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Note

La Révolution de jasmin ou la débâcle d’une politique extérieure française

La révolution tunisienne a révélé de manière éclatante l’échec de la politique extérieure française, qui n’a eu de cesse de soutenir le régime de Ben Ali, sous couvert de non-ingérence et de realpolitik. À l’heure où de nombreuses sociétés sont mûres pour la démocratie, il est urgent pour la France de réévaluer sa politique à l’égard des pays non démocratiques, notamment dans le monde arabe.
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SYNTHESE

La situation en Tunisie soulève pour l’heure de nombreuses incertitudes : l’armée, arbitre de l’avenir, encouragera-t-elle, comme cela semble être jusqu’à présent le cas, la transition démocratique, ou favorisera-t-elle la mise en place d’un régime autoritaire ?  La nouvelle équipe, dont les ministres d’opposition viennent de se retirer à la demande des syndicats, saura-t-elle gagner la confiance populaire, ou s’agit-il, comme le dit Touafik Ben Brik, du même canard, décapité, mais bien vivant ?

Une certitude en tous cas : la révolution tunisienne signe l’échec d’une politique extérieure française qui n’a cessé, sous couvert du principe de non-ingérence, de soutenir le régime de Ben Ali. Informé depuis les années 1990 de la réelle nature du régime, conscient de ses dérives dictatoriales et prévaricatrices de plus en plus marquées ces dernières années, le gouvernement français a fait le pari de la stabilité politique.

Les « réalistes » soulignent les « avantages comparatifs » du régime Ben Ali : l’engagement sans faille de la Tunisie dans la lutte contre le terrorisme ; une pratique tolérante de l’islam ; un partenariat économique privilégié avec la France ; des élites francophiles.

Tout cela est vrai. Mais cela ne justifiait pas le déséquilibre de la politique diplomatique menée, reposant sur un soutien politique sans nuance à Ben Ali. D’autant que ce déséquilibre devenait de plus en plus difficile à tenir avec le durcissement du régime, multipliant les atteintes toujours plus brutales aux libertés publiques. Jusqu’à la faute : la proposition, par le biais de la ministre des affaires étrangères, d’une aide des forces de sécurité françaises pour réprimer « proprement » la récente insurrection du peuple tunisien, au moment même où le régime s’effondrait.

La chute de Ben Ali doit nous conduire à réévaluer notre politique diplomatique à l’égard des pays non-démocratiques, notamment dans le monde arabe. Nous pensions que nous n’avions d’autre choix que de vivre avec des dictatures stables sur le moyen terme. C’est inexact. De nombreuses sociétés sont mûres pour la démocratie. La leçon de la Tunisie, c’est que des gouvernements autoritaires sont susceptibles de tomber à l’horizon du temps gouvernemental. L’équilibre entre « realpolitik » et promotion raisonnée des droits de l’Homme s’en trouve modifié.

NOTE

Le peuple tunisien, avec un courage qui suscite notre admiration, s’est débarrassé du dictateur Ben Ali. Près d’une centaine de Tunisiens l’ont payé de leur vie. Des centaines d’autres ont été blessés. A l’heure où nous écrivons ces lignes, il faut souhaiter que ce mouvement révolutionnaire marque la naissance d’une nouvelle Tunisie démocratique. Le peuple tunisien le mérite et nos intérêts l’exigent.

Rien n’est malheureusement sûr. Des dizaines de milliers de cadres de l’ancien régime ont intérêt à sauver les privilèges et les prébendes accumulés depuis plus de vingt ans. Des dizaines de milliers de petits collaborateurs du régime, vivant de la corruption et de la délation, craignent aujourd’hui sinon pour leur vie, du moins pour leur avenir. Tous espèrent que le départ de Ben Ali et l’annonce de quelques mesures libérales suffiront à rétablir le calme pour qu’au fond rien ne change. Le peuple tunisien n’est certainement pas prêt à accepter que sa victoire lui soit volée. La situation peut déraper dramatiquement à tout moment. L’attitude de l’armée sera déterminante. Soutiendra-t-elle les aspirations démocratiques en accompagnant la transition, comme cela semble être jusqu’à présent le cas ? Ou bien, au contraire, aidera-t-elle à la mise en place d’un régime autoritaire au nom de la lutte contre l’anarchie ou la supposée menace islamiste ? Dans ces conditions, que fera le gouvernement français ? 
 

1 – Des autorités françaises déphasées et désarmées

Pour l’heure, depuis le début de la crise, la politique conduite par N. Sarkozy apparaît désorientée. Au nom d’une pseudo non-ingérence dans les affaires intérieures d’un pays ami, le gouvernement n’a cessé de fait d’apporter un soutien actif au régime menacé par son propre peuple. On est loin des déclarations de la campagne présidentielle de 2007 sur la France des droits de l’Homme.

Le soutien de Paris au régime aura duré jusqu’au bout. Pas un mot de condamnation de la répression pendant plusieurs semaines, alors que l’insurrection populaire montait. La diplomatie française avait choisi son camp : garantir la stabilité du régime. Jusqu’à la faute politique inexcusable : la ministre des affaires étrangères proposant l’envoi d’experts de nos services de sécurité pour organiser une répression « propre » du mouvement populaire. Et aucun soutien au peuple tunisien, jusqu’à cette déclaration de N. Sarkozy, à l’annonce de la fuite de Ben Ali, indiquant, embarrassé, « prendre acte » du résultat des événements.

Pourtant les Etats-Unis avaient déjà réclamé du pouvoir tunisien le respect des libertés individuelles, et Mme Ashton avait condamné l’usage disproportionné de la force.

Au-delà du silence des médias français sur une insurrection qui a débuté aux alentours de Noël, les autorités manquaient-elles d’informations ? Depuis des années, toutes les ONG et associations de défense des droits de l’homme nous informent des faits et gestes d’un régime en fin de règne. Nous savions tout de la répression qui s’abat depuis les années 1990, non seulement sur une opposition laminée, mais également sur une intelligentsia lumineuse, une société civile vivace et bien réelle… En somme sur toute forme d’alternative à un régime inapte à dessiner des perspectives pour un peuple qui a beaucoup sacrifié pour la prospérité d’un petit nombre. Le Président de la République en visite en Tunisie en 2008 a choisi d’ignorer, au nom de la realpolitik, cette réalité et a préféré donner un satisfecit au régime.

Près d’un million de ressortissants et de binationaux d’origine tunisienne résident et s’accomplissent dans notre pays. Cette diaspora nous donnait un supplément de responsabilité face à cette situation. Nous avions tous les éléments et les leviers nécessaires pour encourager le changement en Tunisie. Dans cette crise, le gouvernement français n’a pas fait justice à l’amitié qui nous lie au peuple tunisien.

Les autorités françaises ne manquaient pas d’informations. Elles ont manqué de vision : elles ont fait un choix politique à contre-sens de l’histoire en marche. Les explications embarrassées de la ministre pour corriger le « malentendu », et plus encore l’aveu franc du ministre de la défense, selon lequel l’exaspération des Tunisiens face à un régime répressif et autoritaire avait été sous-estimée, montrent bien que les autorités françaises ont manqué de vision s’agissant d’un pays pourtant proche et familier.

Il est vrai que le régime tunisien avait su exploiter certains « avantages comparatifs » du pays, pour s’attirer l’indulgence des observateurs « réalistes », pas uniquement dans les rangs de la droite d’ailleurs.  D’abord, l’engagement de la Tunisie dans la lutte contre le terrorisme, et son rôle dans la coopération régionale sur ce terrain ; ensuite, une pratique réputée tolérante de l’Islam, un statut de la femme plus en phase avec nos critères, des progrès dans l’éducation, un modèle économique dont on voit bien aujourd’hui les limites, mais porteur d’un certain développement ; enfin, un partenariat économique privilégié avec la France (6 milliards d’échanges, implication de nos groupes dans les projets d’infrastructure) et avec l’Europe.

Cela justifiait-il qu’on passe si facilement sur les atteintes aux libertés publiques (atteintes à la liberté de la presse, à la liberté d’expression, arrestations arbitraires de journalistes, militants, syndicalistes, contrôle d’internet), et sur les abus d’autorité du régime, comme s’il n’y avait pas d’alternative entre la dictature et le chaos pour un pays comme pour la Tunisie ? Ce sont les Tunisiens aujourd’hui qui nous indiquent le contraire : on aurait aimé qu’un pays comme la France, sans irresponsabilité, mais sans complaisance, ne soit pas en retard sur eux !

Une telle politique des yeux fermés ne peut être qu’à courte vue. La construction dans le temps d’un vrai rempart contre le terrorisme ou le fondamentalisme exige aussi que les peuples aient une confiance suffisante dans leurs dirigeants, et que la crise sociale ne fasse pas le lit des extrémismes. Ici il faudrait nourrir une vision régionale de la situation, dont les troubles en Algérie ou les immolations en Egypte suffisent à nous rappeler la nécessité.

La perspective d’un partenariat économique, visant à réaliser le libre échange avec la Tunisie, s’inclut dans la perspective d’un partenariat politique plus vaste, prenant en compte le développement, la démocratisation, les droits de l’Homme, les migrations. C’est bien l’ambition de l’accord d’association UE-Tunisie, entré en vigueur le 1er mars  1998, et visant désormais le « statut avancé » dont bénéficie déjà le Maroc. Dans ces textes, le principe des conditionnalités démocratiques n’est pas absent.  
Il n’a pas été suivi avec beaucoup de rigueur. A l’occasion du Conseil d’Association UE-Tunisie, en mai dernier, les grandes ONG avaient attiré pourtant l’attention des dirigeants de l’UE sur le non respect du plan d’action adopté dans le cadre de la Politique Européenne de Voisinage, et sur les graves dégradation intervenues l’année dernière s’agissant des libertés publiques.

Certes on sait que ces démarches intégrées, qui doivent  approfondir la coopération avec un pays proche, et donc l’institutionnaliser avec les autorités en place, tout en engageant le pouvoir, par un mélange d’incitations et d’avertissements, dans un processus de démocratisation, qui doit trouver des interlocuteurs au présent, tout en développant les contacts avec les forces d’avenir, sont des démarches difficiles et progressives. Mais cela n’implique ni de se taire, ni d’approuver par crainte de perdre des positions, lorsqu’il se passe des événements qui non seulement sont condamnables, mais dont l’issue peut nous faire perdre bien davantage.
 
 

2 – Quel message de la France aujourd’hui ?
 

Avec une telle politique à contre-sens, c’est la question du message de la France, celui qu’elle doit adresser à des millions de citoyens, en Tunisie et dans la région, qui se trouve posée.

Va-t-on laisser se répandre l’image d’un pays qui confie « la garde de ses frontières » à des despotes accapareurs ? Ce cliché est peut-être injuste, mais on imagine l’effet qu’il peut avoir sur la crédibilité de notre action pour l’avenir.

Ou bien, s’il n’est pas trop tard, la voix de la France peut-elle rester porteuse d’espoir pour tous ceux qui, dans leur aspiration à la liberté et à la justice sociale, voudraient se sentir moins seuls face à l’arbitraire et à la prévarication ?

Il ne s’agit pas de couper les liens avec les autorités en place, raisonnement par l’absurde souvent invoqué pour justifier le silence sur les questions qui fâchent. Il s’agit de ne pas devenir nous-mêmes les otages de régimes qui jouent sur nos craintes pour nous faire taire. Il s’agit de démontrer aux forces de progrès, aux jeunes sans perspective, aux peuples abusés, un minimum d’empathie pour leurs aspirations, le signal que nous voulons faire partie de leur avenir, et pas seulement d’un présent qu’ils n’ont pas choisi.

Au moment où l’expression « printemps arabe » apparaît dans les médias, le cas de la Tunisie aura été un très mauvais précédent pour notre pays, quelle que soit l‘évolution de la situation dans les mois qui viennent au Maghreb et en Egypte.

Entre la tradition essoufflée de la « politique arabe » et le soufflé de l’Union pour la Méditerranée, il reste à inventer une ambition cohérente pour la France, face à une région du monde capable de mutations générationnelles explosives. L’idée d’un vaste pacte avec l’Europe reste exaltante ; on connaît toutes les difficultés dans cette voie, et elles ne sont pas le fait de la France. Mais il faut aussi, pour donner sens à ce projet, que chacun de nos gestes en direction des pays du sud de la Méditerranée exprime une véritable sensibilité à leur histoire, à leurs attentes, à leur devenir. 
 

3 – Construire une politique étrangère plus équilibrée face aux pays non-démocratiques, dans le nouveau contexte de la révolution de jasmin

La chute de Ben Ali doit nous conduire à réévaluer notre politique diplomatique à l’égard des pays non-démocratiques, notamment dans le monde arabe. Nous vivions avec l’idée que les dictatures sont stables sur le moyen terme. C’est inexact. Les sociétés musulmanes sont compatibles avec la modernité, et nombre d’entre elles sont mûres pour la démocratie. La leçon de la Tunisie, c’est que des gouvernements autoritaires sont susceptibles de tomber à l’horizon du temps gouvernemental. L’équilibre entre « realpolitik » et promotion raisonnée des droits de l’Homme s’en trouve modifié.

La France doit bien sûr tonner contre les régimes odieux, mais pas seulement contre ceux où nos intérêts sont mineurs (Birmanie, Zimbabwe…) ou contre ceux qui sont clairement désignés comme ennemis (Iran, Corée du Nord…). Ces prises de positions sont indispensables mais elles ne suffisent pas à faire une politique.

La France doit aussi trouver le moyen de défendre ces valeurs dans le cadre de sa politique en direction des grands pays comme la Russie ou la Chine. Exercice ardu car notre influence y est faible, et la conciliation de nos intérêts, loin d’être seulement commerciaux, difficile : nous avons besoin de ces pays. Du moins peut-on concevoir que la responsabilité est collective. A nous de travailler avec nos partenaires européens pour trouver la meilleure politique possible. Les cadres juridiques existent. Manque la volonté politique.

S’agissant de pays proches, où nous disposons d’une réelle influence et où nous pouvons peser sur l’évolution de la situation, la perspective d’une chute des gouvernements autoritaires, désormais réaliste à court-moyen terme, doit nous amener à renforcer nos exigences en matière de droits de l’Homme vis-à-vis des régimes en place, et à nouer des contacts plus intenses avec les forces de progrès, qui seront les gouvernements de demain. 

Le réalisme, désormais, c’est la prise en compte de l’ensemble de nos intérêts dans une perspective non plus statique, comme si ces gouvernements étaient éternels, mais dynamique, en intégrant la possibilité de chute à moyen terme, et en l’accompagnant suffisamment tôt pour que les mouvements révolutionnaires démocratiques puissent être les plus pacifiques possibles.

C’est parce que la France n’a pas voulu construire une telle politique équilibrée, cohérente, inscrite dans la durée qu’elle a fini par devenir la complice d’une dictature, et qu’au lieu de se réjouir de la libération d’un peuple ami, elle se trouve aujourd’hui muette et en pleine contradiction avec les valeurs et les discours qui forgent son identité. C’est moralement inacceptable. Mais c’est aussi contraire à nos intérêts. 
 

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