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Chronique

L’Australie rappelle brutalement le poids géopolitique de la France et de l’Europe – L’analyse de Sylvain Kahn

L’annonce inattendue le 15 septembre d’un partenariat stratégique appelé « Aukus » entre l’Australie, le Royaume-Uni et les Etats-Unis met en cause l’engagement pris par l’Australie avec la France en 2019. Dans le cadre d’un accord à 50 ans, l’Australie s’était notamment engagée à acheter 12 sous-marins français. La surprise et l’indignation font chœur à Paris. Pourtant, ce revirement, qui interroge la capacité européenne à parler d’une seule voix, ne devrait pas nous surprendre. L’analyse de Sylvain Kahn pour Terra Nova est à retrouver ci-dessous.

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L’Australie vient de dénoncer le contrat de construction et d’acquisition de sous-marins passé avec la France. Le gouvernement français s’offusque de cette “trahison”. Il avait expliqué aux Français et aux relais d’opinion qu’il s’agissait du “contrat du siècle”. On était heureux de le croire. Objectivement, cette dénonciation est un coup dur. Pour autant, elle éclaire d’une lumière crue un certain nombre de réalités ; mieux: elle les rend palpables. De ce coup dur, Français et Européens peuvent tirer des conclusions pour l’action.

Réalité numéro 1 :

La France seule ne peut rivaliser avec les Etats-Unis. Dans le domaine de la défense, ces derniers sont bien plus attractifs et rassurants que Paris. On le savait, non ? Les alliés européens de la France lui rappellent tous les jours que, pour eux, la défense européenne existe déjà. Elle a été créée en 1949, à leur demande (France comprise) ; elle leur donne, bon an mal an, satisfaction. Elle s’appelle l’OTAN. Contrairement à ce qu’on lit dans tant de commentaires depuis le 15 août, la défense de l’Europe par l’Otan n’est pas remise en cause par son retrait d’Afghanistan. En effet, durant leur tournée européenne du printemps dernier, Biden et Blinken ont réaffirmé sans ambiguïté l’engagement américain aux côtés des Européens face aux menaces de l’Etat russe. Ce faisant, et comme promis lors de leur campagne électorale, ils ont refermé le moment Trump. Ils ont tout aussi explicitement confirmé le retrait d’Afghanistan. Cette confirmation avait même été endossée à l’unanimité de ses membres par un conseil de l’Otan le 14 avril 2021.

S’agissant du “contrat du siècle” entre la France et l’Australie, ce qui devrait nous surprendre le plus n’est pas sa dénonciation (si déplorable soit-elle), mais bien le fait qu’il ait été signé. C’était comme un petit miracle défiant les lois de la géopolitique, et nous y avons cru. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis sont en effet le double pilier de la défense du “monde libre”, dans le Pacifique d’une part et dans l’Atlantique d’autre part. Ils n’ont manifestement pas choisi d’articuler ces deux alliances et ces deux théâtres d’opérations. On peut le regretter mais ce n’est pas nouveau.

Tout en le regrettant, on peut même se faire l’avocat du diable en regardant la politique chinoise de l’Europe du point de vue de l’administration Biden. Trump avait érigé la rivalité avec la Chine communiste en priorité de sa politique étrangère. Dans le même temps, sous son gouvernement, les Etats-Unis avaient cessé d’être pour l’Europe des alliés solides et amicaux. Trump mit en œuvre une diplomatie du bras de fer et de l’incertitude tant avec les Chinois qu’avec les Européens. Biden, dès sa campagne électorale, adopta un contre message clair : les Européens sont les alliés des Etats-Unis ; ils ont ensemble un rival stratégique en commun : la Chine ; Européens et Américains devraient donc faire front commun face à celle-ci. Les Européens préfèrent finasser plutôt que d’accepter franchement et sans réserve cette proposition. Le président Macron n’est pas revenu, lors de la tournée européenne de Biden du printemps dernier, sur son affirmation concernant l’Otan, « en état de mort cérébrale ». Mais on a bien entendu que, selon lui, la Chine (et le Pacifique) n’étaient pas dans l’Atlantique. Il n’a pas été contredit par les autres dirigeants européens. Peut-on dès lors s’offusquer que Biden ne mélange pas le Pacifique et l’Atlantique ? Et qu’il puisse considérer que, face à la Chine, les Européens ne sont pas les premiers avec qui bâtir une stratégie et sur qui compter ? Évitons ici les malentendus : les Européens sont tout à fait libres de bâtir une politique chinoise différente de celle des Etats-Unis. Ce peut être une bonne chose. Débattons-en, d’ailleurs, et définissons une doctrine solide. Mais ne déplorons pas que les Etats-Unis en tirent des conclusions qui nous déplaisent. Soyons conséquents.

Réalité numéro 2 :

La France est seule en raison du nationalisme qui prévaut en Europe dans le secteur de l’industrie militaire et de défense. Lorsque Naval Group (ex DCNS) a remporté le “contrat du siècle” en 2016, le constructeur français (dont les actionnaires sont l’Etat et Thalès) fut choisi au sein d’une short list de trois entreprises, dont le japonais Mitsubishi-Kawasaki et l’allemand Thyssen-Krupp. Le principal atout de l’industrie de défense états-unienne est sa concentration. Ce fait donne au gouvernement américain un levier considérable. La caractéristique principale du secteur de l’industrie de défense en Europe est sa fragmentation. C’est un constat. C’est un héritage de l’histoire. Les constructeurs européens, avant d’être en concurrence avec des constructeurs américains ou japonais, le sont d’abord entre eux.

Il suffit d’observer l’énergie déployée par les ministres de France, d’Allemagne, de Suède, d’Espagne, d’Italie pour vendre le matériel militaire de “leurs” producteurs nationaux dans le monde (sans oublier ceux du Royaume-Uni, membre de l’UE de 1972 à 2020, ni omettre les industries de défense tournées vers leur marché intérieur, comme en Finlande et en Norvège). Cela finit même par créer des dépendances paradoxales, comme celles de la France à l’égard des minuscules Emirats Arabes Unis.

Quel contraste avec l’aéronautique civil ! C’est un hasard de calendrier, mais l’annonce du nouveau contrat américano-australien qui se substitue au contrat franco-australien intervient la semaine même où la rivalité entre les branches civiles de Airbus et Boeing est en train de tourner nettement à l’avantage de l’avionneur européen.

Evitons ici un deuxième malentendu : les européens ne referont dans le militaire le coup de maître qu’est Airbus (ex EADS) dans le civil. Pourquoi ? Parce qu’on n’effacera pas d’un trait la liaison séculaire et incestueuse de la construction des Etats et de l’édification de champions industriels du militaire. Il faut faire avec cette fragmentation. Mais, de celle-ci, il conviendrait de faire quelque chose de smart. On pourrait a minima en conclure qu’il convient de renoncer à répondre seul à des appels d’offre d’équipements de défense, et à toujours y répondre en réseau ou en consortium européens, pour peser d’un grand poids direct et surtout indirect dans les négociations.

Mais voilà : nous n’en sommes toujours pas là. Les ministres français dénoncent la “trahison de la confiance politique” par leurs alliés australiens : ils ont l’air sincèrement de tomber des nues. De gauche comme de droite, et comme du “en même temps”, nous Français restons d’incorrigibles héritiers de la “Grande nation”. Les mirages de l’aventure napoléonienne (que les Français seuls en Europe s’obstinent à mythifier) obèrent notre lucidité aujourd’hui encore. L’ironie de l’histoire retiendra que le “coup dans le dos” (dixit Jean-Yves Le Drian) donné à la France par le Royaume-Uni et ses deux anciens dominions australien et américain sonnent comme un Waterloo symbolique l’année des célébrations du bicentenaire de l’Empereur.

L’industrie de défense est un secteur hautement concurrentiel, y compris entre pays alliés. C’est ainsi que l’industrie navale française est aujourd’hui exclue du nouveau choix australien. Pourquoi les Etats-Unis feraient-ils ce cadeau à un autre allié, la France, qui est à la fois son concurrent direct dans le monde dans le domaine de la défense, et qui n’a de cesse de manifester son esprit critique face à la politique chinoise des Etats-Unis ? Le Royaume-Uni, lui, est associé à ce nouveau contrat et à un nouveau partenariat stratégique avec les Etats-Unis et l’Australie. C’est logique : les Britanniques ont fait de longue date le choix de développer leur nucléaire militaire en étroite liaison avec le complexe militaro-industriel américain. Ce fut même la principale raison du veto de De Gaulle à leur entrée dans la CEE. Récemment, ils ont sans sourciller fermé les portes de leur 5G à Huawei, et les ont ouvertes sans compter à tout Hongkongais désireux de fuir la répression du gouvernement de Pékin.

On ne peut qu’être irrité par la joie mauvaise du gouvernement Johnson dans cette affaire ; elle est hélas cohérente avec le tournant populiste qu’il est parvenu à faire prendre à son parti puis à son pays. Nous voyons à l’occasion de l’éviction de la France de l’Aukus combien elle se retrouve seule dans l’UE post Brexit à conduire des raisonnements stratégiques et d’échelle mondiale. Ce peut-être une raison de plus pour apprécier l’Otan et l’alliance avec les Etats-Unis certes avec lucidité mais à leur juste valeur.

D’autant que les dirigeants français auraient tort de prendre l’affaire australienne “personnellement”. Si l’appel d’offre d’origine avait été remporté par ThyssenKrupp, les déconvenues actuelles auraient sans aucun doute survenues dans les mêmes termes à l’Allemagne. Biden a fini par passer l’éponge pour le gazoduc germano-russe Nord Stream 2 avec Merkel – après tout, si les Européens eux-mêmes se tirent des balles dans le pied entre eux, c’est bien fâcheux, mais tant pis pour eux ; il ne faudra pas venir pleurer l’Otan si la Russie accentue son emprise militaire sur l’Ukraine, n’est-ce pas ? Mais Biden n’a pas fait cadeau du “Contrat du siècle” aux Français. Après tout, pour les Américains, dans cette région du monde, les Français ne font-ils pas que passer ? De plus, ils ne représentent-ils pas qu’eux-mêmes ? En effet, dans le cadre des sommets “17+1” réunissant des pays d’Europe centrale et des Balkans et la Chine, onze pays de l’Union européenne sont parties prenantes des Nouvelles routes de la soie, vaste réseau mondial d’infrastructures que pilote et finance Pékin. La vente du port du Pirée mais aussi du réseau de distribution d’électricité portugais à des entreprises d’Etat chinoises en sont deux autres manifestations éloquentes sans compter les visites au sommet en Chine de dirigeants de pays membres de l’UE pour y promouvoir leurs industries et leurs technologies. Or, justement, les Indiens et les Australiens cherchent à se déprendre du “rêve chinois” de domination de l’espace mondial que Xi promeut inlassablement depuis son arrivée au pouvoir. Pendant ce temps, à lire le document publié par la Commission européenne sur la stratégie indopacifique, on voit que les Européens en sont au stade des orientations et des principes. De plus, une enquête de l’ECFR vient de confirmer que seuls trois des Etats-membres la prennent au sérieux: les Pays-Bas, la France et l’Allemagne.

Les Américains ont pour leur part mis en place une autre stratégie indopacifique, avec le partenariat stratégique avec l’Inde signé par Bush junior, puis le Quad (Etats-Unis, Inde, Japon, Australie). A l’heure où les Australiens font preuve d’une détermination, d’une lucidité et d’un courage qui forcent l’admiration pour se déprendre de leur dépendance à la Chine, résister à ses pressions qui sont énormes, et restaurer ses marges de manœuvres stratégiques et son autonomie vis-à vis de celle-ci, que ferait-on à leur place, face à la contre-offre américaine de sous-marins à propulsion nucléaire, nous qui n’avons que le mot souveraineté à la bouche ? Et que ferait-on si nous étions à la place des Américains ? La même chose, probablement…

Il se trouve que la tradition politique américaine se défie depuis deux siècles des empires coloniaux et des confettis d’empires. On peut trouver cela hypocrite ; le fait est que, depuis Wilson, les dirigeants américains déclarent soutenir le droit des peuples à l’autodétermination. Sans doute les Américains portent-ils un jugement erroné sur la situation actuelle de la Nouvelle Calédonie, qui fut l’une de leurs principales bases arrière lors de la guerre du Pacifique contre le Japon. Mais le territoire calédonien ne suffit pas, aux yeux des Américains, à faire de la France un grand pays solidement allié du Pacifique. Le fait que les Accords de Matignon et de Nouméa, bien qu’intelligents et courageux, comme l’ont été les déplacements sur “le Caillou” de Macron et de Philippe, débouchent sur de l’instabilité, de l’indétermination et la reprise des tensions, ne peut que conforter cette représentation américaine. De plus, nombreux sont les signaux faibles indiquant qu’en cas de victoire du camp indépendantiste lors du référendum de la Nouvelle Calédonie en décembre prochain, une Kanaky indépendante risque de basculer rapidement dans la sphère d’influence chinoise.

La mésaventure australienne est donc riche d’enseignements. Si l’amertume des dirigeants français est légitime, c’est en dépassant leur colère que les dirigeants français tireront profit de cette crise. C’est en étant cohérent et conséquent, et en bâtissant une politique mondiale de l’Europe à partir de ce que nous sommes en réalité et du monde tel qu’il est, et pas à partir de ce que nous aimerions être et ce que nous voudrions que le monde soit. Face à la Chine, les Européens ne seront crédibles que cohérents et soudés. Cet énoncé s’impose encore plus si les Européens continuent à dire aux Américain de Biden qu’il devrait y avoir deux politiques chinoises, l’Européenne et l’Américaine. D’ores et déjà, et puisque le Brexit a privé Paris du seul allié en Europe sur lequel s’appuyer pour une politique de sécurité d’échelle mondiale, les dirigeants français pourraient se donner pour objectif de : convaincre les Européens de mettre fin aux ambiguïtés et à la dispersion de l’UE vis-à-vis de la Chine ; ne plus compartimenter sécurité atlantique et sécurité indopacifique, mais les considérer comme un tout.

Pour les Français, il s’agit d’une réalité non seulement géopolitique mais aussi très concrète : de la Réunion à Wallis, nos compatriotes sont 2 millions à habiter l’indopacifique. Il est inquiétant que la France, avec sa souveraineté territorialo-maritime sur 9 millions de m² dans les océans Indien et Pacifique, ne soit ni dans le Quad ni dans Aukus. Nos 7 000 soldats seuls et notre seule flotte étalée aux quatre coins du monde ne peuvent suffire à dissuader la Chine de mettre en oeuvre son agenda dans cette région du monde. La France y a authentiquement besoin d’alliés. Il appartient à nos dirigeants de réaliser que leur préférence pour les partenariats stratégiques bilatéraux dans l’indopacifique et le cloisonnement entre nos stratégies de défense atlantique et indopacifique rendent nos alliés dubitatifs.

Les Australiens et les Américains n’ont pas respecté notre amour-propre ni nos intérêts industriels et commerciaux. Pour autant, restons lucides : il ne s’agit ni d’un retournement d’alliance ni d’une agression. L’Australie reste un pays ami de la France dans le Pacifique et les Etats-Unis un allié militaire. Pour danser le tango, il faut être deux : pour la part qui leur en revient, il incombe aux dirigeants français d’envoyer aux dirigeants américains et australiens, mais aussi indiens et japonais, qu’ils sont vraiment prêts à s’engager à sans réserve dans une démarche de sécurité militaire et commerciale collective, tant dans l’Atlantique que dans l’indopacifique. Parallèlement, la France a tout intérêt à se mettre en position de chercher à convaincre, patiemment, avec pédagogie et humilité, les autres pays de l’UE qu’il faut tous ensemble et de façon convergente se déprendre de la dépendance à la Chine. Le Brexit comme, malgré sa balourdise, l’installation de l’administration Biden, rendent une telle attitude non seulement possible mais souhaitable, pour le bien des Français comme des Européens.

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