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Note

L’Europe dans la nouvelle donne mondiale : le risque de devenir une province de la mondialisation à la chinoise – L’analyse de Sylvain Kahn

Terra Nova a publié le 15 juin dernier un essai du député européen Pascal Canfin, président de la Commission Environnement du Parlement Européen, intitulé « Le nouvel âge progressiste de la mondialisation » dans lequel il montre les réelles opportunités pour des projets porteurs d’avenir dans la mondialisation. Sa démonstration, à la fois tonique et précise, fait le pari d’une attitude coopérative des grandes puissances. Or, dans l’espace mondial actuel, progressisme et République populaire de Chine sont deux expressions oxymoriques. Pour donner toutes ses chances à ce progressisme mondialisé, l’Europe doit faire face au défi chinois et s’affirmer contre lui.

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Pascal Canfin démontre de façon convaincante comment la mondialisation est en train de bifurquer vers une configuration porteuse de davantage de progrès et non plus seulement de davantage de prospérité. Il propose d’accentuer cette bifurcation en systématisant les politiques publiques qui la favorisent. Cela paraît à la fois opportun et pertinent.

Toutefois, la proposition de Pascal Canfin repose sur une clé de voûte : une coopération de raison entre l’UE et la Chine (voir notamment, entre autres, (“4. le cas chinois”). Hélas, ce schéma va ruiner toute possibilité de réalisation de son projet. Dans l’espace mondial actuel, progressisme et République populaire de Chine (RPC) sont deux mots oxymoriques et même antithétiques. Tant que la Chine sera gouvernée par son régime communiste de parti unique nationaliste et impérialiste, la mondialisation du progressisme que Pascal Canfin appelle de ses voeux sera un combat à mener non seulement sans la Chine mais contre celle-ci. Or, tout en caractérisant la RPC comme elle l’est et tout en prenant la précaution rhétorique d’oser un pari, Pascal Canfin postule que la Chine va concourir à cette bifurcation de la mondialisation dans un sens progressiste ; au motif que ce sera son intérêt et que ce sera raisonnable. Il y a là une erreur d’appréciation et, tout simplement, du wishfull thinking.

Pour autant qu’on le comprenne, les dirigeants chinois ont sans doute été intéressés par une perspective d’interdépendance avec le reste du monde industrialisé dans les années 1990 et 2000. Les orientations du PCC et du gouvernement depuis 2013, l’un et l’autre dirigés par Xi Jinping, indiquent clairement une autre orientation.

Il s’agit de restaurer les mythiques centralité et puissance de la Chine à l’échelle du monde ; de bâtir une politique mondiale au service exclusif de l’intérêt national chinois (tel que défini par l’Etat parti) ; et, en conséquence, de structurer la mondialisation dans le but de donner à la RPC les ressources de tous types utiles à ces deux objectifs.

L’ambitieux projet des nouvelles routes de la soie (belt and road initiative, BRI) en porte témoignage, notamment et y compris dans ses déclinaisons européennes. Les groupes chinois du BTP et des infrastructures de communication, adossés aux banques chinoises de développement sont détenus par l’Etat ou contraints par lui. Ils possèdent d’ores et déjà en Europe des ports (en Grèce, au Portugal) ou des réseaux de distribution d’électricité (Portugal) ; financent par des prêts massifs la construction de lignes de chemin de fer, de voies routières et de réseaux de télécommunication qui menacent de ou finissent par leur appartenir dès que le remboursement de ces crédits devient problématique, comme en Hongrie ou en Macédoine du Nord.

Ce procédé a d’ores et déjà permis à la Chine d’accroître considérablement son influence en Afrique sub-saharienne, voire, dans certains pays (Soudan, Kénya, Zambie…) son emprise. En échange d’un accès privilégié aux matières premières (dont les hydrocarbures), l’Etat chinois et les entreprises qu’il contrôle investissent massivement et sans conditions dans les infrastructures. La Chine y est donc bien perçue par les opinions publiques. Ce préjugé favorable remonte à la conférence afro-asiatique de Bandung (1955) et aux décennies de coopération modestes mais assidues qui l’ont suivie. Aujourd’hui pourtant ces financements chinois colossaux (sur)endettent bien plus qu’ils n’aident au développement ; ils épousent le clientélisme, la corruption et le népotisme des classes dirigeantes concernées. Et cela dans une grande opacité puisque la Chine se tient soigneusement hors du club de Paris et ne coopère pas avec l’Ocde. Peut-on bâtir un progressisme mondialisé en laissant l’Afrique de côté ?

Du temps de la guerre froide, on a pu reprocher aux Etats-Unis ou à l’URSS des politiques impérialistes. Il n’en reste pas moins que les politiques mondiales de ces deux superpuissances étaient pour partie animées par une vision de l’intérêt général, par un dessein d’une humanité épanouie. C’est toujours le cas s’agissant des Etats-Unis… sauf sous l’administration Trump (2016–2020) qui a montré ce qu’étaient des Etats-Unis d’Amérique n’agissant dans le monde qu’en fonction de leurs intérêts particuliers (tels que définis par le président élu mais en butte à des contre-pouvoirs et des stratégies alternatives d’acteurs indépendants de ce pouvoir central : les Etats-Unis sont restés un pays pluraliste sous l’administration Trump).

Ce qui frappe dans la politique mondiale de la République populaire de Chine est précisément l’absence de toute vision et de tout souci d’un avenir de l’humanité.

La RPC ne se sent aucunement responsable de celui-ci. Sous cet angle, Trump et Xi se ressemblent. Pour autant qu’on le comprenne, la RPC n’est actuellement qu’une grande puissance égoïste ; les politiques de l’Etat chinois et de tous les acteurs qu’il contrôle (le pluralisme n’a pas sa place dans le système politique et l’organisation du pouvoir en Chine) obéissent à un intérêt particulier, celui de la Chine tel que défini par les dirigeants du parti-Etat, lui-même corporatiste et animé par son maintien et sa reproduction dans la durée. Il convient de prendre au sérieux la doctrine du pouvoir qui fixe depuis près de dix ans déjà l’année du centenaire de la RPC, à savoir 2049, comme l’année du triomphe de la Chine dans le monde.

Pendant qu’on discute de règles commerciales, la RPC s’arme, produit des ogives nucléaires en grand nombre en se déliant de tout engagement et de tout mécanisme de contrôle ; elle se prépare à conquérir la Lune et pourquoi pas Mars, tout en violant à longueur de mois les espaces maritimes, aériens et cyber de Taïwan, et en déchirant comme un vulgaire mouchoir en papier les accords qu’elle a signés sur Hong Kong désormais mise en coupe réglée. Les Européens n’ont pas du tout anticipé cette réalité : cette cité étant la porte d’entrée des capitaux internationaux en Chine, n’était-il pas complètement irrationnel de l’étouffer ? Comment le progressisme mondialisé intègre-t-il cette réalité ?

Le parti communiste chinois l’intègre, lui, à sa vision des choses. Il produit une idéologie complète, globale, pour rendre acceptable et légitime cet égoïsme : la dictature du PCC est une démocratie à la chinoise ; cette dernière est une authentique démocratie. L’état de droit à la chinoise, qui définit la prééminence de l’Etat dans la production des normes, des règles et de l’ordre judiciaire, serait un authentique Etat de droit. Il n’y a pas d’universalisme ; ce dernier est l’habillage de l’impérialisme occidental. Toute critique des politiques chinoises au nom de l’universalisme est une rhétorique néo-coloniale ou post colonialiste. Pascal Canfin évoque cette idéologie d’Etat (page 9) ; mais il n’en tire pas de conclusions opérationnelles.

Ainsi, imaginer que “Quels que soient nos désaccords, une forme de « realpolitik climatique » impose de sécuriser l’espace de coopération avec la Chine comme sur le sujet fiscal et commercial”(page 10) est illusoire.

Ainsi, considérer comme une opportunité que “la Chine devienne un leader dans les technologies décarbonées" (page 11) revient à se donner pour objectif une réduction des émissions de gaz à effet de serre sans se soucier de l’indépendance et de la liberté des Européens. Si la Chine devient un tel leader, ce sera en effet au détriment des Européens. La Chine a une approche instrumentale de la coopération.

L’approche européenne de la coopération, ouverte, confiante, fondée sur la réciprocité et la concurrence libre et non faussée, inspirée par Grotius, Locke et Kant, est une valeur forte ; il convient toutefois de l’adapter avec finesse et force à ce monde nouveau de puissances souverainistes (égoïstes) pour qu’elle demeure un élément de progrès. Depuis 15 ans, telle quelle – entre entreprises européennes sur le marché chinois, et entre pays européens face aux entreprises chinoises -, l’un de ses effets est que la RPC considère l’Europe non comme un partenaire mais un grand gisement de ressources et de profits à mettre en valeur. Jusque très récemment (la caractérisation de la Chine comme “rival systémique” par la Commission en 2019), les Européens n’ont pas su ou voulu le voir.

Le régime chinois prend des mesures d’accroissement de sa consommation d’énergie non carbonée en même temps qu’il augmente sa production de charbon et sa consommation d’énergies fossiles. Le régime chinois prend très au sérieux la pollution de l’air qui peut menacer sa légitimité et son assise au sein de la société. Il déplace donc les centrales à charbon et les usines pour les installer à la périphérie des villes. Dans le même temps, il n’a pas soutenu le protocole de Kyoto, et il a torpillé, avec les Etats-Unis du temps de l’administration Obama, le sommet de Copenhague sur le climat organisé par les Européens. Depuis lors (2009), il n’est plus question d’objectifs contraignants, d’inspections mutuelles, d’avancées communes. Le processus de Paris de 2015 a entériné cette modalité strictement souverainiste de la lutte contre le changement climatique dans laquelle il n’existe aucune solidarité ni interdépendance entre les Etats. Le contraire n’existe qu’à l’échelle de l’Europe au sein de cette entité territoriale qu’est l’UE et des pays qui acceptent cette méthode coopérative de type supranational dans le cadre des accords de commerce qu’ils signent avec l’UE.

Or, dans l’état actuel des choses, l’UE ne se donne absolument pas les moyens de contraindre la Chine à accepter une telle méthode ; tandis que la Chine est bien trop autonome (ou, si l’on préfère : souveraine) pour se convaincre qu’elle aurait intérêt à entrer dans ce type de règles. La Chine est bien moins dépendante envers l’UE et les Etats-Unis que ne l’écrit Pascal Canfin. Sa situation n’a rien à voir avec celle des quatre anciens Nouveaux pays industrialisés d’Asie de l’Est ou du Japon dans le dernier tiers du 20ème siècle. Le poids de la Chine dans l’espace mondial et sur le globe est tel, son dynamisme dans tous les secteurs est tel, que sa dépendance est très relative et peut devenir marginale.

D’autant que ne pas être dépendant est un objectif politique essentiel et central dans la culture politique du régime : les dirigeants comme les membres très nombreux de l’appareil d’Etat et du Parti ne voient pas du tout l’interdépendance comme une valeur positive ; on l’a évoqué, ce type de coopération, gagnant-gagnant pour les parties prenantes comme pour l’humanité vue comme un ensemble, comme un corps, dont chaque membre particulier se soucie, ce type de coopération, donc, n’entre pas du tout dans la doctrine et l’idéologie des dirigeants et des acteurs du parti-Etat de la RPC. Le pari que fait Pascal Canfin sur la Chine est déjà perdu avant d’avoir été osé. Il est nécessaire de ne pas le faire pour donner à son projet sa chance.

Le texte de Pascal Canfin lui-même le pressent. L’idée d’une coopération avec la Chine voisine en effet avec celle du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières que l’UE serait en train de mettre en place de façon unilatérale dans le cadre des règles de l’OMC (page 16). Il est probable que cette mise en place ne sera pas un long fleuve tranquille : la RPC ne restera pas inerte et ce sont bien les Européens qui auront à court terme le plus à perdre face aux mesures de réciprocité ou de représailles directes ou indirectes, aux pressions ou aux actions d’intimidation, aux techniques de corruption et de désinformation. La double diplomatie des masques et des loups combattants déployée tout au long des années 2020 et 2021 dans le contexte de la pandémie du Covid-19 ne laisse aucun doute. Instaurer ce mécanisme aux frontières de l’UE sera une autre paire de manches que prendre des sanctions contre quelques oligarques russes et biélorusses ou interdire le survol de certains pays aux compagnies aériennes civiles européennes.

Et si, dans les pressions ou les ripostes indirectes, le gouvernement de Pékin décide de mettre Taïwan au pas, voire de s’emparer de façon brutale de ses avantages comparatifs technologiques et de son appareil de production, que feront les Européens ? Si le gouvernement de Pékin décide de mettre la main sur les microprocesseurs dont Taïwan a le quasi monopole pour compléter le quasi monopole de la RPC sur les terres rares, que feront les Européens ? Quelle place pour cette configuration et ce risque dans la mondialisation progressiste ? Quels enseignements l’eurodéputé Pascal Canfin tire-t-il de l’indifférence polie que la Commission européenne oppose depuis 2014 au Parlement européen qui lui demande d’établir des relations diplomatiques avec Taïwan ?

Pascal Canfin conclut sur une image : le “progressisme à l’échelle mondiale” comme “un combat que nous devons gagner”. Cette jolie conclusion n’est-elle pas un lapsus et un aveu inconscient ? Pour que l’Europe reste ce modèle d’un monde habitable et progressiste qu’elle est, il va falloir combattre et se battre, en général et contre la Chine en particulier.

C’est hélas une ardente obligation. Celle-ci est pourtant l’angle mort de l’analyse comme du projet de Pascal Canfin. Si cet angle mort demeure, l’Europe sera une province de la mondialisation progressiste à la chinoise. En 2049.

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