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Note

Le capital numérique

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Introduction

Pendant le premier confinement dû à la pandémie de Covid-19 en France et alors que l’ensemble des enseignements scolaires avaient basculé en ligne, près d’un million d’élèves ont décroché et rompu tout contact avec leurs enseignants[1]. De manière inédite, l’expérience grandeur nature de numérisation forcée qu’a constituée la pandémie de Covid-19 a ainsi permis de mettre en évidence le caractère paradoxal et ambivalent de la révolution numérique. Porteuse de promesses universelles et offrant des solutions inédites à nos économies et sociétés, comme le laisse entrevoir aujourd’hui l’intelligence artificielle (IA) générative, elle n’en a pas moins été un nouveau creuset d’inégalités, en renforçant la fracture sociale et créant une société à deux vitesses, entre gagnants et perdants du numérique.

La numérisation exponentielle de notre société depuis une vingtaine d’années, accélérée par la pandémie, a en effet été porteuse de bienfaits indiscutables en matière d’accès à l’information et aux contenus, d’ouverture à la concurrence, d’expérience-usager, pour les services publics par exemple, etc. La France est aujourd’hui le cinquième pays le mieux connecté de l’Union européenne (UE)[2] et sa première destination pour les investissements en capital-risque[3]. L’économie numérique hexagonale est florissante, qu’il s’agisse de ses grands groupes ou bien de la French Tech et ses près de trente licornes. Toutefois, ces bienfaits du numérique ne profitent pas à tous, et en particulier aux Français les moins diplômés ou habitant dans les zones peu denses mal connectées. Plus de 16 millions de Français demeurent en effet aujourd’hui éloignés du numérique[4] – soit le quart de la population et trois millions de plus qu’en 2017. Cette augmentation est notamment liée à l’élévation des standards de maîtrise pour se sentir à l’aise avec la diffusion plus large d’outils comme la visioconférence, ou à la généralisation d’algorithmes addictifs sur les réseaux sociaux à l’origine de décrochages sociaux. Contrairement aux idées reçues, ce phénomène d’illectronisme touche également les plus jeunes, 20 % d’entre eux n’étant pas connectés ou rencontrant des difficultés face aux usages numériques.

Dans ce contexte, et alors que les Français passent en moyenne 4h30 par jour devant un écran, la dimension numérique apparaît incontournable dans la construction du positionnement social des individus. Compétences, accès à l’emploi et aux services publics, usage et mésusage des réseaux sociaux, désinformation, cyber harcèlement… les politiques publiques doivent en réponse se saisir aujourd’hui des enjeux sociologiques toujours plus nombreux autour du numérique, afin que sa diffusion, inéluctable, et ses répercussions soient plus égalitaires. L’inaction en la matière pourrait, au contraire, renforcer les tensions et le mécontentement des citoyens les plus éloignés du numérique, fragiliser le lien social avec la dématérialisation croissante des services publics par exemple – comme en témoignent les analyses des contributions au Grand débat national en 2019[5], ou la polarisation des emplois que certains développements technologiques comme l’IA pourraient induire.

 

1. Présentation du concept de capital numérique

Il y a plus de quarante ans[6], Pierre Bourdieu avait formalisé la description de trois capitaux, permettant d’expliquer les logiques de domination et de trajectoire sociales. Interdépendants, en grande partie hérités, pouvant être accumulés et exploités pour en tirer du profit, les capitaux social, économique et culturel viennent caractériser le positionnement social des individus et expliquer les logiques d’inégalités et reproduction sociales. Aujourd’hui, en s’appuyant sur la théorie des capitaux, il nous semble pertinent de soutenir une réactualisation de la pensée bourdieusienne, à l’aune de la révolution numérique. En complément aux capitaux économique, social et culturel, le capital numérique doit permettre de mieux expliquer les trajectoires sociales des individus en 2023.

Au regard des travaux existants sur l’inclusion numérique et les inégalités, un double paradigme se dégage. D’une part, la révolution numérique n’a pas tenu les promesses qu’on lui avait prêtées. Elle n’a pas été accessible à tous, et elle a renforcé certaines inégalités et fractures sociales. D’autre part, l’accès au numérique et la maîtrise des usages numériques apparaissent aujourd’hui incontournables à la réussite économique et sociale des individus.

Dans ce cadre et dans le prolongement des travaux de Massimo Ragnedda et de Maria Laura Ruiu, il nous paraît nécessaire d’admettre un nouveau type de capital pour expliquer les effets de la transition numérique, au-delà d’une analyse par la simple combinaison des capitaux traditionnels de Bourdieu[7]. Il nous semble également légitime que ce type de capital soit spécifiquement dédié au numérique et pas à un autre phénomène socio-économique, tant ses caractéristiques et ses effets sur nos sociétés et économies sont uniques. Non-inclusif, ambivalent au sens où ses usages peuvent être bénéfiques comme préjudiciables aux individus, le numérique présente des spécificités qui le distinguent et en font un objet d’étude à part entière.

Comme les capitaux économique, social et culturel, le capital numérique est alimenté par des indicateurs de capital numérique : (i) dotation en équipements informatiques ; (ii) accès aux réseaux et infrastructures numériques ; (iii) compétences numériques de base (par exemple navigation, recherche) ; (iv) bon usage des outils numériques (esprit critique, résistance à la désinformation et aux arnaques, usage raisonné des réseaux sociaux …) ; (v) diplômes-formations spécifiques au numérique (par exemple marketing numérique, IA ou codage). Chacun de ces indicateurs peut prendre une valeur positive ou négative, venant par la suite alimenter la dotation en capital numérique de l’individu. Concrètement, un indicateur positif renforce la dotation en capital numérique (par exemple possession d’un ordinateur de dernière génération, formation en développement informatique, résidence dans une zone urbaine avec excellente couverture réseau) ; quand un indicateur négatif la dégrade (par exemple résidence dans une zone blanche, usage abusif des réseaux sociaux/addiction, non-maîtrise des outils de bureautique).

Comme théorisé par Bourdieu, le capital numérique repose sur un réseau d’interdépendances réciproques avec les capitaux économique, social et culturel. En premier lieu, ces trois derniers alimentent positivement ou négativement les indicateurs de capital numérique. Typiquement, un capital économique faible entrainera une plus faible dotation en équipement informatique d’où une dégradation du capital numérique. De même, un capital culturel élevé favorisera la capacité à résister à la désinformation, ou bien les chances d’obtention de compétences numériques élevées voire d’un diplôme dans les NTIC, renforçant ainsi le capital numérique. En second lieu, inversement, un capital numérique élevé peut permettre à un individu d’en tirer un profit économique, en accédant à certains emplois nécessitant des compétences numériques (par exemple les emplois rémunérateurs de développeurs informatiques), renforçant de cette manière sa dotation en capital économique. Le bon accès à certaines ressources culturelles en ligne renforce, de la même manière, la dotation en capital culturel de l’individu.

Enfin, contrairement aux capitaux théorisés par Bourdieu, le capital numérique se distingue en échappant davantage – même si pas entièrement – aux logiques d’héritage et de reproduction des structures sociales. Bien que l’accumulation par reproduction sociale des trois autres capitaux l’alimente, la révolution numérique aura tout de même permis à des individus faiblement dotés en capitaux économiques et culturels d’améliorer leur positionnement social, comme l’illustre le succès à l’embauche dans la filière numérique des élèves de la formation gratuite 42, lancée par Xavier Niel dès 2013, recrutés sans exigence de diplôme et à travers un processus de sélection original.

2. Les sources du capital numérique : pourquoi sommes-nous plus ou moins bien dotés ?

Comme admis communément par la recherche[8], il existe deux principaux niveaux d’inégalités numériques. En premier lieu, on recense des inégalités d’accès aux équipements et infrastructures numériques, qui forment un premier groupe d’indicateurs de capital numérique. Les inégalités de deuxième niveau résident dans les disparités en usages et compétences numériques des utilisateurs. Ces deux niveaux vont à la fois constituer les sources du capital numérique en tant qu’indicateurs de capital, mais aussi mettre en exergue l’utilité du concept. En effet, si les inégalités d’accès aux équipements et infrastructures peuvent être expliquées dans l’ensemble par les capitaux bourdieusiens traditionnels, la compréhension des inégalités de deuxième niveau va nécessiter un concept nouveau et complémentaire, qu’apporte précisément le capital numérique.

 

2.1 Les équipements et l’accès aux infrastructures numériques

Un indicateur de capital numérique fondamental est celui de l’équipement des individus en matériel informatique et de leur accès aux réseaux et infrastructures numériques, phénomène largement observé pendant l’expérience grandeur nature que fut la pandémie de Covid-19. En période de continuité pédagogique en ligne, l’absentéisme a pu être davantage prégnant dans les familles où les élèves n’avaient pas d’ordinateur personnel, voire où le foyer ne disposait d’aucun ordinateur[9]. De même, le télétravail, le maintien du lien social ou les divertissements n’ont été possibles que grâce à un bon accès à internet et à la possession d’ordinateurs ou smartphones même si ces derniers ne sont pas suffisants car ils ne présagent pas de la maîtrise des compétences (voir ci-après).

Tel a été le résultat des premières recherches sur la question au début des années 2000, qui ont fait de l’inégalité d’accès aux équipements la première explication de la fracture numérique[10]. En 2018, Van Deursen et Van Dijk[11] montrent à cet effet que l’accès au matériel varie en fonctions de critères socio-économiques, comme l’âge, le genre, le niveau d’éducation ou l’occupation professionnelle des individus. Ces données sont confirmées pour la France[12] : si 89 % de la population possède un ordinateur à domicile, on observe un sous-équipement chez les personnes non diplômées (60 %), ayant plus de 70 ans (64 %) ou vivant en milieu rural (78 %). L’impact du revenu est également criant, 96 % des personnes à haut revenus étant équipées d’un ordinateur contre 85 % des bas revenus en France. En somme, les populations les plus précaires, les moins diplômées et les plus âgées voient donc leur accès aux équipements informatiques rendus plus difficile et donc leur capital numérique dégradé par la même occasion.

Par ailleurs, ces observations restent valables en ce qui concerne les inégalités d’accès aux réseaux et infrastructures numériques, et ce partout dans le monde[13]. Au niveau national, les Français vivant en zones rurales souffrent en effet d’un moins bon accès aux réseaux fixes et mobiles[14], 72 % des habitants des communes rurales étant connectés à l’internet fixe à domicile, contre 85 % de la population française en 2022. L’écart générationnel et de revenus demeure : seulement 55 % des plus de 70 ans et 56 % des personnes non diplômées sont aujourd’hui équipés en internet fixe à domicile. Ceci étant dit, la France se classe néanmoins à la cinquième place européenne en matière de connectivité selon la Commission européenne, avec 74 % des zones habitées couvertes en 5G, 99 % des ménages connectés en 4G et 80 % en haut débit fixe[15]. Seuls le Danemark, les Pays-Bas, l’Espagne et l’Allemagne affichent des performances légèrement supérieures.

2.2 Les compétences et les usages numériques

Bien que 89 % des Français possèdent un ordinateur et que la France soit donc l’un des pays européens les plus avancés en matière de connectivité, il n’en reste pas moins qu’environ 16 millions de Français sont aujourd’hui en situation de difficulté vis-à-vis du numérique. On voit donc que l’indicateur du niveau d’accès aux matériels et infrastructures numériques n’est pas un critère suffisant en lui-même pour expliquer les disparités de dotation en capital numérique entre individus. En ce sens, alors que les premières recherches sur la fracture numérique s’étaient concentrées sur l’accès aux équipements, la communauté scientifique a par la suite approfondi cette analyse[16].

Comme l’explique Nolan A. Bowie[17], à accès constant aux équipements et infrastructures, les opportunités offertes par le numérique varient en réalité considérablement en fonction des compétences et de la qualité d’usage des individus. Avec une approche davantage qualitative, Hargittai[18] parle en ce sens d’un véritable « fossé cognitif » entre internautes capables de mener à bien une recherche ou non. On peut dès lors distinguer quatre catégories de compétences numériques qui, selon nous, contribuent toutes positivement à la dotation en capital numérique[19] : les compétences opérationnelles (basiques), informationnelles (recherche, sélection et évaluation des sources sur Internet), sociales (aisance sur les réseaux sociaux et de communication) et créatives (facilité à créer des contenus de qualité et à les partager en ligne).

S’agissant des compétences opérationnelles, les Français présentent des niveaux d’inégalités liés, sans surprise, au niveau de diplôme et à l’âge[20]. Si 25 % des Français souffrent d’une insuffisante maîtrise des outils informatiques en moyenne, ils sont 32 % à être concernés parmi les non-diplômés, contre 19 % des diplômés du supérieur. Ils sont par ailleurs 36 % chez les plus de 70 ans, contre 16 % des 25–39 ans. Parmi les pays européens, la France s’en sort néanmoins plutôt bien en matière de compétences numériques, comme en atteste le récent rapport de la Commission européenne sur l’avancement de la stratégie « Décennie numérique »[21]. En l’espèce, la France compte une part d’experts du numérique proche de la moyenne européenne, et nos concitoyens, comme dans le reste de l’UE, sont 60 % à disposer d’un niveau de compétences de base ou opérationnelles. Toutefois, la Commission souligne que la France progresse moins vite que la moyenne.

Les compétences informationnelles répondent en revanche à des logiques davantage complexes, comme le montre de manière éloquente l’exemple de la désinformation. De nombreux chercheurs ont démontré que les personnes moins éduquées et plus âgées sont davantage susceptibles de croire et propager de fausses nouvelles en ligne[22]. De même, on observe une tendance similaire chez les personnes victimes d’exclusion sociale[23]. Néanmoins, des études récentes ont montré que la vulnérabilité aux fake news est aussi largement liée à des déterminants émotionnels et psychologiques[24] propres à chaque individu, mais aussi aux valeurs, vision du monde et convictions politiques. En Europe, il a ainsi été démontré que, nonobstant les déterminants socio-économiques traditionnels (niveau d’éducation, de revenu …), les personnes de droite et d’extrême droite étaient plus enclines à croire et propager des fake news, tendance qui n’a pas été observée chez les autres tendances politiques[25]. Là est en réalité le cœur de notre analyse : les déterminants socio-économiques traditionnels, autrement dit les capitaux économique, social et culturel au sens de Bourdieu, ne permettent pas d’expliquer entièrement les inégalités liées au numérique. Certains phénomènes spécifiquement engendrés par la transition numérique, tels que la désinformation, nécessitent en effet pour les comprendre de mobilier un outil conceptuel complémentaire, que constitue le capital numérique.

Enfin, l’exemple des usages des plus jeunes générations est particulièrement intéressant. Bien qu’elles soient, au niveau agrégé, les plus à l’aise avec les outils informatiques, la typologie de leurs usages et des équipements utilisés peut, paradoxalement, mener à la dégradation de leur dotation en capital numérique. En premier lieu, 38 % des 12–17 ans ne pourraient se passer d’internet plus de quelques heures, étant donc la génération la plus accro aux écrans, et particulièrement aux réseaux sociaux[26]. En effet, 30 % d’entre eux passent plus de 35 heures par semaine devant un écran, une proportion comparable aux autres générations, mais qui, elles, connaissent aussi un temps d’écran conséquent lié à leur vie professionnelle. Du reste, les plus jeunes présentent une moindre utilisation de l’ordinateur en faveur du smartphone, et donc un relatif déficit en certaines compétences, notamment bureautiques. 62 % des Français utilisaient leur ordinateur quotidiennement en 2019 alors qu’ils n’étaient que 41 % chez les adolescents[27]. En résulte une certaine dégradation du capital numérique de ces générations, notamment face aux procédures administratives dématérialisées. Ce sont ainsi près de 30 % des 15–29 ans en France qui se déclarent incompétents en matière d’e-administration[28]. Ce phénomène avait été commenté de manière assez éloquente par le Secrétaire d’État en charge du Numérique en 2020, Cédric O, décrivant la multiplication des cas de jeunes « sachant très bien se servir des réseaux sociaux ou jouer à Fortnite », mais incapables de transférer un mail, créer un CV ou faire une déclaration d’impôts en ligne[29].

En conclusion, les sources du capital numérique proviennent en partie de déterminants socio-économiques traditionnels. Les personnes les plus éduquées, aux plus hauts revenus, auront tendance à présenter les meilleurs niveaux d’équipement et de connexion à internet (essentiellement les inégalités de premier niveau), en somme répondront positivement aux indicateurs de capital associés. De même, les personnes âgées ou vivant en zone peu denses seront souvent désavantagées face au numérique, avec un capital dégradé par rapport aux moyennes nationales. Ces inégalités de premier niveau, dans l’ensemble, peuvent être ainsi aisément expliqués en mobilisant les capitaux traditionnels, au sens de Bourdieu. Toutefois, et là est l’intérêt du numérique en tant qu’objet d’étude et nouveau capital au sein de l’analyse bourdieusienne, de nombreux phénomènes échappent tout à fait à ces déterminants classiques, en particulier en ce qui concerne les usages du numérique (inégalités de deuxième niveau). La vulnérabilité à la désinformation, le manque de compétences des nouvelles générations, l’addiction aux écrans ne vont pas nécessairement toucher les plus pauvres ou les moins éduqués en priorité. Dès lors, le capital numérique peut être utilisé pour expliquer ces inégalités de deuxième niveau, logiques socio-économiques et phénomènes de société structurants, échappant aux capitaux économique, culturel et social.

3. Les externalités hors ligne du capital numérique : conséquences et matérialisation concrète de la transition numérique dans l’ensemble de la sphère sociale

Du fait de l’importance de la transition numérique et de ses effets sur les structures économiques et sociales, la dotation en capital numérique des individus est à l’origine de nombreuses « externalités hors ligne »[30]. Concrètement, une fois déterminé, le capital numérique vient influencer les niveaux de capitaux traditionnels des personnes, et met ainsi en exergue la dimension profondément holistique de la révolution numérique, qui vient toucher les Français dans tous les aspects de leur vie quotidienne. Autrement dit, ce sont les « externalités hors ligne » du capital numérique qui légitiment véritablement le concept et viennent prouver son existence en pratique, en dehors du champ numérique stricto sensu.

En matière d’emploi, en premier lieu, on peut conclure de plusieurs études empiriques qu’un niveau élevé de capital numérique ouvre les demandeurs d’emploi à davantage d’opportunités[31] mais aussi à des revenus plus élevés une fois en poste[32]. En ce sens, Emmaüs Connect avait relevé dès 2015 les difficultés des jeunes chercheurs d’emploi, dont l’isolement et la précarité pouvaient être renforcés par leurs difficultés à utiliser les outils numériques, et notamment à envoyer des courriels[33]. De fait, ce sont aujourd’hui 83 % des actifs au chômage en France qui utilisent Internet dans leurs recherches d’emploi – signe à la fois des bienfaits de la transition numérique comme de son caractère devenu incontournable, s’agissant d’accéder au marché au travail[34]. A l’échelle macroéconomique, Aghion et Williamson[35] ont démontré que la numérisation des processus de production n’avait fait que favoriser davantage la main d’œuvre éduquée au numérique, renforçant par la même sa productivité et creusant les écarts de salaire avec les travailleurs moins formés dans le domaine. La diffusion de l’IA, notamment générative, ne fera qu’accentuer ce phénomène car le risque pour des travailleurs est sans doute moins d’être remplacés en tant que tels par l’IA, que par d’autres qui la maîtrisent. La transition numérique demeure ainsi un facteur majeur d’inégalité dans le monde du travail, et la dotation en capital numérique un critère largement déterminant pour y évoluer plus facilement.

Les outils numériques favorisent par ailleurs indéniablement la diversification et l’élargissement des cercles sociaux des personnes les maîtrisant[36], en même temps que la réduction de l’isolement social[37], et ce s’agissant de rencontres aussi bien amicales qu’amoureuses, associatives, sportives ou professionnelles, selon les applications. De la même manière, la pandémie de Covid-19 a permis de mettre en exergue le rôle déterminant des outils numériques dans la conservation des liens sociaux et la résistance à l’isolement en période de confinement, le numérique étant utilisé pour préserver les futures interactions hors ligne[38]. Ce phénomène dans son ensemble présente d’ailleurs une véritable dimension locale, Kavanaugh[39] mettant, en l’espèce, en exergue le développement des communautés locales permis par les outils numériques. En France en particulier, plusieurs applications rencontrent à cet effet un succès très large, permettant à leurs utilisateurs de jouir d’un véritable gain en pouvoir d’achat ou mobilité, grâce à une mise en relation avec les internautes à proximité. Ce sont aujourd’hui près de 30 millions de Français qui se connectent tous les mois sur la plateforme leboncoin[40], quand 20 millions d’entre eux et 60 % des 18–35 ans sont inscrits sur l’application de covoiturage BlaBlaCar[41]. Dès lors, la transition numérique semble avoir eu un effet positif direct sur le capital social des utilisateurs, rendant à l’inverse d’autant plus difficile leur situation en cas de capital numérique dégradé.

Une autre externalité hors ligne relativement insoupçonnée du capital numérique est celle de l’état de santé de la population, phénomène particulièrement explicité pendant la pandémie de Covid-19. En effet, le virus a non seulement touché davantage les personnes victimes d’illectronisme mais les a aussi exposées plus sévèrement à toutes les conséquences socio-économiques négatives de la pandémie[42]. Un des déterminants majeurs de ce phénomène réside dans les volets des politiques de santé publique relatifs à la prévention et la communication, qui sont de plus en plus numérisés, a fortiori en période de confinement. Dans ce contexte, la capacité des personnes isolées du numérique à accéder aux bonnes informations et consignes sanitaires, mais aussi à les comprendre ou les mettre en œuvre via les gestes « barrières » n’en a été que réduite. En France en particulier, la numérisation ambitieuse de la campagne de vaccination contre le Covid-19 a permis d’accélérer l’immunisation de la population, tout en rendant plus compliqué l’accès au vaccin pour les personnes éloignées du numérique, en particulier les personnes isolées, âgées ou plus précaires[43], pourtant plus vulnérables au virus. On peut évoquer plus récemment les campagnes d’information sur la canicule ou le papillomavirus. Une fois encore, en conclusion, on observe une corrélation positive entre état de santé et capital numérique sous réserve d’un usage raisonné des écrans. Si le numérique est un atout pour la santé des personnes en maitrisant les outils, il entraîne au contraire une perte de chance chez les individus les plus isolés.

Enfin, et conformément à la dimension ambivalente de la transition numérique, on note de nombreuses externalités hors ligne négatives liées à certains usages ou pratiques entraînant une dégradation du capital numérique. Typiquement, il a été démontré que la propagation de fake news sur les réseaux sociaux pouvait être à l’origine d’un véritable coût réputationnel pour leurs auteurs[44], se coupant ainsi d’une partie de leurs cercles sociaux hors ligne et virtuels et abaissant leur dotation en capital social, au sens de Bourdieu. De même, le temps d’écran toujours plus important des adolescents est responsable de privations et troubles du sommeil[45], mais aussi d’une dégradation de leur concentration et résultats scolaires[46].

En somme, ces quelques exemples d’« externalités hors ligne » du capital numérique viennent légitimer le concept en illustrant en pratique la puissance de la transition numérique, porteuse d’opportunités considérables et dans tous les domaines pour les Français, tout en étant un vecteur important de renforcement des inégalités. Devenue aujourd’hui incontournable, la diffusion du numérique doit continuer d’être accompagnée pour tenir toutes ses promesses. Les pouvoirs publics doivent ainsi mettre en œuvre des politiques ambitieuses pour que le plus grand monde en tire tous les bénéfices et pour en limiter les externalités négatives, en faisant de l’inclusion numérique une priorité.

 

4. L’inclusion numérique doit être une priorité des politiques publiques afin de résorber les inégalités de capital numérique

Les différences de dotation en capital numérique sont à l’origine d’inégalités dans divers champs dépassant le numérique (santé, emploi, culture, etc.) qui, par leur nature, appellent à une réponse des pouvoirs publics en matière d’inclusion numérique. Le cadre d’analyse du capital numérique permet d’en comprendre les causes et met ainsi en exergue des leviers sur lesquels agir : les équipements et l’accès aux infrastructures numériques d’une part ; les compétences et les usages numériques d’autre part.

Schématiquement, nous considérons par ailleurs que ces différences de dotation doivent être préférablement traitées « à la racine », i.e. dès le plus jeune âge et par l’accès, afin de limiter les politiques palliatives, aux résultats toujours plus incertains, bien que celles-ci soient évidemment nécessaires eu égard aux 16 millions de Français éloignés du numérique aujourd’hui.

 

4.1. Les équipements et l’accès aux infrastructures numériques

Ces dernières années, le gouvernement a permis une amélioration considérable de la couverture numérique du territoire, via le rehaussement ambitieux du plan « France Très-Haut-Débit » et l’exécution du « New Deal Mobile ». Plus de 99 % de la population est désormais couverte en 4G à l’extérieur[47] et près de 80 % du territoire est couvert en fibre optique[48]. Pour les prochaines années, il conviendra de réaliser l’objectif de généralisation de la fibre en 2025 (ou un équivalent en très haut débit), ce qui nécessitera notamment de résoudre la problématique des raccordements complexes (5 % des prises).

Garantir la continuité de l’accès à internet, en imposant aux opérateurs la fixation d’un délai maximal de rétablissement des réseaux fixes en cas de coupure

Au-delà des problèmes de couverture résiduels, l’irritant le plus fort pour les Français tient aux interruptions de service parfois très longues qu’ils subissent, que ce soit sur le cuivre ou sur la fibre, en cas de panne ou de dommage naturel. Être privé de connexion internet pendant deux semaines devient de plus en plus inacceptable quand, parallèlement, l’importance du télétravail ou du télé-enseignement ont connu un bond sans doute en partie irréversible. Près de 50 % des signalements reçus par l’Arcep en 2022 sur les réseaux fixes concernent la qualité de service[49]. Les fournisseurs d’accès internet pourraient ainsi se voir imposer l’obligation de prévoir dans leurs contrats un délai maximal court de réparation d’une ligne défectueuse, et d’assortir le non-respect de cette obligation à une indemnisation journalière proportionnelle au prix du service passé ce délai et au déploiement d’un service de remplacement pendant la durée de la panne.

Faire bénéficier les plus démunis d’un tarif social d’accès à l’internet très haut débit

Longtemps, les bénéficiaires des minimas sociaux (revenu de solidarité active (RSA), allocation aux adultes handicapés (AAH) ou de solidarité spécifique (ASS)) ont bénéficié d’une réduction sur leur abonnement téléphonique : 6,49 € au lieu de 17,96 € par mois. Cependant, la réduction ne concernait pas les offres couplées téléphone / internet / télévision. Pour les ménages modestes, les offres d’abonnement internet existantes sont souvent trop chères et inadaptées (forfait de communication horaire trop limité, paiement par prélèvement automatique, durée d’engagement de 12 à 24 mois, caution, réseaux de distribution, etc.). Ils sont donc souvent contraints de recourir à des systèmes plus souples (cartes prépayées pour le mobile, cybercafés pour internet), mais bien plus coûteux dans la durée. Cela se traduit par une connexion à internet représentant 40 % du reste à vivre, contre 2 % pour les ménages aisés, soit un rapport de 1 à 20. Par ailleurs, l’accès à internet très haut débit est devenu un vecteur important de l’inclusion sociale et de la citoyenneté comme nous l’avons décrit. Pour répondre à cette « double peine de la pauvreté », nous proposons la création d’une réduction sociale d’accès à internet très haut débit, sur le modèle de celui en téléphonie aboli en 2020 et qui disparaîtra en 2023.

Le niveau de la réduction sociale pourrait être fixé sur la base d’une analyse des offres existantes réalisée et régulièrement actualisée par l’ARCEP, afin d’objectiver l’écart entre les meilleures offres du marché et le tarif social légitime pour la prestation de référence. En première analyse, une cible pourrait tourner autour d’un plafond mensuel de 14 € HT. Une autre option serait une réduction proportionnelle de l’abonnement, plafonnée (par exemple une réduction de 50 % dans la limite de 8 €), afin de donner plus de liberté aux ménages dans le choix des offres. Comment le financer ? Le tarif social du téléphone était assis sur une contribution des opérateurs à un fonds de service universel des communications électroniques au maximum égale à 0,8 % de leur chiffre d’affaires du service téléphonique. Un dispositif analogue pourra être créé.

Déployer effectivement le droit au maintien de la connexion internet à domicile en cas d’impayés

Sur le modèle de l’eau et de l’électricité, ce droit a été instauré par la loi pour une République numérique (2016). Théoriquement, les personnes connaissant des difficultés ponctuelles pour payer leurs factures internet ont droit à une aide de la collectivité en adressant dans un délai de deux mois une demande au Fonds de solidarité logement (FSL) géré par les Départements. Si l’aide est validée, celle-ci prend la forme d’un abandon de créance de la part du fournisseur d’accès à internet. La remise de dette peut aller jusqu’à 100 € par ménage sur une période d’une année. Pendant la durée de traitement de la demande, le non-paiement des factures ne doit pas entraîner la coupure de la connexion internet même si son débit peut être restreint.

Pour l’application de ce droit, qui fonctionne pour l’énergie ou l’eau, une expérimentation a été menée entre 2016 et 2019 par l’Agence du numérique. Cependant, depuis, le déploiement effectif au niveau national n’a pas été concrétisé par l’État en lien avec les opérateurs de télécommunications et les Départements.

Mener une action ciblée pour l’équipement sur les publics défavorisés et les produits reconditionnés

Les taux d’équipement en France en produits électroniques (ordinateur, tablette, smartphone) sont aujourd’hui très élevés. Seuls 7 % des Français ne possèdent aucun de ces trois équipements. Néanmoins, ce sont d’une part majoritairement des personnes aux revenus les plus bas, non diplômées et éloignées des espaces urbains[50]. D’autre part, ces statistiques cachent le fait que des foyers ne disposent que d’un seul ordinateur. Ce partage par tous les membres du foyer peut par exemple affecter le bon déroulé de la scolarité des enfants comme l’ont montré les périodes de confinement et le décrochage d’élèves dans cette situation. En somme, la bataille n’est pas totalement gagnée et doit encore être menée, comme la scolarisation obligatoire à trois ans au lieu de six ans, qui même si la très grande majorité des enfants étaient bien scolarisés à cet âge, a permis de toucher les derniers pourcentages qui ne l’étaient pas mais étaient essentiellement des enfants issus de familles défavorisées et qui en avaient donc le plus besoin.

Pour ce faire, nous recommandons de ne pas reproduire une politique de distribution large de produits électroniques sur le modèle du « plan tablettes » pour les élèves lancé en 2015 qui s’est avérée très coûteuse et inefficace étant donné que de nombreux élèves disposaient déjà de leur propre équipement. A l’inverse, nous suggérons de mettre en œuvre une politique ciblée d’aide à l’achat d’équipements sur les populations défavorisées, sur la base de critères sociaux (par exemple boursiers s’agissant d’élèves). Des chèques pourraient être distribués, éventuellement via le système existant du Pass numérique dédié aujourd’hui, de manière complémentaire, à l’accompagnement sur les compétences numériques essentielles, co-financé par l’État et les collectivités locales, et distribué via des structures publiques locales (mairies, CAF, Pôle emploi, etc.).

Enfin, ces montants dédiés aux équipements électroniques pourraient être fléchés prioritairement vers des produits reconditionnés, dans une démarche de transition écologique alors que les terminaux représentent près de 80 % de l’empreinte carbone annuelle du numérique, représentant lui-même 2,5 % de l’empreinte carbone totale de la France[51].

 

4.2. Les compétences et les usages numériques

Ériger le numérique comme savoir fondamental à l’école

Nous considérons comme essentiel de former les élèves au numérique lors de leur scolarité avec la vision de l’école républicaine offrant une instruction obligatoire et gratuite à tous permettant de limiter des inégalités futures qui seraient plus difficiles à résorber. Cette mission est d’autant plus importante que maîtriser les compétences numériques de base correspond à un besoin impérieux, comme nous l’avons vu, mais n’est que rarement exprimé comme une demande naturelle par les concitoyens.

De ce fait, nous saluons les principes posés dans la stratégie du numérique pour l’éducation 2023–2027 présentée par le ministère de l’Éducation nationale en janvier 2023, reflétant l’ambition du Président Emmanuel Macron de « mettre l’apprentissage des savoirs numérique au cœur de l’école » et de faire du code une forme de nouvelle « langue vivante ». Elle vise à répondre au double enjeu du développement des compétences numériques : assurer à chaque élève un niveau solide de compétences numériques, leur garantissant une maîtrise indispensable pour comprendre le monde et réussir professionnellement tout au long de leur vie ; et offrir la possibilité, à ceux qui le désirent, de devenir des experts pouvant s’orienter vers des études et des carrières dans le domaine du numérique.

A l’école primaire, l’objectif est de réduire l’exposition des élèves aux écrans tout en améliorant leur maîtrise du numérique, en lien avec l’approfondissement des connaissances fondamentales en mathématiques. Cela devrait impliquer l’apprentissage et l’utilisation d’outils numériques essentiels, tels que les outils bureautiques, collaboratifs et éducatifs, grâce à des activités éducatives régulières et spécifiques intégrées aux programmes et au temps scolaire.

Au collège, l’objectif est de comprendre le fonctionnement des outils numériques (algorithmique, bases de données, protection, etc.), de les employer de manière responsable et d’acquérir de premières compétences en codage. Pour cela, il est indiqué que le cycle de la 5e à la 3e sera repensé pour enseigner ces compétences clés et que les métiers du numérique seront mis en avant lors de la demi-journée de découverte des métiers nouvellement créée.

Cette stratégie vient utilement compléter la création du cours obligatoire « sciences numériques et technologie (SNT) » en seconde et de la spécialité « numérique et sciences informatiques (NSI) » en première et terminale, par la réforme du lycée de 2018.

Cet apprentissage des compétences numérique des élèves de l’école au lycée doit maintenant être attesté par la certification étatique Pix, non plus seulement en 3e et en terminale mais aussi en 6e à partir de la rentrée 2024.

Il faudra nécessairement être attentif à la mise en œuvre concrète de ces ambitions, qui n’ont pour l’instant fait l’objet que de peu d’intérêt de la part des responsables politiques. Lors de sa conférence de presse pour la rentrée scolaire 2023, le nouveau ministre de l’Education national, Gabriel Attal, a fait de l’apprentissage des savoirs fondamentaux l’une de ses priorités, en citant le français et les mathématiques. Nous pensons qu’il faut y ajouter le numérique.

Autrement, ce sont plus de 150 000 élèves qui quitteront chaque année le système scolaire pour rejoindre les 16 millions de Français déjà aujourd’hui éloignés du numérique, sur la base d’un ratio stable de 25 % de la population.

En particulier, les moyens consacrés, comme pour la formation des enseignants, ne semblent pas encore être au bon niveau. Par exemple, un CAPES informatique/NSI existe depuis 2020 mais moins d’une centaine de postes sont ouverts annuellement.

Enseigner le numérique avec des méthodes de rupture

Une manière de régler la question des moyens, en particulier humains, est de recourir à des méthodes originales d’apprentissage du numérique en utilisant des outils numériques permettant une formation autonome.

Ces méthodes doivent permettre également de répondre à l’enjeu de l’obsolescence rapide des compétences dans le numérique. Au-delà de la formation initiale, la formation continue des élèves mais aussi enseignants est d’autant plus importante que les technologies et outils numériques évoluent et se diffusent très rapidement, comme l’attestent évidemment l’IA générative et un outil tel que ChatGPT ou bien les nouveaux langages de programmation. Il s’agit de pouvoir apprendre à apprendre aussi de manière autonome.

En ce sens, la méthode de la formation 42 est éclairante. Elle propose à près de 4 000 étudiants sur plus de 50 campus dans le monde une méthode d’apprentissage innovante et unique avec une intervention très limitée d’enseignants. Cette approche repose sur l’apprentissage autonome, notamment grâce à un logiciel développé spécifiquement, où les étudiants explorent des ressources en ligne et travaillent sur des projets concrets en équipe, favorisant ainsi la pédagogie par projet. L’évaluation est effectuée par les pairs, ce qui encourage la collaboration, l’entraide et le partage de connaissances au sein de la communauté étudiante. De plus, la gamification du processus d’apprentissage, avec un système de points et de niveaux, motive les élèves à progresser et à relever des défis.

Un logiciel comparable (ou plusieurs, sur le modèle des manuels) pourrait ainsi être développé, en interne ou par appel d’offres auprès de sociétés privées, pour les élèves au collège et au lycée par exemple. Celui-ci permettrait un passage à l’échelle beaucoup plus rapide, son usage nécessitant ensuite essentiellement du matériel informatique déjà disponible dans les établissements scolaires.

Du reste, face au développement de l’intelligence artificielle générative, il s’agira de tirer parti des opportunités offertes par cette technologie, en formant les élèves à ses usages et en la mobilisant dans les enseignements, quand cela s’y prêtera. De fait, il ne sera de toute évidence pas possible, ni souhaitable, d’interdire son utilisation à l’école. Ainsi, a fortiori en France où la place des devoirs à la maison est importante, une réflexion reste à mener sur la façon dont peuvent s’insérer des outils comme ChatGPT dans l’enseignement primaire et secondaire, afin qu’ils puissent être exploités par les élèves de manière maîtrisée et utile.

Accompagner au mieux les personnes éloignées du numérique d’aujourd’hui et demain

Cette formation continue ne doit naturellement pas se limiter aux enseignants. Comme le capital social qui diminue lorsque les relations ne sont pas entretenues, le capital numérique a la particularité de pouvoir se déprécier si les compétences ne sont pas mises à jour (ou si les équipements ne sont pas renouvelés). Cette dépréciation peut être potentiellement très rapide en fonction des évolutions voire ruptures technologiques : intelligence artificielle, web 3.0, informatique quantique…

Aujourd’hui déjà, près de 16 millions de personnes sont éloignées du numérique. Des politiques d’accompagnement à la maîtrise de compétences numériques, a minima de base, doivent donc viser à la fois ceux qui sont et seront déjà « capitalisés », notamment grâce à l’école, mais qui auront besoin de « recapitalisation », ainsi que ceux pauvres en capital numérique aujourd’hui.

Depuis le plan de relance de 2020 consécutif à l’épidémie de Covid-19 (France Relance), le gouvernement, en lien avec les collectivités locales, a décidé d’accélérer la formation et le déploiement d’ « aidants numériques » qui désignent « les professionnels en première ligne face aux usagers en difficulté avec le numérique alors même que l’accompagnement des publics dans leurs usages numériques ne constitue pas toujours le cœur de leurs missions »[52] comme les travailleurs sociaux, les agents d’accueil en collectivité territoriale ou dans des agences de services publics (Pôle emploi, CAF, etc.). Le Président Emmanuel Macron a fixé comme objectif d’en atteindre 20 000 d’ici 2027. Plus particulièrement, France Relance prévoyait la création de 4 000 « conseillers numériques France Services » (CNFS) qui sont recrutés et formés par l’État et ont pour mission spécifique « d’accompagner les Français dans leur appropriation des usages numériques quotidiens »[53]. Leur financement a depuis été pérennisé et l’objectif relevé à 8 000 d’ici 2027 par le ministre de la transformation et de la fonction publique, Stanislas Guérini. Ce dernier a déclaré fin septembre 2022 que près d’un million de Français ont déjà été accompagnés.

Ce chiffre montre bien qu’il existe encore un sujet d’échelle, et donc de budget, dans cette politique publique. Rappelons que la France compte aujourd’hui près de 850 000 enseignants pour les 12 millions d’élèves de l’école au lycée[54]. Au-delà des questions financières, le métier de CNFS doit encore largement se professionnaliser par une meilleure formation, avec des écoles de la médiation numérique (sur le modèle des écoles du travail social ou des parcours dédiés au sein de celles-ci), ainsi que des postes et missions mieux définis comme l’a montré une première enquête[55]. Il devrait aussi faire l’objet d’une meilleure valorisation et de plus de contrôle. En somme, il s’agit d’en faire un vrai métier dans une société numérique.

Pour ce passage à l’échelle, qui ne doit pas reposer uniquement sur les CNFS, nous recommandons enfin que des modules de formation aux compétences numériques de base et à l’apprentissage de celles-ci soient rendus obligatoires dans les formations initiales (écoles du travail social par exemple) et continues de tous les travailleurs sociaux (assistants de service social, intervenants à domicile, etc.) afin qu’ils puissent mieux prendre en charge les besoins numériques des personnes qu’ils accompagnent.

Conclusion

La transition numérique signifie à la fois des opportunités considérables pour les personnes maîtrisant les nouveaux outils et de nouvelles fractures sociales, risquant de renforcer l’isolement d’une partie moins dotée de la population. De fait, le numérique est aujourd’hui devenu un facteur majeur de différenciation sociale, élément incontournable du positionnement social des individus comme de leur réussite économique – phénomènes explicités éloquemment par la sociologie bourdieusienne et sa théorie des capitaux dans les années 1970. Toutefois, nous avons montré que les déterminants socio-économiques traditionnels ne parviennent pas à expliquer entièrement les inégalités issues de la transition numérique auxquelles fait face la population aujourd’hui – l’exemple de la désinformation étant particulièrement probant à ce titre.

C’est dans ce contexte que nous reprenons la notion de « capital numérique », afin de mettre en évidence de nouvelles formes d’inégalités dans la société numérique de 2023. En mettant mieux en exergue les inégalités d’accès aux équipements et aux infrastructures, de compétences et d’usages numériques, le capital numérique permet de fixer une priorité politique claire, celle de l’inclusion numérique. En ce qui concerne les matériels et les infrastructures critiques, dont la couverture aujourd’hui n’est plus la préoccupation principale, nous recommandons de se focaliser sur une politique sociale en matière de garantie d’accès et de tarification, pour que tous les Français puissent continuellement bénéficier d’outils numériques. Au-delà de l’accès comme élément premier, le numérique doit être reconnu à l’école comme savoir fondamental, au même titre que les mathématiques ou le français, dont l’apprentissage doit reposer sur des méthodes de rupture (sur le modèle de 42) pour faciliter son déploiement et l’actualisation des compétences tout au long de la vie. Il s’agit ainsi de traiter le problème de l’illectronisme à la racine afin de ne pas continuellement augmenter le nombre de personnes éloignées du numérique dont l’accompagnement doit passer à l’échelle.


[1] Rapport du Ministère de l’Éducation nationale, sur la période mars-mai 2020

[2] Classement DESI de la Commission européenne, 2022

[3] Baromètre EY du capital-risque, 2023

[4] Baromètre du Numérique 2022 – Rapport CREDOC pour ANCT, Arcep, Arcom et CGE, 2023

[5] Synthèse des contributions au Grand débat national, Opinion Way, 2019

[6] Pierre Bourdieu, La Distinction : critique sociale du jugement, Les Editions de Minuit, 1979

[7] Massimo Ragnedda et Maria Laura Ruiu, Digital Capital : A Bourdieusian Perspective on the Digital Divide, Emerald, 2020.

[8] Najeh Assaoui, “The digital divide: a literature review and some directions for future research in light of COVID-19”, Global Knowledge Memory and Communication, 2021

[9] Statistiques Canada, Répercussions du Covid-19 sur les parents et enfants, 2020

[10] Najeh Aissaoui, “The digital divide: a literature review and some directions for future research in light of COVID-19”, Global Knowledge Memory and Communication, 2021

[11] Van Deursen et van Dijk, The first-level digital divide shifts from inequalities in physical access to inequalities in material access, 2018

[12] Baromètre du Numérique 2022 – Rapport CREDOC pour ANCT, Arcep, Arcom et CGE, 2023

[13] M. Hilbert, “The bad news is that the digital access divide is here to stay: domestically installed bandwidths among 172 countries for 1986–2014”, Telecommunications Policy, 2016

[14] Baromètre du Numérique 2022 – Rapport CREDOC pour ANCT, Arcep, Arcom et CGE, 2023

[15] Classement DESI 2022, Commission européenne

[16] Najeh Assaoui, “The digital divide: a literature review and some directions for future research in light of COVID-19”, Global Knowledge Memory and Communication, 2021

[17] Nolan A. Bowie, “The digital divide: making knowledge available in a global context”, Schooling for Tomorrow: learning to Bridge the Digital Divide, OCDE, 2000

[18] E. Hargittai, “Second-level digital divide: differences in people’s online skills”, First Monday, 2002

[19] Van Deursen, Helsper et Eynonc, “Development and validation of the internet skills scale (ISS)”, Information, Communication and Society, 2016

[20] Baromètre du Numérique 2022 – Rapport CREDOC pour ANCT, Arcep, Arcom et CGE, 2023

[21] Commission européenne, Report on the state of the Digital Decade, 2023

[22] Baptista et Gradim, “Who Believes in Fake News? Identification of Political (A)Symmetries”, Social Sciences, 2022; Guess et al., “Less than you think: Prevalence and predictors of fake news dissemination on Facebook”, Science Advances, 2019; Brashier et Schacter, “Aging in an era of fake news”, Current Directions in Psychological Science, 2020

[23] Ullrich Ecker et al., “The psychological drivers of misinformation belief and its resistance to correction”, Nature Reviews Psychology, 2022

[24] Talwar et al., “Why do people share fake news? Associations between the dark side of social media use and fake news sharing behavior”, Journal of Retailing and Consumer Services, 2019; Calvillo et al., “Personality factors and self-reported political news consumption predict susceptibility to political fake news”, Personality and Individual Differences, 2021; Szebeni et al., “Social Psychological Predictors of Belief in Fake News in the Run-Up to the 2019 Hungarian Elections: The Importance of Conspiracy Mentality Supports the Notion of Ideological Symmetry in Fake News Belief”, Frontiers in Psychology, 2021

[25] Baptista et al., “Partisanship: The true ally of fake news? a comparative analysis of the effect on belief and spread”, Revista Latina de Comunicacion Social, 2021

[26] Baromètre du Numérique 2022 – Rapport CREDOC pour ANCT, Arcep, Arcom et CGE, 2023

[27] Baromètre du Numérique 2022 – Rapport CREDOC pour ANCT, Arcep, Arcom et CGE, 2023

[28] France Info, Illectronisme : la fracture numérique frappe aussi les jeunes, 2022

[29] Maxime Tellier, « La fracture numérique n’épargne pas les jeunes », France Culture, 2020

[30] Najeh Assaoui, “The digital divide: a literature review and some directions for future research in light of COVID-19”, Global Knowledge Memory and Communication, 2021

[31] P. Kuhn et H. Mansour, “Is internet job search still ineffective?”, The Economic Journal, 2014

[32] P. DiMaggio et B. Bonikowski, “Make money surfing the web? The impact of internet use on the earnings of US workers”, American Sociological Review, 2008

[33] Etude Emmaüs Connect, Les pratiques numériques des jeunes en insertion socio-professionnelle, 2015

[34] Baromètre du Numérique 2022 – Rapport CREDOC pour ANCT, Arcep, Arcom et CGE, 2023

[35] P. Aghion et J.O. Williamson, Inequality and Globalization: Theory, History, and Policy,

Cambridge University Press, 2000

[36] Muscanell et Guadano, “Make new friends or keep the old: gender and personality differences in social networking use”, Computers in Human Behavior, 2012

[37] Jaehee Cho, “Roles of smartphone app use in improving social capital and reducing social isolation”, Cyberpsychology, Behavior and Social Networking, 2015

[38] Nguyen, Gruber, Fuchs, Marler, Hunsaker et Hargittai, “Changes in Digital Communication During the COVID-19 Global Pandemic: Implications for Digital Inequality and Future Research”, Social Media + Society, 2020

[39] Kavanaugh et al., ”Weak ties in networked communities”, The Information Society, 2005

[40] Leboncoin, 2021

[41] BlaBlaCar, 2021

[42] Beaunoyer, Dupéré et Guitton, COVID-19 and digital inequalities: Reciprocal impacts and mitigation strategies, Computers in Human Behavior, 2020

[43] Covid-19 : quand le numérique complique l’accès à la vaccination des publics prioritaires, La Gazette des Communes, 2021

[44] Ullrich Ecker et al., “The psychological drivers of misinformation belief and its resistance to correction”, Nature Reviews Psychology, 2022

[45] Effets des écrans sur le sommeil des adolescents, Etude de l’ORS Ile de France, 2020

[46] Le Mentenc et Plantard, « INEDUC : pratiques numériques des adolescents et territoires », Netcom, 2015

[47] Etat de la couverture mobile en France au 31 décembre 2022, ARCEP, 20 avril 2023

[48] ARCEP, au 31 mars 2023

[49] Bilan annuel de « J’alerte l’ARCEP », ARCEP, avril 2023

[50] Baromètre du Numérique 2022 – Rapport CREDOC pour ANCT, Arcep, Arcom et CGE, 2023

[51] Evaluation de l’impact environnemental du numérique en France et analyse prospective, ADEME et Arcep, 2022

[52] Définition de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT)

[53] Ibid.

[54] Les chiffres clés du système éducatif, Ministère de l’Education nationale, rentrée 2022.

[55] Pierre Mazet et Jordy Stefan, Déploiement du dispositif conseillers numériques France Services. Résultats d’étape de l’enquête quantitative du programme national de recherche. Rapport du centre de recherche d’Askoria pour l’Agence nationale de la cohésion des territoires, 2023

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