“My enemy’s doctor is not my enemy”

“My enemy’s doctor is not my enemy”
Publié le 9 mars 2022
Le droit de la guerre proscrit explicitement les attaques contre les lieux de soin, les personnels ou les patients dans les conflits armés. Les précédents de Grozny (Tchétchénie) et d’Alep (Syrie) éveillent cependant l’inquiétude de l’OMS et des observateurs internationaux. Des images diffusées par le président ukrainien Volodymyr Zelenski (https://twitter.com/zelenskyyua/status/1501579520633102349?s=12) alertent par exemple sur des bombardements visant une maternité à Mariupol. Que peuvent les institutions internationales ?

Par ce mot d’ordre, les acteurs de l’humanitaire, le Comité international de la Croix-Rouge, l’OMS et les autres agences des Nations-Unies, renforcent depuis une dizaine d’années leur plaidoyer international « seize attaques ont été caractérisées contre des lieux de soins en Ukraine entre le 24 février et le 3 mars, d’autres attaques potentielles faisant l’objet d’investigations. Le ministre fédéral allemand de la santé, Karl Lauterbach, a lui aussi récemment alerté sur cet enjeu : « La situation du peuple ukrainien est déjà terrible, mais elle va empirer. La stratégie de Poutine consiste à démanteler les infrastructures médicales. Aux blessés de la guerre s’ajoutent ceux qui perdent leurs soins médicaux ».

As of 7 March, WHO has verified 16 attacks on health care in #Ukraine. These attacks took place between 24 Feb and 3 March.
More reported incidents are currently in the process of being verified. https://t.co/v9OPJdpuPd

— World Health Organization (WHO) (@WHO) March 7, 2022

L’attention internationale se concentre en particulier, à l’occasion de la journée du droit des femmes, sur la situation des maternités, alors que le souvenir de la maternité de Grozny bombardée en 1999 est dans tous les esprits. En Ukraine, l’OMS alerte sur le fait que 80.000 femmes devraient accoucher dans les trois prochains mois. Alors que l’OMS a piloté deux convois totalisant 76 tonnes de fournitures de traumatologie et de soins de santé d’urgence, ainsi que des congélateurs, des réfrigérateurs, des blocs réfrigérants et des glacières qui sont actuellement en transit en Ukraine, l’une des priorités sanitaires demeure la prévention de l’épidémie de Covid-19, dans un pays où la couverture vaccinale ne dépasse pas 35% ; le maintien des efforts nationaux de surveillance est salué par l’OMS, qui déplore plus de 700 morts du Covid dans ce pays la semaine passée et prévoit une aggravation de la situation du fait de la pénurie d’oxygène. C’est dans ce contexte que prend place la condamnation des actes de destruction subis par les structures de soins ukrainiennes. « Il ne devrait pas être nécessaire de dire que les agents de santé, les hôpitaux et les autres établissements médicaux ne doivent jamais être une cible à aucun moment », a rappelé Hans Kluge, le directeur de l’OMS Europe, lors d’une conférence de presse le 8 mars 2022 sous le hashtag #NotATarget

Les attaques contre les lieux de soins, les personnels ou les patients dans les conflits armés représentent de graves violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire.

La nécessité de protéger les travailleurs de la santé dans les zones de combat est la plus ancienne exigence des Conventions de Genève – les accords internationaux sur les règles de la guerre qui remontent à 1864. Sous les auspices de Henry Dunant, fondateur de la Croix-Rouge en 1863, qui invoquait l’héritage de Florence Nightingale, la « dame à la lampe » de la guerre de Crimée, ce texte fondateur impose l’immunité des lieux de soins face aux attaques et destructions de la guerre, la protection des soignants, et l’accueil indistinct de tous les combattants blessés. Ce texte a été révisé et complété à plusieurs reprises au fil du XXe siècle. En mai 2016, alors qu’à Alep des hôpitaux étaient pris pour cibles, le Conseil de sécurité des Nations-Unies a adopté une résolution à l’unanimité réitérant la primauté de cet engagement et réclamant la fin de l’impunité des agresseurs en cas de violation du droit international. Et l’Assemblée générale des Nations-Unies a adopté en 2017 une autre résolution pour renforcer le « mécanisme international, impartial et indépendant pour aider aux enquêtes et aux poursuites contre les personnes responsables des crimes les plus graves en vertu du droit international commis en République arabe syrienne depuis 2011 ».

Malgré une reconnaissance de longue date et le renforcement du droit international au fil du temps, la violence s’exerce contre les professionnels du soin dans tous les théâtres de guerre, comme l’a montré Leonard Rubenstein, professeur à la Johns Hopkins University School of Public Health, dans un livre paru en 2021, Perilous Medicine: The Struggle to Protect Health Care from the Violence of War. « Les conséquences de cette violence pour la santé mondiale sont extraordinaires », affirme-t-il : selon lui, au Yémen, le bombardement saoudien des infrastructures et des systèmes de santé, y compris des hôpitaux, a conduit en 2017 à la plus grande épidémie de choléra que le monde ait jamais connue – plus de 2 millions de cas. Et, poursuit-il, les attaques contre les travailleurs de la santé en République démocratique du Congo ont entravé les efforts visant à maîtriser la dernière épidémie d’Ebola dans la région pendant un an et demi.

Avec le Center for Strategic and International Studies, Leonard Rubenstein entame une campagne de plaidoyer sur les attaques dirigées contre des soignants en Ukraine, affirmant : « La violence contre les hôpitaux, les patients, les médecins et d’autres travailleurs de la santé, tels que ceux qui ont actuellement lieu pendant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, détruisent des vies et la capacité des systèmes de santé à s’occuper de ceux qui sont dans le besoin, combattants et civils. Il existe des preuves crédibles que la Russie a attaqué des hôpitaux en Ukraine, et il y en a des rapports. Ces crimes de guerre font partie d’un modèle de conduite russe, qui a inclus le bombardement de nombreux hôpitaux lors de sa guerre en Tchétchénie il y a deux décennies, ainsi que de plusieurs hôpitaux dans la guerre en cours en Syrie ». 
L’enjeu majeur est d’être en capacité de qualifier ces violations du droit et de les rendre visibles. La sous-déclaration de ces événements demeurait un frein important à leur mise en lumière dans des conflits récents, en Tchétchénie ou en Syrie notamment. L’OMS s’attache dorénavant à standardiser la « surveillance » de ces attaques au travers d’une base de données mondiales lancée en 2017, le Système de surveillance des attaques contre les soins de santé de l’OMS (SSA), qui permet de récolter les signalements au travers d’une application que chacun peut utiliser, et de mettre les données à disposition de tous en temps réel.

OMS, SSA, Capture d’écran au 8/03/2022

Alors qu’il est souvent difficile, au cœur d’une crise, de confirmer la véracité des incidents signalés, l’OMS a élaboré un système de classification reposant sur plusieurs niveaux de certitude. Au lieu de la traditionnelle dichotomie entre les informations « vérifiées » et « non vérifiées », le SSA propose quatre niveaux pour chaque signalement, à savoir : (1) rumeur, (2) possible, (3) probable et (4) confirmé. Dès lors qu’ils sont au minimum « possibles », tous les signalements sont publiés sur le tableau de bord de l’OMS en ligne. La méthode de classification repose sur le nombre et la fiabilité des sources. Par exemple, lorsqu’une organisation considérée comme une source fiable par l’OMS rapporte avoir été victime ou témoin d’une attaque, le signalement reçoit un classement de niveau 4, c’est-à-dire « confirmé ». Le niveau de certitude est précisé pour chaque signalement publié sur le tableau de bord. Le SSA permet ainsi de répertorier aujourd’hui bien plus d’incidents que ne le permettaient jusqu’à présent des dispositifs de collectes qui demeuraient hétérogènes dans leurs définitions et leurs méthodes. C’est ainsi que l’OMS a pu établir en 2018 concernant la guerre en Syrie que « les établissements de soins de santé en Syrie sont la cible de bombes et d’autres moyens de violence depuis des années. Rien qu’en 2018, 194 attaques vérifiées ont été commises, y compris contre des établissements de soins de santé et des ambulances, au cours desquelles 143 personnes sont mortes et 259 ont été blessées ». Et à l’échelle mondiale, pour la seule année 2021, l’OMS a ainsi recensé plus de 800 attaques contre des établissements de soins.

La caractérisation d’attaques à l’encontre de lieux de soins en Ukraine s’inscrit désormais dans le contexte de l’enquête que la Cour pénale internationale (CPI) a maintenant ouverte à la demande de 39 pays. Le procureur, Karim A.Khan, s’est dit « convaincu qu’il existe des motifs raisonnables de croire que des crimes de guerre présumés et des crimes contre l’humanité ont été commis en Ukraine ». Dans une interview à Newsweek, Alex Whiting, ancien procureur à la Cour pénale internationale et au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, a souligné : « l’enjeu auquel on prête maintenant beaucoup d’attention est de former et guider les personnes qui sont dans le conflit pour qu’elles soient en mesure de recueillir des preuves, qu’il s’agisse de vidéos, de photographies ou d’autres types de preuves, que, puisqu’elles sont là, elles peuvent recueillir immédiatement ».

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Mélanie Heard

Responsable du pôle Santé de Terra Nova