Une défaite annoncée transformée en demi-victoire

Une défaite annoncée transformée en demi-victoire
Publié le 13 décembre 2022
  • professeur à l’Institut du Monde anglophone de l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3

Les équilibres politiques américains ont-ils été fondamentalement bousculés par les dernières élections ? Dans un système politique toujours aussi clivé, c’est l’évolution des rapports de force à l’intérieur de chaque camp qu’il importe d’observer.

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Selon une illusion médiatique très répandue qui a bien fonctionné jusqu’au 8 novembre dernier, les Démocrates ne pouvaient que sortir grands perdants des élections de mi-mandat (midterms) de 2022. La cote de popularité du président était au plus bas (40 %), l’inflation rongeait le pouvoir d’achat et la criminalité était, disait-on, en hausse. Les Républicains, toujours sous l’influence de Trump, ne pouvaient qu’en profiter. Dans plusieurs états ils étaient même en mesure d’installer des élus qui proclamaient comme Trump que l’élection de 2020 avait été « volée » et qui seraient en situation eux-mêmes de manipuler les résultats d’élections futures. En dépit du bilan non négligeable de l’administration Biden (mesures visant à réduire le taux de pauvreté des familles ayant des enfants, à moderniser l’infrastructure, à effacer une partie de la dette des étudiants et ex-étudiants etc.), il était à peu près certain que les Démocrates allaient non seulement perdre leur maigre majorité dans les deux chambres du  Congrès, mais perdre gros dans la Chambre des représentants – jusqu’à 30 ou 40 sièges – ce qui n’aurait pas été extraordinaire pour une majorité présidentielle à mi-mandat. 

Seuls quelques analystes et commentateurs ont compris qu’en se basant sur les moyennes de tous les instituts de sondage, on obtenait des résultats faussés parce que de nombreux sondages pris en compte dans la moyenne étaient réalisés par des instituts proches des Républicains. Le cinéaste documentaire et militant de gauche Michael Moore, l’un des rares à prédire la défaite de Hillary Clinton en 2016, a été en 2022 l’un des rares à voir, sur le terrain, des signes d’une forte résistance des Démocrates en dépit de tous les commentaires.

Des trumpistes battus, le trumpisme demeure

Les Démocrates ont en effet beaucoup mieux résisté que prévu. Ils ont gardé et même (en théorie) renforcé leur majorité au Sénat. Au lieu de perdre des dizaines de sièges à la Chambre, ils en ont perdu seulement neuf ou dix, performance exceptionnelle pour le parti du président dans les midterms. La « vague » républicaine (« red wave ») attendue s’est réduite à un clapotis. Des analyses fines du vote permettront de définir les raisons de ce très mauvais résultat pour les Républicains, mais deux facteurs se distinguent : 1) ils ont souffert, à l’échelle nationale, de l’arrêt de la Cour Suprême de juin 2022 qui permet aux états de limiter drastiquement le droit à l’avortement en annulant l’arrêt Roe v. Wade (1973) ; et 2) de nombreux électeurs, Démocrates confirmés ou non, ont trouvé très excessifs les attaques contre le système électoral et craignaient un déraillement de la démocratie.

Soulagement : les principaux candidats promus par Trump et soutenant comme lui que l’élection présidentielle de 2020 lui avait été « volée », ont perdu, tant à l’échelon fédéral (sénateurs, représentants) qu’à l’échelon des états. Des 94 candidats républicains aux principaux postes de responsabilité à l’échelon des états (gouverneurs, secrétaires d’Etat, attorney general) et aux postes de gouverneur soutenus par Trump, 80 ont perdu.

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Néanmoins, 14 de ces candidats ont été élus, 5 pour la première fois. Et si les candidats démocrates au Sénat fédéral l’ont emporté sur les trumpistes (Pennsylvanie, Michigan, Arizona, Nevada, Georgie, New Hampshire), des candidats pro-Trump ont gagné (Ohio, Caroline du Nord) et des Républicains déjà en place et proches de Trump n’ont pas été délogés (Wisconsin, Utah). Et des 254 candidats soutenus par Trump (tous niveaux condfondus), 83% ont gagné leur élection.

Il a fallu attendre le 6 décembre pour connaître le résultat du siège sénatorial de la Georgie, seul état où un deuxième tour est prévu si aucun candidat ne dépasse les 50%. Le sénateur en exercice Raphael Warnock, élu pour la première fois en une élection partielle en 2020, a emporté au deuxième tour une victoire nette (51,4 % contre 48,6 %) mais pas du tout écrasante, ce en dépit des sommes records investis dans cette élection ($175 millions côté démocrate) et en dépit des faiblesses extraordinaires du candidat républicain, ancien champion de football américain qui s’est présenté comme un Républicain inconditionnel mais qui était incapable en débat télévisé de parler de la moindre question politique concrète.  

Ayant vu perdre aux midterms plusieurs de ses candidats au Sénat et aux postes de gouverneur, Trump a perdu son pari. De nombreux élus républicains à l’échelle nationale commencent à comprendre qu’il représente pour leur parti un handicap plus qu’un avantage mais il risque fort néanmoins d’essayer d’imposer sa candidature à la présidence en 2024, face sans doute à son principal rival potentiel, le gouverneur de la Floride, qui pourrait incarner un « trumpisme sans Trump ». A suivre.

Et la gauche ?

Les Démocrates, on le sait, sont travaillés par des divisions internes. Depuis les élections primaires de 2016, lorsque le sénateur socialiste Bernie Sanders a battu Hillary Clinton dans 22 états, le parti est divisé entre un courant majoritaire héritier du tournant néolibéral des années 1990 sous la présidence de Bill Clinton, et une aile gauche social-démocrate ou socialiste émergente. Parmi les revendications avancées par la gauche et rejetées jusqu’à maintenant par le reste du parti : un système d’assurance santé universelle (« Medicare for All »), le salaire minimum national à 15 dollars par heure (pourtant revendiqué par Biden en campagne en 2020), la gratuité des études supérieures, une réforme profonde du système électoral pour empêcher la droite de limiter l’accès au droit de vote.

Ces divergences sont bien connues mais face à un ennemi commun particulièrement dangereux – un Parti républicain radicalisé, prêt à saboter tout résultat électoral défavorable à sa cause – la gauche a fait preuve en 2022 d’esprit unitaire. La défaite des midterms transformée en semi-victoire appartient aux Démocrates dans leur ensemble.

Les tensions ne disparaissent pas pour autant. Nancy Pelosi, âgée de 82 ans, leader des Démocrates de la Chambre depuis 19 ans, a décidé à l’occasion de ces élections de laisser son poste à la génération suivante. Hakeem Jeffries, 53 ans, élu de Brooklyn, premier afro-américain à occuper ce poste, et… adversaire déclarée de l’aile gauche du parti lui succèdera à partir de janvier 2023.

Dans les conditions imposées dans les années 2020–2021 par la pandémie et la polarisation politique extrême, l’administration Biden a donné l’impression d’emprunter à la gauche une partie de son programme afin de créer, avec succès, une dynamique de soutien électoral aux Démocrates. Les mesures très ambitieuses adoptées en 2021 – dont la loi dite Infrastructure Investment and Jobs Act (1,3 mille milliards de dollars) sont le fruit de ce début de convergence. Mais les efforts vigoureux de l’administration pour empêcher, début décembre 2022, une grève nationale des chemins de fer, en refusant la principale revendication des travailleurs des trains de fret – ils étaient surtout préoccupés par des horaires exténuants et imprévisibles– a montré que ce président n’est pas du tout aussi pro-syndical qu’il l’a maintes fois déclaré.

La suite ?

La demi-victoire des Démocrates aux midterms ne signifie sûrement pas que la deuxième moitié du mandat de Biden va se passer dans de bonnes conditions. Certes, en conquérant une vraie majorité au Sénat (51–49 au lieu de 50–50 plus le vote de la vice-présidente), les Démocrates contrôleront mieux les commissions législatives et seront mieux en mesure de ratifier la nomination des juges fédéraux, mais pour des initiatives sociales ou écologiques ambitieuses, il sera aussi difficile qu’avant de compter sur l’appui de deux sénateurs qui n’ont de démocrates que le nom, Joe Manchin (Virginie occidentale) et Kyrsten Sinema (Arizona). Cette dernière vient de quitter les rangs des Démocrates pour rejoindre la catégorie des « indépendants ». Par ailleurs, la règle du filibuster demeure, ce qui oblige les Démocrates, pour presque toutes les mesures, à obtenir une super-majorité de 60 voix. C’est mission impossible, compte tenu du haut degré polarisation partisane.

La majorité républicaine à la Chambre est courte (221 ou 222 contre 213) et pourrait même leur échapper s’il y a quelques absences ou décès. Mais, avec cette mini-majorité, ils sont néanmoins en mesure de saboter la deuxième moitié du mandat de Biden. L’élection du leader de la majorité sera un test pour déterminer quel poids auront les trumpistes parmi les Républicains. Kevin McCarthy, l’élu de Californie qui brigue ce poste, devra subir la pression constante des Républicains les plus enfiévrés, regroupés dans le « Freedom Caucus ». Ceux-ci prônent une série d’enquêtes et d’audiences contre Biden et contre son fils, de manière à « répondre » à l’enquête de la Chambre – qui devra cesser en décembre 2022 faute de majorité démocrate – sur l’attaque contre le Capitole du 6 janvier 2021 et se venger des nombreuses poursuites judiciaires contre Trump qui sont en train, dans certains cas, de porter leurs fruits. L’entreprise de la famille Trump vient d’être déclarée coupable de fraude fiscale, et il paraît probable que l’affaire des documents hautement confidentiels volés à la Maison Blanche va également aboutir à une inculpation. Quant à l’insurrection du 6 janvier encouragée par Trump, l’affaire suivra son cours dans les tribunaux même si la commission de la Chambre doit prochainement mettre fin à ses travaux.

Encadré : Qui sont les élus de la gauche démocrate au Congrès ?

Des 213 élus démocrates à la Chambre des représentants, environ 100 font partie du Congressional Progressive Caucus, regroupement fondé en 1991. Bernie Sanders, le seul sénateur qui en fait partie, en est l’un des cofondateurs. Le Caucus est actuellement présidé par Pramila Jayapal, élue de Seattle (Washington). Ses revendications en quelques mots : « une économie juste », « la santé pour tous », « justice climatique » (Voir : https://progressives.house.gov/) Si nombre de ses membres ne refuseraient pas l’étiquette de gauche, ce n’est pas le cas de tous. Le prochain leader de la minorité démocrate à la Chambre, Hakeem Jeffries, en fait partie.

Parmi les membres du Caucus se trouvent une poignée d’élus réputés plus à gauche, se référant volontiers pour certains au socialisme démocratique : c’est le célèbre « Squad », regroupement informel, dont font partie depuis son origine, en 2019, Alexandria Ocasio-Cortez (New York), Ilhan Omar (Minnesota), Ayanna Presley (Massachusetts) et Rashida Tlaib (Michigan).  En 2020, deux nouveaux se sont agrégés au groupe : Jamaal Bowman (New York) et Cori Bush (Missouri). En novembre 2022 quatre nouveaux sont arrivés : Summer Lee (Pennsylvanie), Greg Casar (Texas), Delia Ramírez (Illinois) et Maxwell Alejandro Frost (Floride), âgé de 25 ans. A noter que tous ses membres sont ou afro-américains, ou latinos, ou arabes. Rashida Tlaib est la seule palestinienne-américaine du Congrès et Ilhan Omar, née en Somalie, est arrivée jeunes aux Etats-Unis en tant que réfugiée.

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