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Note

Taxer les « super-riches » : pourquoi et comment le faire ?

Le Nouveau Front Populaire (NFP) a fait du rétablissement d’un « ISF renforcé » l’une des propositions phares de son contrat de législature. Dans ce contexte, la présente note entend éclairer le débat public sur les conditions de possibilité d’une imposition effective des « super-riches »

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Formé à la suite de la dissolution de l’Assemblée nationale, le Nouveau Front Populaire (NFP) a fait du rétablissement d’un « ISF renforcé » l’une des propositions phares de son contrat de législature[1] . Dans le temps extrêmement court de la campagne des élections législatives, cette proposition a jusqu’ici été perçue comme une forme de retour de balancier après la suppression de l’ISF décidée par Emmanuel Macron en 2017, le renforcement prenant la forme de taux d’imposition plus élevés pour les plus hauts patrimoines.

Cette présentation des choses occulte deux dimensions essentielles. Tout d’abord, le rétablissement en France d’un impôt spécifique sur les grandes fortunes s’inscrirait dans un contexte très différent de celui qui prévalait avant 2017 : la taxation des super-riches est aujourd’hui au premier plan de l’agenda international, notamment dans le cadre du G20, et les progrès considérables de l’échange de renseignements dans les années 2010 offrent de nouveaux outils contre l’évasion fiscale. D’autre part, l’augmentation des taux par rapport à l’ancien ISF, si elle est plus aisément perceptible par le grand public, n’est sans doute pas le levier le plus déterminant pour accroître le rendement de l’ISF. Elle pourrait même s’avérer inopérante sans une action concomitante sur l’assiette (la définition des actifs soumis à l’imposition) et le mécanisme du plafonnement, qui limite l’impôt versé en proportion du revenu imposable et qui a été dévoyé par les très grandes fortunes pour échapper de fait à l’impôt.

Cette note entend donc éclairer le débat public sur l’importance et les conditions de possibilité d’une imposition effective des « super-riches » et notamment sur les difficultés techniques et juridiques à surmonter. La note présente différentes options pour ce faire.

Elle aborde également les possibilités de renforcement de « l’exit tax » (une imposition spécifique frappant les contribuables au moment où ils cessent d’être résidents fiscaux en France). En revanche, elle ne traite pas de la composante climatique du nouvel ISF annoncée par le contrat de législature du NFP ; il est toutefois précisé que les options présentées sont toutes compatibles avec l’introduction d’une telle composante.

1) Taxer les « super-riches », une idée dont le temps est (re)venu

Lors de sa campagne victorieuse de 2017, Emmanuel Macron a défendu la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) et son remplacement par un impôt sur la fortune immobilière (IFI) au motif que l’ISF était une anomalie française, nuisant à notre pays dans la compétition internationale. Les faits semblaient lui donner raison en ce qui concerne le nombre de pays disposant d’un impôt sur la richesse : en 2017, seuls 4 pays de l’OCDE appliquaient de tels prélèvements, contre 12 pays en 1990 (OCDE (2018), The Role and Design of Net Wealth Taxes in the OECD).

Il serait donc facile de ne voir dans la proposition de rétablissement de l’ISF qu’un réflexe atavique de la gauche qui se raccrocherait à l’un de ses marqueurs historiques sans égard pour le contexte international et qui ramènerait la France à son isolement. En réalité, c’est cette vision elle-même qui apparaît aujourd’hui datée. Car le vent est en train de tourner et la coalition internationale en faveur d’une imposition accrue des très grandes fortunes se renforce, tant dans les pays anciennement industrialisés que dans les pays en développement.

> Un mouvement mondial en faveur de la taxation des « super-riches »

Les illustrations en sont multiples, tant sous la forme d’impôts sur la richesse proprement dits que sous la forme de renforcements de l’imposition du revenu concernant particulièrement les individus les plus fortunés :

– La proposition d’un impôt minimal mondial de 2 % sur le patrimoine des milliardaires est portée par le Brésil de Lula qui exerce cette année la présidence du G20. Un rapport a été commandé par la présidence brésilienne à l’économiste français Gabriel Zucman et a été remis ce 25 juin. Elle est soutenue par l’Espagne, l’Afrique du Sud, l’Allemagne (même s’il existe pour cette dernière des divisions au sein de la coalition au pouvoir), la Belgique, la Colombie, et l’Union Africaine. Le gouvernement d’Emmanuel Macron soutient également cette proposition à l’échelle internationale tout en combattant tout renforcement de l’imposition des plus riches au niveau national, position « schizophrène » sur laquelle on reviendra.

– Aux États-Unis, l’administration Biden propose un impôt minimal de 25 % sur le revenu réel des personnes dont la richesse est supérieure à 100 millions de dollars, alors que leur taux d’imposition effectif n’est aujourd’hui que de 8 %. Cet impôt minimal s’appuie sur la taxation des plus-values latentes (c’est-à-dire l’augmentation de la valeur des actions détenues par ces personnes depuis leur acquisition, sans qu’il soit besoin que les actions soient cédées pour taxer la plus-value). Si la faiblesse puis l’absence de majorité démocrate au Congrès a empêché jusqu’ici l’adoption d’une telle réforme, Joe Biden l’a inscrite à son programme pour les élections présidentielles de cette année.

– Au Canada, le Premier ministre libéral Justin Trudeau a proposé dans le cadre du budget 2024 d’augmenter d’un tiers la taxation des plus-values supérieures à 250 000 dollars canadiens (en passant de la prise en compte de la moitié de la plus-value dans la base taxable à celle des deux tiers)[2].

– Des mesures allant dans le sens de la taxation des super riches ont déjà été adoptées : en Espagne (perception pour les années 2023 et 2024 d’une taxe nationale de solidarité au-delà d’un patrimoine de 3 millions d’euros, avec des taux compris entre 1,7% et 3,5%, les taxes locales sur la richesse payées aux communautés autonomes étant cependant déductibles), en Norvège (augmentation du taux d’imposition sur la richesse de 0,85% à 1,15%, accompagnée d’un passage de l’abattement sur la valeur des actions détenues de 45% à 10%) et en Colombie (création d’un impôt sur la richesse dans le cadre de la réforme fiscale de 2022), les gouvernements au pouvoir ont récemment créé ou renforcé un impôt sur la fortune.

> Un mouvement qui s’explique par la prise de conscience des défaillances de l’imposition des « super-riches »

Cette tendance mondiale s’explique par une conscience croissante de l’explosion des très hauts patrimoines et de l’impuissance du système fiscal actuel à la corriger, appuyée sur de nombreux travaux, notamment ceux du World Inequality Lab, de l’Observatoire européen de la fiscalité – EU Tax Observatory (Observatoire européen de la fiscalité (2023), Global Tax Evasion Report 2024) et d’Oxfam (Oxfam (2023), Survival of the Richest). L’explosion des très hauts patrimoines s’explique notamment par la valorisation croissante des grandes entreprises multinationales et s’avère largement déconnectée des évolutions d’ensemble des économies nationales : la richesse des milliardaires a ainsi triplé depuis la crise financière de 2008–2009, période pourtant marquée par de multiples chocs économiques négatifs et une croissance mondiale ralentie (Oxfam, ibid).

L’impuissance de la fiscalité à corriger cette évolution par la redistribution a différentes causes, que l’on n’analysera que sommairement ici. Le fait que dans de nombreux pays, les revenus du capital soient moins taxés que les revenus du travail, contribue à affaiblir la progressivité de l’impôt au sommet de la distribution des revenus, les revenus du capital y étant extrêmement concentrés (OCDE (2023), The taxation of labour income vs capital income). Surtout, il est désormais avéré que les très grandes fortunes minimisent leur revenu imposable par des stratégies d’évitement délibérées. La pratique la plus courante consiste à détenir les entreprises qu’elles contrôlent par l’intermédiaire de holdings patrimoniales. Les dividendes perçus par celles-ci en provenance des sociétés contrôlées ne sont pas soumis à l’impôt sur les sociétés, en vertu de régimes visant à éviter la double imposition (ces dividendes étant versés à partir des bénéfices des filiales, qui ont été soumis à l’impôt sur les sociétés) tels que le régime dit « mère-fille » dans l’Union européenne (directive 2011/96/UE du Conseil du 30 novembre 2011 concernant le régime fiscal commun applicable aux sociétés mères et filiales d’États membres différents). Les dividendes versés par ces holdings aux particuliers qui les contrôlent seraient quant à eux soumis à l’impôt sur le revenu, mais ceux-ci limitent au maximum leur versement et assurent leur train de vie au moyen de la prise en charge de leurs dépenses personnelles par les holdings ou du versement par celles-ci de prêts préférentiels et reconduits de manière récurrente.

Une autre dimension de l’échappement des « super-riches » à l’imposition est la non-taxation des plus-values latentes. L’enrichissement des plus grandes fortunes au cours des deux dernières décennies s’explique essentiellement par la capitalisation croissante des entreprises qu’elles détiennent (Bernard Arnault, première fortune mondiale du fait de la valeur de LVMH, en étant une illustration exemplaire), mais cet enrichissement n’est pas taxé à l’impôt sur le revenu tant que les plus-values ne sont pas « réalisées » par la cession de titres. Au moment de l’héritage, les héritiers de ces capitaines d’industrie bénéficient de régimes limitant considérablement les droits de succession (tels que le « Dutreil » en France). En outre, les plus-values latentes peuvent être effacées par l’alignement de la valeur d’acquisition des titres sur leur valeur au moment de la succession. Même le magazine libéral The Economist a récemment pointé ces pratiques de « buy, borrow and die » (acheter, emprunter et mourir) et appeler à la suppression aux États-Unis du « step-up in basis », l’effacement des plus-values latentes au moment du décès (The Economist (2024), « How to tax billionaires »). Cet effacement existe également en France[3], comme l’a déjà pointé une autre contribution pour Terra Nova (G. Hannezo et Fipaddict (2022), « Mettons fin à l’effacement des plus-values au moment de la transmission », Terra Nova La Grande Conversation).

Il résulte de ces différents phénomènes une imposition effective très faible des « super-riches » et en particulier des milliardaires. En France, l’Institut des politiques publiques a montré que si l’on se base sur le revenu économique réel (y compris les bénéfices des sociétés contrôlées), l’imposition de ces revenus est progressive jusqu’aux 0,1% d’individus les plus riches, cette progressivité chute fortement à compter de ce seuil, et que pour les milliardaires, l’impôt sur le revenu est quasiment insignifiant (L. Bach et al. (2023), « Quel impôt les milliardaires paient-ils ? », Notes IPP, n° 92).

Taux d’imposition totaux rapportés au revenu économique[4]

Source : Bach et al. (2024). Quels impôts les milliardaires paient-ils ?, Note IPP n°92

Source : Bach et al. (2024). Quels impôts les milliardaires paient-ils ?, Note IPP n°92

Des progrès des échanges internationaux de renseignements qui changent la donne en matière d’évasion fiscale

La plupart des pays, dont la France, taxent l’ensemble des revenus mondiaux (ou du patrimoine mondial dans le cas d’impôts sur la fortune) des personnes physiques qui y sont résidentes. En droit, le transfert d’actifs à l’étranger ne modifie donc pas l’impôt exigible, mais ces revenus et ces actifs ne peuvent bien entendu être appréhendés en pratique s’ils échappent à la connaissance de l’administration fiscale. Jusqu’à une période récente, tout alourdissement de la fiscalité des plus fortunés posait inévitablement la question de l’évaporation de la matière imposable.

Le paysage mondial a cependant changé d’une manière considérable depuis la crise financière de 2008. D’une part, en vertu de la norme d’échange de renseignements sur demande appliquée par 171 Etats et juridictions membres du Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales, le secret bancaire n’est plus opposable aux administrations fiscales étrangères. D’autre part, l’échange automatique de renseignements sur les comptes financiers, lancé en 2016 et auquel participent aujourd’hui 108 États et juridictions, implique la transmission systématique des informations détenues par les institutions financières sur les non-résidents à la juridiction résidente. Cet échange automatique a concerné en 2023 des comptes d’une valeur de 12 000 milliards d’euros (OCDE Forum mondial, 2023, Promouvoir les progrès mondiaux en matière de transparence fiscale : Un parcours de transformation et de développement) et il a été estimé qu’il avait permis une réduction des deux tiers de la fraude fiscale par la détention de comptes offshore (Observatoire européen de la fiscalité, op. cit.).

Ces progrès n’ont pas mis fin à toutes les problématiques d’évasion fiscale et ils ne couvrent notamment pas les situations de transfert de résidence dans une juridiction à la fiscalité plus favorable, qui appellent des réponses différentes (cf. ci-dessous partie 3 sur le découragement de l’exil fiscal). Mais ils renforcent de fait les marges de manœuvre des États pour conduire des politiques fiscales redistributives.


2) Les défis à relever et les options envisageables

> Recherche d’un accord mondial et action au niveau national ne s’opposent pas

Emmanuel Macron et Bruno Le Maire, qui ont été les auteurs en France de la suppression de l’ISF et de l’imposition proportionnelle (« flat tax » à 30%) sur les revenus du capital, soutiennent l’initiative brésilienne dans le cadre du G20. L’explication fournie est que la France ne pourrait se permettre d’agir seule en raison de la compétition internationale, mais devrait soutenir une action coordonnée. Ce positionnement, qui est parfois analysé par la presse internationale comme purement tactique (Politico (2024), « Macron joins Brazil’s Lula to tax billionaires — but is it all it’s made out to be? », Macron joins Brazil’s Lula to tax billionaires — but is it all it’s made out to be? – POLITICO), n’est pas convaincant.

En effet, la dynamique de l’impôt minimal mondial sera d’autant plus forte que des actions seront prises au niveau national, à l’exemple des pays cités ci-dessus, et de l’Union européenne, comme le propose l’initiative citoyenne européenne « Taxer les riches » portée par Aurore Lalucq et Paul Magnette (Tax The Rich (tax-the-rich.eu)). Dans l’Histoire, les grands accords fiscaux internationaux ont toujours abouti parce que des pays, ou des blocs de pays créent l’espace politique en avançant unilatéralement (les USA pour le secret bancaire), ou à l’initiative d’un petit groupe de pays (cf les « taxes GAFAM » mises en place par plusieurs pays européens, dont la France, et par l’Inde, qui ont conduit à une réforme globale de l’imposition des multinationales dont la mise en place de l’impôt minimum mondial à 15%).

Les besoins de financement des services publics et de la transformation écologique sont urgents et il n’est pas possible d’attendre un accord mondial qui prendra nécessairement plusieurs années (l’impôt minimal mondial sur les multinationales, initié en 2019, n’est devenu réalité que depuis le 1er janvier 2024).


La nécessité d’une réforme de l’ISF agissant non seulement sur les taux mais aussi sur l’assiette et le plafonnement

Selon France Stratégie, rétablir l’ISF tel qu’il existait avant son remplacement par l’impôt sur la fortune immobilière (IFI) en 2017 rapporterait déjà 6,3 milliards d’euros par an, soit 4,5 milliards d’euros de plus que l’IFI (France Stratégie (2023), 4e rapport du comité d’évaluation des réformes de la fiscalité du capital). Cependant l’ISF avait des faiblesses importantes qui permettaient aux plus riches de le contourner :

– L’exonération du patrimoine professionnel, c’est-à-dire des actions détenues par les dirigeants de sociétés. Au départ mise en place pour protéger l’outil de travail des patrons de PME, cette exonération non plafonnée bénéficiait principalement aux dirigeants de grande société.

– Le plafonnement, c’est-à-dire la limitation du cumul de l’impôt sur le revenu, de l’ISF et des prélèvements sociaux sur les revenus du capital à 75 % du revenu imposable. Comme expliqué ci-dessus, compte tenu des possibilités dont disposent les plus grandes fortunes pour minimiser leur revenu imposable, ce plafonnement limitait considérablement l’efficacité de l’ISF à leur égard, faisant de l’ISF un impôt de millionnaires bien plus que de milliardaires. Selon le comité d’évaluation des réformes de la fiscalité du capital de France Stratégie, le plafonnement « bénéficiait largement aux plus fortunés et constituait une opportunité d’optimisation fiscale ». Le comité a évalué son coût budgétaire pour l’ISF à 2 milliards d’euros et estimé que « 84 % de ceux déclarant un patrimoine taxable de 100 à 200 millions d’euros étaient plafonnés, déclarant des revenus ne représentant que 0,2 % de leur patrimoine ». 

A structure de l’ISF inchangée, un relèvement du barème sur les plus hauts patrimoines pourrait donc s’avérer largement inopérant, l’essentiel de l’augmentation de taux étant absorbé par le plafonnement. La suppression pure et simple du plafonnement à barème constant ou renforcé n’est pas possible, du moins sans révision de la Constitution, car le Conseil constitutionnel a jugé que le principe d’égalité devant les charges publiques imposait, lorsque la fortune est taxée à un taux élevé (en l’occurrence 1,5 %), d’accompagner l’ISF d’un « dispositif de plafonnement ou produisant des effets équivalents » (décision n° 2016–654 DC du 9 août 2012, Loi de finances rectificative pour 2012). Le Conseil constitutionnel n’a admis la suppression du plafonnement que dans le cadre de la réforme dite Fillon de l’ISF, qui avait mis en place un barème plus faible et moins progressif avec uniquement deux taux à 0,25% et 0,5% (décision n° 2011–638 DC, Loi de finances rectificative pour 2011).

Un « super-ISF » devrait donc présenter les caractéristiques suivantes :

– Une assiette plus large, par la suppression des différentes exonérations comme le « pacte Dutreil » et la prise en compte du patrimoine professionnel. Une telle évolution étendrait considérablement l’assiette de l’impôt. Si l’on souhaite éviter d’affecter la fiscalité de dirigeants de PME (y compris de startups) ou d’exploitations agricoles familiales, ces exonérations pourraient être maintenues mais de manière plafonnée ou n’être remises en cause qu’au-delà d’un certain seuil de patrimoine (par exemple 10 millions d’euros).

– Un barème plus progressif : la tranche maximale du barème de l’ISF avant 2017 (et de l’IFI aujourd’hui) était de 1,5 % au-delà de 10 millions d’euros. Ce barème appréhende mal la situation spécifique des très grandes fortunes, notamment des milliardaires. Il serait donc souhaitable de mettre en place des nouvelles tranches, à l’exemple du barème proposé par Julia Cagé (2 % à partir de 10 millions d’euros, 3 % à partir de 100 millions d’euros) ou de Gabriel Zucman (1 % au-delà de 10 millions d’euros, 2 % au-delà de 20 millions d’euros, 3 % au-delà de 100 millions, jusqu’à 8 % au-delà de 10 milliards).

– La remise en cause du plafonnement dans ses modalités actuelles, par la mise en place d’un plancher ou d’un « plafonnement du plafonnement » : cf. focus n° 1 ci-dessous.

– La mise en place d’une règle anti-abus contre la minoration artificielle des revenus imposables : cf. focus n° 2 ci-dessous.

Une discussion sur le seuil de déclenchement d’un super-ISF serait par ailleurs souhaitable : faudrait-il maintenir le seuil antérieur de l’ISF, qui est aujourd’hui celui de l’IFI, à 1,3 millions d’euros, ou l’élever à 5 ou 10 millions d’euros ? Un seuil plus élevé permettrait de mieux cibler les contribuables pour lesquels le système fiscal actuel présente des défaillances : comme l’illustre le graphique ci-dessus, les données de l’IPP ne montrent une régressivité du taux d’imposition effectif qu’à partir des 0,1% des plus riches, ce qui justifie de renforcer l’imposition du patrimoine à partir de ce niveau. En outre, ce ciblage renforcé pourrait minimiser les risques constitutionnels analysés ci-dessous.

Au total, la ré-instauration d’un ISF comprenant une suppression des exonérations incluant des biens professionnels, le même barème qu’en 2017 et une limitation de l’effet du plafonnement à 50% du différentiel d’ISF payé avec ou sans plafonnement pourrait rapporter entre 10 et 14 milliards d’euros en fonction des hypothèses de croissance du patrimoine taxable entre 2017 et 2024[5].

> Focus n° 1 : le plafonnement et les pistes pour le réformer

En 2017, le plafonnement réduisait les recettes de l’ISF d’environ 25%[6], en grande majorité en réduisant les recettes des redevables dont le patrimoine était supérieur à 10 millions d’euros. De ce fait, instaurer une limite de l’action effective du plafonnement (« plafonnement du plafonnement »), exprimée en pourcentage du montant protégé par le plafonnement, augmenterait plus que proportionnellement les recettes d’ISF.

Compte tenu de la jurisprudence du Conseil constitutionnel présentée ci-dessus, différentes voies apparaissent envisageables pour parvenir à une imposition effectivement renforcée des « super-riches ».

Option n° 1 : accompagner le plafonnement de la mise en place d’un plancher : une imposition minimale proportionnelle au patrimoine, à taux faible

Cette formule, qui existe en Espagne (S. Perret (2021), “Why were most wealth taxes abandoned and is this time different?”, Fiscal Studies. 2021;42:539–563), permettrait de limiter les effets du plafonnement pour les plus hauts patrimoines. Par exemple, si le taux minimal est de 0,5%, le plafonnement ne pourrait conduire à faire baisser le « super-ISF » en-dessous de 0,5% du patrimoine. Si cette mesure s’accompagne d’une extension de l’assiette pour couvrir les biens professionnels, même une imposition à 0,5% pourrait procurer un rendement important pour les plus hauts patrimoines. Le risque constitutionnel apparaît faible puisque le Conseil constitutionnel avait admis une imposition à 0,5% sans plafonnement dans sa décision sur l’ISF « Fillon ».

Cependant, un tel taux apparaît comme insuffisant pour rétablir la progressivité de l’imposition pour les plus grandes fortunes, notamment les milliardaires.

Option n° 2 : rétablir un « plafonnement du plafonnement », le cas échéant modulé selon l’ampleur du patrimoine

Ce dispositif de plafonnement du plafonnement, établi afin de ne pas vider l’ISF de tout rendement pour les plus hauts revenus, a été en vigueur entre 1996 et 2011 et permettait de limiter le gain du plafonnement pour le contribuable à 50% du montant total d’ISF qui aurait été perçu sans plafonnement. Le Conseil constitutionnel en a admis la constitutionnalité en 2011 en jugeant « qu’en limitant (…) l’avantage tiré par les détenteurs des patrimoines les plus importants du plafonnement de cet impôt par rapport aux revenus du contribuable, le législateur a entendu faire obstacle à ce que ces contribuables n’aménagent leur situation en privilégiant la détention de biens qui ne procurent aucun revenu imposable » (décision n° 2010–99 QPC du 11 février 2011).

Au vu de cette décision, la seule interrogation que l’on peut nourrir sur la constitutionnalité d’une telle option serait l’existence d’un revirement opéré par le Conseil constitutionnel dans sa décision précitée du 9 août 2012 faisant du plafonnement une exigence constitutionnelle. Cette décision se borne toutefois à mentionner la nécessité d’un plafonnement ou d’un mécanisme équivalent, sans en préciser les modalités, et n’est pas présentée dans les Commentaires du Conseil comme revenant sur la décision (par ailleurs alors fort récente) du 11 février 2011. En outre, les données établies depuis lors par plusieurs travaux, notamment ceux précités de l’IPP et de France Stratégie, mettent en évidence que l’aménagement par les contribuables de leur situation « en privilégiant la détention de biens qui ne procurent aucun revenu imposable » est d’autant plus fréquent que les patrimoines sont élevés, rendant d’autant plus légitime la limitation des effets du plafonnement les concernant.

Cependant, le « plafonnement du plafonnement » tel qu’il existait pour l’ISF avant 2017 ne corrigerait que partiellement le problème posé par le plafonnement ; les recettes fiscales demeureraient significativement affectées par rapport aux recettes théoriques d’un ISF sans plafonnement. Une variante pour limiter les pertes fiscales pourraient consister à moduler le plafonnement en fonction du patrimoine net. Il pourrait être par exemple de 50% en bas de seuil de l’ISF (1,2 million d’euros ou 10 millions d’euros selon les scenarii précédents) puis de monter progressivement jusqu’à 10% à partir du seuil de 1milliard d’euros).

> Focus n° 2 : la mesure anti-abus contre la minoration artificielle des revenus

Comme expliqué ci-dessus, la minimisation des revenus imposables par la thésaurisation des dividendes versés par les sociétés contrôlées au sein d’une holding, combinée à la règle du plafonnement, conduisait à diminuer considérablement l’ISF acquitté par les plus fortunés. Dans le cadre de la loi de finances pour 2017, une disposition avait été votée afin de permettre à l’administration de réintégrer les revenus distribués à la société holding dans les revenus du particulier qui la contrôle lorsque « l’existence de cette société et le choix d’y recourir ont pour objet principal d’éluder tout ou partie de l’impôt de solidarité sur la fortune ». Le Conseil constitutionnel avait admis la constitutionnalité de ce dispositif tout en exigeant que «  l’administration démontre que les dépenses ou les revenus de ce dernier sont, au cours de l’année de référence du plafonnement et à hauteur de cette réintégration, assurés, directement ou indirectement, par cette société de manière artificielle » (décision n° 2016–744 DC du 29 décembre 2016, Loi de finances pour 2017).

Ce dispositif anti-abus n’a cependant guère eu le temps de s’appliquer puisque l’ISF a été supprimé l’année suivante. Il conviendrait de le réinstaurer et d’en faciliter le maniement par l’administration fiscale en définissant des critères objectifs caractérisant le comportement abusif. Une source d’inspiration utile peut être donnée par la accumulated earnings tax américaine, qui vise les mêmes comportements et se fonde sur des critères tels que le niveau excessif des liquidités accumulées par la holding par rapport aux besoins économiques du groupe et la prise en charge par celle-ci de dépenses du particulier ou de prêts à ce dernier.

3) Pour décourager l’exil fiscal, une « exit tax renforcée » ou un maintien temporaire des effets de la résidence fiscale

>  L’exit tax aujourd’hui : un dispositif peu opérant en raison des contraintes du droit de l’Union européenne et de la réforme du premier quinquennat Macron

L’exit tax a été créée par la loi de finances pour 1999, sous le gouvernement de Lionel Jospin. Elle prévoit l’imposition immédiate des plus-values latentes lorsqu’un contribuable résident fiscal pendant 10 ans en France transfère sa résidence dans un autre Etat.

Très vite, son efficacité a été considérablement amoindrie en raison d’un arrêt de la CJUE de 2004 (Lasteyrie du Saillant) jugeant l’imposition immédiate contraire à la liberté d’établissement dans l’Union européenne. Pour se conformer à cette jurisprudence, l’exit tax a été accompagnée d’un sursis de paiement (la taxe n’a pas à être payée jusqu’à la réalisation de la plus-value) de plein droit, sans que le contribuable n’ait à constituer aucune garantie auprès du Trésor public. Il doit cependant transmettre chaque année une déclaration de suivi de ses plus-values, sous peine de perdre le bénéfice du sursis de paiement. Le rendement de l’exit tax ne dépasse pas quelques dizaines de millions d’euros par an.

La portée du dispositif a encore été réduite par la loi de finances pour 2019, qui a ramené à 2 ans (contre 15 ans auparavant) le délai de conservation des actions passé le départ à l’étranger (délai dit de « dégrèvement d’office ») au-delà duquel l’exit tax n’est plus due.

> Mesure immédiate : rétablir l’exit tax d’avant la réforme Macron et utiliser toutes les marges de manœuvre permises par le droit de l’Union européenne

Il serait possible de prendre les mesures suivantes tout en restant dans le cadre actuel de l’exit tax tel que défini par la jurisprudence européenne :

– Rétablir le délai antérieur de dégrèvement d’office de 15 ans ;

– Supprimer le bénéfice du sursis de paiement sans constitution de garanties en cas de transfert dans un Etat non membre de l’UE ; la loi actuelle étend en effet le bénéfice du sursis de plein droit à tous les États ayant conclu avec la France une convention d’assistance administrative et d’assistance au recouvrement, ce qui n’est pas imposé par le droit de l’Union ;

– Contrôler systématiquement les déclarations de suivi des plus-values en procédant à des demandes d’échange de renseignement auprès des États de transfert.

> Mesure plus ambitieuse : instaurer un maintien temporaire de la résidence fiscale en France en cas de départ à l’étranger

Une mesure plus ambitieuse consisterait à prévoir par la loi le maintien des effets de la résidence fiscale en France durant un certain délai (par exemple 5 ans) suivant le transfert du contribuable à l’étranger, lorsque celui-ci a résidé durant 10 ans en France et qu’il dispose d’un patrimoine élevé (par exemple s’il est assujetti au nouvel ISF).

Cette mesure irait plus loin que l’exit tax en ce que le contribuable resterait dans le champ d’application de l’impôt français pour l’ensemble de ses revenus (dividendes, plus-values, revenus immobiliers, salaires, etc.), quel que soit le pays dont ils émanent, comme c’est le cas pour les résidents. Elle n’est pas sans précédent, la loi suédoise prévoyant un tel maintien pendant une durée de 10 ans (une telle disposition serait donc compatible avec le droit européen). La taxation en France des revenus des contribuables partis à l’étranger serait aujourd’hui grandement facilitée en pratique par l’échange automatique de renseignements sur les comptes financiers, en place depuis 2016.

La mesure devrait cependant s’accompagner d’une démarche de renégociation des conventions fiscales bilatérales qui lient la France à la plupart des pays du monde[7]. En effet, ces conventions attribuent généralement le droit d’imposer les revenus du patrimoine (dividendes, plus-values, intérêts) à l’Etat de résidence. La démarche de renégociation devrait cibler les pays à faible imposition qui sont les destinations d’exil fiscal privilégiées des grandes fortunes françaises. Il n’est donc pas question de renégocier l’ensemble des conventions fiscales de la France (plus de 120), une dizaine de conventions apparaissant particulièrement pertinentes. Elle pourrait porter ses fruits car ces pays, pour la plupart de bien plus petite taille que la France, ont intérêt à maintenir une convention fiscale avec elle. Cependant, cette renégociation prendrait nécessairement plusieurs années.

Même en présence d’une convention bilatérale non modifiée, la loi sur le maintien temporaire de la résidence fiscale non modifiée ne serait pas sans effet. La convention bilatérale ne serait en effet pas opposable à la taxation par la France de revenus de source étrangère provenant d’autres pays que celui du partenaire de la convention. Par exemple, dans le cas d’un contribuable français parti en Belgique, la convention franco-belge limiterait la taxation par la France des dividendes versés par des sociétés françaises (la France ne pouvant appliquer qu’une retenue à la source de 10 % à 15 %) ; en revanche, elle ne serait pas opposable à la taxation par la France de dividendes versés par des sociétés américaines, et la convention franco-américaine ne s’y opposerait pas non plus[8].

Conclusion

La progressivité de l’impôt est un principe inscrit dans notre droit depuis la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : la contribution commune doit être « également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ». Pourtant, elle est aujourd’hui battue en brèche par les plus fortunés, les milliardaires étant même parvenus à quasiment échapper à toute imposition significative à l’impôt sur le revenu. La création d’une fiscalité du patrimoine atteignant réellement les plus fortunés n’est donc pas la lubie de quelques partisans acharnés à taxer toujours plus ceux qui ont réussi. Elle ne ferait que rétablir dans les faits un principe républicain.


[1] Par le groupe Saint-Lazare qui rassemble des experts, chercheurs et fonctionnaires dans le domaine de la fiscalité internationale et des hauts revenus, réunissant des compétences économiques et juridiques.

[2] Présentation de la réforme par Justin Trudeau : It’s time to change the capital gains tax. Here’s why: (youtube.com)

[3] Le Bulletin officiel des finances publiques indique que lorsque les droits sociaux ont été acquis par le contribuable par voie de mutation à titre gratuit (c’est-à-dire de succession ou de donation), la valeur d’acquisition est constituée le plus souvent « du cours ou de la valeur réelle du titre au jour de la mutation à titre gratuit » (BOI-RPPM-PVBMI-20–10–20–30, bofip.impots.gouv.fr).

[4] Graphique extrait de L. Bach et al. (2023), « Quel impôt les milliardaires paient-ils ? », Notes IPP, n° 92.

[5] Ce chiffrage calcule le rendement de l’ISF à partir du rendement réel de l’ISF en 2017, ajusté à la croissance du patrimoine depuis lors. Il se base sur deux hypothèses de croissance du patrimoine que l’on applique au rendement de l’ISF en 2017. Dans l’hypothèse basse, le patrimoine taxable à l’ISF a cru de 37,5% depuis 2017, comme le patrimoine moyen (source : World Inequality Database). Dans l’hypothèse haute, le patrimoine taxable a cru de 105%, comme la richesse des 500 plus grandes fortunes françaises (source : Challenges). Nous avons également utilisé les données sur le plafonnement issus du 4e rapport du comité d’évaluation des réformes de la fiscalité du capital (2023) pour estimer l’effet du plafonnement sur nos prévisions. Nos prévisions proposent des ordres de grandeur et pourront être affinées dans le futur, une fois que les solutions politiques seront définies, à l’aide des données micro-économiques au niveau ménage et de modèles de micro-simulation. Ce chiffre correspond aux recettes brut d’ISF. Les recettes supplémentaires générées par ce super ISF nécessite une soustraction de recette d’IFI.

[6] Voir https://www.senat.fr/rap/r19–042–1/r19–042–12.html

[7] Avec 121 conventions, la France dispose du 2e réseau de conventions fiscales le plus étendu au monde.

[8] Deux interprétations de la convention semblent possible dans un tel cas de figure, qui aboutissent cependant au même résultat : soit parce que le contribuable serait toujours considéré comme un résident français dans le cadre de cette convention (dès lors qu’il est toujours traité comme un résident par la loi française et qu’il n’a pas de lien particulier avec les États-Unis) ; soit parce qu’il ne serait considéré comme résident d’aucun des deux pays, rendant ainsi la convention inapplicable.

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