Le moment aronien de l’Europe

Le moment aronien de l’Europe
Publié le 7 avril 2022
Raymond Aron exprimait au début des années 1980 son inquiétude devant l’attitude occidentale face à l’Union soviétique. L’heure était à la « détente » alors que le totalitarisme soviétique n’avait rien perdu de sa virulence ni de ses ambitions hégémoniques. Quand on observe aujourd’hui la complaisance vis-à-vis de la Russie de plusieurs candidats et candidates à l’élection présidentielle, on ne peut qu’être frappé par les formules prémonitoires d’Aron. Les régimes démocratiques ont-ils gardé assez de force d’âme pour faire face à une offensive guerrière comme celle de la Russie en Ukraine ?

Dans Le spectateur engagé, le livre d’entretiens qu’il nous avait accordé en 1981, Raymond Aron raconte qu’il a eu beaucoup de mal à imposer à son éditeur le titre qu’il avait choisi pour l’un de ses livres, Plaidoyer pour l’Europe décadente :

« Ce titre n’a pas été accepté aisément par les éditeurs, à tel point que dans certaines traductions… (il) est devenu Défense de l’Europe libérale. Je voulais dire deux choses à la fois, si l’on compare l’Europe occidentale à l’Europe orientale au point de vue de la civilisation, de la liberté, de la créativité, il n’y a pas de question : personne ne choisit l’Europe orientale contre l’Europe occidentale. Mais d’un autre côté, si l’histoire continue comme de coutume : « history as usual » disent les Anglais, si elle continue à être une marâtre, si elle reconnaît les brutes et non pas les vertueux, il n’est pas démontré que, dans la compétition actuelle, les Européens de l’Ouest soient les plus résolus, les mieux armés, les plus capables de s’entendre et de se défendre eux-mêmes. Si donc, selon une philosophie pessimiste de l’histoire, la terre appartient aux brutes, alors l’Europe éclatante peut être l’Europe condamnée. »

Il évoque le « penchant suicidaire » des Européens de l’ouest, et leur manque de confiance en eux-mêmes, et il insiste sur un point essentiel :

« Si les verdicts de l’histoire sont prononcés par un tribunal de vertu, il n’y a pas de question : l’Europe occidentale gagnera. Mais si le tribunal qui prononce le verdict est celui qui compare la virtu au sens machiavélien, ou qui compare l’unité collective, la résolution des peuples, alors là je ne suis pas sûr que le tribunal sera indulgent pour les Européens de l’ouest. Parce que ceux-ci, au fond, n’ont pas confiance dans leur force, ils s’en remettent à la prudence des Soviétiques ».  

Publié il y a 41 ans, ce texte pourrait avoir été écrit à propos de l’invasion de l’Ukraine, si l’on remplace « Soviétiques » par « Russes ». Et l’ensemble de l’analyse d’Aron n’a rien perdu de sa pertinence :

« La morale du citoyen, c’est de mettre au-dessus de tout, la survie, la sécurité de la collectivité. Mais si la morale des Occidentaux est maintenant la morale du plaisir, du bonheur des individus et non pas la vertu du citoyen, alors la survie est en question. S’il ne reste plus rien du devoir du citoyen, si les Européens n’ont plus le sentiment qu’il faut être capables de se battre pour conserver ces chances de plaisir et de bonheur, alors en effet nous sommes à la fois brillants et décadents ».

Les trois dimensions de la faiblesse européenne identifiées par Aron n’ont pas changé en un demi-siècle. L’Europe est faible parce qu’elle a peur :

« C’est très difficile d’être fort politiquement quand on est faible militairement… La faiblesse de l’Europe occidentale c’est la peur, et du fait qu’elle a peur, elle n’a pas beaucoup de volonté politique. »

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Elle refuse de s’armer, elle ne se donne pas les moyens de se défendre parce qu’elle compte sur la force des Américains et la prudence des Russes :

« L’Europe occidentale… est incapable de se défendre, et ne conçoit sa défense que par et en tout cas avec les Etats-Unis. »

Elle est faible parce que ses peuples ont choisi l’hédonisme, la consommation, les passions « érotiques », pour reprendre la terminologie de Peter Sloterdijk, ces affects de jouissance et de possession, dont l’instrument principal est le chiffre. Ces passions sont moins puissantes que les passions « thymotiques » : fierté, colère, vengeance, haine, ressentiment, qui sont les passions guerrières, mobilisées par les régimes autoritaires, pour obtenir le soutien de leurs peuples ou les terroriser. Aron défend l’idée que la quête du bonheur individuel ne doit pas faire oublier les responsabilités du citoyen. Cet équilibre entre passions privées et passions publiques est difficile à trouver mais il existe, et caractérise les démocraties qui ont encore de la force. Or les passions guerrières sont refoulées dans les démocraties libérales, et les citoyens oublient parfois qu’ils doivent défendre leurs libertés. Ces passions sont mobilisées par les partis extrêmes qui cherchent à les retourner contre la démocratie. Beaucoup d’entreprises politiques, selon Sloterdijk, fonctionnent comme des « banques de colère » : « Confie-moi ta colère, je t’en donnerai les dividendes. » Ce n’est plus la haine de la tyrannie qui anime alors les citoyens mais la haine de la société dans laquelle ils vivent. C’est ainsi que la tentation totalitaire travaille les sociétés démocratiques tout comme la tentation démocratique travaille les sociétés totalitaires. Mais cette opposition n’est pas symétrique. Dans les sociétés totalitaires, ceux qui aspirent à l’émancipation, à la liberté savent qu’ils risquent leurs vies. Dans les sociétés démocratiques, ceux qui aspirent à la tyrannie prétendent se battre pour une liberté authentique, et les autres citoyens oublient que la liberté a un prix et que la tyrannie n’est jamais très loin. Seules les passions thymotiques emportent le sens du sacrifice. Aron disait souvent : « On ne meurt pas pour un taux de croissance » pour qualifier cette asymétrie, et signifier que la jeunesse de l’Europe de l’ouest était en quête d’un idéal et ne se satisfaisait pas d’une société de consommation et de jouissance.

Il est difficile d’évaluer la part des citoyens d’une démocratie qui aspirent à une société plus autoritaire, mais quelques études d’opinion donnent des indications. En France, par exemple, le baromètre de la confiance politique du Cevipof de février 2021 indique que 34 % des personnes interrogées pensent que c’est une bonne chose que le pays ait à sa tête « un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du Parlement ni des élections » ; 20 % souhaitent que « l’armée dirige le pays » ; et 42 % jugent « qu’en démocratie rien n’avance, il vaudrait mieux moins de démocratie mais plus d’efficacité ». Une autre façon d’appréhender la question réside dans le constat qu’à peine moins de 50% des électeurs avaient voté en 2017 pour des candidats favorables à une alliance avec la Russie ainsi qu’à une sortie partielle ou totale de la France de l’OTAN. Ils s’apprêtent à faire de même en 2022, malgré l’agression russe en Ukraine. Et certains de ces candidats proposent aussi un abandon, plus ou moins complet, de l’état de droit. Cela ne veut pas dire que tous ces citoyens sont favorables à l’abandon du modèle démocratique au profit d’un modèle plus autoritaire, mais cela signifie au moins que ni l’alliance avec la Russie, ni la sortie de l’OTAN, ni le renoncement à l’état de droit ne sont des obstacles à leur choix. La tentation totalitaire qui travaille les sociétés démocratiques est donc loin d’être le fait d’une petite minorité. Il s’agit bien d’une tentation totalitaire, et non d’une tentation illibérale, la dérive de Vladimir Poutine depuis 20 ans montre que la démocratie illibérale n’est bien souvent qu’un prélude au retour du totalitarisme.

Aron ironisait sur la croyance fausse que le commerce et les relations économiques conduisent à la convergence des valeurs et des systèmes politiques. Cette croyance a orienté la politique occidentale à l’égard de l’Union Soviétique, puis de la Russie, à partir de l’apparition de la politique de « détente » dans les années 1960 :

« C’est une théorie qui jusqu’à présent n’a été confirmée par rien. Elle a été démentie depuis des années par le fait que les échanges que nous entretenons avec l’Union Soviétique ont pour résultat de faciliter le développement économique et militaire de l’Union Soviétique, sans que le régime soviétique soit en train de se transformer dans la direction que nous souhaitons. Nous leur vendons à crédit, et à crédit favorable nos instruments, nos machines-outils… mais ils restent ce qu’ils sont… Donc l’idée que les relations commerciales contribuent à la paix entre l’Est et l’Ouest est, je pense, une théorie sans démonstration jusqu’à présent… A dire vrai, je pense que c’est une erreur. »

Cette erreur a été confortée par les interprétations fantaisistes des causes de l’effondrement de l’empire soviétique. Depuis la thèse de la fin de l’histoire jusqu’à celle du triomphe du « doux commerce » sur le rapport de force militaire, on a eu tendance à considérer la chute de l’empire comme une victoire de l’Occident et une preuve que la puissance économique supplante la puissance militaire. C’était oublier le poids de l’Initiative de Défense Stratégique de Ronald Reagan (le bouclier de défense anti-missiles nucléaires, appelé aussi « Guerre des étoiles ») tout comme l’impossibilité de réformer partiellement un régime usé et corrompu qui s’est affaissé sur lui-même. Entre 1991 et 1999, le régime russe a oscillé entre chaos, corruption et espoirs démocratiques, jusqu’à ce que Boris Eltsine remette les clés du pouvoir entre les mains du FSB, en la personne de Vladimir Poutine. Au cours des vingt dernières années celui-ci a fait évoluer le régime russe de l’illibéralisme au despotisme et du despotisme au totalitarisme, sur fond de corruption mafieuse.

Cette erreur du rapprochement par le commerce a depuis été répétée avec beaucoup de constance par l’Occident, et a fondé toute sa relation avec la Chine, comme en témoigne le discours de Bill Clinton, le 9 mars 2000 à la Paul H. Nitze School of Advanced International Studies de l’université Johns Hopkins. Il y célèbre l’entrée historique de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qu’il voit comme la plus grande opportunité de promouvoir un changement politique dans ce pays : « La liberté se répandra par le biais du téléphone portable et du modem, disait Clinton, nous savons à quel point Internet a changé l’Amérique, et nous sommes déjà une société ouverte. Imaginez à quel point la Chine peut changer », et il ajoutait « Le gouvernement chinois disposera de moins d’outils pour contrôler la vie des gens. » Difficile de se tromper davantage…

Internet, la téléphonie mobile, les gazoducs, les « armes de la paix » fantasmées par les occidentaux pour « rapprocher les peuples » finissent souvent par se retourner en armes de guerre contre eux. Il est stupéfiant de constater que la dépendance de l’Allemagne à l’égard du gaz russe faisait déjà partie de l’analyse stratégique de Raymond Aron, il y a plus de quarante ans :

« Les Allemands envisagent d’accorder des crédits considérables, des milliards de marks, pour la construction des tubes à travers lesquels arriverait le gaz de la Sibérie. Une bonne partie de l’Europe occidentale dépendrait alors pour son ravitaillement en énergie de l’Union Soviétique, ce qui, évidemment, contribuerait à réduire la liberté d’action de la République fédérale d’Allemagne. »

Il s’agissait des prémisses du premier gazoduc, Nord Stream 1, qui fut lancé en 1997 et construit entre 2005 et 2011, pour un coût de 6 milliards d’euros. L’Ostpolitik allemande n’a guère varié depuis Willy Brandt jusqu’à Angela Merkel. Et sa remise en cause par Olaf Scholz n’est pas allée pour l’instant jusqu’au renoncement au gaz russe. On voit à quel point cette dépendance de l’Europe à l’égard de la Russie vient de loin, comment elle s’ancre dans une illusion, celle du commerce qui rapproche les peuples et les systèmes politiques (« Wandel durch Handel »), cette illusion étant elle-même le fruit de la peur et de l’oubli que les libertés politiques dépendent d’une résolution collective des citoyens, et ne tombent pas du ciel.

La réaction de l’Europe à l’agression militaire russe a été saluée pour sa vigueur et sa rapidité. L’Europe semble enfin assumer sa responsabilité de puissance mondiale. Mais chacun sent bien qu’elle n’a fait qu’une partie du chemin et que les obstacles qu’il lui reste à franchir sont périlleux. On comprend que les dirigeants européens hésitent face à ces obstacles. Dire aux Français ou aux Allemands que l’on bascule, pour un temps indéterminé, dans une économie de guerre n’est pas chose facile. On parle pour le moment d’augmenter les budgets de la défense, de réduire notre dépendance au gaz russe, de bâtir une indépendance énergétique, mais les perspectives d’une baisse du pouvoir d’achat des ménages, liée à la hausse des prix de l’énergie et des denrées alimentaires effraient déjà plus d’un responsable politique et beaucoup s’empressent de les contrer par un surcroît de dépense publique. Les risques de rationnement sont minimisés. Aucune mesure contraignante, comme la baisse du chauffage en hiver ou la limitation de vitesse sur les autoroutes, n’est évoquée. Tout se passe comme si l’on essayait de faire croire aux Européens qu’il est possible de gagner une guerre sans la faire, et sans faire aucun sacrifice, par-dessus le marché. Comme le souligne Jean Pisani Ferry : « Tout ce qui pourrait être entrepris à présent – réduire les importations de pétrole ou de gaz, élargir la liste des interdictions d’exportations ou demander aux entreprises européennes de se retirer de Russie – a un coût économique. C’est pourquoi l’UE tergiverse. »

L’Europe vient donc d’accepter l’idée que le commerce et l’économie ne sont pas seulement des moyens de la prospérité mais des instruments de la puissance, et que pour affronter la tyrannie, il faut aussi des moyens militaires. Mais, qu’ils soient économiques ou militaires, ces moyens ne sont rien sans la volonté collective des peuples. Or cette volonté collective, aucun dirigeant européen n’ose pour le moment la mobiliser. Si l’on craint la réaction de ses concitoyens à la proposition de baisser le chauffage de deux degrés, ou la vitesse sur autoroute de 30 km/h, alors les tyrans, qu’ils soient russes ou chinois, n’ont guère de soucis à se faire. Il ne suffit pas pour vaincre Poutine de mettre en place un numéro vert et une cellule de soutien psychologique. L’indignation qui semble la passion la plus répandue dans nos pays y cohabite trop souvent avec l’impuissance et un certain goût pour l’inaction. Mais la réaction des peuples est souvent imprévisible, et l’élan patriotique peut succéder brutalement à l’individualisme narcissique. Les peuples européens sont certainement capables de jeter à la poubelle l’esthétique de l’indignation, les selfies, la victimisation et l’obsession pour les offenses et les micro-agressions, si les circonstances l’exigent. Ils sont capables de fabriquer de la résolution collective, si leurs dirigeants ont le courage de la leur demander.

Discipline sociale, union sacrée autour du pouvoir, volontarisme guerrier, si l’on veut comprendre ce qu’est un consentement à la guerre, ce qui se passe en Ukraine en est un parfait exemple, note l’historien Stéphane Audouin- Rouzeau. Les Français, les Allemands en seraient-ils capables ? Impossible de répondre à cette question, même si l’on dispose de quelques éléments dans les enquêtes d’opinion. Dans l’étude de BVA sur l’engagement, on apprend que près des deux tiers des Français se déclarent prêts à « s’engager pour défendre leur pays en cas de conflit », et qu’un Français sur deux serait même prêt à risquer sa vie pour lui. Cette enquête a été réalisée bien avant l’invasion de l’Ukraine, et les questions posées ne renvoyaient pas à une situation concrète, mais ces chiffres donnent cependant une indication. En revanche, dans l’étude IPSOS sur le fractures françaises, 59% des personnes interrogées déclarent qu’elles n’ont pas le sentiment d’appartenir à une communauté et 16% seulement qu’elles ont le sentiment d’appartenir à une communauté nationale. Mais ces contradictions ne signifient rien, on sait que c’est seulement dans le « moment guerrier » qui mobilise les consciences et enflamme les passions que se juge la capacité d’un peuple à payer le prix du sang, comme le montrent en ce moment-même les Ukrainiens. Ce qu’Hannah Arendt appelle « le trésor caché de la résistance ». 

Changer de registre passionnel, passer des passions hédonistes aux passions guerrières, est donc indispensable pour se confronter à la tyrannie. Il faut que la haine du tyran et le goût pour la liberté soit plus forts que la peur de mourir, pour qu’un rapport de forces se construise entre les démocraties et l’Etat totalitaire. L’Europe vit ce moment aronien par la brutale prise de conscience des visées impériales de Vladimir Poutine, qui se traduisent par une succession de guerres, dont on ne sait où elles s’arrêteront. Il ne lui est plus possible de se bercer d’illusions ni de persister dans l’aveuglement volontaire.

A la fin de Penser la guerre, Clausewitz, Aron écrivait :

« Les Européens voudraient sortir de l’histoire, de la grande histoire, celle qui s’écrit en lettres de sang. D’autres par centaines de millions y entrent. »

La question qu’il posait n’a guère changé. La vertu outragée trouvera-t-elle la force de la Virtu pour affronter les brutes ? Les Européens accepteront-ils de quitter le balcon de l’Histoire pour entrer dans la mêlée ? Sommes-nous prêts à payer le prix du sang ? Sommes-nous prêts à mourir pour Kiev ou pour Riga ? Sommes-nous prêts à prendre nos responsabilités si les Américains continuent à se désengager de l’Europe ? Et les Américains sont-ils vraiment prêts, de leur côté, à mourir pour Riga ? Et que ferions-nous s’ils hésitaient à s’engager ? Voilà des questions qui nous changent un peu du prix du diesel à la pompe et de l’âge du départ à la retraite.

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Jean-Louis Missika