après la Seconde Guerre mondiale pour mesurer les progrès de la reconstruction, aujourd’hui quelles sont les bonnes métriques pour évaluer la performance du plan de relance et piloter la stratégie européenne vers une Europe plus verte, plus numérique et plus résiliente ?

3.2. Mesurer les impacts des plans de relance à l’aide d’une grille d’indicateurs opérationnelle

La bonne nouvelle est que nous ne partons pas de zéro. Un exemple, sans doute pas le seul : les institutions statistiques nationales et européennes ont déjà réalisé un énorme travail de mise en forme des 17 ODD ainsi que leur déclinaison en 169 cibles dans le contexte européen.

Il est urgent en revanche (i) d’engager les institutions statistiques dans une démarche de synthèse et de priorisation des travaux sur les ODD afin de stabiliser les référentiels et les métriques les plus pertinentes pour mesurer les impacts non financiers des investissements du plan de relance européen et établir une comptabilité extra-financière des Etats, (ii) de mobiliser les économistes pour définir des méthodes d’évaluation socio-économique robustes et facilement utilisables par les opérateurs de la sélection de projets (notamment les banques publiques) et intégrer les impacts non financiers dans l’évaluation macroéconomique des scénarios de plans de relance.

Mettre au point la comptabilité extra-financière des Etats et faire entrer de nouveaux actifs dans la richesse des nations . Sans prétendre apporter de réponse définitive aux métriques pertinentes, il est d’ores et déjà possible de suggérer quelques pistes. La trajectoire CO2 fait partie des indicateurs de pilotage incontournable du plan de relance. Il faut lui adjoindre des indicateurs sur le bon état écologique des milieux (artificialisation des sols, utilisation de produits phytosanitaires, populations d’espèces menacées, quantité de plastique dans la nature), sur la vulnérabilité des chaînes de valeur et la dépendance au reste du monde pour des ressources stratégiques (métaux rares, technologies numériques), sur la vitalité de l’innovation (nombre de brevets, classement des universités européennes, qualification moyenne des salariés) et enfin sur la cohésion sociale (indice d’inégalité de revenus, de genre, indicateur de mobilité sociale, de qualité des soins). L’ensemble de ces éléments d’impact pourraient être rapportés dans une annexe extra-financière des Etats. Il serait ensuite utile d’associer aux impacts clés mesurés en unités physiques une valorisation monétaire, sur la base de « valeurs tutélaires » dans la tradition du calcul socio-économique de la planification « à la française » pour évaluer la valeur totale d’un investissement public. Cette pratique permet d’intégrer dans l’évaluation des projets d’investissements publics la valeur d’externalités qui n’ont pas de prix sur un marché mais une valeur pour la société comme le temps, les émissions de CO2 ou encore les années de vie en bonne santé. C’est une mission que France Stratégie remplit déjà, à bas bruit, notamment sur la valeur tutélaire de l’action climatique qui a été actualisée en 2019 pour la porter à 250 euros par tonne de CO2 évitée en 2030. L’exercice peut être reproduit à l’intérieur de chaque pays européen et synthétisé au niveau de l’UE, par la Commission européenne, afin de converger sur des fourchettes de valeurs européennes. Au fur et à mesure du déploiement du plan de relance et de la réalisation des impacts extra-financiers, les pays pourraient offrir, à travers cette annexe extra-financière, un bilan consolidé des impacts de leur comptabilité nationale, ajoutant ainsi de nouveaux actifs dans la richesse nationale (voir plus loin encadré n°3 pour une proposition de processus d’élaboration de ces valeurs tutélaires au niveau européen).

Elaborer une boite-à-outils clé en main pour faciliter la sélection des projets grâce à leur évaluation socio-économique . Cette évaluation doit prendre en considération tout ce qui aujourd’hui « ne compte pas pour les comptables », en particulier les impacts extra-financiers qui permettront par exemple d’accroître le capital humain (santé, éducation) ou encore le capital naturel (émissions de CO2 évitées, services rendus par la biodiversité). Des investisseurs privés ont déjà mis au point des méthodologies pour intégrer ces impacts dans leur modélisation. Il faut capitaliser sur les résultats de ces recherches dans un premier temps en alliant des logiques d’exclusion (pour éviter une incompatibilité manifeste du projet avec les objectifs collectifs : climat, inégalités de revenu et de genre) et d’intégration de prix implicite sur les externalités (CO2, valeur de services écosystémiques, pollution de l’air). Aucune méthodologie existante n’est complétement aboutie. Cela ne doit pas pour autant ralentir leur utilisation par les investisseurs publics qui sont en première ligne pour faire le tri entre les projets et pour réaliser un reporting des impacts de l’argent public investi. Le but est de maximiser l’impact socio-économique de chaque denier public investi.

Modélisation macroéconomique des effets du plan de relance. Les modèles existants pour guider les politiques publiques ne sont pas pleinement adaptés aux enjeux post-Covid. Ils sont pour la plupart calés sur un scénario de référence au fil de l’eau qui est une référence imaginaire sans changement climatique, sans disruption sociale ou démographique, avec une croissance stable dans le long terme tirée par une innovation technologique dont les origines sont encore mal comprises (quand bien même certains modèles tentent de rendre cette innovation endogène). De tels modèles ne peuvent pas fournir le bon point de référence pour concevoir un nouveau cadre d’analyse holistique. Espérons que les travaux de la commission Blanchard/Tirole, chargée de renouveler, en chambre, le « logiciel macroéconomique » au vu de ces nouveaux enjeux apportent des solutions satisfaisantes qui permettront de mettre à jour rapidement les modèles d’aide à la décision. Il est essentiel qu’un débat transparent et éclairé sur la modélisation macro du plan de relance soit ouvert, avec un travail d’explicitation des hypothèses des modèles et de leurs implications concrètes sur l’arc des décisions possibles de politique publique. Qui a vu que le modèle MESANGE utilisé par le Trésor pour évaluer les effets du plan de relance dans le rapport qui accompagne le projet de loi de finance 2021 disqualifiait, par hypothèse, les investissements publics ? [12] Hormis une poignée d’économistes, personne. Or, une telle hypothèse n’est pas neutre dans les recommandations de politiques publiques faites au gouvernement. Dans ce modèle, les investissements publics ont un simple effet de demande à très court terme et n’ont pas d’impact à moyen-terme, hormis le fait qu’ils doivent être financés et qu’ils ont donc pour cela un impact négatif via une hausse d’impôts. Seuls les investissements privés sont considérés comme ayant un impact sur la croissance potentielle à long terme [13] . Il existe pourtant toute une littérature, y compris mainstream , qui démontre le rôle des investissements publics dans la création de valeur (voir les travaux de Mariana Mazzucato [14] ainsi que le Fiscal Monitor du FMI qui consacre un chapitre sur la façon dont l’investissement public est un outil efficace pour soutenir la croissance [15] ).

Les exemples de travaux pratiques à réaliser tout de suite par les modèles macroéconomiques ne manquent pas : évaluation de l’impact macro d’instruments innovants comme les chèques verts qui actionnent à la fois le levier de la demande et de la compétitivité écologique de l’offre [16]  ; intégration des effets du changement climatique et de la perte de biodiversité dans les scénarios macro de référence ; intégration des hypothèses de changements rapides des comportements des consommateurs ; soutenabilité de la dette des pays du Sud ; réforme de l’architecture financière des institutions de Bretton Woods pour financer les nouveaux biens publics globaux ; etc.

3.3. En toile de fond (géo)politique : gagner la bataille de la normalisation de l’information extra-financière et enclencher une réforme des normes comptables

Les Anglo-saxons et le vieux continent se livrent une bataille aux apparences très techniques sur la normalisation de l’information extra-financière mais dont les conséquences économiques et politiques pourraient être considérables. Il ne s’agit rien moins que de décider de la façon d’apprécier la valeur extra-financière ou ESG des entreprises. Les preuves s’accumulant sur la meilleure résilience financière à la fois des fonds ESG et des entreprises qui ont de bonnes performances ESG pendant la crise [17] , il devient d’autant plus stratégique de maîtriser le référentiel de reporting des informations extra-financières. C’est pourquoi les majors américaines de l’évaluation financière font main basse sur les agences d’évaluation extra-financière européennes qui avaient une longueur d’avance sur ce sujet, à l’instar de Vigeo qui a été racheté par Moodys en 2019. Cette bataille est quasiment perdue d’avance pour l’Europe sans un sursaut rapide. Le diagnostic a été bien posé par le rapport Cambourg [18] (Président de l’Autorité des Normes Comptables) remis à Bruno Le Maire en 2019. Et la Commission Européenne a demandé depuis à l’EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group), une association qui la conseille sur les enjeux des normes comptables, d’élaborer un référentiel commun de reporting extra-financier qui vient tout juste de faire l’objet d’une publication [19] . A l’échelle internationale, il se joue donc une course de vitesse pour normaliser ce reporting.

Et cette course ne s’arrête pas en réalité à l’information extra-financière. A terme, l’enjeu est la convergence de l’information financière et extra-financière des entreprises dans un cadre comptable consolidé. Des méthodes comptables expérimentales existent déjà, comme la méthode CARE développée par Jacques Richard, qui intègre un triple amortissement du capital financier, humain et naturel des entreprises. Le programme Impact-Weighted Accounts Initiative dirigé par le professeur Serafeim de la Harvard Business School [20] a appliqué à près de 1700 entreprises une méthodologie d’intégration des impacts écologiques et sociaux des entreprises dans la performance financière qui transforme radicalement l’appréciation des performances réelles des entreprises.

L’agenda de plus long terme de révision des normes comptables est également à ouvrir sur la base de ces expérimentations pour intégrer les externalités non financières. L’objectif est de retrouver une souveraineté européenne sur ces normes qui sont aujourd’hui pilotées par des règles anglo-saxonnes (normes IFRS). Nous préconisons une stratégie en deux temps : (i) fixer un référentiel européen sur l’information extra-financière, en s’appuyant sur la comptabilité des impacts extra-financiers des Etats à l’occasion du suivi des plans de relance nationaux, (ii) présenter des comptabilités nationales consolidées (financière/extra-financière) en valorisant les impacts extra-financiers (sur la base d’une procédure de délibération démocratique sur ce qui a de la valeur) pour présenter un bilan net financier qui intègre la valeur des impacts extra-financiers.

Il est bien tard, mais rien n’est perdu d’avance dans la bataille de la révision des normes comptables. Il faut procéder par étapes, avec méthode et détermination et ne pas rester au milieu du gué en se contentant d’une victoire (non acquise à ce stade) sur l’information extra-financière. Dans une récente note de Terra Nova, Djellil Bouzidi et al. appellent ainsi l’Europe à rouvrir le chantier des normes comptables et à en faire un outil d’autonomie stratégique [21] .

4. Equiper l’Etat stratège et actionnaire

4.1. Un ensemblier stratège

Réactiver la planification stratégique avec des déclinaisons régionales . Le gouvernement a proposé de déployer des sous-Préfets à la relance sur les territoires. L’intention est louable. Mais il faut surtout qu’ils soient outillés pour faire émerger rapidement les bons projets. Impossible cette fois de faire passer, comme après la crise de 2008–2010, des ronds-points et des ravalements de façade de mairie pour des projets de relance. D’où le besoin d’évaluation socio-économique qui intègre des valeurs tutélaires des impacts comme détaillé plus haut. Cela passe par le financement massif au cours des prochains mois d’ingénierie de projets.

Mettre, enfin, en œuvre France Transition / France relance , tel que cela avait été décidé lors du premier conseil de défense écologique de juin 2019 sur la base du rapport de Pascal Canfin et de Philippe Zaouati [22] qui vise à mettre en place des dispositifs public/privé de partage de risques pour mobiliser des investissements en faveur de la transition écologique en maximisant l’effet de levier de l’argent public sur le financement privé. Il s’agit essentiellement de mieux coordonner l’offre de financement des principaux investisseurs publics (ADEME/BPI France/Banque des Territoires/AFD) à des entreprises et à des projets à différents stades de maturité et de s’assurer qu’ils jouent bien un rôle de courroie de transmission avec les financements du niveau régional et européen et d’interface avec les financements privés.

4.2. Un actionnaire public activiste pour engager le secteur privé

L’enjeu des contreparties au soutien public

Les notions de « contreparties » ou d’« éco-conditions » sont par nature conflictuelles. Leur absence sera perçue par les uns comme un « chèque en blanc » aux entreprises leur permettant de continuer leurs activités sans se soucier de l’urgence écologique. Pour ceux-là, le niveau de contrainte ne sera jamais assez fort. Leur formalisation trop stricte dans la loi sera perçue par les autres comme un frein à la reprise économique et comme un désavantage par rapport à des concurrents étrangers qui n’y seraient pas soumis.

L’Etat actionnaire est un actionnaire particulier qui peut induire un reporting sur les impacts extra-financiers (avec une granularité plus ou moins fine selon la taille des entreprises), inciter au développement des stress tests climatiques, porter une gouvernance à la pointe des enjeux ESG, développer des mécanismes induisant le respect des engagements. Dans ce contexte, il n’est pas absurde de remettre la notion de fonds souverain sur le métier, à l’instar de la Norvège, qui, avec son fonds souverain « Government Pension Fund Global », a créé un outil explicitement conçu pour « investir les revenus du gouvernement provenant des industries des combustibles fossiles dans des secteurs jugés plus durables ». [23] Soulignons le paradoxe apparent : d’un côté, l’objectif du fonds est bien de faire en sorte que la richesse nationale issue du pétrole « dure le plus longtemps possible ». Mais si les investissements doivent, certes, être rentables, ils doivent également s’inscrire dans une perspective à très long terme. Ce faisant, le fonds peut « se payer le luxe » d’aligner les demandes des investisseurs en matière de rentabilité sur les attentes plus larges de la société à l’égard des entreprises via la prise en compte des enjeux environnementaux et sociaux qui sont, implicitement, des conditions nécessaires pour que la richesse « dure le plus longtemps ». Le fonds peut décider de se désinvestir d’entreprises qui imposent des coûts importants à la société dans son ensemble, et qui ne peuvent donc pas être considérées comme viables à long terme.

Trois caractéristiques propres à ce fonds souverain nous semblent mériter qu’on les retienne:

D’abord, c’est un gros acteur. En mars 2021, il investissait à long terme dans environ 9 000 entreprises et dans 74 pays, représentant non moins que 1,5% de l’ensemble des sociétés cotées dans le monde entier – ce qui fait que ses exigences en tant qu’investisseur ont un impact non-négligeable sur les entreprises dans lesquelles il investit ;

Ensuite, puisque le fonds est souverain, ce sont le parlement et le ministère des finances qui en établissent les règles de gestion, introduisant ainsi une modalité d’expression démocratique assez unique en son genre dans l’univers de la finance ;

Enfin, et c’est une originalité qui mérite d’être étudiée, la responsabilité de la gestion du fonds est déléguée à Norges Bank, qui n’est autre que la banque centrale du pays. Un Conseil d’éthique indépendant a été établi pour effectuer des évaluations éthiques des entreprises. Celui-ci adresse ses recommandations au Directoire de Norges Bank, qui prend alors la décision finale d’inclusion, de maintien ou d’exclusion des entreprises considérées.

Il n’y a certainement pas d’autre pays européen qui aurait les moyens de mettre en place un acteur d’une telle échelle. Néanmoins, la modalité d’expression de préférences citoyennes en faveur de l’environnement et de la soutenabilité sociale par le biais d’un fonds souverain nous semble particulièrement judicieuse ; et l’option d’une délégation de gestion à la banque centrale mérite selon nous d’être explorée.

Créer les conditions de bonne gestion de l’argent public et de pilotage de la performance globale financière et extra-financière des entreprises qu’ils soutiennent est aujourd’hui une nécessité, pour ne pas dire un impératif pour la puissance publique et, dans les circonstances présentes, sur les opérateurs publics du plan de relance. L’Etat et ses opérateurs doivent s’outiller pour pouvoir être stratèges et redevables de la cohérence et des résultats de leurs choix d’investissement. En pratique, cela revient bien à définir avec les entreprises des objectifs et des moyens à mettre en œuvre en matière d’impacts extra-financiers qui peuvent être ajustés à la taille de l’entreprise, à la matérialité des impacts de l’entreprises sur les trois dimensions de l’ESG et aux enjeux de transformation propre à chaque secteur.

Encadré 1 : Quelques pistes de clauses que l’Etat « actionnaire activiste » pourrait exiger dans les pactes d’actionnaires des entreprises dans lesquelles il prend des participations.

Ces clauses devraient être proportionnées à la taille des entreprises et à la matérialité de leurs impacts environnemental et social :

S’assurer d’une résilience aux stress tests pour les plus grandes entreprises (choc sur les ressources, prix interne du carbone, augmentation de la fréquence d’événements climatiques extrêmes comme les jours de canicules, les incendies, les inondations)

Sélectionner, avec les engagements socles sur les GES, des engagements ciblés d’impacts ESG dont le choix dépend de leur matérialité pour cette entreprise (biodiversité, éco conception, parité, intéressement des salariés, grilles de salaires, emplois)

Systématiser la modulation des rémunérations des dirigeants en fonction des résultats en termes d’impact. De façon générale, le traitement des KPI est fondamental pour aligner toutes les incitations à la réussite de la transition et donner lieu à des implications directes visibles et immédiates en cas d’échec.

Moduler les versements de dividendes en fonction de ces résultats d’impact.

Routiniser un compte-rendu systématique sur ces impacts aux assemblées générales .

L’Etat, à travers ses opérateurs, peut également créer et animer une dynamique et une culture privée de « ruée vers les impacts » en s’appuyant sur le leadership des nouveaux chercheurs d’or du capitalisme à impact : PDG engagés (capitalisme responsable [24] ) et aspiration de la nouvelle génération (Manifeste pour un réveil écologique), les coalitions créées à l’occasion des One Planet Summits, B4IG, Fashion Pact FinanceForTomorrow, NGFS etc.

Encadré 2 : Proposition de gouvernance de suivi des impacts du plan de relance

Mise en place d’une cellule « qui s’en occupe » (APE/BPI/BdT/ADEME/MEF/MTE) avec l’appui d’organismes tiers indépendants, qui pourrait s’appeler France Transition

Soutien aux initiatives qui se proposent de développer des outils et réflexions sur comptabilité extra-financière des Etats , dans le cadre des universités, écoles, think-tanks.

Intéressement des dirigeants des opérateurs publics aux résultats extra-financiers

Une transparence permettant un suivi ouvert : ONG + citoyens + Haut Conseil pour le Climat + un(e) garant(e) incontestable.

Un rendez-vous de suivi annuel pour rendre compte des résultats (avec valorisation monétaire des impacts extra financiers quand cela est possible/pertinent), prononcer les mesures correctrices à mettre en place voire les sanctions le cas échéant, faire des classements de dirigeants, accueillir de nouveaux engagements des entreprises, échanger sur les méthodologies et mettre en avant les innovations qui créent le plus de valeur.

5. Créer de nouveaux actifs conformes aux exigences du bilan des banques centrales

Plutôt que de chercher à obtenir la promesse politique d’annulation des dettes publiques détenues par la BCE, il est essentiel que les investissements qui seront réalisés pour réduire l’artificialisation des sols et améliorer leur qualité, pour renforcer la santé des océans, pour réduire ou capter des émissions de CO2, et qui de ce fait nous rapprochent des objectifs de durabilité de moyen et long terme fixés par l’Union Européenne, soient appréciés à leur pleine valeur. Nous plaidons ainsi pour cranter très rapidement dans le débat européen le principe de (i) la constitution d’une classe d’actifs nouveaux à la faveur de la réalisation des impacts sus-mentionnés, réalisés et mesurés, notamment – mais pas exclusivement – des dépenses publiques, (ii) la reconnaissance de ces actifs (notamment dans les futures règles de stabilité) comme faisant bel et bien partie de la richesse à mettre au crédit des Etats. Ils pourront alors, le cas échéant, en leur qualité d’actifs tangibilisés, faire l’objet d’un examen par la BCE de leurs caractéristiques de liquidité et de risque dans le respect de l’orthodoxie monétaire, en vue de les « recruter » dans le pool de collatéral aux opérations monétaires, ou comme candidats aux programmes d’achats d’actifs, si tant est que ceux-ci perdurent à long terme. Pour ce faire, ce qui compte à court terme c’est d’obtenir au niveau communautaire la décision de mettre au point de nouvelles conventions de calculs des actifs que peuvent représenter la dépollution d’une rivière, la régénérescence d’une forêt ou un progrès de la biodiversité et de la richesse des pays, en amont des discussions futures sur le cadre budgétaire européen, et de lancer les chantiers de définition des valeurs tutélaires à associer à ces actifs. Il faut pour cela prévoir un cadre de réflexion scientifique et de délibération démocratique innovant (voir encadré 3).

Encadré 3 : Pistes pour un processus d’élaboration démocratique européen des valeurs tutélaires

La démarche de définition de valeurs tutélaires vise à la fois une légitimité démocratique forte et une portée opérationnelle directe. Comme l’objectif est à atteindre au niveau européen, il faut que ces valeurs tutélaires soient les mêmes ou convergent dans des corridors de valeurs assez proches pour l’ensemble de l’UE.

Comment organiser cette légitimation démocratique des valeurs tutélaires ? Voici un chemin possible, en plusieurs étapes

La Commission européenne, qui a légalement le monopole de l’initiative, invite les Etats membres à ouvrir au niveau national une large délibération démocratique sur le sujet. Cela peut prendre place dans le cadre de la Convention sur l’avenir de l’Europe (dont le principe est acté) et des événements nationaux auxquels elle devrait donner lieu. Cela peut également prendre place dans le cadre de conventions nationales ou de délibérations parlementaires nationales plus spécifiques, si les Etats le souhaitent. La Commission laisse chaque Etat libre de choisir le ou les vecteurs qui lui sembleront les plus pertinents, en les encourageant à faire participer les citoyens, les organisations de la société civile et les élus. L’idée est que puissent lui être remises autant de propositions nationales que d’Etats membres.

1bis. Au niveau hexagonal, une consultation citoyenne préalable pourrait être organisée à l’initiative du Parlement. Sur le modèle de la première convention citoyenne irlandaise, elle réunirait 2/3 de citoyens (60) et 1/3 d’élus (30). Les citoyens seraient tirés au sort et représentatifs de la diversité sociale du pays. Les élus seraient représentatifs de la diversité des groupes parlementaires. Informée de différents scénarios d’experts et des travaux de France Stratégie, elle devrait s’informer et délibérer durant trois week-ends pour rendre un avis. Une délibération parlementaire serait ensuite organisée sur cette base et une résolution (au titre de l’article 34–1 de la Constitution [25] ) serait adoptée puis adressée à Bruxelles par le Gouvernement (les résolutions n’ont pas de portée normative contraignante en droit français, et ni la Constitution ni le Conseil constitutionnel ne permettent au Parlement de formuler d’autres formes d’avis en dehors du champ normatif de la loi). Ce schéma a l’avantage de ne pas opposer participation et représentation, d’une part, et de donner le dernier mot au Parlement, de l’autre.

Le jour venu, la Commission européenne reçoit les résultats nationaux, les examine et fait, sur cette base, des propositions d’orientations générales qu’elle adresse formellement aux institutions européennes (Parlement et Conseil) et ouvre le débat au niveau européen. La société civile et les parties prenantes s’expriment aussi à cette occasion. La Commission en tire une compréhension plus fine des enjeux et de l’espace des possibles.

Forte de ces retours, la Commission fait une proposition législative aux deux organes délibérants co-décisionnaires au niveau européen : le Parlement et le Conseil.

Certaines valeurs tutélaires seront plus faciles à définir que d’autres. Techniquement, l’expertise existante est plus robuste sur la valeur sociale du carbone que sur celles relatives à la biodiversité. Mais ce n’est pas parce qu’on ne sait pas tout faire tout de suite qu’il ne faut pas commencer et se mettre en mouvement. D’autant que l’appréhension scientifique de ces éléments se documente très rapidement et que les savoirs en la matière s’enrichissent. Le plus vite sera le mieux si ces valeurs tutélaires peuvent alimenter les futures discussions sur le cadre de stabilité budgétaire européen.

L’étape importante de constitution des valeurs tutélaires permettra alors de donner corps aux discussions engagées par la BCE sur son rôle dans la lutte contre les changements climatiques et plus largement sur la « neutralité de marché ». Poursuivons les débats académiques sur la monnaie dans un cadre apaisé et ouvrons des discussions dans un cadre démocratique européen sur le rôle de la BCE face aux nouveaux défis du projet européen. La gestion de la dette Covid ne doit pas être un prétexte pour hâter, en catimini, des décisions de politique monétaire (nécessairement non neutres) afin d’éviter les critiques que le Quantitative Easing a pu subir après la crise de 2008 [26] . Ces outils sont trop puissants, et leurs effets trop profonds sur l’économie et la société, pour les traiter à la légère.

En d’autres termes, le travail de fond sur la mesure des impacts extra-financiers, sur la comptabilité qui leur sera associée, et sur le développement de classes d’actifs appropriées, est un travail préalable nécessaire avant toute discussion impliquant la banque centrale. Dès lors que les impacts de la dépense publique et en particulier du plan de relance, dûment vérifiés, seront intégrés à une comptabilité extra-financière des Etats et qu’une valeur financière leur aura été conventionnellement associée, alors il ne sera pas inconcevable d’en faire des actifs échangeables. La BCE pourrait alors envisager de les inclure dans l’univers de sa mise en œuvre de la politique monétaire. Elle pourrait ainsi procéder, au-delà des opérations de politique monétaire classiques, et à titre d’exemple, à des «  asset swaps  » où des titres de dette dits « classiques » seraient échangeables avec des titres valorisés sur les marchés au titre de leur impact, par analogie avec les « debt-for-nature swaps » qui ont pu être réalisés dans des pays en développement et dont la contrepartie consistait en des investissements dans la protection ou la restauration de capital naturel. Ici, la BCE pourrait porter ces nouveaux actifs sur la base de leur valeur conventionnelle, en lieu et place d’une partie de ses portefeuilles obligataires. Ces actifs entreraient ainsi dans le bilan de la BCE, au même titre que les autres actifs qui remplissent les critères d’éligibilité. Notons que, dans ce schéma, il n’est nul besoin de rompre avec la neutralité de marché de la BCE. La définition de la valeur de ces actifs se fait ailleurs, elle n’est pas laissée à l’appréciation de banquiers centraux indépendants mais fixée à travers un processus de marché appuyé sur une délibération démocratique à définir (encadré 3).

C’est seulement sous la condition d’un cadre ex ante finalement assez orthodoxe mais appliqué à une comptabilité rénovée qu’un refinancement à très long terme de la dette commune dans le bilan de la banque centrale pourrait être mis en œuvre.

La maximisation des impacts extra-financiers des investissements publics et privés devient alors un élément clé de la soutenabilité à long terme de la dette dans un cadre génériquement compatible avec des objectifs environnementaux.

On le voit bien, la mise au point d’une telle opération demande de franchir de nombreuses étapes préliminaires. Pour devenir opérationnelle, une telle proposition de « debt-for-impact swap » demande encore de régler de nombreux points techniques, institutionnels et politiques. La bonne nouvelle est que nous avons du temps pour les régler car la gestion de la dette n’est pas un sujet urgent et que nous pouvons lancer ce chantier de moyen/long terme en parallèle de celui du plan de relance. Ce chantier s’inscrit dans celui de la refonte plus systémique des outils de mesure de la richesse en Europe. Il nous paraît beaucoup plus mobilisateur et fécond que de camper sur des postures pour ou contre l’annulation des dettes et de désespérer les Européens sur la capacité de l’Europe et de ses institutions à innover.

L’Europe s’est dotée d’une feuille de route stratégique ambitieuse en faveur d’une économie résiliente et durable. Il faut désormais qu’elle se dote des bons outils et de la bonne gouvernance pour la mettre en œuvre. Le plan de relance en offre l’occasion pour ce qui est des instruments d’évaluation des impacts extra-financiers. Les discussions plus politiques ne manqueront pas de revenir sur la table une fois la crise sanitaire surmontée sur le cadre budgétaire européen qui a de fait volé en éclat et sur le mandat de la banque centrale européenne face aux grands défis du XXIe siècle. C’est à cette occasion qu’il faudra être prêt à formuler des propositions solides pour poser un nouveau cadre de mesure de la richesse en Europe et par la même de soutenabilité à long terme de la dette publique. Ne gâchons pas cette bataille politique majeure pour le futur du projet européen.

Synthèse des recommandations

Calmer le jeu sur le sujet de la gestion de la dette. Inutile de faire de l’annulation ou du remboursement précipité une bonne excuse pour les partenaires européens les plus frileux de stopper la dynamique du plan de relance.

Etablir des priorités stratégiques fortes et lisibles sur l’exécution des plans de relance national et européen et sur la qualité de la dépense publique. Traduction des grandes priorités stratégiques en projets. Enorme besoin en ingénierie de projets au cours des prochains mois. Les institutions financières publiques doivent être à la manœuvre et en position de courroie de transmission entre les canaux de financement publics européens, les canaux nationaux et régionaux et le levier sur les financements privés. C’est l’occasion par exemple de mettre en œuvre France Transition pour coordonner l’offre publique de financement.

Constitution d’un fonds souverain exprimant les préférences citoyennes en faveur de l’environnement et de la soutenabilité sociale, avec l’option d’une délégation de gestion à la banque centrale, ce qui constituerait une nouvelle prérogative dissociée de ses autres fonctions.

Mise en place d’outils, d’une gouvernance de suivi et de reporting des impacts via une taskforce agile (e.g., BPI/Ademe/CdC/APE) qui « s’en occupe ». Il ne s’agit pas d’un coût supplémentaire mais d’une discipline de bonne gestion de l’argent public et du socle informationnel nécessaire à la création de nouveaux actifs.

Des actionnaires publics « activistes » : quand l’Etat prend une participation dans le capital des entreprises, il doit le faire avec une exigence de reporting et d’impacts vérifiables.

S’appuyer sur des dirigeants d’entreprises engagés, intéressés à la réalisation des impacts sociaux et environnementaux ainsi que sur des coalitions d’engagement.

Accélérer, à l’occasion du suivi des plans de relance nationaux et européen, l’agenda européen sur la révision des normes ESG et des normes comptables, notamment celles extra-financières des Etats. Ne pas capituler devant l’avance des Anglo-saxons dans cette bataille de normes.

Lancer un chantier de refonte de ce qui fait la richesse des nations en Europe pour renouveler le cadre de stabilité budgétaire européen et introduire de nouveaux actifs à valeur de marché reflétant la valeur extra-financière des investissements publics et privés, éligibles dans leur forme aboutie aux critères de liquidité et de risques des opérations de politique monétaire de la banque centrale.

  1. Expression empruntée à Xavier Ragot (OFCE).

  2. Rappelons que le premier « quoi qu’il en coûte » énoncé par Mario Draghi en 2012 et qui lui avait valu de nombreuses critiques avait réussi à dégonfler la crise de l’euro qui aurait pu découler de l’absence d’accord politique dans la gestion de la crise grecque.

  3. Zolt Darvas., Philippe Martin, Xavier Ragot., « Réformer les règles budgétaires européennes : simplification, stabilisation et soutenabilité », Les notes du conseil d’analyse économique , n°47, septembre 2018.

  4. https://tnova.fr/system/contents/files/000/001/765/original/Terra_Nova_Analyse-3_Jean-Pisani-Ferry_Pacte-de-stabilite.pdf?1556533648

  5. Carmen Reinhart, Kenneth Rogoff, “Growth in a Time of Debt”, American Economic Review , 2010.

  6. Pour une analyse plus théorique du concept de « stagnation séculaire » voir les travaux de François Geerolf – Reassessing Dynamic Efficiency – https://fgeerolf.com/r-g.pdf

  7. https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/10/17/jean-pisani-ferry-ce-serait-faire-prendre-un-grand-risque-a-la-lutte-pour-le-climat-que-de-vouloir-mettre-la-croissance-a-l-arret_6056376_3232.html

  8. Cette controverse crée des clivages et des rapprochements entre économistes qui peuvent surprendre et sembler parfois « contre nature » d’un point de vue idéologique. Il en ressort pour le décideur public beaucoup de confusion et une perte de confiance dans la capacité des économistes à proposer aux décideurs de solutions praticables. Cela conduit in fine au renforcement du sentiment, déjà très/trop fortement présent, que seuls les experts du Trésor peuvent fournir des avis crédibles et éclairés.

  9. Le débat outre-Atlantique est à ce titre très éloquent. Un large consensus existe pour une politique budgétaire expansionniste vigoureuse, pour ne pas manquer la relance. Voire le débat organisé par le Peterson Institute le 1 er décembre 2020, https://www.youtube.com/watch?v=P_8bBx7WptE&feature=youtu.be

  10. https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2020/11/30/annuler-la-dette-detenue-par-la-bce-est-ce-legal-utile-souhaitable

  11. Christian Pfister et Natacha Valla, « Qui paie ses dettes s’enrichit », Fondapol, 12/2020.

  12. Voir Les Cahiers de la DG Trésor –n° 2017–04 –Mai 2017 : https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/88381f48–797c-4e76–8f03-ef78d0bff99e/files/1c29ff21–585d-488b-8f4b-497540e9fc62

  13. Voir graphique 9 p. 37 du rapport économique, social et financier annexé au PLF2021.

    https://www.budget.gouv.fr/files/uploads/extract/2021/PLF_2021/RESF_2021.pdf

  14. Mariana Mazzucato, The Value of everything. Making and Taking in the Global Economy, Public Affairs, 2020.

  15. Fonds Monétaire International, Fiscal Monitor, Octobre 2020, en particulier chapitre 2, https://www.imf.org/en/Publications/FM/Issues/2020/09/30/october-2020-fiscal-monitor .

  16. Daniel Cohen, Philippe Martin, Thierry Pech, Baptiste Perrissin Fabert, Madeleine Péron, « Le chèque vert : instrument de sortie de crises », Terra Nova, 9 décembre 2020,

    https://tnova.fr/notes/le-cheque-vert-instrument-de-sortie-de-crises

  17. Voir les différentes études réalisées par Morningstar ( https://www.morningstar.com/articles/976361/sustainable-funds-weather-the-first-quarter-better-than-conventional-funds ), BlackRock ( https://www.blackrock.com/corporate/about-us/sustainability-resilience-research#:~:text=BlackRock%20operates%20from%20a%20simple, term%20outcomes%20for%20our%20clients ), Axylia ( https://www.axylia.com/post/jouer-les-meilleures-notes-esg-en-temps-de-covid-19 ) et les travaux académiques de George Serafeim de la Harvard Business School ( https://www.hbs.edu/faculty/Pages/profile.aspx?facId=15705&view=publications ).

  18. http://www.anc.gouv.fr/files/live/sites/anc/files/contributed/ANC/4.%20Qui%20sommes-nous/Communique_de_presse/Rapport-de-Cambourg_informations-extrafinancieres_mai2019.pdf

  19. https://www.efrag.org/News/Project-476/Reports-published-on-development-of-EU-sustainability-reporting-standa

  20. https://hbr.org/2020/09/how-to-measure-a-companys-real-impact

  21. https://tnova.fr/notes/normes-comptables-un-outil-de-l-autonomie-strategique-europeenne

  22. https://financefortomorrow.com/app/uploads/2018/12/Rapport_Canfin_Zaouati_VFINAL.pdf

  23. https://www.nbim.no/en/the-fund/about-the-fund/

  24. Voir le rapport « Le Capitalisme Responsable : une chance pour l’Europe », Comité Médicis et Institut Montaigne, 2020 : https://comite-medicis.org/content/uploads/2020/09/FR-Rapport_Capit_Responsable-p%C3%A0p.pdf

  25. La résolution est un acte par lequel l’Assemblée émet un avis sur une question déterminée. Voir Fiche de synthèse : Les résolutions de l’article 34–1 de la Constitution – Rôle et pouvoirs de l’Assemblée nationale – Assemblée nationale (assemblee-nationale.fr)

  26. Pour faire face à la crise financière de 2008, les principales banques centrales dans le monde ont eu recours à des programmes de « quantitative easing » qui consistent en des rachats de titres de dette publics et privés pour injecter des liquidités dans l’économie et soutenir la croissance. La BCE a mis en œuvre de tels programmes dès 2009 et en a augmenté significativement l’ampleur à partir de 2015 à travers un programme d’achat d’actif massif d’environ 60 Mds d’euros par mois. Les critiques faites à ce programme portent sur leur réelle efficacité à stimuler l’économie réelle, leur légitimité/légalité par rapport au mandat de la BCE et à leur caractère « aveugle » aux enjeux environnementaux pouvant renforcer en réalité des activités très carbonées.

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