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Note

Crise de la diplomatie: des petits pois aux petits fours

Les récents déboires de la politique étrangère française et les diverses prises de position auxquelles ils ont donné lieu dans les médias révèlent des dysfonctionnements profonds au sein de la diplomatie française : caricaturés par un gouvernement qui n’a lui-même pas su prendre la pleine mesure des changements historiques à l’œuvre dans le monde arabe, les diplomates souffrent de la stigmatisation opérée par le pouvoir politique, et des contraintes budgétaires imposées à leur ministère. Au-delà de la perte de confiance, c’est également l’"hyperprésidence" et son corollaire, l’absence d’une ligne politique claire et cohérente, ainsi que l’instrumentalisation de la politique étrangère par la politique intérieure qui sont remis en question par cette crise.
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SYNTHÈSE

La crise récente traversée par la politique étrangère française a révélé, en marge de la problématique fondamentale de ses orientations et des valeurs qui l’animaient, deux questions essentielles pour l’avenir : les relations entre le pouvoir et l’outil diplomatique, et le risque d’instrumentalisation de la politique étrangère par la politique intérieure.

Clouée au pilori par un gouvernement prompt à se dédouaner de son manque de clairvoyance dans la compréhension et la gestion de la Révolution de jasmin, la diplomatie française n’a certainement pas cessé de remplir ses missions d’analyse des évolutions politiques et sociologiques locales, qui restent au cœur du travail diplomatique. Plus encore, le gouvernement avait à sa disposition bien d’autres sources d’évaluation de la situation dans le monde arabe et en Tunisie. La responsabilité de la réaction officielle, du message à transmettre lui incombait.

La mise en cause par le pouvoir de ses serviteurs, donnant corps au fantasme d’un appareil diplomatique incompétent et arrogant a affaibli l’Etat et entretenu le « malaise » du ministère des Affaires étrangères, frappé de plein fouet par la réduction des dépenses publiques, et contraint par des marges de manœuvre de plus en plus réduites, alors même que le champ de ses missions s’étend. Dans ce contexte, la médiatisation de certains épisodes et les déclarations de diplomates sont apparues comme les symptômes d’une perte de confiance entre pouvoir et ambassadeurs, ouvrant néanmoins un débat nécessaire.

Cette crise aura également été révélatrice des limites de l’ « hyperprésidence » qui, dans la conduite des affaires étrangères, empêche la réflexion et l’analyse collégiales, la continuité et la cohérence de la ligne politique, essentielles pour prendre la mesure de situations telles que l’insurrection tunisienne.

Enfin, la justification de la politique étrangère française au nom de préoccupations de politique intérieure (maîtrise des flux migratoires et contrôle du risque terroriste notamment), outre le prisme très limité qu’elle offre à des événements d’une portée historique majeure, participe d’une vision étroite de la diplomatie, loin du débat à conduire sur le rôle de la France dans le monde aujourd’hui.

NOTE

La crise que vient de connaître la politique étrangère de la France aura revêtu, en dehors du légitime débat de fond qu’elle appelle sur les orientations fondamentales qui l’inspirent, deux caractéristiques circonstancielles qui la distinguent, et sur lesquelles il faut revenir si on veut en tirer des leçons pour l’avenir.   La première est d’avoir suscité une polémique publique, inédite, entre le pouvoir et les diplomates qui se sont exprimés. La seconde est d’avoir provoqué une irruption directe, rare sous cette forme, de la politique étrangère dans le débat de politique intérieure, avec le risque d’instrumentalisation de la première par la seconde, alors que nous avons besoin d’un débat plus éclairé sur le rôle de la France dans le monde d’aujourd’hui.

1. Crise de l’outil diplomatique ou crise de la main du pouvoir ? 

  Sur ce premier volet, certaines mises au point paraissent nécessaires si l’on veut éviter de laisser dans les esprits une confusion durable sur l’état de notre outil diplomatique.

1. 1 – La diplomatie française n’est sans doute pas la caricature qu’en a faite le pouvoir pour se dédouaner de ses accès de cécité

L’analyse des évolutions politiques et sociologiques locales, comme le développement des rapports avec tous les acteurs de la société civile, partis, syndicats, ONG, au même titre que décideurs économiques, prescripteurs culturels, intelligentsia, et bien évidemment médias, a toujours fait partie des missions de nos postes diplomatiques, même si on fait mine de le redécouvrir pour paraître innover.   A-t-on le souvenir que les diplomates aient été suspectés autrefois d’ignorer les luttes contre les dictatures en Amérique Latine, ou le rôle des dissidents à l’époque du bloc soviétique ? Bien des exemples de prises de risque au service de la liberté pourraient être évoqués sur ces terrains. Les accuse-t-on de complaisance vis-à-vis des régimes birman ou nord-coréen ? Sont-ils aveuglés par nos intérêts au point de ne pas rendre compte de la situation des droits de l’homme en Chine ? Entend-on dire qu’ils ne cherchent pas, au-delà du comportement inacceptable d’Ahmadinejad, à comprendre les évolutions en profondeur de la société iranienne ?   La grande majorité des ambassadeurs s’impliquent personnellement dans l’analyse des sociétés, et toutes les chancelleries importantes, dotées de quelques collaborateurs spécialisés, génèrent une correspondance régulière sur l’évaluation des forces en présence, les mouvements de fond de l’opinion, les symptômes de crise, l’état des libertés publiques, les stratégies locales des autres grandes puissances. Non seulement ces dimensions font toujours partie des « instructions » données aux ambassadeurs au début de leurs missions, et doivent être développées dans leur « plan d’action », qui a valeur de contrat avec le ministère des Affaires étrangères (MAE), mais elles sont réactualisées par les multiples exercices d’analyse et de prospective qui leurs sont demandés en cours d’exercice : rapports en vue de réunions régionales ou thématiques à Paris, et de la Conférence des Ambassadeurs, analyses du « risque-pays » joignant le MAE et Bercy, commandes des commissions parlementaires, comptes rendus de visites de personnalités qui pour des motifs divers, rencontrent de larges échantillons de personnalités locales, etc.   Certes, face à une crise en train de se jouer, face à une insurrection où, sans précédent, s’invente l’avenir, la lucidité individuelle des diplomates de haut rang peut peser sur le niveau d’alerte de nos dirigeants, et l’éventail des scénarios qu’ils auront en tête avant de parler, avant d’agir. Personne ne s’imagine cependant qu’ils soient l’unique source d’évaluation dont disposent nos dirigeants, ce qui serait de leur part une curieuse étroitesse d’esprit. Les événements en Tunisie étaient couverts par la presse, et rien n’oblige les bureaux parisiens à se limiter à la presse française, si tant est qu’elle ait été, parfois, moins mobilisée que d’autres. Les intellectuels, journalistes, politiciens d’opposition, victimes de la répression, ou exilés, étaient-ils inconnus de Paris ? Qui n’avait pas entendu parler de Taoufik Ben Brik ? N’y avait-t-il aucun contact avec la FIDH et sa secrétaire générale tunisienne ? Les diplomaties et les services de renseignement occidentaux n’échangent-ils pas des analyses ? Le MAE, notamment par la Direction de la Prévision, ne consulte-t-il pas régulièrement des experts dans une optique pluraliste ? Bref, à supposer que la synthèse de l’information n’ait pas été performante, et que la portée des événements ait été sous-estimée dans diverses capitales européennes, la réaction officielle, le choix des mots, le message d’avenir à adresser à une génération, relevaient incontestablement d’une responsabilité politique. 

1. 2 – La controverse sur la diplomatie n’est qu’un aspect d’une gestion malsaine des relations entre le pouvoir et l’appareil d’Etat

La mise en cause publique de l’ambassadeur en Tunisie, remercié pour être remplacé par un collaborateur du Président de la République, déjà connu pour ses dérapages, et à peine arrivé, auteur de propos calamiteux, n’est que la partie émergée de l’iceberg dans la gestion de l’outil diplomatique depuis quelques années. Hélas, cette séquence-là ne peut qu’encourager le grand public dans les pires clichés sur le corps, le fantasme de l’incompétence et l’arrogance arrosées au champagne. Les politiques, eux-mêmes victimes de clichés du genre « tous pourris », et prompts à s’en indigner, pourraient éviter d’alimenter par démagogie ceux qui dénaturent ce pan du service public.   Le « malaise » régulièrement évoqué du MAE tient à mes yeux, non à un seul facteur, mais à la conjonction et à la concomitance de deux procédés dont il est l’objet. Le premier tient à la manière dont il a été soumis à la RGPP. La nécessité de la contribution de l’outil diplomatique à l’effort de maîtrise de la dépense publique ne fait pas de doute ; le fait qu’il y ait été exposé avant les autres, et se trouve aujourd’hui menacé dans sa capacité à exercer ses missions, a été suffisamment rappelé (tribune « Juppé-Védrine », article des anciens secrétaires généraux) pour ne pas rouvrir ici le débat, qui mérite son espace propre. Il faut seulement ajouter qu’il est de plus en plus difficile pour les ambassadeurs de se donner pleinement à leur mission de contact, d’analyse, d’influence et de coopération, lorsque l’obsession quotidienne est la manière de compenser dans l’action les pertes en cadres d’ambassade, et de continuer à fonctionner sans budget, tout en négociant l’effet des coupes avec des bureaux ramenés aux logiques comptables, tandis que la mondialisation, évidemment, ne fait qu’accroître le champ des missions et les attentes des acteurs publics ou privés français.   Le deuxième procédé dont les diplomates ont été l’objet, se résume simplement à ce qui a été vécu comme du mépris, si l’on s’en tient aux déclarations à l’emporte-pièce sur la nullité des uns ou des autres, aux mutations par le fait du prince, à « l’usage disproportionné de l’humiliation » dans le traitement général des agents.   Si les magistrats sont des petits pois, les diplomates sont sans doute des petits fours. Si la météo s’est trompée sur le niveau des eaux, le Quai d’Orsay a cassé le thermomètre des fièvres révolutionnaires, etc.   Dépassons les anecdotes : un pouvoir qui met en cause ses propres serviteurs pour justifier ses échecs affaiblit le sens de l’Etat. Bien sûr, toute faute individuelle doit être précisément établie et justement sanctionnée. Mais les stigmatisations collectives, même officieuses ou allusives, outre qu’elles mettent en conflit durablement des professionnels du service public, sont au mieux un aveu d’impuissance, au pire un ressort populiste. Il appartient aux autorités, si elles diagnostiquent un dysfonctionnement, de prendre leurs responsabilités et de proposer les réformes de structure et l’allocation des moyens qui permettraient de faire autrement.   Notons, enfin, que ces affaires ont conduit à un développement relativement nouveau : la médiatisation inattendue d’épisodes habituellement réservés aux initiés, la prise de parole de diplomates, soit retraités, soit dans l’anonymat (groupe Marly, Rostand, Albert Camus), ainsi que, de la part du pouvoir comme de certains diplomates eux-mêmes, la publication d’extraits de correspondance diplomatique. Si dans une optique de transparence, dans le souhait d’une plus grande vitalité démocratique du débat sur les questions de politique étrangère, et dans l’espoir de voir la substance et les difficultés du métier diplomatique mieux connus du public, on peut se réjouir d’avoir vu s’instaurer ce débat, on ne peut que s’interroger sur ce qui l’a rendu possible, et de la part des diplomates habitués à assumer la réserve, nécessaire.   Qu’il faille a posteriori se justifier dans les médias, comme si un diplomate était un éditorialiste polémiquant avec ses confrères, est une innovation bizarre au sein de l’Etat. Cela encourage-t-il durablement à l’audace intellectuelle ? La confidentialité et la confiance entre le pouvoir et les ambassadeurs ont été en d’autres temps la condition de la prise de risque compensée par le droit à l’erreur. Sinon, pour « positiver » ce développement, on peut espérer qu’un plus grand décloisonnement de la diplomatie permettra encore davantage aux diplomates, dans l’échange avec les experts, les médias, les autres sources publiques d’analyse extérieure (défense, renseignement, fondations, ONG…), de communiquer suffisamment, et en amont des événements, autour de leurs perceptions, comme de leurs incertitudes, pour s’identifier dans les débats, au lieu d’être considérés au dernier moment comme des pythies solitaires dont l’oracle souvent ignoré n’est exhibé que s’il est démenti.

1. 3 – Cette crise, enfin, aura été l’un des révélateurs des limites de l’ « hyperprésidence »

Les prérogatives présidentielles en matière de politique extérieure dans la cinquième République ne sont pas en elles-mêmes en cause. En revanche, et cela a été maintes fois commenté, l’interprétation du domaine réservé, avec la diminutio capitis du ministre des Affaires étrangères, l’existence de plusieurs circuits directs à l’Elysée, et la personnalisation permanente de la politique étrangère, a créé une situation nouvelle dans le pilotage de cette politique.   On devrait sans doute distinguer la question des orientations politiques choisies, sur les grandes questions, de celle de la conduite des affaires, dont relève plutôt le cafouillage tunisien : insuffisance de l’analyse stratégique et de son exploitation interministérielle au niveau parisien, manque de réflexion libre, une hiérarchie politico-administrative obligée de se conformer aux humeurs d’un cercle très restreint de décideurs ; une ministre des Affaires étrangères qui a peut-être d’autant moins perçu sa responsabilité face à la situation tunisienne que la présidence était devenue le seul émetteur autorisé à « qualifier » les crises ; bref, une configuration où la concentration et la personnalisation empêchent parfois les débats et les prises de conscience collectives qu’exige la reconnaissance des événements historiques.   La politique étrangère, face au foisonnement des événements capables de prendre une tournure imprévisible, nécessite collégialité dans l’analyse, continuité dans la posture, souci constant du long terme. Cette base doit déjà être assurée au niveau gouvernemental, pour permettre au Président de la République de porter à son niveau le point de vue et les propositions de la France. Le risque des dictatures de l’urgence et de l’humeur (on pourrait citer l’étrange gestion des relations avec le Mexique) peut sinon aboutir à de graves revers.   

2. 1 – La politique étrangère instrumentalisée par la politique intérieure ?

Tout chef d’Etat capitalise pour sa crédibilité personnelle ses déplacements, ses résultats, ses succès, sur la scène mondiale. Notre président jusqu’ici tablait sur une séquence médiatique globalement faste, comportant des événements populaires comme la libération des infirmières bulgares, des innovations ambitieuses comme l’Union pour la Méditerranée, une gestion énergique de la présidence française de l’Europe, une intervention directe dans une crise grave, avec la Georgie, et, à travers le G20, la consolidation d’une image de leader dans la réponse européenne, puis internationale, à la crise économique et financière, comme champion des nouvelles régulations et de la protection du modèle français dans la mondialisation.   Les révolutions arabes auront en quelques semaines remis en cause ces acquis (leurs effets durables, fussent-ils souvent discutables) en portant au niveau d’une affaire d’Etat, amplement médiatisée, et faisant irruption dans le champ de la politique intérieure, les heurs et malheurs de la diplomatie française, qui ordinairement ne suscitent pas tant d’échos.   Il est vraisemblable que la spécificité du terrain maghrébin et arabe ait amplifié ce phénomène. La familiarité des dirigeants français avec les leaders et les élites de ces pays leur avait fait oublier les réserves de comportement nécessaires à l’étranger. Les éléments d’interdépendance entre les deux rives (contrôle des flux migratoires, prévention du fondamentalisme, lutte contre le terrorisme, relations économiques), devenues instruments de chantage pour les dictateurs, avaient servi à justifier le culte de la stabilité au détriment du soutien à la démocratisation et au respect des droits de l’homme, dont on semble comprendre tardivement qu’ils sont aussi une partie intégrante d’une politique d’influence réaliste si nous voulons faire partie de l’avenir de ces peuples.   Les préoccupations de politique intérieure auront, en retour, imprégné les efforts du pouvoir pour se justifier (usage alambiqué de l’ancien statut colonial pour expliquer la prudence dans le cas tunisien) ou pour qualifier les événements à l’échelle régionale : il faut aider ces pays parce que l’échec de la démocratisation et le désordre entraîneraient de graves risques pour l’Europe en termes de flux migratoires et de terrorisme. Ces risques doivent être rigoureusement pris en compte, mais leur mise en exergue peut conduire à une vision réductrice des événements à l’aune des peurs collectives.   Il est bien sûr que la politique étrangère et la politique intérieure soient en phase : les préconisations pour l’international doivent correspondre aux valeurs, au modèle de société qui président aux choix internes, à la nécessité à la fois de les protéger et de les propager dans une vision globale de l’intérêt national. En revanche, la politique étrangère ne doit pas être menée en fonction des seuls retours en termes de politique intérieure : la crise récente aura comporté aussi un avertissement à cet égard. C’est plutôt en devenant, en permanence, une dimension à part entière du débat politique, et en mobilisant nos institutions, que la politique étrangère pourrait prendre sa vraie place dans la politique intérieure, comme élément du choix citoyen.  

Après le remaniement ministériel, les attentes sont fortes s’agissant d’un outil diplomatique stabilisé, rassuré sur sa place au sein de l’Etat, mobilisé au service d’une politique cohérente. La crise dans la diplomatie, le malaise du Quai d’Orsay, le flottement face à un phénomène historique que certains comparent à la chute du Mur pour la portée de ses conséquences potentielles, auront eu au moins le mérite de mettre en évidence à quels dysfonctionnements de nature autant politique qu’administrative, il fallait désormais remédier.

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