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Chronique

Pourquoi le moteur franco-allemand est au point mort

La chronique de Jean Pisani-Ferry

L’anniversaire du traité de l’Elysée est une occasion de faire le point sur le « moteur » franco-allemand. Les sujets de désaccords s’accumulent depuis plusieurs mois : politique de l’énergie, politique européenne de Défense, relation transatlantique. Pourtant, si la France et l’Allemagne arrivaient à réduire leurs différents sur ces dossiers, l’ensemble de l’Europe y serait gagnante.

Publié le 

Il y a soixante ans, en janvier 1963, Konrad Adenauer et Charles de Gaulle apposaient leur signature sur le traité de l’Élysée. La France et l’Allemagne, les deux anciens ennemis, mettaient ainsi un terme à deux siècles d’hostilité et de barbarie, et s’engageaient à lancer une nouvelle ère de coopération et d’amitié.

Moins de cinq ans après l’entrée en vigueur du Traité de Rome, l’acte diplomatique était hautement symbolique. Le Traité préparait le terrain pour le rôle de leaders de fait qu’allaient tenir les deux pays au sein de l’Union européenne. Les pays membres de l’Union ont appris, et reconnaissent, que rien ne peut avancer en Europe si la France et l’Allemagne ne sont pas en accord. Ils ont compris qu’à l’inverse un consensus franco-allemand ouvre souvent la voie vers un accord général.

La relation franco-allemande a connu des hauts et des bas au cours de ces six décennies. Entre 2010 et 2015, l’incapacité des deux pays à trouver à accord sur la manière de répondre à la crise de l’euro a conduit, à travers des crises répétées, jusqu’au bord de l’éclatement de la zone monétaire. Mais il y a aussi eu des moments de rapprochements remarquables. Dans les deux mois qui ont suivi l’arrivée du virus du Covid-19 en Europe, par exemple, les deux pays se sont accordés sur un plan d’action et ont ainsi jeté les bases de la réponse européenne à la pandémie.

Leur leadership conjoint est aujourd’hui plus nécessaire que jamais. Confrontée à des défis d’une ampleur sans précédent, l’Union européenne doit réévaluer ses priorités et, peut-être même, sa raison d’être. Elle se définissait en termes d’intégration économique et politique, mais l’intégration est au point mort et les progrès possibles – dans les domaines comme la banque et la finance, l’énergie ou les services numériques – font face à de nombreux obstacles. Elle est issue du projet d’un ordre global fondé sur des règles, mais le système d’après-guerre qui lui a donné naissance se désagrège à un rythme accéléré. Enfin les responsables politiques européens ont considéré la paix sur le continent comme acquise, mais l’invasion de l’Ukraine par la Russie a brutalement rappelé les limites du soft power.

Dans une période d’escalade des tensions géopolitiques, la France et l’Allemagne doivent aider à redéfinir les finalités et les priorités du projet européen. Cependant les deux pays s’opposent sur de nombreux sujets clés : la réponse aux pénuries de gaz et l’avenir du système énergétique européen, la réponse à donner à la loi américaine dite Inflation Reduction Act (IRA), la politique de Défense européenne et la position européenne vis-à-vis de la Chine. Ces désaccords se lisaient entre les lignes de la déclaration commune remarquablement insipide présentée par le Président Emmanuel Macron et le Chancelier Olaf Scholz en conclusion du soixantième anniversaire du traité de l’Élysée.

Plusieurs facteurs expliquent l’actuelle mésentente franco-allemande. Pour commencer, Scholz et Macron manquent de complicité personnelle. Ils se trouvent également tous les deux dans des situations délicates en politique intérieure : Scholz gouverne une coalition malcommode à trois partis, et Macron est dépourvu de majorité à l’Assemblée nationale.

Mais il y a également des raisons plus profondes aux difficultés actuelles. En particulier, les changements de la dynamique globale des puissances ont conduit à la réémergence de différences anciennes en matière de philosophie économique. Tandis que Paris considère la remise en cause du système international d’après-guerre comme une opportunité pour réaffirmer sa souveraineté économique, Berlin voit ce changement tectonique comme une menace potentiellement mortelle pour son modèle de croissance. Dans un effort désespéré de préserver son statut de puissance exportatrice, l’Allemagne recherche une diversification de ses débouchés commerciaux et pousse à la conclusion de nouveaux accords commerciaux européens avec les Etats-Unis, les pays d’Asie et le Royaume Uni.

La bonne nouvelle est que ces divergences d’approche ne sont pas insurmontables. La préférence française pour la production de bien stratégiquement importants et l’objectif allemand de diversification de ses relations commerciales se complètent mutuellement. Cependant, pour combler le fossé, les deux pays devraient s’accorder sur un cadre stratégique partagé, et ils en sont encore loin pour le moment. 

L’énergie est un autre point de désaccord. Tandis que la France voit la transition énergétique comme une occasion de rétablir son indépendance énergétique, et se prépare pour cela à relancer massivement l’énergie nucléaire, l’Allemagne avait considéré la transition comme une opportunité pour échanger de l’hydrogène et donc, indirectement, de l’électricité renouvelable. Dans cette optique, le gaz naturel devait servir de transition entre le présent et le futur, jusqu’à ce que la guerre en Ukraine étouffe ces plans dans l’œuf. Pour le moment, l’Allemagne est déchirée entre ses rêves d’avenir décarboné et la triste réalité de sa dépendance aux importations de gaz.

Les choix faits par les pays en période de crise dessinent leur futur, parfois de manière irréversible. L’IRA, la loi par laquelle l’administration Biden laissera sa marque sur le sujet du changement climatique, pourrait être un tournant. La stratégie européenne sur le climat était censée être budgétairement neutre et compatible avec les règles internationales de la concurrence. Avec l’IRA, les Etats-Unis ont choisi la stratégie opposée. Au lieu d’être budgétairement neutre, l’IRA mise massivement sur les subventions publiques et bouscule délibérément les règles de la concurrence en conditionnant les aides publiques à l’engagement des entreprises à créer des emplois sur le sol américain.

Les responsables européens n’ont pas encore décidé s’ils doivent tenter d’imiter l’IRA, dont ils dénoncent le caractère discriminatoire pour les entreprises européennes, et s’embarquer dans une course aux subventions publiques, ou s’ils doivent, plutôt, rester fidèle à leur ADN libre-échangiste, et combattre avec leurs propres instruments commerciaux. Les dernières déclarations suggèrent qu’ils penchent pour la première option.

En ce qui concerne la politique de Défense, la guerre en Ukraine a rappelé l’urgence d’une révision des doctrines de sécurité des deux côtés du Rhin. Alors que l’armée allemande est peu opérationnelle, l’armée française s’est organisée ces dernières années pour des interventions à petite échelle. L’une et l’autre doivent se redéfinir. Mais au lieu de travailler ensemble, les deux voisins, à nouveau, se séparent. La France a été agacée par la décision allemande d’acheter des équipements militaires américains plutôt que d’investir dans la construction de capacités de défense européennes. Et l’Allemagne, de son côté, doute que la France – le seul membre de l’Union européenne doté de l’arme nucléaire – décide un jour d’étendre son parapluie nucléaire au-delà de ses frontières nationales.

Un compromis noué à la hâte ne suffira pas à combler ces différences d’approche, tant elles sont substantielles. Pour y parvenir, les deux pays doivent commencer par reconnaître leurs désaccords, entreprendre de trier les sujets qui font obstacle à une plus grande coopération, et se donner des objectifs atteignables. Redéfinir un partenariat vieux de soixante ans n’est pas une tâche aisée : c’est pourquoi les deux voisins doivent s’y mettre maintenant. Le destin de l’Europe pourrait bien en dépendre.

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