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Chronique

Guerre en Ukraine : qui va gagner la bataille des sanctions économiques et financières ?

Il y a six mois, Europe et États-Unis étaient confrontés à un dilemme : ils ne pouvaient ni laisser l’agression de l’Ukraine par la Russie réussir, ni envoyer des troupes pour combattre l’armée de Vladimir Poutine. Ils ont donc choisi de combattre par procuration en armant la résistance ukrainienne et de mener leur propre guerre économique et financière dans l’espoir d’affaiblir significativement la Russie. En quelques jours, les Occidentaux ont déployé un arsenal de sanctions sans précédent dont l’effet « shock and awe » (choc et effroi) devait amener l’agresseur à résipiscence. Qu’en est-il aujourd’hui ?

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Comme le relève The Economist, les sanctions combinaient des mesures très médiatisées mais d’une efficacité limitée, telles que l’interdiction de voyager et la saisie des yachts et des villas des oligarques ; des sanctions financières, notamment le gel des réserves de la banque centrale et l’exclusion de certaines institutions russes du système de messagerie interbancaire SWIFT ; et une interdiction d’exporter des technologies, associée à des pressions sur les multinationales pour qu’elles se retirent du marché russe. 

Dans cet arsenal, seules les sanctions financières étaient réellement nouvelles. Depuis la Seconde Guerre mondiale, ce type de mesures n’avaient été appliquées que rarement et à des pays peu importants sur le plan financier, comme l’Iran ou le Venezuela. Aucun des conflits antérieurs avec l’Union soviétique n’avait suscité une telle réaction. Même après l’invasion de l’Europe par les nazis, il avait fallu plus d’un an avant que les avoirs allemands aux Etats-Unis soient gelés. Cette fois-ci, ce fut l’affaire de quelques jours.

En réalité, les États-Unis, l’Union européenne et le Royaume-Uni ont fait levier de leur contrôle des infrastructures critiques de la mondialisation financière. Comme l’avaient prévu dans un article de 2019 deux universitaires, Henry Farrell et Abraham Newman, ces infrastructures ont été utilisées comme des armes. Jusque-là, les réserves de change étaient supposées presque intouchables. Elles avaient le caractère d’une propriété inviolable. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle tant de pays, notamment en Asie, avaient commencé à en accumuler après avoir subi la dure conditionnalité des aides du FMI à la fin des années 1990.

Les monnaies mondiales, en particulier le dollar américain, étaient quant à elles considérées comme des quasi-biens publics. Il en allait de même pour SWIFT. Bien qu’ayant un statut juridique de droit privé (en l’occurrence, une coopérative de droit belge), ce système joue le rôle d’une infrastructure de marché commune et n’avait, jusqu’alors, aucun concurrent significatif. Ce que la réponse occidentale à la Russie a signifié au reste du monde, c’est qu’il s’agissait en fait de biens publics conditionnels.

Cette conditionnalité aurait pu prétendre à une certaine légitimité si elle avait été largement soutenue. L’exclusion de l’accès aux biens publics mondiaux peut être considéré comme une punition légitime en réponse à des comportements déviants. Si la grande majorité du Groupe des Vingt (G20) avait adopté une position commune à ce sujet, cela aurait été le cas.

Peu après que le Groupe des Sept (G7) et l’Australie ont annoncé des sanctions financières, cependant, la Chine, l’Inde, l’Indonésie, la Turquie, l’Argentine, le Brésil, le Mexique et l’Afrique du Sud ont publié des déclarations similaires pour expliquer pourquoi ils ne se joindraient pas aux sanctions occidentales. Le G20 s’est divisé.

L’Occident aurait-il pu construire une coalition plus large ? Il était trop pressé pour essayer, et la Chine se serait de toute façon abstenue. Plus profondément, l’égoïsme et le comportement erratique du Nord ont sapé la confiance.    

L’autre condition du succès était l’efficacité. Pendant un temps, le choc a semblé suffisamment fort pour déstabiliser l’économie russe. Sur le coup, le rouble s’est effondré, l’inflation a grimpé en flèche, les taux d’intérêt se sont envolés, la production a chuté. Six mois plus tard, cependant, la situation économique, bien que mauvaise, est meilleure que ne l’avaient prévu la plupart des observateurs.

Il est clair que l’effet de stock dû au gel des actifs de la banque centrale a été compensé par les recettes continues des exportations de pétrole et de gaz. Le pétrole se négocie avec une décote, mais plus faible qu’il y a trois mois. Et le gaz a été transformé par Vladimir Poutine en une arme économique. Dans l’espoir que Moscou accepterait tacitement de continuer à exporter son énergie, l’Union européenne s’était pourtant montrée réticente à exclure de SWIFT les banques associées au commerce du gaz, comme Gazprombank, à interdire les importations de pétrole, ou à appliquer des droits de douane au gaz russe. Elle a également manqué d’unité : les armateurs grecs transportent le pétrole russe, TotalEnergies poursuit ses forages en Sibérie et le Premier ministre hongrois Orbán s’oppose ouvertement aux sanctions.

Les experts débattent aujourd’hui de l’efficacité ou non des sanctions : Jeffrey Sonnenfeld, de Yale, soutient qu’elles paralysent l’économie russe, tandis qu’Elina Ribakova, de l’Institut de la finance internationale, affirme qu’elles s’avèrent poreuses. Les faits montrent que les sanctions financières – celles qui étaient censées conduire rapidement Poutine à Canossa – sont moins efficaces que prévu, mais que celles qui restreignent l’accès aux technologies étrangères et au savoir-faire de pointe le sont à plus long terme. En d’autres termes, l’économie russe ne s’effondre pas, mais ses perspectives de croissance ont été affaiblies et le seront encore.

Cela ne présage rien de bon pour l’issue de la guerre financière déclenchée par l’Occident. Avec un gaz qui se négocie en Europe à un prix équivalent à plus de 400 dollars le baril, la Russie va aborder l’automne en position de force. Il apparaît clairement qu’elle s’apprête à imposer des embargos gaziers sélectifs à une Union européenne divisée. Quels que soient les dommages à long terme pour l’économie russe, l’UE risque de perdre la guerre financière avant que la Russie ne perde la guerre économique.

Si tel était le cas, l’Occident aurait gaspillé en vain son contrôle des infrastructures monétaires et financières de la mondialisation. Car il ne faut pas se faire d’illusion : l’Europe et les États-Unis ne sont plus des puissances dominantes en termes de production, de flux commerciaux ou même de technologie. Ils restent cependant des puissances monétaires et financières inégalées. Mais en signalant que les biens publics qu’ils offrent sont en fait conditionnels, ils ont affaibli ce privilège et accéléré la recherche de substituts. En perdant la guerre financière, ils signaleraient que les sanctions financières ne sont rien de plus que des tigres de papier.

Europe et États-Unis sont allés trop loin pour reculer. Ils n’ont plus le choix, et doivent accepter l’épreuve dans la durée. Comme l’a dit Margaret Thatcher à George H.W. Bush à la veille de la guerre du Golfe, ce n’est pas le moment de flancher.

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