L’économie selon Biden : plus qu’un rattrapage ? – L’analyse de Jean Pisani-Ferry
Le gouvernement Biden affirme vouloir « penser en grand » et « pour les générations à venir ». Ses projets économiques permettront avant tout de remettre les infrastructures du pays à niveau et de combler le retard par rapport aux pays européens en matière de politiques sociales. Mais les Démocrates pourront-ils aller assez loin pour reconquérir le cœur de l’électorat populaire ?


Cette publication est le fruit d’un partenariat entre Terra Nova et Project Syndicate.
Jean Pisani-Ferry est titulaire de la chaire Tommaso Padoa-Schioppa de l’Institut universitaire européen de Florence et Senior Fellow de l’institut Bruegel (Bruxelles). Il enseigne également à la Hertie School of Governance à Berlin et à Sciences Po.
Commissaire général de France Stratégie de 2013 à 2016, Jean Pisani-Ferry avait rejoint en janvier 2017 la campagne d’Emmanuel Macron comme directeur du pôle programme et idées. Il a été ensuite chargé par le Premier ministre d’une mission de préfiguration du Grand plan d’investissement.
De 2005 à 2013, il a été directeur de Bruegel (Bruxelles), centre de recherche et de débat sur les politiques économiques en Europe qu’il avait contribué à fonder. Il avait précédemment été directeur du CEPII (1992–1997), conseiller auprès du ministre de l’Economie, des Finances et de l’Industrie (1997–2000), et président délégué (2001–2002) du Conseil d’Analyse Economique.
Ses travaux portent sur les questions macroéconomiques, européennes et internationales.
Voyons les choses en grand", a [1] en mai la secrétaire au Trésor des États-Unis, Janet Yellen. « Construisons quelque chose qui durera plusieurs générations ».
Telle est la rhétorique transformatrice qui sous-tend la politique économique du président Joe Biden. Mais que veut-il construire exactement, et comment l’Amérique sera-t-elle transformée ? Cette question est tout autant politique qu’économique. Biden, en effet, a entrepris à répondre à la colère qui a conduit de nombreux ouvriers à voter pour son prédécesseur, Donald Trump.
Ces dernières semaines, une grande partie du débat politique américain s’est concentrée sur l’ampleur du [2] de 1 900 milliards de dollars de l’administration Biden, dont les critiques [3] qu’il va stimuler à l’excès une économie déjà en voie de rétablissement et qui était déjà tout près du plein emploi à la veille de la pandémie. Le plan de sauvetage n’est toutefois que le premier volet d’un programme en trois parties qui comprend aussi le plan pour l’emploi (2 300 milliards de dollars) et le plan pour les familles (1 800 milliards de dollars). Et ces deux derniers volets visent à opérer des changements sur le long terme.
En bonne partie, ce qu’entreprend Biden à coup de milliers de milliards n’est cependant qu’un rattrapage. Le [4] vise à réparer des années de négligence en remettant en état quelque 10 000 petits ponts et en garantissant une eau potable et saine à tous les Américains : investissements indispensables, certes, mais qui ne sont pas de nature à susciter l’envie dans les autres pays avancés. De même, seuls 36 % des ménages américains disposent d’un accès fixe au haut débit, contre 45 % en France ; étendre l’accès à l’internet est donc louable, mais pas exactement révolutionnaire.
Il en va pareillement du [5]. Même s’il est adopté dans son intégralité, il ne fera que combler les lacunes flagrantes du modèle social américain, en introduisant ou en développant modestement des programmes dont les Européens bénéficient déjà depuis des décennies. Il s’agit notamment du congé parental rémunéré, des services de garde d’enfants, de l’enseignement préscolaire gratuit et de l’enseignement post-secondaire universel gratuit pendant deux ans (mais pas dans les universités d’élite). Et si l’augmentation prévue du salaire minimum fédéral aidera certainement les travailleurs, il ne faut pas oublier que son niveau actuel est de 40 % inférieur à celui de l’Allemagne.
De toute évidence, les États-Unis rattrapent également leur retard en matière de politiques climatiques. Le récent engagement de l’administration Biden, qui est d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050, correspond à celui de l’Union européenne, et son objectif de décarbonisation pour 2030 est un peu moins ambitieux que ce qui est en cours de discussion en Europe.
Le problème est qu’il est peu probable que ces réformes suffiront à résoudre le problème politique des démocrates. Leur défi est clair : dans un pays où les Blancs sans diplôme universitaire représentent encore [6], l’alliance fragile des Noirs et des élites éduquées reste vulnérable à un déplacement des préférences des électeurs. Même en supposant que les lois électorales [7] dans de nombreux États gouvernés par les républicains ne parviennent pas à réduire significativement la participation électorale des Noirs, cette alliance ne disposera pas d’une majorité suffisamment forte pour garantir en 2024 une majorité démocrate au sein du collège électoral.
L’impératif des démocrates est de reconquérir la classe ouvrière blanche qui a voté pour Trump en 2016 et à nouveau en 2020. Mais, depuis la présidence de Bill Clinton dans les années 1990, ils n’ont proposé aux travailleurs laissés pour compte que deux solutions : l’éducation et les prestations sociales. Comme le raconte [8] Ronald Brownstein dans The Atlantic, le mantra de Clinton était que « ce que vous apprenez est ce que vous gagnez. » Barack Obama et lui étaient fermement convaincus qu’une éducation plus poussée et de meilleure qualité était le meilleur moyen de faire face aux bouleversements du marché du travail induits par la numérisation et la mondialisation. Les Européens, d’ailleurs, partageaient pour la plupart cette philosophie, même s’ils mettaient davantage l’accent sur les transferts sociaux.
Mais les ouvriers ne sont pas d’accord. Ils ne veulent pas vivre de l’aide sociale et ne veulent pas non plus être renvoyés à l’école. Ils veulent plutôt conserver les bons emplois qui leur ont longtemps procuré revenus et fierté. Trump a gagné en 2016 parce qu’il a compris ce sentiment et l’a exploité pour gagner le vote de la classe ouvrière dans les États clés.
Cette évolution n’est pas propre Amérique. Partout, la gauche a perdu le vote de la classe ouvrière. Au Royaume-Uni, Boris Johnson a conquis le « mur rouge » des travaillistes ; en France, l’extrême droite de Marine Le Pen est devenue le premier parti ouvrier ; et en Allemagne, les sociaux-démocrates semblent proches de se faire écraser dans les élections de septembre. Comme le soulignent Amory Gethin, Clara Martínez-Toledano et Thomas Piketty dans un travail comparatif fascinant (Clivages politiques et inégalités sociales, EHESS/Gallimard/Seuil, 2021), les clivages traditionnels qui structuraient la politique d’après-guerre se sont effondrés dans presque toutes les démocraties occidentales.
Biden a clairement pris conscience de cette rupture politique. Le mois dernier, dans son premier [9] devant la session conjointe du Congrès, il a tenu à souligner que près de 90 % des emplois créés par son plan d’infrastructure ne nécessiteront pas de diplôme universitaire. Mais comment son administration peut-elle réellement créer de bons emplois ?
Une première solution consiste à maintenir l’économie dans un état de haute pression, comme l’avait fait Trump. De nombreux [10] montrent que cela profite massivement aux personnes en marge du marché du travail: les chômeurs découragés trouvent un emploi, et les gains salariaux reviennent de manière plus que proportionnelle à ceux qui sont au bas de l’échelle. C’est pourquoi l’administration Biden cherche à créer un excès de demande, malgré le risque de relancer l’inflation.
Les investissements dans les infrastructures et la transition écologique pourraient également se révéler efficaces pour reconquérir les travailleurs de la construction, du moins dans les années à venir. Enfin, l’administration Biden appellera probablement les politiques commerciales et industrielles à la rescousse. Tout en affichant une rupture avec l’administration Trump dans la plupart des domaines, elle est restée [11] sur la question commerciale. La plupart des droits de douane imposés par Trump restent en place. Biden veut visiblement éviter d’être accusé de sacrifier les emplois manufacturiers américains au nom de la mondialisation ou de l’ouverture économique.
Ces initiatives seront-elles suffisantes ? Peut-être pour remporter les élections législatives et la prochaine élection présidentielle. Mais l’administration Biden n’offre pas encore de réponse structurelle aux ruptures technologiques et à l’érosion de l’avantage comparatif des économies avancées. Pour « construire quelque chose qui durera plusieurs générations », l’équipe Biden devra trouver plus.
[1] https://home.treasury.gov/news/press-releases/jy0182
[2] https://www.whitehouse.gov/wp-content/uploads/2021/03/American-Rescue-Plan-Fact-Sheet.pdf
[3] https://www.piie.com/blogs/realtime-economic-issues-watch/defense-concerns-over-19-trillion-relief-plan
[4] https://www.whitehouse.gov/briefing-room/statements-releases/2021/03/31/fact-sheet-the-american-jobs-plan/
[5] https://www.whitehouse.gov/briefing-room/statements-releases/2021/04/28/fact-sheet-the-american-families-plan/
[6] https://www.npr.org/2020/09/03/907433511/trumps-base-is-shrinking-as-whites-without-a-college-degree-continue-to-decline
[7] https://www.brennancenter.org/our-work/research-reports/voting-laws-roundup-may-2021
[8] https://www.theatlantic.com/politics/archive/2021/05/biden-economy-inflation-yellen/618816/
[9] https://www.cae-eco.fr/pour-une-refonte-du-cadre-budgetaire-europeen
[10] https://www.brookings.edu/wp-content/uploads/2019/03/Okun-Revisited-Who-Benefits-Most-From-a-Strong-Economy.pdf
[11] https://www.project-syndicate.org/commentary/bidens-trade-policy-is-a-lot-like-trumps-by-anne-o-krueger-2021–05