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Chronique

L’inflation européenne n’est pas l’inflation américaine

L’analyse de Jean-Pisani Ferry
De part et d’autre de l’Atlantique, les banques centrales ne peuvent échapper au reproche d’avoir mal anticipé l’actuelle flambée des prix. On ne peut cependant mettre dans le même panier la zone euro et l’économie américaine. La perspective de l’inflation est beaucoup plus inquiétante pour les États-Unis, pour trois raisons.
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Alors que les prix à la consommation ont augmenté de 5% en rythme annuel dans la zone euro[1], il ne faut pas s’étonner que les requêtes Google concernant le terme « inflation » aient récemment triplé en Allemagne et décuplé en France. À première vue, tout suggère qu’à l’instar des États-Unis, où le rythme annuel de croissance des prix a atteint 7%[2], l’Europe aura du mal à vaincre le dragon de l’inflation.

Pour avoir trop longtemps balayé les craintes d’une augmentation des prix au motif que le risque principal était celui de la déflation, la Banque centrale européenne (BCE) est désormais sur la défensive, tout comme la Réserve fédérale américaine. Des voix critiques s’élèvent pour reprocher à la BCE de s’écarter à l’excès de sa cible d’inflation et d’avoir négligé son mandat principal, qui est de garantir une stabilité des prix[3]. Pour certains même, l’heure de vérité est venue après des années d’une politique aventureuse[4].

Comme la Fed, la BCE ne peut échapper au reproche de ne pas avoir assez anticipé l’actuelle hausse de prix. Mais ce n’est pas une raison pour mettre les États-Unis et la zone euro dans le même sac. Contrairement à la conviction largement répandue selon laquelle l’inflation est de retour pour de bon des deux côtés de l’Atlantique, la perspective est fondamentalement plus sombre pour les États-Unis, et cela pour trois raisons.

La première est que sous les mandats de Donald Trump et de son successeur, Joe Biden, les États-Unis ont fait face au choc provoqué par la crise sanitaire par un programme massif de dépenses budgétaires. De mars 2020 à septembre 2021, les transferts en faveur des ménages et des entreprises par l’intermédiaire de baisses d’impôt, d’augmentations temporaires de l’allocation-chômage, de remises de dettes et d’autres mesures analogues ont culminé jusqu’à la somme vertigineuse de 2500 milliards de dollars, soit plus de 11% de PIB d’avant-crise[5].

Il est vrai qu’une partie de ces transferts sont venus pallier le manque d’amortisseurs automatiques puissants tels qu’il en existe depuis longtemps en Europe[6]. Les indemnités chômage extraordinaires, par exemple, se sont imposées en raison du faible montant et de la durée limitée des indemnités standard. Mais la réponse budgétaire américaine a clairement été excessive – comme l’avaient indiqué il y a un an Larry Summers et Olivier Blanchard, une trop forte dépense budgétaire ne pouvait que créer des déséquilibres massifs[7]. Etant donné le niveau historiquement bas du chômage avant même la crise du Covid-19, on ne pouvait espérer que la demande supplémentaire créée par les aides publiques soit équilibrée par une hausse parallèle de l’activité réelle.

L’Europe, s’est paradoxalement montrée à la fois plus généreuse et plus économe. Quand Emmanuel Macron a annoncé en mars 2020 un programme d’aides publiques massives par lequel la collectivité prendrait en charge les revenus des salariés touchés par la pandémie, il a affirmé haut et fort que l’État prendrait ses responsabilités « quoi qu’il en coûte ». Tout le monde en Europe ne s’est pas exprimé ainsi, mais tous les gouvernements ont adopté la même stratégie. Pour un temps, les limites budgétaires ont été levées, et la BCE s’est mobilisée pour aider les gouvernements à remplir leur mission.

Les citoyens, c’est compréhensible, ont été surpris. Mais le système français de chômage partiel, bien qu’il ait temporairement couvert jusqu’à 40% des salariés, n’a coûté au bout du compte que 1,4% du PIB. Quand la situation sanitaire s’est améliorée et que les bénéficiaires de l’activité partielle sont retournés au travail, le dispositif s’est rapidement replié. Tout compris, le coût pour les finances publiques du soutien aux ménages et aux entreprises s’est élevé à environ 3 à 4% du PIB depuis 2020[8]. L’Europe, contrairement aux Etats-Unis, n’a pas dépensé de manière indiscriminée pour résoudre les problèmes induits par la crise sanitaire. Les revenus des ménages ont été préservés, pas augmentés. Résultat : il n’y a pas eu de surcroît massif de la demande.

La deuxième raison pour laquelle la perspective d’un retour de l’inflation est plus inquiétante pour les États-Unis que pour l’Europe est que les salariés européens placés en situation de chômage partiel ont gardé leur contrat de travail et la sécurité de l’emploi qui va avec. Il est vrai, bien sûr, que les travailleurs à temps partiels et ceux qui avaient un contrat à durée déterminée ont subi plus fortement la crise du Covid-19, et que les nouveaux entrants sur le marché du travail ont également connu des difficultés. Mais, dans l’ensemble, les États européens ont agi comme des assureurs et ils ont protégé les salariés et les entreprises contre un choc qui aurait pu être dévastateur.

Il n’est donc pas surprenant que la population active européenne ait retrouvé une fois le pire de la crise passé son niveau de fin 2019. Les responsables américains sont en revanche toujours en train de se demander pourquoi 2,7 millions de travailleurs ont disparu durant la crise[9], et comment éviter les multiples goulots d’étranglement dans un contexte économique où un excès de demande coexiste avec des limitations de l’offre.

En Europe aussi bien qu’aux États-Unis, beaucoup de salariés envisagent de changer de travail, d’employeur ou de secteur d’activité, et de nombreuses entreprises se démènent pour recruter. Mais bien différente est la situation d’un marché du travail confronté à un retrait massif de la main d’œuvre. Avec le recul, le modèle social européen s’est montré plus efficace que le système américain pour garantir la continuité de la participation au marché du travail.

La dernière raison pour laquelle les menaces de l’inflation sont plus préoccupantes aux Etats-Unis est que la Fed s’était explicitement engagée à attendre avant de faire parler la poudre. En août 2020, le président de la Fed, Jerome Powell a dévoilé une nouvelle stratégie[10] dans laquelle l’institution annonçait qu’après une période où l’inflation est restée inférieure à l’objectif (de 2%), il convenait de viser temporairement un taux d’inflation supérieur à la cible. Il annonça aussi que la Fed allait chercher à assurer un « niveau d’emploi élevé ». La contrepartie d’un renouvellement aussi ambitieux de la doctrine aurait dû être une politique budgétaire responsable. Maintenant que le président et le Congrès ont décidé une politique à l’opposé, cependant, la Fed se trouve forcée de changer précipitamment d’attitude[11].  

A coup sûr, la BCE fait face à des contraintes. Tout le monde se demande, par exemple, si l’Italie, dont la dette publique a atteint 155% de son PIB, sera capable de placer de nouveaux emprunts sur le marché après que la BCE aura commencé à limiter son programme d’achat d’obligations. Mais, au moins, la BCE ne s’est pas elle-même liée les mains.

Il y a dix ans, la réponse européenne à la crise financière a été calamiteuse. Mais, cette fois-ci, avec un modèle social efficace et une dépense publique ciblée, l’Europe a mieux géré la crise que les États-Unis. Au moment où elle doit affronter ses propres difficultés, les dilemmes américains et les solutions discutées à Washington ne peuvent guère l’inspirer. Comme Laurence Boone, la cheffe économiste de l’OCDE l’a récemment indiqué aux ministres des Finances de la zone euro, il n’y aucune raison de resserrer les politiques budgétaires dans la zone euro et il n’y a, à ce stade, aucune raison de combattre un début d’inflation essentiellement tiré par les prix de l’énergie, en remontant brutalement les taux d’intérêt[12].

Certes, l’inflation est à son niveau le plus élevé depuis des décennies dans nombre d’économies occidentales. Mais l’explication n’est pas partout la même. Alors que l’inflation fait vaciller des marchés interdépendants, les responsables européens vont devoir garder leur calme et rester concentrés sur les tâches qui les attendent.  


[1] https://ec.europa.eu/eurostat/documents/2995521/14083883/2–07012022-AP-EN.pdf/49039c42–31ea-3513–8307-eece31d6b25a

[2] https://www.theguardian.com/business/2022/jan/12/us-inflation-rate-december-2021

[3] https://www.project-syndicate.org/bigpicture/inflation-remedies

[4] https://www.project-syndicate.org/commentary/inflation-creates-existential-dilemma-for-ecb-by-jurgen-stark-et-al-2022–01/french

[5] https://www.bea.gov/sites/default/files/2021–10/effects-of-selected-federal-pandemic-response-programs-on-federal-government-receipts-expenditures-and-saving-2021q3-adv.pdf

[6] https://tnova.fr/democratie/international-defense/leconomie-selon-biden-plus-quun-rattrapage-lanalyse-de-jean-pisani-ferry/

[7] https://www.piie.com/blogs/realtime-economic-issues-watch/defense-concerns-over-19-trillion-relief-plan

[8] Voir le Rapport économique, social et financier associé à la Loi de finances.

[9] https://www.bls.gov/news.release/pdf/empsit.pdf

[10] https://www.federalreserve.gov/monetarypolicy/files/FOMC_LongerRunGoals.pdf

[11] https://www.federalreserve.gov/newsevents/pressreleases/monetary20220126a.htm

[12] https://oecdecoscope.blog/2022/01/18/the-ea-and-the-us-in-the-covid-19-crisis-implications-for-the-2022–2023-policy-stance/

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