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Chronique

Face aux menaces de Moscou, les Européens peuvent et doivent tenir

L’analyse de Sylvain Kahn

Après plusieurs semaines de tension aux frontières de l’Ukraine, la stratégie russe reste difficile à lire. Un moment marginalisés, les Européens ont fait entendre leur parole. Mais, au-delà de l’urgence, quelle attitude les pays européens peuvent-ils et doivent-ils adopter face aux revendications du Kremlin ?

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La politique étrangère de la Russie de Poutine perturbe les Européens. Ces derniers ne trouvent pas comment réagir. La liste des vulnérabilités qui handicapent les Européens dans leur politique vis-à-vis de la Russie est connue. Dépendance au gaz russe pour leur énergie ; dépendance à la politique russe des Etats-Unis pour leur sécurité ; aversion pour la puissance dans leur vision du monde ; divergences entre les intérêts nationaux des Etats-membres. Le gazoduc Nordstream 2 construit pour approvisionner l’Allemagne depuis la Russie sans passer par l’Ukraine mais non encore en fonction est à lui seul un concentré de toutes ces vulnérabilités. Que les Européens soient exclus des discussions américano-russes en cours sur l’architecture de la sécurité du continent en témoignent également.  

L’UE a des vulnérabilités mais n’est pas faible

Pour autant, cette liste ne rend pas compte du tableau d’ensemble. Ce tableau est celui d’une UE qui résiste avec constance aux nombreuses et variées actions nuisibles et perturbatrices de l’administration Poutine. La mise en place des sanctions en représailles à l’annexion de la Crimée est reconduite sans coup férir. Le renforcement du flanc Est de l’Otan qui est également la frontière orientale de l’UE aussi. Les diplomaties européennes, de l’Allemagne et de la France en particulier, sont parvenues ensemble à sauver Alexandre Navalny suite à son empoisonnement par, selon toute vraisemblance, les services secrets de l’Etat russe. Le format Normandie de résolution du conflit dans l’Est de l’Ukraine n’a pas permis un retour à l’intégrité territoriale de cette dernière ; du moins a-t-il contribué à geler ce conflit. La violation du droit international et de la souveraineté ukrainienne par la Russie n’ont finalement pas empêché la signature de l’accord d’association de l’Ukraine avec l’UE. Elles ont également étendu l’impopularité de la Russie à une au sein de l’opinion publique ukrainienne.

Si l’UE parle avec plusieurs voix, c’est, au final, pour ne tenir qu’une seule position. Objectivement, les Européens ne passent rien ni ne concèdent rien à l’administration Poutine. Ils encaissent. Et c’est déjà pas mal !

Les Européens sont donc en difficulté mais pas si faibles qu’on peut le penser. Cette position inconfortable le deviendrait-elle moins si les Européens considéraient que le sentiment d’encerclement ou de déclassement de Monsieur Poutine était justifié et méritait d’être apaisé ? Par exemple en s’engageant à ce qu’aucun pays issu de l’URSS ne rejoignent plus ni l’Otan ni l’UE.

Dans ce raisonnement, les relations de proximité que les Européens et les Ukrainiens cherchent à entretenir depuis vingt ans, comme le fait que les Américains et les Européens ne découragent pas les Ukrainiens d’envisager souverainement d’intégrer l’Otan, seraient donc la cause déclenchante de l’annexion de la Crimée, du conflit dans l’Est de l’Ukraine et de la décision du Président Poutine de masser depuis deux mois plus de 100 000 soldats aux frontières de l’Ukraine. Non seulement vulnérables face aux politiques du fait accompli et de déstabilisation menées par l’Etat russe, les Européens seraient de plus en grande partie responsables de l’agressivité et du manque de considération du pouvoir russe à leur endroit ? Si l’esprit critique envers soi-même est une qualité, le fait de se penser responsable de tout ce qui nous arrive n’est-il pas une forme d’arrogance ou d’amour propre déplacé ?

Rien ne permet de démontrer ni même d’étayer l’idée qu’accéder aux exigences du président russe sur l’Ukraine et sur l’Otan ferait progresser la stabilité régionale, l’intégrité de l’Ukraine et la sécurité de l’UE. Rien. On peut même faire l’hypothèse que c’est le contraire qui se produirait et que toute concession à l’Etat russe poutinien sera un encouragement à obtenir davantage.

Le régime poutinien ne cherche pas l’apaisement mais la violence

Le régime mis en place sous Poutine en Russie est d’abord une nouveauté. Il ne justifie pas ces exigences ni ses actes par une idéologie et une vision du monde. Loin de revendiquer ses actes d’expansion et ses interventions militaires, ce régime les dissimule. A en croire ses dirigeants, la Russie n’a pas envoyé son armée en Crimée en 2014 (c’était des petits hommes verts), n’est pas présente dans le Donbass, ni en Libye, ni en République Centrafricaine, ni au Mali. Dans les faits, les forces armées avec lesquelles l’Etat russe prend pied dans ces différents pays sont les Wagner. Wagner est le surnom du fondateur de cette société militaire privée, Dmitri Outkine, ancien cadre du renseignement militaire et proche de Vladimir Poutine. Ces SMP échappent au droit de la guerre et aux conventions de Genève.

Cette instrumentalisation d’armées irrégulières (les Wagner sont les plus connus, mais non la seule) s’inscrit dans une panoplie sophistiquée d’outils militaires et non militaires, étatiques et non étatiques (on parle donc de guerre hybride) dans le but d’affaiblir voire de défaire l’adversaire identifié ou de mettre un territoire sous emprise et de l’exploiter de façon prédatrice. Les dirigeants de l’Etat russe n’ont pas de considération pour le droit international ni pour les traités ni pour le droit de la guerre. Alep et les populations civiles de Syrie ont subi le même roulement ininterrompu de bombardements aériens meurtriers et indistincts que Grozny et la Tchétchénie quinze ans plus tôt. Ils ne cherchent pas à substituer un ordre international à celui qu’ils critiquent et corrodent. Seul le nationalisme et la détestation de l’Occident leur tiennent lieu de principes.

Aux yeux du pouvoir russe, la souveraineté territoriale de la Georgie, de la Moldavie et de l’Ukraine n’ont aucune valeur. Les espaces cyber, aériens et maritimes des Etats de l’UE riverains de la Baltique sont régulièrement violés. Hors de tout cadre légal, les Wagner détournent les richesses minières de pays africains en échange d’une protection militaro-policière accordée aux dirigeants de régimes en proie à des guerres civiles (RCA, Mali). Des opposants politiques ou des supposés traîtres sont tués ou empoisonnés sur le territoire russe comme à l’extérieur (Skrypal, Navalny).  En un mot, “la violence est constitutive de la présidence de Vladimir Poutine” (Isabelle Mandraud et Julien Théron, Poutine la stratégie du désordre, Tallandier, 2021, p. 105). Son régime, démontrent-ils, s’est doté à cet effet d’une armée de métier modernisée en profondeur et très bien dotée ; l’armée russe est devenue non seulement le principal instrument du régime mais aussi un pilier central de toute la société, dès l’école primaire.

L’UE peut choisir le statu quo pour se faire respecter

Ces faits font douter que le gouvernement russe respecterait un accord que passeraient avec lui les Européens et les Ukrainiens. De plus, tout en étant vulnérables et en difficulté, les Européens sont forts de leur spécificité : ils motivent leur politique étrangère et mondiale par l’affirmation du pluralisme et des libertés. L’UE s’élargit car elle est attractive. Les nations qui la composent y sont entrées par choix. Quand un pays veut la quitter, c’est son droit, et celui-ci est garanti et respecté.

Les Européens renonceraient à ce qu’ils sont en s’engageant à refuser d’envisager la candidature d’un pays démocratique pour satisfaire l’exigence d’un voisin, qui plus est violent et intimidant. La construction européenne correspond à ce moment de la géohistoire des Européens dans lequel ils ont tourné le dos au concert des nations, quand des grands pays se réunissaient en congrès (de Vienne, de Berlin, de Versailles) pour décider sans eux du sort de pays réputés plus petits, plus faibles, plus anecdotiques.

Même si c’est difficile, les Européens doivent persister dans cette voie qu’ils ont choisie depuis soixante-dix ans. Ils ne doivent pas négocier le sort des Ukrainiens par-dessus la tête de ces derniers. Ils le doivent d’autant moins qu’ils ne retireraient du régime Poutine aucun apaisement ni aucune considération ni aucune stabilité ni aucune sécurité. Ce qu’ils ont de mieux à faire en tenant compte de leurs vulnérabilités qui ne vont pas disparaître demain matin, c’est d’encaisser ; c’est de ne pas se laisser intimider ; c’est de tenir bon et de ne pas faire de concessions. Et, comme au judo, d’utiliser leurs vulnérabilités pour, à leur tour intimider l’adversaire qu’est ce régime russe hostile – ou, à tout le moins le faire douter. Utiliser l’Otan pour masser, eux aussi, des troupes à leur frontière ukrainienne ; menacer de couper l’accès au marché européen aux entreprises russes qui procurent bien souvent des rentes aux dirigeants du régime. Rien n’oblige ni ne contraint les Européens à se plier au cadre de référence des dirigeants russes. A ce stade, face à Moscou, l’UE peut  choisir de se faire respecter : tenir, préférer le statu quo, et ne surtout pas renoncer à ce que nous sommes. C’est déjà beaucoup.

Sylvain Kahn est docteur en géographie et professeur agrégé d’histoire à Sciences Po. Il a notamment publié Histoire de la construction de l’Europe depuis 1945, PUF, 2021 et Le pays des Européens, Odile Jacob, 2019, avec Jacques Lévy
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