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Note

Faire entrer les citoyens à l’Assemblée

Propositions pour rapprocher démocratie participative et travail parlementaire

On oppose souvent démocratie participative et démocratie représentative, en particulier au sujet des conventions citoyennes qui ont été parfois accusées de faire le travail du Parlement à sa place. Denis Baranger et Thierry Pech proposent de renverser complètement la perspective : pour eux, le Parlement peut être l’avenir de la démocratie participative, et réciproquement. Ils suggèrent pour cela de les associer étroitement dans une procédure originale.

Publié le 

1. La démocratie participative est l’avenir du Parlement, et réciproquement

1.1. La crise de la démocratie représentative

La crise de la représentation ne procède pas seulement d’un doute sur la représentativité des élus mais également d’un questionnement latent sur son principe même aussi bien que sur la place qui lui est accordée en pratique dans nos institutions.

On ne reviendra pas ici sur les interrogations concernant la diversité sociologique des parlementaires qui peine à refléter la diversité de la société elle-même : les cadres et professions intellectuelles supérieures restent, on le sait, surreprésentées au Parlement, et les classes populaires largement sous-représentées. On ne reviendra pas non plus sur les effets déformants du scrutin majoritaire uninominal à deux tours qui, contrairement au scrutin proportionnel de liste, tend à réduire la place des partis minoritaires à l’Assemblée nationale pour optimiser les chances de trouver une majorité forte et stable sur les bancs du Palais-Bourbon. Au total, le risque existe que la société ne reconnaisse dans la représentation nationale ni sa pluralité sociale ni sa diversité d’opinions.

En revanche, il faut relever un point moins souvent souligné : l’idée selon laquelle quelqu’un pourrait décider « en mon nom » d’enjeux et de problèmes qui me concernent du seul fait qu’il a été élu par une majorité ne va plus de soi. Dans des sociétés infiniment plus éduquées et « connectées » que celles qui avaient vu naître les démocraties représentatives, le représentant n’est plus perçu a priori comme un « meilleur que moi » à qui pourrait être déléguée l’entièreté de mes compétences civiques, à commencer par celle de décider des lois. Si ces pouvoirs lui sont cependant délégués, c’est plus au titre d’une nécessité pratique que d’une quelconque supériorité épistémique. Le prestige et l’autorité de l’élu s’en trouvent profondément affectés et, pour tout dire, dégradés, en même temps que se trouve questionné, dans les milieux savants, le principe même de l’élection au profit du tirage au sort.

Combinée au défaut de représentativité sociologique des élus et à la critique du scrutin majoritaire à deux tours, cette mutation crée un cocktail particulièrement toxique : l’élu n’est plus considéré ni comme un « meilleur que moi », ni comme un « comme moi ». Cette situation inspire à beaucoup un jugement radical qui prospère ces dernières années : nous serions gouvernés par une petite élite qui n’a même pas pour elle l’excuse d’une compétence supérieure.

Il faut par ailleurs prendre en compte la réalité de nos institutions, à commencer par la faible place qu’elles accordent en pratique à la représentation nationale. Les prises de positions qui se sont élevées récemment pour critiquer les expériences de démocratie participative au motif qu’elles rabaisseraient la fonction parlementaire[1] semblent ignorer que le Parlement est devenu le parent pauvre de nos institutions. Le défendre dans sa configuration actuelle, c’est accepter de le voir décliner. La récente séquence de la réforme des retraites a parfaitement illustré le régime de stricte contention dans lequel il est tenu par l’exécutif. Non seulement nos élus sont passés du statut de grands à petits personnages de la vie démocratique, mais ils ont été progressivement privés des prérogatives qui leur étaient initialement dévolues : ils ne « font » plus les lois, ils ne délibèrent qu’à peine à leur sujet ; leur principale utilité pratique est de soutenir ou d’attaquer le gouvernement. Encore les mécanismes dits de parlementarisme rationalisé ont-ils pour effet, tels qu’ils sont utilisés, d’assourdir significativement toute opposition. Ajoutons à cela que le Conseil constitutionnel, de longue date défenseur des prérogatives de l’exécutif, s’est abstenu de jouer un quelconque rôle régulateur en la matière. Sa récente décision du 14 avril 2023 relative à la loi « retraites » en est une nouvelle et forte illustration. En refusant de censurer un usage excessif par le gouvernement de toutes les prérogatives à sa disposition, et en ne voulant pas censurer une loi qui à aucun moment n’a été adoptée par l’Assemblée nationale, le Conseil constitutionnel a cessé de jouer un rôle de régulateur de l’activité des pouvoirs publics.

C’est là le cœur du mal démocratique qui s’est imposé aux yeux de tous ces derniers mois. Comment en sortir ? Comment reconnecter plus fortement représentés et représentants ? Nous croyons que les instruments de la démocratie participative – en particulier de ses formes les plus délibératives comme les conventions citoyennes[2] – peuvent y contribuer, qu’ils sont de nature à consolider la légitimité des élus, beaucoup plus qu’à s’y substituer ou à l’affaiblir. Mais il faut pour cela les penser et les inscrire dans le sein même de la République : au cœur du Parlement. Ces méthodes ont souvent été pensées comme des instruments de subversion d’une démocratie représentative à bout de souffle, voire comme des alternatives au suffrage ; nous sommes au contraire d’avis de les considérer comme des remèdes et des renforcements de la légitimité représentative. A notre sens, le Parlement est l’avenir – un des avenirs – de la démocratie participative et, symétriquement, la démocratie participative apparaît comme l’avenir du Parlement.

1.2. Faire entrer les citoyens au Parlement : quels bénéfices ?

Pour le comprendre, il faut qualifier les bénéfices que des assemblées de citoyens sont capables d’apporter à la représentation nationale :

  • De la diversité : là où la représentation nationale est accusée de réduire à peau de chagrin la « biodiversité » sociale et idéologique, les interactions avec une assemblée de citoyens représentatifs de la diversité sociale matérialiseraient aux yeux du public l’ouverture du Parlement à toutes les composantes de la société. Elles manifesteraient sa porosité à la pluralité sociale et à ses expressions, son lien permanent non pas avec LE peuple, mais avec LES citoyens.
  • De la tempérance : contrairement aux idées reçues, donner la parole à des citoyens ordinaires ne se traduirait pas par l’introduction d’un surcroît de passions et de désordre dans l’enceinte du Parlement. La période récente a montré que le Parlement n’était pas, de ce point de vue, à l’abri des outrances. Un représentant syndical n’a-t-il pas déploré, au sujet des débats sur la loi « retraites », que le gouvernement et une partie de l’opposition aient donné un « spectacle lamentable » ? Au contraire, les expériences récentes en matière de démocratie participative ont toutes montré que la délibération organisée et informée de citoyens tirés au sort est de nature à produire des jugements raisonnables et des compromis éclairés. Il est même probable qu’ils seraient un facteur de tempérance : les citoyens ordinaires n’ont pas d’attaches partisanes et leurs opinions sont plus mobiles que celles de nos élus. Ils ne participent pas pour se livrer a priori un combat mutuel comme il arrive entre les groupes parlementaires, mais pour œuvrer au bien public ou en tout cas à l’idée qu’ils s’en font.
  • De la confiance : les interactions avec des citoyens ordinaires seraient également un facteur de restauration de la confiance démocratique. En les associant au processus de fabrication des lois sans pour autant leur en déléguer la décision, serait honorée la promesse d’un régime démocratique où les citoyens n’abdiquent jamais la totalité de leurs compétences dans le vote mais ont au contraire le droit de concourir à la formation des normes, comme cela résulte de l’article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Le message qui serait adressé au public dans son ensemble serait que les débats ne se font pas sans eux ou dans leur dos, mais avec eux. Dans le même temps, la confiance se tisserait également dans l’autre sens : des élus vers les citoyens, direction dans laquelle elle fait aussi souvent défaut.

Au total, le Parlement s’affirmerait comme une institution démocratique ouverte. Le pouvoir législatif ne se poserait plus seulement comme le simple résultat d’une délégation par le suffrage, mais aussi comme le lieu d’une relation continue avec ses mandants. La représentation nationale s’enrichirait de fait de citoyens-représentants qui, sans avoir le pouvoir de prendre la moindre décision, participeraient au travail législatif et à son évaluation. Ils renforceraient en outre la légitimité de l’Assemblée face à l’exécutif.

2. Associer des panels citoyens au travail législatif

Pour donner corps à cette idée, nous proposons de donner à l’Assemblée nationale la faculté de mobiliser des consultations et des délibérations citoyennes en rapport avec son travail parlementaire, que ce soit en amont de ses propres délibérations législatives ou en aval dans le cadre de ses missions d’évaluation des politiques publiques. Rappelons que les compétences de nos assemblées sont définies par l’article 24 de la Constitution : « Le Parlement vote la loi. Il contrôle l’action du Gouvernement. Il évalue les politiques publiques ». Deux remarques à ce sujet. D’abord, nous entendons nous situer à droit constitutionnel constant. Il n’est pas question de contester au Parlement le monopole dans l’édiction de la loi qui lui est conféré par la Constitution. Ensuite, nos propositions portent exclusivement sur la compétence d’édiction de la loi et sur celle de l’évaluation des politiques publiques. Toutefois, comme on le verra, une implication plus étroite des citoyennes et citoyens dans la vie parlementaire aurait de soi-même la capacité d’améliorer la façon dont nos gouvernants ont à se justifier de leurs décisions. Enfin, se pose la question du bicamérisme. Les dispositifs ici envisagés pourraient s’implanter, à notre sens, tout aussi bien au Sénat qu’à l’Assemblée Nationale. Du fait de l’importance plus grande de l’Assemblée nationale dans nos institutions, nous avons choisi dans un premier temps de ne viser que cette dernière. Toutefois, les propositions ici formulées pourraient tout aussi bien être mises en œuvre au Sénat, et à notre sens devraient l’être.  

A ce stade, et suivant notre parti pris de travailler à droit constitutionnel constant, seule une codification simplifiée des expérimentations que nous proposons serait nécessaire, à travers, par exemple, une décision adoptée en conférence des présidents. Il semble raisonnable d’envisager une étape d’expérimentation préalable à un éventuel changement du règlement de l’Assemblée nationale. La mise en place des expérimentations ici proposées pourrait supposer un accord entre le président de la commission permanente concernée et le gouvernement (voir infra A.1.).

Se posent ensuite une série de questions concrètes sur l’organisation et le mode de fonctionnement des panels citoyens. Certaines sont le miroir des problématiques apparues dans les conventions citoyennes qui ont déjà été réunies en France ou à l’étranger. Il est permis sur ce sujet de prendre son inspiration dans les « bonnes pratiques » des expériences de démocratie participative, à commencer par la Convention citoyenne pour le climat et la récente Convention citoyenne sur la fin de vie. Toutefois, d’autres questions sont à l’évidence propres aux panels citoyens intégrés à une assemblée. On répartira tous ces problèmes en trois rubriques : Qui ? Pour quoi faire ? Comment ?

2.1. Qui ?

  1. Auprès de quelles instances parlementaires ? Nous proposons que seules les commissions permanentes (commission des lois, commission des affaires sociales, etc.) puissent se voir adjoindre un panel citoyen. Il semblerait logique qu’en liaison avec le président de la commission, ce soit le rapporteur de celle-ci qui « pilote » le fonctionnement du panel citoyen. On pourrait aussi concevoir que soit désigné un rapporteur adjoint chargé des rapports avec le panel citoyen. Aidé(e) de deux élus (dont un de l’opposition), celle-ci ou celui-ci pourrait jouer le rôle qui est celui, dans les conventions citoyennes, du comité de gouvernance. Il faut en effet concevoir que « le style d’animation » d’un panel citoyen n’aurait que peu à voir avec celui d’une commission parlementaire composée d’élus. Au sein de la Convention citoyenne pour le climat, par exemple, « les animateurs et animatrices se donnaient davantage pour mission d’expliquer la procédure et de faire participer les citoyen·nes les plus en retrait, missions que n’assume pas le ou la président·e d’une structure parlementaire, qui se contente de distribuer la parole entre des personnes qui la sollicitent » (Eric Buge).
  2. Se pose ensuite la question de la composition des panels. Deux options peuvent être envisagées : soit une commission mixte associant des citoyens et des parlementaires, soit un panel composé uniquement de citoyens et travaillant séparément. La première option pourrait s’inspirer de ce qui a été fait dans le cadre du Parlement de la région de Bruxelles, en Belgique[3] : sur la base d’une réforme du règlement intérieur mise en place en 2019, parlementaires et citoyens ont travaillé côte à côte. Ce procédé présente d’évidents avantages, mais il nous semble pêcher par le risque d’un mélange des genres. Par ailleurs, il induit de renoncer à ce qu’on pourrait appeler la « pureté » de l’avis citoyen. Il semble préférable de dissocier clairement l’œuvre des élus et l’œuvre des citoyens. Toutefois, si le panel citoyen rend son avis quelques jours avant l’examen du texte en commission, les parlementaires pourront déposer des amendements qui s’en inspireront. Les élus membres des commissions et les citoyens du panel pourront également se rencontrer en fin de processus pour échanger ensemble et confronter leurs conclusions.

Il est à noter qu’une commission parlementaire, et en particulier son rapporteur, peut d’ores et déjà procéder à toutes les auditions qui leur paraissent utiles, et ne manquent pas de le faire de manière régulière : experts, représentants de groupes d’intérêt, élus ou anciens élus, etc. sont régulièrement sollicités à ce titre. Faire intervenir un panel de citoyens ne change donc rien de ce point de vue. D’ailleurs, certains précédents existent, comme la « conférence des citoyens » sur les organismes génétiquement modifiés qui s’était tenue en juin 1998 à l’Assemblée nationale[4]. Mais cette expérience, pourtant intéressante, n’avait guère connu de suites. Pour le moment, on serait tenté de dire que tout le monde peut intervenir dans la procédure législative – experts, politiques, et surtout lobbies – hormis les citoyens. La question n’est donc pas tant de s’interroger sur la pertinence de leur inclusion que de remédier à leur exclusion.

Cela étant posé, il ne va pas de soi, nous en sommes conscients, de miniaturiser le modèle de la sélection des citoyens. Il s’agit en effet de faire participer un nombre réduit de citoyens, par exemple sur la base d’un ratio d’un citoyen pour deux députées ou députés membres de la commission permanente concernée : pour une commission permanente de 60 membres, le panel délibératif serait ainsi composé d’une trentaine de citoyens. Or, plus on miniaturise un « mini-public », plus sa représentativité est dégradée. Toutefois, les techniques de constitution des mini-publics ont progressé et la tâche n’est pas irréalisable[5].

  1. Pour terminer, se pose la question d’adjoindre aux citoyens tirés au sort des personnes qualifiées, susceptibles d’éclairer leur travail. Il paraît utile de préparer la discussion citoyenne par des échanges avec des experts, comme ce fut le cas lors de la Convention citoyenne pour le climat. Il s’agit là d’assurer la formation des citoyens à des enjeux devenus, pour la plupart des politiques publiques, d’une réelle technicité et se posant dans un contexte scientifique complexe. De même que les députés et sénateurs peuvent auditionner des spécialistes, on devrait donc permettre aux citoyens tirés au sort de bénéficier de la présence d’experts sélectionnés en accord avec le rapporteur adjoint, et dont les auditions seraient publiques. C’est d’ailleurs aussi de cette façon que fonctionnent les missions d’informations parlementaires, dont le travail a pu être comparé à celui des conventions citoyennes[6]. Il semble également nécessaire de réfléchir aux moyens de protéger personnellement les citoyens tirés au sort vis-à-vis des influences extérieures telles celles « subies » par les parlementaires élus. On pense notamment aux contacts avec les lobbies et autres groupes d’intérêt. Il doit être envisageable que les citoyens du panel auditionnent des responsables des secteurs économiques concernés par leurs travaux, mais des précautions particulières nous semblent devoir être prises. S’il est permis de penser (ou d’espérer) que les élus savent communiquer avec les groupes d’intérêt sans risquer de perdre leur indépendance, il semble plus prudent de préserver l’anonymat de citoyens tirés au sort qui exercent une mission temporaire afin de les protéger de telles influences au moins aussi longtemps que leur panel n’a pas rendu ses conclusions.

2.2. Pour quoi faire ?

  1. Faire entrer les citoyens à l’Assemblée n’aurait guère d’intérêt si cela ne leur permet pas, sans retirer au Parlement son pouvoir législatif ni même le contraindre à le partager – ce qui serait contraire à la Constitution – de parvenir à ce que nous appelons des « quasi décisions », c’est-à-dire des projets de textes ou d’amendements sans force normative mais contenant une proposition précise de décision sur une politique publique (l’Assemblée pourrait d’ailleurs mettre à leur disposition des administrateurs pour les aider dans cette tâche). Il est impérieux de faire sortir la démocratie participative de l’ère consultative pour la faire entrer, même modestement, dans l’âge décisionnel. Les panels de citoyens doivent donc franchir ce pas et être conduits à des propositions rédactionnelles détaillées : des quasi décisions (ou « quasi normes »). Ces propositions pourraient apparaître en annexe du rapport de la commission saisie. L’annexe contiendrait « l’avis citoyen » et les amendements sur lesquels le panel citoyen se sera mis d’accord.

Une instance telle que la Convention citoyenne pour le climat a eu pour caractéristique d’élaborer des propositions à partir d’une « page blanche », c’est-à-dire sans avoir à se prononcer sur un texte préexistant. Si l’on veut associer les citoyens à la procédure législative, il faudra admettre que le panel citoyen, tout comme la commission parlementaire à laquelle il est adossé, soit « saisi » d’un texte préexistant, qu’il s’agisse d’un projet de loi (origine gouvernementale) ou d’une proposition de loi (origine parlementaire) ; il pourra même, le cas échéant, être saisi d’une question portant sur une partie du texte. On ne devrait toutefois pas exclure la possibilité pour les citoyens tirés au sort de dépasser le simple travail d’une commission classique et leur permettre, à l’image d’une convention citoyenne, de faire spontanément les propositions qui leurs paraissent bonnes, sans être limités par le texte de départ pour autant que ces propositions aient un rapport avec l’objectif global du texte considéré.

  1. Le fait que les propositions citoyennes soient mentionnées dans le rapport, serait-ce simplement en annexe, aurait à notre sens une portée très significative. Cette réforme ne changerait rien du point de vue de la réglementation constitutionnelle de la procédure législative. En application de l’article 42 de la Constitution, la discussion en séance porterait toujours sur le texte adopté formellement par la commission saisie. Mais l’existence même des propositions citoyennes annexées aurait un double effet.

D’une part, un effet de contraste. Il serait possible à tout lecteur, et donc à l’opinion publique et aux médias qui contribuent à sa formation, de comparer ce qui a été décidé par la commission et les propositions ayant reçu l’assentiment des citoyens. En cas de convergence, l’autorité des choix parlementaires ne pourrait être que renforcée. En cas de divergence, les parlementaires auraient à s’interroger sur les raisons de celle-ci. Certains parlementaires (d’opposition, le cas échéant) pourraient également reprendre les propositions de ces citoyens à leur compte.

D’autre part, un effet de responsabilité. Dans le cas de l’expérience des commissions mixtes du Parlement de Bruxelles, le mécanisme de responsabilité est explicite, puisque « dans l’hypothèse où le Gouvernement ne ferait pas aboutir une recommandation, ce dernier s’engage à expliquer ce choix en détails »[7]. En démocratie, une telle divergence avec une formulation, même imparfaite, de la volonté populaire a nécessairement un coût en termes de légitimité politique[8]. Il serait aisé de constater que la solution ou la formulation retenue par les parlementaires diverge de celle adoptée par les citoyens.

2.3. Comment ?

  1. La coordination avec la procédure parlementaire

Il est important de rappeler que notre proposition est conçue pour être réalisable à droit constitutionnel constant, dans le respect de la répartition actuelle des compétences en cours de procédure législative, et dans le respect des délais constitutionnels gouvernant celle-ci.

Le respect des délais assignés au travail parlementaire par la Constitution supposerait toutefois, dans l’idéal, que l’inclusion de panels citoyens soit prise en compte bien en amont de la saisine d’une commission permanente. Autrement dit, il faudrait que le parlement soit informé de l’intention du gouvernement d’initier un processus législatif dès qu’il est possible de lui soumettre un texte, fût-ce un exposé des motifs. Il pourrait alors commencer à travailler en « temps masqué » dès la phase de préparation d’un texte par le gouvernement et en profiter pour s’adjoindre un panel citoyen. Quand le gouvernement commence à travailler, il devrait informer le président de l’Assemblée nationale en donnant un créneau prévisionnel d’inscription à l’ordre du jour. Cette faculté supposerait la soumission d’un ordre du jour prévisionnel permettant aux commissions parlementaires de travailler en amont. Déjà réclamée depuis plusieurs années par les Assemblées[9], cette évolution permettrait, outre une meilleure économie des relations entre Gouvernement et Parlement, la réunion en temps utile de panels citoyens internes aux assemblées, dispositifs dont on conçoit aisément que la préparation suppose du temps.

De façon à gagner du temps et à s’épargner à chaque fois la durée de recrutement du panel, l’Assemblée pourrait procéder à l’avance à la formation d’une « réserve citoyenne », soit un ensemble de volontaires tirés au sort et représentatifs de la diversité sociale, dans lequel il lui serait loisible de puiser en cas de besoin. Le principe serait qu’en début de mandature ou de session, par exemple, l’Assemblée finance la constitution d’un « panel élargi » et qu’ensuite les commissions concernées puissent procéder en son sein à un second tirage au sort représentatif pour former le panel requis. Naturellement, chaque citoyen ayant siégé une fois dans un panel, sortirait de la réserve, de façon à garantir le caractère non statutaire et provisoire de ce rôle.

  1. Le processus de consultation citoyenne pourrait se dérouler en trois étapes : 
  • Un temps de consultation ouverte par voie digitale et/ou dans les permanences des élus en circonscription sur le sujet du projet de loi, temps au terme duquel seraient recueillies les opinions et arguments principaux.
  • Un temps de délibération au sein du panel de citoyens tirés au sort avec mandat de s’instruire des conclusions de la consultation et, après avoir auditionné des personnalités compétentes, de formuler un avis sur le projet de loi (ou la proposition de loi) et, le cas échéant, d’en rédiger un autre ou d’y apporter des amendements, le tout en deux ou trois week-ends de travail.
  • Les propositions issues de la délibération des citoyens seraient examinées en commission conjointement à l’examen du projet de loi lui-même.
  1. Le mécanisme de décision

Comment faire décider les citoyens ? Dans le modèle retenu par la communauté germanophone de Belgique, le conseil citoyen permanent adossé au Parlement de la communauté prend ses décisions selon la règle du consensus. A défaut, les décisions sont prises à une majorité des deux tiers des membres du conseil citoyen qui sont présents[10]. Cette solution nous semble opportune, la question n’étant pas de « cliver » le panel citoyen comme s’il s’agissait d’un miroir de l’assemblée parlementaire elle-même. On ne peut certes pas exclure que la composition du panel reflète les divergences de vues, d’intérêts, de conviction, qui sont celles de la société elle-même. Mais contrairement aux assemblées, les panels citoyens ne sont pas censés exprimer de manière formalisée ces divergences. Pour le dire autrement : il faut laisser sa chance au consensus, avant d’en venir, à défaut que ce dernier ne se concrétise, à l’inévitable partage des voix.

3. Pour une évaluation citoyenne

Le second volet de notre proposition concerne l’évaluation des politiques publiques. Parent pauvre de notre constitution, et composante insuffisamment développée de notre système politique, elle n’en est pas moins importante, comme le rappelle le (trop souvent oublié) article 15 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». Or, en l’occurrence, la société pourrait avec profit être représentée par des citoyens tirés au sort à cette fin. La contribution de panels citoyens à l’évaluation des politiques publiques, troisième composante de la trilogie de l’article 24 de la Constitution (« Le Parlement (…) évalue les politiques publiques ») serait d’autant plus facilement envisageable qu’il n’est pas question ici de les associer, de près ou de loin, à la production normative, mais d’en évaluer les résultats.

Il semblerait donc possible, et recommandable, d’associer des panels citoyens aux différents dispositifs déjà existants. Ainsi, des groupes de citoyens tirés au sort pourraient être associés aux deux « missions » créées à cette fin au sein de l’Assemblée nationale en 1999 : la Mission d’Evaluation et de Contrôle (MEC) et la Mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale (MECSS). La MEC est une structure « chargée d’entendre les responsables politiques et administratifs sur la gestion de leurs crédits et de mener des investigations approfondies sur des politiques publiques sectorielles »[11]. Son activité se prête d’autant mieux à l’association de citoyens que son travail est à la fois bipartisan et à visée consensuelle. Si certains thèmes de travail peuvent paraître assez techniques, il faut relever que rien ne permet d’exclure telle ou telle question des sujets relevant de la démocratie participative. La fiscalité, par exemple, mérite sans nul doute un regard citoyen, même si ce dernier gagnera à être éclairé par des expertises permettant d’en surmonter l’éventuelle technique. D’autres sujets abordés par le passé, comme le logement social (2013) ou le financement de la transition écologique (2016) se prêtent très bien à l’intervention de citoyens tirés au sort. Beaucoup de sujets traités, de façon également assez consensuelle, par la MECSS, pourraient utilement bénéficier d’un éclairage issu de la démocratie participative.

On pourrait aussi envisager que, de la même façon, des panels citoyens soient associés au travail du Comité d’évaluation et de contrôle (CEC) créé en 2009 en vue de permettre à l’Assemblée nationale de s’acquitter de sa mission constitutionnelle d’évaluation des politiques publiques ? Lui aussi transpartisan, le CEC a été envisagé en 2008 comme la « tour de contrôle » en matière de contrôle et d’évaluation à l’Assemblée nationale [12]. En résumé le CEC choisit, de lui-même ou à la demande d’une commission permanente, de procéder à l’évaluation de politiques publiques ; il est par ailleurs tenu informé des conclusions des missions d’information ; enfin, sur la base de l’article 48 de la Constitution, il peut prendre l’initiative de débats sans vote en séance publique ou de séances de questions. Il est à noter que le CEC, en particulier, est équipé en vue de faire appel à des expertises externes puisqu’il peut en principe solliciter des cabinets d’audit ou des laboratoires de recherche.

Dans les deux cas (MEC et MECSS ou CEC), le panel citoyen pourrait fonctionner sur le mode d’un jury dont la composition serait plus resserrée que dans le premier cas (celui du  processus législatif). Il se verrait adresser les documents administratifs et les expertises nécessaires à son information et aurait la faculté d’auditionner publiquement toute personne qualifiée pour éclairer son jugement, que ce soit à charge ou à décharge. Au terme de ses travaux, il remettrait à l’instance à laquelle il est rattachée ses conclusions et recommandations consignées dans un document public. Il serait assisté, dans la réalisation de ce document, par les personnels de l’Assemblée.

Dans le cas de l’évaluation, le bénéfice de l’appel aux citoyens est évident. Il s’agit d’un domaine où les bonnes intentions manifestées par le constituant en 2008 ne se sont guères concrétisées, du moins à la mesure de l’enjeu. Le bilan fréquemment tiré est celui d’une « déception » largement attribuée à un manque de « volonté politique »[13]. Nous faisons le pari qu’en présence des citoyens, ce déficit de motivation aurait de meilleures chances d’être comblé ou du moins amenuisé. Dans ce domaine comme dans celui de la fabrique de la loi, un citoyen bien informé est tout autre chose qu’un expert. Détenteurs d’une fraction de la souveraineté politique, les citoyennes et citoyens pourront, avec une pleine légitimité, demander des comptes à leurs gouvernants. L’absence de réponse à leurs interrogations, ou des réponses seulement partielles, n’en paraîtront que plus embarrassantes pour ces derniers. Dans un article remarquablement consensuel paru en 2018, des femmes et hommes politiques de tout bord avaient qualifié l’évaluation des politiques publiques de « combat démocratique »[14]. Peut-on mener ce « combat » sans les citoyens ? Gageons en tout cas que leur participation serait de nature à redonner vie à l’évaluation parlementaire des politiques publiques. En d’autres termes, à « combat démocratique », solution démocratique…

4. Pour conclure…

Nous ne doutons pas que les propositions formulées ici ne suscitent des critiques. Passons sur les objections de principe opposées, en général, à toutes les expériences de démocratie participative, et dont la discussion dépasse notre propos. Notons simplement que ce qui est proposé ici est de nature à déjouer ou désamorcer les critiques tendant à faire valoir que la démocratie participative ne pourrait se développer qu’au détriment du Parlement, ou du moins au péril de la démocratie représentative. Les dispositifs envisagés dans cette note montrent qu’il n’en est rien. C’est même, à notre sens, tout le contraire.

Une autre objection consiste à dire qu’il n’est pas utile de faire entrer la démocratie participative au Parlement, puisque le Conseil Economique, Social et Environnemental (CESE) peut d’ores et déjà, depuis 2020, accueillir des conventions citoyennes tirées au sort[15]. Certes, le législateur organique a donné ce rôle au CESE, qui s’en est saisi par exemple à l’occasion de la Convention citoyenne sur la fin de vie. Mais confier exclusivement cette fonction au CESE, n’est pas allé sans inconvénients. Il y a tout d’abord la limite de légitimité affectant cette institution consultative, non élue, et qui n’est pas une chambre parlementaire. Le CESE n’est pas un organe représentatif. Ses membres sont désignés et non pas élus. Il ne participe pas à la formation de la loi et n’exprime pas la volonté générale. Par ailleurs, en donnant ce rôle au CESE, on a selon nous limité plutôt que renforcé les chances de la démocratie participative. Cela tient au fait que, précisément, rien n’a été fait pour rapprocher les conventions citoyennes de ce qui demeure le lieu, tout à la fois, de la décision politique (et normative) et du siège de la légitimité démocratique : les assemblées parlementaires.

Certes, rien n’interdirait que le CESE continue à réunir des panels citoyens pour nourrir ses propres travaux et concilier plus étroitement le fruit des délibérations de la « société civile organisée » avec ceux de la délibération citoyenne : cette hybridation est certainement de nature à enrichir les conclusions de la chambre consultative et à éclairer les décideurs publics. Mais il nous semble qu’il faut à présent envisager un second acte de la réforme de la démocratie participative : celui du rapprochement avec le Parlement. Telle est la raison d’être de notre proposition qui franchit le pas en faisant entrer de plain-pied la démocratie participative dans les Assemblées.


[1] Voir pa r exemple Pasquale Pasquino et Gérard Grunberg, « Les nouveaux hérauts du Peuple », Telos, 14 avril 2023, https://www.telos-eu.com/fr/politique-francaise-et-internationale/les-nouveaux-herauts-du-peuple.html . L’argument selon lequel la participation citoyenne rabaisserait les fonctions politiques n’est pas nouveau : en 2002, lors des débats parlementaires au sujet de la loi qui a créé les conseils de quartier, il était déjà suggéré que ces conseils risquaient de déposséder les élus municipaux de leurs prérogatives.

[2] Nous prenons l’expression de « démocratie participative » dans son acception la plus englobante et la plus générique. En pratique, il conviendrait de distinguer entre les dispositifs de participation de masse auxquels participe qui veut (du type « Grand débat ») et les dispositifs délibératifs plus resserrés auxquels participent des femmes et des hommes qui ont été tirés au sort et qui ont accepté de participer (du type « Convention citoyenne »). Les premiers permettent au grand nombre de s’exprimer ; les seconds permettent à un petit nombre d’échanger et d’argumenter en face-à-face.

[3] Voir Marie Sissoko-Noblot, « la convention citoyenne pour le climat bruxelloise : reflet des pratiques vertueuses de la démocratie participative », JP blog, 14 décembre 2022 : https://blog.juspoliticum.com/2022/12/14/la-convention-citoyenne-pour-le-climat-bruxelloise-reflet-des-pratiques-vertueuses-de-la-democratie-participative-par-marie-sissoko-noblot/

[4] Voir Daniel Boy et al., “Un exemple de démocratie participative la « conférence de citoyens » sur les organismes génétiquement modifiés.” Revue Française de Science Politique, vol. 50, no. 4/5, 2000, pp. 779–809. jstor, http://www.jstor.org/stable/43119767.

[5] Comme le montre l’étude publiée sur le sujet par l’OCDE en 2020 : https://www.oecd.org/gov/open-government/OCDE-Participation-citoyenne-innovante-et-nouvelles-institutions-démocratiques-2020.pdf

[6] Voir Éric BUGE, « La Convention citoyenne pour le climat a-t-elle travaillé comme une assemblée parlementaire ? », Participations, 2022/3 (N° 34), p. 205–235. DOI : 10.3917/parti.034.0205. URL : https://www.cairn.info/revue-participations-2022–3-page-205.htm

[7] Voir Marie Sissoko-Noblot, art. cité

[8] A terme, et en consentant à modifier le droit applicable, on pourrait aussi penser à un dispositif comparable à celui du Human Rights Act britannique (1998) : selon cette loi, lorsque le gouvernement entend déposer un projet de loi incompatible avec les droits protégés par la Convention européenne des droits de l’homme, cela ne lui est pas impossible, mais il doit le reconnaître explicitement par une déclaration jointe au projet de loi déposé[8]. On pourrait adopter un procédé comparable s’agissant des propositions citoyennes. Les organes exécutifs ou les parlementaires auteurs de projets de loi ou d’amendements auraient la faculté de s’émanciper des propositions citoyennes à condition de le reconnaître de façon explicite.

[9] Voir par exemple la proposition n°5 contenue dans le rapport « Pour une nouvelle assemblée nationale. 2e conférence des réformes. Propositions des groupes de travail » (juin 2018) et tendant à modifier l’article 39 de la Constitution dans les termes suivants : « le Premier ministre transmet au début de chaque trimestre son programme législatif pour l’année à venir ». 

[10] Cf. l’article 4, § 3 du décret. Voir Christoph Niessen, et Min Reuchamp, « Le dialogue citoyen permanent en communauté germanophone », Courrier hebdomadaire du CRISP, 2019/21 (n° 2426), p. 5–38. doi : 10.3917/cris.2426.0005. url : https://www.cairn.info/revue-courrier-hebdomadaire-du-crisp-2019–21-page-5.htm

[11] https://www2.assemblee-nationale.fr/decouvrir-l-assemblee/role-et-pouvoirs-de-l-assemblee-nationale/les-fonctions-de-l-assemblee-nationale/les-fonctions-de-controle-et-l-information-des-deputes/l-evaluation-des-politiques-publiques

[12] Hortense de Padirac, Olivier Rozenberg, « L’évaluation au Parlement français : l’heure des choix », Sciences Po, LIEPP; Sciences Po, CEE. 2019. hal-02184001

[13] Ibid., p. 4.

[14] Amélie de Montchalin, Valérie Rabault (PS), Éric Woerth (LR) ou Éric Coquerel (La France insoumise), Pour un débat budgétaire responsable et libéré de l’arbitraire, Le Monde, 18 avril 2018.

[15] Voir Denis Baranger, « Démocratie représentative : l’inopportune réforme du CESE », jpblog, 5 sept. 2020, https://blog.juspoliticum.com/2020/09/05/democratie-participative-linopportune-reforme-du-cese-par-denis-baranger/

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