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Note

Voir l’Iran autrement

Sur l’échiquier stratégique international, l’Iran est aujourd’hui le défi le plus crucial. Quelle politique mener face à la menace iranienne ? L’enjeu, pour les progressistes, est le bon dosage entre sanctions et coopération. Un texte du conseiller diplomatique du Guide de la Révolution Iranien, paru hier dans Libération, relance la voie de la coopération. A cette occasion, nous publions une note et un dossier de Jean-François Bayart, directeur de recherche au CNRS : il invite à voir l’Iran autrement, en prenant en compte les mutations au sein du régime et de la société civile. Ces positions sont une contribution, hétérodoxe et stimulante, à la réflexion en cours que souhaite mener Terra Nova.
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1 – LA SITUATION AUJOURD’HUI

Si frappes aériennes contre l’Iran il doit y avoir, elles surviendront vraisemblablement à l’automne. Le calendrier politique des Etats-Unis ouvre une fenêtre d’opportunité, sinon de nécessité, pour ceux qui veulent en découdre. Le retrait de la course électorale de Hillary Clinton, favorable à une ligne dure à l’encontre de Téhéran, et la possible victoire de Barack Obama, ouvert à une révision de la diplomatie de Washington au Moyen-Orient, ne laissent plus aux « faucons » que quelques mois pour agir. L’administration Bush s’est enfermée dans un piège mental en inscrivant la République islamique dans l’ « axe du mal » et en ne la voyant plus qu’à travers le seul prisme de la question atomique, du « terrorisme international » et des conflits de la région, non sans multiplier les contresens. Habitée par ses certitudes, elle est tentée de sauver la nation et le monde de ce qu’elle perçoit comme un danger majeur. Et au passage de redorer le blason de deux mandats présidentiels catastrophiques. L’hypothèse est sérieuse au point d’avoir incité les services américains de renseignement à organiser en décembre la « fuite » de leurs propres analyses, plus tempérées, pour essayer d’enrayer la mécanique infernale. Mais l’éventualité d’une accession de Barack Obama à la Maison blanche peut décider les « faucons » à jouer leur va-tout. En dépit du précédent irakien, le débat sur l’Iran a été préempté par les néoconservateurs ou des courants proches, et il est devenu presque impossible de faire entendre la voix de la raison, qui n’est pas nécessairement celle de la compromission et d’un « esprit de Munich » abusivement convoqué pour la circonstance.

Intervient une donnée nouvelle. Paris a rejoint le camp des va-t-en-sanctions, voire en guerres. Nicolas Sarkozy est persuadé que tel est le prix de la réintégration de la France à l’OTAN, puis de la légitimation transatlantique de la Défense européenne. Et nombre de fonctionnaires de Bercy et du Quai d’Orsay ont été traumatisés par le coût de la rupture avec Washington en 2003 et par ce qu’ils ont vécu comme une défaite majeure de la politique extérieure néo-gaulliste. Or, la France préside aux destinées de l’Union européenne jusqu’en décembre. Elle poussera celle-ci à la fermeté. La visite de Nicolas Sarkozy à Jérusalem s’est inscrite dans cette configuration, au lendemain des spectaculaires manœuvres aériennes en Méditerranée orientale qui ont démontré la capacité d’Israël de bombarder l’Iran. Certes, l’Etat hébreux ne se lancera pas lui-même dans une attaque qu’il sait suicidaire, nonobstant les propos martiaux du vice-Premier ministre, Shaul Mofaz. Mais il entend faire pression sur les Etats-Unis et trouve désormais une oreille complaisante à Paris.

2 – UNE VISION TROP SIMPLISTE

L’alignement de Nicolas Sarkozy sur la position de l’administration Bush repose sur une analyse à la fois biaisée et erronée de la réalité iranienne. La viabilité de la politique de sanctions que nous mettons en œuvre, les objectifs supposés de l’Iran ne sont plus évalués rationnellement. Le jeu politique et la complexité de la République islamique sont déformés au profit de quelques stéréotypes qui visent surtout à légitimer le durcissement de notre diplomatie et ce qui s’apparente de plus en plus à une fuite en avant. La « téhéranologie » qui a cours et qui comporte les mêmes limites que jadis la « kremlinologie » ou la « pékinologie » laisse dans l’ombre les transformations du pays, la représentativité relative de ses institutions politiques que révèle leur part d’imprévisibilité électorale, et l’autonomisation croissante du social par rapport au régime. Le développement de l’enseignement supérieur, la révolution copernicienne de la condition de la femme, l’émergence d’un secteur privé distinct du secteur étatique sont par exemple passés sous silence. Par ailleurs la dimension religieuse de la République islamique est exagérée au profit de simplifications grossières, alors que sa dimension nationaliste, sous-jacente à sa légitimité persistante, est sous-estimée. D’erreurs d’appréciation en fautes de jugement, la politique des Etats occidentaux s’enferme dans une impasse, caresse des chimères sur les possibilités de contribuer au « changement de régime » et diabolise celui-ci pour mieux justifier son renversement.

En particulier il ne faut pas prendre pour argent comptant le récit explicatif qui fait aujourd’hui fureur dans la « téhéranologie » et que colportent simultanément les think tanks américains et les « réformateurs » iraniens. Selon cette thèse, l’augmentation de la rente pétrolière – les recettes d’exportations des hydrocarbures sont passées de 48,8 Mds USD en 2005–2006 à 79 Mds USD en 2007–2008 – permettrait l’autonomisation politique et économique des Gardiens de la Révolution et leur mainmise sur le régime, à la faveur de la menace d’une intervention américaine et au prix d’un véritable état de siège implicite. L’élection de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence de la République, en 2005, serait l’expression de ce processus, que complèteraient de nombreuses nominations dans l’administration territoriale et dans le secteur public de l’économie, et que consoliderait la proportion élevée de députés issus de ce corps armé (de l’ordre de 63%). Par ailleurs l’emprise des Gardiens de la Révolution sur l’économie leur donne l’opportunité d’autres sources d’enrichissement, telles que la contrebande ou le prélèvement de commissions occultes lors de la conclusion des contrats. Leur entregent politique leur permet également d’être les principaux bénéficiaires des privatisations, à des prix d’acquisition préférentiels. Les Gardiens de la Révolution seraient donc en passe de s’ériger en vraie classe dominante. Selon certains analystes « réformateurs », leur ascension procède d’ailleurs non pas d’un simple processus politique, mais bel et bien d’un plan fomenté par le Guide de la Révolution et les « sécurocrates » du régime à la suite de la victoire irrépressible de Mohammad Khatami en 1997 et de l’élection d’une majorité parlementaire « réformatrice » en 2000, événements qui laissaient craindre une contre-révolution ou le délitement de la République islamique.

Ce récit ne manque pas d’être séduisant et repose sur des éléments tangibles. Mais il est naturellement trop linéaire et univoque pour être entièrement convaincant, notamment parce qu’il ne tient pas compte de l’autonomie du social qui introduit une grande part de contingence dans l’évolution du pays. De surcroît il suppose une unité des Gardiens de la Révolution que l’analyse des résultats électoraux ne confirme pas et que la conscription rend improbable. Leur entrée dans les affaires provient moins, par ailleurs, d’un plan magistral que de la nécessité : la réduction des dépenses militaires au lendemain du cessez-le-feu avec l’Irak et la libéralisation économique du début des années 1990 les ont contraints, comme les autres administrations, à prendre leur destin en main, et le sentiment de frustration qu’ils en ont éprouvé n’a pas été pour rien dans leur hostilité à l’encontre de l’ancien président de la République, Hachemi Rafsandjani, rendu responsable de leur cure d’austérité financière. Autrement dit, les Gardiens de la Révolution, en 2005, étaient peut-être moins partisans du président Ahmadinejad qu’hostiles à son adversaire, Hachemi Rafsandjani, à nouveau candidat à la Présidence.

Il est prévisible que Mahmoud Ahmadinejad, certain de ne pouvoir rallier les classes moyennes éduquées – que celles-ci adhèrent aux « réformateurs » ou aux « conservateurs » – poursuivra dans les mois à venir ses provocations nationalistes et sa politique économique démagogique pour flatter l’électorat populaire et rural, moins averti des complexités du monde contemporain et sensible à son mysticisme. Il continuera à noyauter le système en nommant ses fidèles à des postes de responsabilité. Dans cette stratégie les pays occidentaux sont ses « ennemis complémentaires ». Leurs pressions sont une ressource politique précieuse du point de vue de la légitimation nationaliste du président de la République, car elles lui permettent de se draper dans les habits, certes trop larges pour lui, d’un Mossadegh du nucléaire, de traquer ses opposants au nom de la « sécurité nationale » et d’étendre ses réseaux économiques sous prétexte du nécessaire contournement des sanctions financières et commerciales. Mais il est difficile de prévoir le rapport de force politique et électoral qui prévaudra en 2009, lors des prochaines présidentielles. Les résultats des élections législatives de mars-avril 2008 ont été pour le moins mitigés du point de vue de Mahmoud Ahmadinejad, et l’élection d’Ali Laridjani, l’un de ses adversaires conservateurs, à la présidence du Parlement et le rappel de la prééminence du Guide de la Révolution dans les domaines de la politique étrangère et de la sécurité nationale par son conseiller Ali Velayati, dans le texte publié par Libération le 2 juillet, rappellent que son pouvoir est limité, contesté, voire fragile. Surtout le régime, quelle que soit la configuration interne de son système collégial, devra tenir compte des mutations de la société qui s’annoncent, en particulier sous la pression de la jeunesse éduquée et des femmes. Au fond, le problème est moins celui des équilibres homéostatiques au sein de la République islamique, dans l’interprétation duquel s’enferme la « téhéranologie », que celui du pays lui-même, irréductible aux seules problématiques idéologiques, politiques ou internationales.

3 – VOIR L’IRAN AUTREMENT

Notre priorité devrait être de réviser notre manière d’appréhender l’Iran que nous saisissons selon des paramètres honorables et légitimes, mais aussi selon l’hypothèse que ces derniers ne changeront pas dans un proche avenir. Or, les équilibres de pouvoir au sein de la République islamique sont incertains. Les relations des pétromonarchies arabes avec la République islamique sont beaucoup plus complexes qu’un antagonisme univoque. L’on ne peut non plus exclure une normalisation des rapports entre Washington et Téhéran au lendemain des élections présidentielles de novembre, qu’annonce peut-être le ballon d’essai d’Ali Velayati dans Libération .

En outre, le cours diplomatique que nous avons défini sacrifie nos intérêts économiques en Iran, qui ne sont pas minces dans les domaines énergétique et automobile et qui potentiellement pourraient s’accroître de manière drastique dans d’autres secteurs. Enfin il contribue à pousser l’Iran, pays charnière, aux côtés de la Russie, de la Chine, de l’Inde, des pays de l’ASEAN.

Il serait une autre manière de voir l’Iran :

1) comme un pays émergent fort d’un marché de 70 millions de consommateurs où tout reste à faire, ou à peu près – et même de quelque 150 millions de consommateurs potentiels si l’on admet que l’Afghanistan, l’Asie centrale, le Caucase et l’Irak sont désormais dans son orbite commerciale. L’incapacité de la République islamique à entreprendre le nécessaire ajustement structurel de son économie, l’incroyable gabegie que représente la perpétuation des subventions des produits de base au détriment des investissements productifs, l’inexistence de tout système bancaire et financier digne de ce nom, l’irréalisme absolu du système des prix qui empêche toute connaissance de la structure des coûts de production, la persistance d’un chômage élevé (de 20 à 25%, plutôt que les 10,2% officiels) et la fuite des cerveaux qui s’en suit, l’échec à transformer la rente pétrolière en croissance soutenue et durable (encore que cette dernière continue de se situer autour de 6,2%) ne devraient pas cacher l’irréversibilité du développement industriel du pays : l’économie iranienne est d’ores et déjà la plus diversifiée du Moyen-Orient ; un tissu de PME indépendantes de l’Etat et de ses subventions s’est noué ; l’Université forme des ingénieurs d’excellente qualité et la main d’œuvre ouvrière est compétente ; si l’industrie textile s’est effondrée, les secteurs de l’acier, de l’automobile, du verre, du génie civil sont performants ; même dans le domaine de l’exploitation pétrolière et gazière, le savoir-faire des sociétés dépendantes du groupe Khatamol Anbia – lié aux Gardiens de la Révolution – ne peut être négligé bien qu’elles ne maîtrisent pas les techniques modernes de l’offshore, de la compression du gaz ou de sa liquéfaction et qu’elles sont sur ce plan dépendantes des licences étrangères.

2) comme l’une des clefs du marché énergétique mondial , en passe de constituer un duopole gazier, certes asymétrique, avec la Russie, et à la croisée des pipe-lines et des gazoducs entre l’Europe et l’Asie du Sud et de l’Est, en situation de peser sur l’indépendance de notre approvisionnement.

3) comme un régime thermidorien dont l’objectif est de se reproduire politiquement, en se résignant pour ce faire à libéraliser, fût-ce en trompe l’œil, son économie et sa vie sociale, et de garantir la souveraineté nationale, conformément à l’orientation de la Russie, de la Chine et des autres Etats membres de l’Organisation de coopération de Shanghai au sein de laquelle la République islamique occupe d’ailleurs le statut d’observateur [1] . De ce point de vue, l’ascension des Gardiens de la Révolution, si elle se confirmait, ne serait pas contradictoire avec cette évolution : aussi bien en Russie qu’en Chine, et sans même parler du Pakistan, de la Turquie, de la Thaïlande, du Vietnam, les forces armées sont devenues des acteurs majeurs de l’économie nationale et de son intégration dans l’économie mondiale.

4) comme un Etat poursuivant la Realpolitik qu’il estime conforme à ses intérêts nationaux et à la défense farouche de son indépendance , dont les excès s’expliquent par le traumatisme qu’ont laissé un siècle de pertes territoriales, de dépendance paracoloniale, d’aliénation de ses richesses pétrolières, d’isolement diplomatique et militaire pendant la guerre d’agression qu’il a subie de 1980 à 1988, et dont la stratégie régionale s’inscrit dans une histoire de longue durée. Présenté aux Etats-Unis et en France, de manière assez ethnocentrique, comme autant d’ « ingérences », le rôle de l’Iran en Afghanistan, en Irak et même au Liban ne peut être dissocié de la place qu’il a occupé dans ces pays (ni de l’influence que ces pays ont exercée sur son propre devenir) depuis plusieurs siècles, en particulier par le truchement du clergé chiite qui a consolidé un espace transnational intégré à travers les institutions religieuses, les échanges commerciaux, les pèlerinages, les alliances matrimoniales, ou encore, dans les années 1960–1970, les solidarités militantes et combattantes avec des forces libanaises et palestiniennes. Corollairement, l’intensité de nos convictions sur le bien-fondé de la politique que les pays occidentaux conduisent au Proche-Orient, au Moyen-Orient et en Afghanistan ne devrait pas nous interdire de nous interroger sur la façon dont celle-ci est perçue par les Iraniens, à l’aune d’une région qui, géographiquement et historiquement, est leur.

Sans que nous tenions pour menue monnaie les impératifs catégoriques de la non-prolifération, de la sécurité d’Israël, de la dénonciation de toute forme de négationnisme et de la défense des droits de l’Homme ou du rétablissement d’une relation plus constructive avec les Etats-Unis, la réintroduction de ces quatre paramètres dans le débat public et dans l’élaboration de notre politique vis-à-vis de l’Iran nous permettrait de pondérer celle-ci en prenant mieux en compte le spectre complet de nos intérêts, en anticipant les aléas d’éventuels changements politiques à Téhéran ou à Washington, et en ne laissant pas à la Russie, à la Chine et à l’Inde l’exclusivité de la carte iranienne dans le jeu international. Par ailleurs il importe de prendre la mesure des conséquences d’une confrontation militaire avec l’Iran, dont l’issue est loin d’être acquise en dépit de l’évidente infériorité de ses forces militaires, et de l’inanité de la politique de déstabilisation intérieure dans laquelle se fourvoie l’administration Bush, sur la base d’une appréciation erronée de l’histoire du pays et de son hétérogénéité ethnique ou confessionnelle.

  1. Sur la problématique de la libéralisation économique des régimes néo-révolutionnaires en termes de « thermidorismes », cf http://www.ceri-sciencespo.com/publica/question/qdr24.pdf

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