Débat

La Convention citoyenne : une innovation démocratique ?

La Convention citoyenne : une innovation démocratique ?

Une initiative comme la Convention citoyenne pour le climat peut-elle renforcer le lien démocratique ? Ou contribue-t-elle au contraire, en mettant en cause le rôle représentatif du Parlement, à affaiblir encore un peu plus nos institutions ?

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Publié le 18 novembre 2021
Par Dominique Schnapper

Un Parlement qui n’en est pas un

La réflexion sur des modalités nouvelles de la délibération en démocratie, maintenant riche de nombreuses publications, vient de faire l’objet d’une mise au point par Thierry Pech, ancien président du comité de gouvernance de la convention citoyenne pour le climat qui vient compléter et enrichir les analyses des travaux théoriques, publiés sans la direction de Loïc Blondiaux et de Bernard Manin, dont Telos a rendu compte sous le titre « Réflexions sur la démocratie représentative » (7 juin 2021). L’ouvrage de Thierry Pech bénéficie de son expérience : il a suivi pas à pas la constitution et du déroulement d’une « convention » délibérative.

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Publié le 25 novembre 2021

Oui à un « Parlement des citoyens »

La sociologue Dominique Schnapper, directrice d’études à l’EHESS et membre honoraire du Conseil constitutionnel, a lu le livre que Thierry Pech a tiré de son expérience à la Convention citoyenne pour le climat, Le Parlement des citoyens (Seuil, 2021). Dans un article publié sur telos.eu.com, elle en critique le bilan sur plusieurs points et s’interroge sur le statut de ce type d’assemblée et sur l’exercice de délibération qu’elle favorise (« Un parlement qui n’en est pas un »). Thierry Pech poursuit la discussion avec elle dans sa réponse. Cet article est publié en partenariat avec telos-eu.com

Cet article est publié en partenariat avec telos-eu.com

J’ai lu avec beaucoup d’intérêt l’article que Dominique Schnapper a consacré à mon livre, Le Parlement des citoyens (Seuil, 2021) sur le site de Telos. Je lui sais gré de la pondération de son propos, comme de l’esprit de nuance qui l’anime. J’ai moi-même tâché de construire une analyse balancée, à la fois bienveillante et critique, de la Convention citoyenne pour le climat (CCC) dont j’ai présidé le comité de gouvernance au côté de Laurence Tubiana. Si nous voulons poursuivre ce type d’expériences – et je crois, pour ma part, qu’elles doivent l’être – il faut être prêt à en tirer les enseignements et à les améliorer.

Nous avons bien sûr quelques désaccords d’interprétation :

  • Je ne pense pas que l’on puisse écrire, comme elle le fait, que le groupe des conventionnels était « non-représentatif » de la population. Il faut en effet distinguer plusieurs types de représentativité : les 150 membres de la CCC étaient représentatifs au sens descriptif du terme, c’est-à-dire que le groupe reproduisait fidèlement les grands équilibres de genre, d’âge, de CSP, de niveaux de qualification et d’origine territoriale de la population générale. Mais cette représentativité était limitée : elles ne rendaient compte ni des valeurs culturelles, ni des préférences politiques des Français, et le panel était bien sûr trop étroit pour présenter une quelconque valeur statistique.
  • Il est inexact de dire que « la taxe carbone n’a pas été évoquée » dans le cadre de la Convention. Elle l’a été au contraire positivement à trois reprises par la voix d’une économiste universitaire d’abord, par celle d’un ancien ministre de la transition écologique ensuite, et enfin par celle d’une ancienne militante du mouvement des Gilets jaunes. Les 150 n’ont pas souhaité rouvrir ce dossier qui avait mis le feu aux poudres en novembre 2018, ce qui est très différent. Ils ont par ailleurs promu le recours au signal-prix dans plusieurs de leurs propositions et appelé de leurs vœux la mise en place d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’UE.
  • Enfin, je ne crois pas que l’on puisse écrire que le contrat du « sans filtres » mis en avant par le Président de la République avait été compris par la majorité des membres de la CCC comme « un engagement à faire appliquer leurs propositions », mais comme un engagement à les transmettre au Parlement ou au Peuple français par voie référendaire pour que nos représentants ou nos concitoyens en décident. En ce sens, ils ne se sont jamais pris pour des décideurs en dernier ressort.

La critique principale de Dominique Schnapper est cependant d’une autre nature : le titre de ce livre, écrit-elle en substance, ne ferait pas justice à son contenu, on y trouverait même tous les éléments pour démontrer que la CCC n’était justement pas un parlement.

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Cette question n’a rien d’anecdotique, car elle pointe le véritable débat que nous devrions avoir au sujet des conventions citoyennes : quelle est leur place dans nos institutions, leur légitimité et leur fonction démocratique ? Je fais partie de ceux qui refusent de considérer ces exercices comme des instruments de subversion de la démocratie représentative et qui pensent au contraire qu’il faut les faire prospérer dans le sein de la République et non à ses marges.

Le moyen le plus simple de le faire serait de les réduire à une fonction purement consultative, comme le suggère Dominique Schnapper. Et, constitutionnellement parlant, c’est bien la seule fonction à laquelle elles puissent actuellement prétendre. Mais, si on en reste là, on ne rend compte que d’une faible partie de l’expérience politique et on court le risque de la démonétiser aux yeux même des participants.

Une faible partie de l’expérience politique car il est bien évident que lorsqu’on réunit, à la demande de l’exécutif, un panel descriptivement représentatif de la société, c’est-à-dire un « mini-public » comme disent les spécialistes, on engage symboliquement plus qu’une consultation d’experts : les femmes et les hommes que l’on mobilise le sont en qualité de citoyens et non au titre d’une expertise particulière. Ce qui est attendu d’eux n’a rien à voir avec un conseil technique ou un éclairage savant : il s’agit bien d’une contribution politique (je ne vais pas développer ici la distinction wébérienne entre le savant et le politique que Dominique Schnapper connaît mieux que moi). C’est pourquoi le parallèle entre la CCC et les « commissions d’experts » trouve vite sa limite.

Par ailleurs, si l’on veut mobiliser les participants, il faut donner de l’importance à leur travail, leur donner quelques garanties qu’il n’en sera pas rien fait. C’est pourquoi le contrat liant les participants et le commanditaire politique est crucial. Si l’engagement d’une transmission « sans filtres » aux décideurs publics (exécutif en matière réglementaire ou législateur en matière législative) présente d’évidents inconvénients, il faut être en mesure de lui substituer autre chose qu’un mandat consultatif sans suite. C’est là toute la difficulté qu’il faut résoudre.

L’article 6 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen dispose clairement que tous les citoyens ont le droit de contribuer à la formation de la loi soit « personnellement » soit « par leurs représentants ». Ce « personnellement » peine à trouver son sens dans nos institutions et nos pratiques démocratiques en dehors de référendums auxquels nous recourons jusqu’ici avec parcimonie. A tout le moins cet article signifie-t-il que les citoyens n’abandonnent jamais la totalité de leurs compétences par la désignation de leurs représentants. C’est à cette promesse d’une citoyenneté continue qu’il s’agit de donner contenu et force. J’admets volontiers que l’affaire n’est pas simple, mais je ne peux pas me résoudre à ignorer la légitimité de la question.

C’est dans cet esprit que je propose que les conventions citoyennes soient dotées d’une fonction pré-législative, elle-même inscrite dans un processus d’action publique, l’exécutif prenant l’engagement solennel d’agir résolument sur une question d’intérêt général et demandant à être éclairé dans cette entreprise par les délibérations d’un panel représentatif de citoyens tirés au sort. Cette fonction laisserait le législateur et l’exécutif dans la pleine disposition de leurs prérogatives. Mais le dispositif ferait obligation au gouvernement, dans le cas où il repousserait certaines propositions de la convention citoyenne, de lui substituer des réponses de portée équivalente, de manière à ce que le processus ne puisse pas se solder par une action insuffisante et une forme de reniement de l’engagement initial.

Cette fonction pré-législative rapproche à mes yeux l’activité des conventions citoyennes du travail parlementaire. Mais ce n’est pas le seul rapprochement possible. Il m’est apparu, dans la conduite même de la Convention citoyenne pour le climat, que les conventionnels s’identifiaient bien davantage aux parlementaires qu’aux membres de l’exécutif. Cette identification n’était pas fortuite, pour plusieurs raisons. La première est que le type de représentativité illustré par les 150 membres de la CCC ne vaut pas mandat pour décider mais complète la représentation parlementaire d’une fonction de figuration sociale qui lui fait cruellement défaut : ils ajoutent à la démocratie représentative une qualité sociologique qui est susceptible de consolider sa légitimité. La seconde tient au fait que la CCC s’est construite comme une assemblée délibérante, ravivant aux yeux de tous une part de la culture parlementaire aujourd’hui rétrécie par une vision purement instrumentale du Parlement (voter la loi et soutenir le gouvernement), et rappelant qu’un parlement est un lieu où l’on… parlemente ! La troisième enfin est qu’au moment où il leur a été demandé s’ils recommandaient que leurs propositions soient soumises au Parlement ou au Peuple français par voie référendaire, dans 90% des cas les conventionnels ont exprimé une préférence pour la voie parlementaire, décevant celles et ceux qui souhaitaient que le processus court-circuite le cours ordinaire des institutions représentatives pour faire entendre le feu de la démocratie directe.

C’est pourquoi j’ai choisi le titre de « Parlement des citoyens ». Je ne suggère pas par là que les conventions citoyennes devraient se voir reconnaître un quelconque pouvoir de décision normative pour l’ensemble de nos concitoyens : ce serait, je n’en disconviens pas, un abus et nous nous exposerions à de légitimes contestations de la part de celles et ceux qui, n’ayant pas pris part aux délibérations, en récuseraient les conclusions. Néanmoins il me semble qu’il faut reconnaître la contribution de ces mini-publics à la formation de la loi et à la démocratie représentative. Soucieux de les accorder à nos institutions et de renforcer ces dernières, je propose en conséquence que les prochaines conventions citoyennes se tiennent dans le sein même du Parlement et que soit expérimentée à cette occasion la formation de panels hybrides, c’est-à-dire composés aux deux tiers de citoyens et au tiers d’élus. Ce n’est pas, selon moi, le chemin d’une « démocratie extrême » – ma proposition paraîtra d’ailleurs bien tiède aux militants de la démocratie participative qui ont fondé une grande partie de leur travail sur une critique radicale de la légitimité électorale – mais celui d’une démocratie représentative enrichie.

Je ne veux pas finir sans remercier chaleureusement Dominique Schnapper de mettre le doigt sur le point crucial d’une discussion qui ne fait, je l’espère, que commencer.

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Publié le 6 décembre 2021
Par Gérard Grunberg

Non au Parlement des citoyens. Réponse à Thierry Pech

Thierry Pech a réagi sur Telos et Terra Nova à l’article que Dominique Schnapper a consacré sur Telos à son ouvrage, Le Parlement des citoyens. Il a titré sa réponse : « Oui au Parlement des citoyens ». Ceci est une réponse à sa réponse. Dominique Schnapper, ayant rendu hommage au propos nuancé de l’auteur à propos des conventions citoyennes, regrettait cependant le titre de son ouvrage et rejetait sa proposition de donner à ce type de convention la mission de « pré-légiférer », estimant qu’il s’agissait là d’un problème fondamental, celui de sa légitimité et de sa relation avec les institutions de la République représentative.

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Publié le 6 décembre 2021

Les conventions citoyennes, instruments d’une démocratie d’interaction

Ce texte est une réponse à Gérard Grunberg à sa note « Non au Parlement des citoyens. Réponse à Thierry Pech » publiée le 6 décembre 2021 sur le site telos-eu.com

Je sais gré à Gérard Grunberg de poursuivre la discussion engagée d’abord avec Dominique Schnapper à propos de mes propositions concernant le devenir des conventions citoyennes dans notre pays. Si je poursuis à mon tour l’échange, ce n’est pas pour avoir le dernier mot, mais parce que je crois utile d’essayer de dissiper ici quelques malentendus et ainsi de faire progresser l’échange. Pour ce faire, je vais prendre un exemple simple, et même volontairement simplifié à l’extrême.

Imaginons qu’un prochain Gouvernement veuille réformer notre système de retraites par répartition afin de corriger ses déséquilibres comptables. Je ne discute pas ici le bien-fondé d’un tel projet : mon hypothèse est simplement que le Gouvernement vise une réforme paramétrique, c’est-à-dire d’ajustement comptable, et non un autre objectif. Soucieux de faire vivre la délibération au préalable, de susciter des interactions avec la société et de rechercher la voie du plus fort consensus – ou celle de la moindre division –, imaginons donc qu’il demande à ce qu’une convention citoyenne représentative (au sens descriptif du terme) soit formée pour éclairer sa décision. Le contrat qu’il lui propose pourrait être en substance le suivant :

  • Je vais procéder dans les 12 mois qui viennent à une réforme paramétrique du régime de retraites par répartition car je pense que l’intérêt général commande de corriger ses déséquilibres comptables.
  • Il existe pour cela plusieurs possibilités et je vous demande de me faire des propositions les plus précises possibles pour éclairer ma décision dans ce sens.
  • Je m’engage à répondre point par point, le moment venu, sur chacune de ces propositions. Et si je venais à écarter certaines d’entre elles, je ne serais pas pour autant délié de mon engagement à régler le problème de l’équilibre comptable de notre système de retraites. En conséquence, je proposerais au Parlement des mesures de portée équivalente quoique différentes des vôtres et je m’en expliquerais.

Je m’empresse d’ajouter que, sur un tel sujet, le Gouvernement serait bien inspiré demander aux partenaires sociaux de faire le même exercice dans le même temps. Je pense également que l’exercice de la convention citoyenne pourrait, voire devrait être précédé d’une large consultation participative qui donne à chacun la possibilité de s’exprimer sur le sujet, sur le modèle du Grand débat. Mais, encore une fois, je simplifie ici à l’extrême.

Quelles sont ses principales caractéristiques du dispositif que je viens de décrire et qui résume à grands traits les propositions de mon livre ?

  • Ce dispositif n’entame en rien les rouages ordinaires de la démocratie représentative. Le Gouvernement comme le Parlement restent absolument maîtres de leurs décisions finales. Si, toujours par hypothèse, la convention citoyenne propose de maintenir l’âge légal de départ à la retraite à son niveau actuel et préfère augmenter les cotisations ou baisser le niveau des pensions, le Gouvernement garde toute liberté de refuser de le faire en justifiant une autre position. Dans le cas contraire, il peut, après avoir parfait sa rédaction et procédé aux consultations habituelles (Conseil d’Etat…), transmettre cette copie au Parlement en demandant à sa majorité de l’adopter. Du reste, c’est ce qu’il fait déjà régulièrement suite aux accords nationaux interprofessionnels conclus entre les partenaires sociaux, sans qu’aucune question de légitimité politique ne soit soulevée.
  • Ce dispositif invite le panel citoyen de la convention à participer à la fabrication de la loi – raison pour laquelle je parle de fonction « pré-législative ». Il faut rappeler ici au lecteur que, contrairement à une idée très répandue, le Parlement ne « fait » que très rarement les lois : il lui revient de les voter, éventuellement de les amender – si toutefois le Gouvernement tolère une telle initiative de sa majorité parlementaire –, mais à l’exception des propositions de loi qui émanent du Parlement lui-même, c’est le Gouvernement qui les écrit et les lui soumet. C’est pourquoi la fonction pré-législative dont je parle s’exerce d’abord dans un dialogue avec le Gouvernement. Si je plaide en faveur de Conventions citoyennes hybrides et installées dans le sein du Parlement, c’est aussi pour redonner une part plus grande à ce dernier dans ces affaires. Il me semble que cela serait conforme à une certaine idée de la démocratie représentative et à une culture parlementaire et délibérative dont je déplore le dépérissement dans nos institutions actuelles.
  • Ce dispositif, enfin, crée un mécanisme de responsabilité politique : l’enjeu est d’éviter ces situations – hélas trop fréquentes – où l’exécutif prend des engagements catégoriques et ne les traduit que très partiellement ou bien mollement dans les textes. Dans l’exemple envisagé, le Gouvernement pourrait très bien aller à l’encontre des recommandations de la Convention et justifier un allongement de la durée de cotisation et un report de l’âge légal de départ à la retraite, mais il devrait, d’une manière ou d’une autre, donner suite à sa promesse de régler le déséquilibre comptable du régime par répartition et ne pas se contenter de demi-mesures. Je dois reconnaître ici que j’ai sans doute eu tort d’écrire que ce dispositif « ferait obligation » au Gouvernement : il est en effet plus juste de parler de responsabilité politique ou de prendre le mot « obligation » en un sens essentiellement moral.
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J’ajoute, pour finir, que, comme je le souligne dans mon livre, ce type de dispositif ne pourrait avoir lieu, selon moi, qu’à deux ou trois reprises par mandature. Aussi, je ne propose pas d’en faire une institution permanente et générale, mais un instrument d’interaction démocratique.

Sans revenir sur l’interprétation du « sans filtres » et sur la représentativité des membres de la Convention citoyenne pour le climat – sujets sur lesquels je ne pourrais que me répéter –, je voudrais faire quelques observations sur la contribution de Gérard Grunberg :

  • Je n’ai pas cherché, dans ma réponse à Dominique Schnapper, à dissiper les ambiguïtés de mon livre, mais à exposer différemment le propos. L’idée d’une fonction « pré-législative » en particulier y figure explicitement (notamment p. 173) : elle n’a pas été forgée ex post pour trancher un « nœud gordien » ou résoudre une difficulté qui serait restée latente.
  • Quand je parle de « contribution politique » dans ma réponse à Dominique Schnapper, c’est au sens wébérien du terme (comme indiqué explicitement dans le texte de cette réponse) et par opposition à une analyse de nature technique ou scientifique. Je n’en extrapole aucune « légitimité politique » propre à fonder un pouvoir de décider pour autrui. Nous devrions donc, sur ce point, nous accorder.
  • L’article 3 de notre Constitution avancé par Gérard Grunberg ferait effectivement problème si, d’une quelconque manière, les propositions avancées ici entravaient la souveraineté nationale. Mais je ne vois vraiment pas en quoi la souveraineté nationale pourrait s’en trouver blessée. Par ailleurs, je dois faire observer que la déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen de 1789 – et donc son article 6 sur lequel je m’appuie – fait également partie de notre « bloc de constitutionnalité ».
  • Gérard Grunberg redoute enfin que des conventions citoyennes organisées dans le sein du Parlement fassent peser sur le législateur une intolérable « pression » comme du temps où les sans-culottes investissaient l’Assemblée nationale pour lui faire adopter de « bonnes lois ». Je voudrais formuler trois observations à ce sujet. La première : des citoyens informés qui délibèrent ensemble selon des règles exigeantes et contrôlées ont peu de points communs avec des sans-culottes ivres de radicalité ; aux yeux de nombreux militants de la démocratie citoyenne, le risque de panels hybrides (citoyens et élus) serait même plutôt de voir les élus manipuler les citoyens ! La seconde : le législateur n’est pas sous une moindre pression de l’opinion aujourd’hui, il serait même sans doute heureux de trouver dans le sein de ces conventions des citoyens plus informés et plus éclairés que ceux qu’ils rencontrent sur les réseaux sociaux ; comme le relèvent de nombreux témoignages, les pratiques de délibération citoyenne sont une école de civisme dont les participants sortent souvent plus lucides et plus conscients des contraintes de l’action publique. La troisième, enfin : je ne peux pas me résoudre à rêver d’une démocratie où, passée l’élection, les représentants seraient à l’abri des interactions avec la société. Je plaide pour une inscription de ces nouvelles pratiques dans la République, mais il me semble évident que le cours de la vie démocratique débordera toujours en quelque manière du lit des institutions qui lui donnent forme et continuité. Il vaut mieux, selon moi, prévenir ces débordements en organisant des interactions démocratiques constructives entre gouvernants et gouvernés. C’est le sens de ma proposition.
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Publié le 10 janvier 2022

Un Parlement des citoyens pour la démocratie du 21e siècle

Cette note prolonge la discussion sur le livre de Thierry Pech consacré la Convention Citoyenne sur le Climat, Le Parlement des citoyens (Seuil, 2021), déjà entamée par Dominique Schnapper et Gérard Grunberg. Dans une perspective différente de ces deux précédentes contributions, qui craignaient une remise en cause de la démocratie délibérative, Yves Sintomer invite au contraire à aller beaucoup plus loin dans l’expérimentation, pour répondre au malaise démocratique.

Il faut saluer la parution de l’excellent livre de Thierry Pech sur la Convention citoyenne pour le climat (CCC). Ecrit par l’un de ses principaux acteurs, il livre un panorama très riche de l’expérience tout en proposant une réflexion critique sur son bilan et sur les leçons qu’il convient d’en tirer pour le futur. On peut partager ou non la perspective de l’auteur, mais il faut reconnaître la sincérité et la finesse du propos, et les pistes de réforme invoquées pour faire évoluer notre démocratie appellent au débat. Celui-ci a été entamé par des contributions critiques de Dominique Schnapper et Gérard Grunberg, qui chacune ont appelé des réponses argumentées de Thierry Pech. C’est dans le prolongement de cette discussion que je voudrais m’inscrire.

En France, la CCC a constitué l’expérimentation à ce jour la plus ambitieuse de constitution d’une assemblée citoyenne tirée au sort. Convoquée pour proposer des solutions à un défi crucial pour le pays – quelles mesures prendre pour que la France tienne ses engagements dans la lutte contre le réchauffement climatique ? –, dotée d’un budget conséquent 6,655 millions d’euros, largement médiatisée, reposant sur la promesse présidentielle d’une transmission « sans filtre » de ses propositions au gouvernement, au parlement ou aux citoyens par voie référendaire, elle a élaboré un ensemble de propositions qui, s’il n’était pas parfait, allait bien au-delà de ce que les gouvernements et les parlements avaient pu réaliser jusque-là. Ces mesures ont malheureusement été très largement détricotées, et il est fort à craindre que l’Etat soit de nouveau condamné d’ici quelques années par un tribunal administratif pour son inaction sur le changement climatique, comme il l’a déjà été en février 2021. Cependant, la Convention représente d’ores et déjà un point de référence important, sur le fond comme sur la forme, pour penser un changement radical de notre mode de production et de consommation aussi bien que pour réformer notre démocratie.

A l’échelle internationale, le développement des assemblées citoyennes et autres « minipublics » tirés au sort est exponentiel. La CCC a apporté beaucoup d’enseignements par rapport aux précédents organisés dans d’autres pays. L’éloge de l’expérimentation auquel se livre Thierry Pech est de ce point de vue fort bienvenu. La CCC a permis d’entrevoir ce que pourrait être demain l’institutionnalisation d’une assemblée tirée au sort.

Une première vague de minipublics avait mis en place des sortes de gros focus groupes permettant de recueillir l’opinion informée mais uniquement consultative de citoyens ordinaires. C’est encore en gros ce dont relevaient les assemblées régionales tirées au sort du Grand débat. Une seconde vague a cependant donné davantage de poids à des minipublics de plus en plus empowered dans les processus de prise de décision. Le modèle le plus souvent suivi a été celui des jurys citoyens, lui-même en partie influencé par les jurys d’assises. Le panel représentatif permet d’inclure des points de vue provenant de différents espaces sociaux, la neutralité des organisateurs exclut le risque d’influence indue, les citoyens tirés au sort n’ont ni carrière ni intérêts de boutique à défendre, des experts aux points de vue opposés sont auditionnés, les discussions s’organisent dans un cadre presque idéal. Tout cela est censé favoriser une délibération impartiale tournée vers le bien commun. Les conventions et assemblées irlandaises qui ont débouché sur des référendums constitutionnalisant l’avortement et le mariage entre personnes de même sexe représentent un cas paradigmatique de cette approche.

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Dans le modèle du jury, tout est fait pour limiter les influences extérieures qui viendraient troubler le jugement impartial. Dans le cas irlandais, les membres des assemblées se voyaient dans l’interdiction de prendre contact avec des groupes militants. Le déroulement de la CCC a pris un autre chemin : les garants et le comité de gouvernance incluaient des acteurs qui prenaient parti sur les questions posées, la médiatisation des citoyens et les contacts que certains d’entre eux prirent en cours de processus avec des groupes écologistes influencèrent les discussions, une certaine politisation des débats se fit jour, en particulier après la fin officielle de la Convention et lorsque ses anciens membres délivrèrent des notes très basses au gouvernement quant à l’application de ses propositions. La CCC a du coup semblé à certains observateurs défectueuse par rapport au modèle du jury précédemment évoqué, d’autant qu’elle fut marquée par des imperfections procédurales en partie dues à l’improvisation et aux conditions difficiles liées à la pandémie.

Cependant, on peut aussi voir les choses autrement. Jean-Michel Fourniau a ainsi avancé que la CCC s’était constituée en assemblée en sortant du rôle qui lui avait été initialement fixé, en transmettant des propositions au moment du plan de relance (ce qui n’était pas prévu) ou en s’érigeant en juge du gouvernement. Hélène Landemore a parlé, de son côté, des citoyens-législateurs. Leur argumentation est convaincante et mérite d’être prolongée. Dès lors qu’un Parlement des citoyens serait institutionnalisé et doté d’un pouvoir véritable, ne deviendrait-il pas un acteur du jeu politique ? Le paradigme de l’assemblée n’est-il pas plus pertinent que celui du jury dès lors que l’on demande au collectif citoyen tiré au sort de proposer la politique à adopter pour faire face au réchauffement climatique ?

Dans cette optique, le titre du livre de Thierry Pech, Le Parlement des citoyens, est pleinement justifié. Cependant, l’ouvrage ne va pas jusqu’au bout du raisonnement et reste encore trop déférent face à la représentation élective. Or, la crise de celle-ci est structurelle et internationale. Nous gagnerions à considérer le système politique qui s’est stabilisé en Europe occidentale, en Amérique du Nord et dans une poignée d’autres pays après la Seconde Guerre Mondiale comme une expérience historique très importante mais ne représentant ni la fin de l’histoire, ni le modèle à l’aune duquel il faudrait juger toutes les expériences démocratiques. Ce modèle fut stabilisé dans des conditions qui ne sont pas aisément reproductibles. Les démocraties représentatives ont pour l’essentiel fleuri dans les pays du Nord global (Europe occidentale, Amérique du Nord, Japon, Australie et Nouvelle-Zélande) qui pouvaient aisément bénéficier des ressources de toute la planète et dont le mode de consommation a déstabilisé l’écosphère. Leur légitimité dépendait largement de l’existence d’Etats sociaux qui permettaient de redistribuer une partie des richesses et d’affilier les groupes subalternes au système. Le cadre électoral était calqué sur l’Etat-nation, et cette échelle était la plus pertinente dans la prise de décision. La question de la représentation des générations futures et des non-humains n’était pas posée. Enfin, des partis de masse permettaient d’organiser une communication efficace entre les citoyens et les élites au pouvoir et d’organiser la synthèse des débats qui parcouraient la société.

Cette expérience fut une parenthèse historique et une exception géographique. Elle a pu sembler hégémonique à la chute du mur de berlin, mais les lendemains qui chantent n’ont pas été au rendez-vous. A l’échelle globale, les régimes fondés sur la représentation élective ont plutôt été, pour paraphraser une formule célèbre d’Abraham Lincoln, le gouvernement des élites, par les élites et pour les élites. Cela était largement vrai des gouvernements européens du 19e siècle. Cela a été le cas, jusqu’à aujourd’hui, de la grosse majorité des nations latino-américaines. Cela s’est encore globalement répété lorsque des régimes formellement démocratiques ont été implantés dans de nombreux pays après la chute de l’URSS. Last but not least, cela risque aujourd’hui de se reproduire dans un pays comme la France.

Dans une telle situation, le statu quo n’est ni souhaitable, ni réaliste. Il faut manquer de recul historique et géopolitique pour s’y accrocher, comme le font Dominique Schnapper et Gérard Grunberg. D’ailleurs, une expérience démocratique qui cesserait d’évoluer serait condamnée au déclin. La démocratie du 21e siècle ne sera pas une copie de celle du 20e. La montée de courants autoritaires et xénophobes est une résultante des défauts des régimes en place en même temps qu’un accélérateur de leur déclin. Une démocratisation en profondeur de nos systèmes politiques est nécessaire. Elle ne saurait se résumer à une solution unique, mais les minipublics tirés au sort constituent l’une des voies de rénovation. Même l’OCDE, un organisme que l’on peut difficilement soupçonner d’être subversif, en convient à sa manière.

Le tirage au sort a été très répandu dans l’histoire républicaine et démocratique. Il est aujourd’hui lié à l’échantillon représentatif ou du moins à une section diversifiée du peuple (a fair cross-section of the community, pour reprendre l’expression de la Cour suprême étatsunienne). Les praticiens et les théoriciens qui étudient ou mettent en œuvre les minipublics les reconnaissent pleinement comme des institutions représentatives. Leur représentativité statistique et la délibération qui a lieu en leur sein en font un microcosme et une incarnation du peuple. Elle est au moins aussi légitime que des assemblées électives monopolisées de fait par certains groupes sociaux, réduites dans un pays comme le nôtre à un rôle de godillot de l’exécutif, et dont les débats relèvent plus du jeu de rôle que de la délibération dont rêvait Condorcet.

Un Parlement des citoyens est beaucoup moins susceptible de céder aux pressions des lobbies puissants et d’être capturé par les intérêts de boutique des représentants que les institutions électives, du moins dans l’état où elles se trouvent aujourd’hui. Pour se contenter du niveau national, quel pourrait être son rôle ? Le réduire à une fonction purement consultative ne serait pas à la hauteur de la situation et des enjeux. La proposition de Thierry Pech – un rôle pré-législatif, le gouvernement ou le parlement pouvant décider de refuser telle ou telle proposition mais devant leur substituer des mesures au moins équivalentes par leurs effets – est une piste à creuser, mais elle ne saurait être la seule. D’autres sont envisageables. Les non-humains et les générations futures ne pouvant voter, on pourrait confier au Parlement tiré au sort la mission de les représenter. Sur les questions de l’écologie et du long terme, le rôle pré-législatif évoqué par Thierry Pech pourrait être couplé à un pouvoir de veto suspensif. Pensons aussi à que serait une assemblée citoyenne sur la réforme des retraites, et dont les propositions seraient ensuite tranchées par référendum par l’ensemble des citoyens. Sur des questions fortement controversées demandant une réponse par oui ou non, comme dans le cas de l’avortement ou du mariage pour tous, le Parlement des citoyens pourrait suivre le modèle du jury et proposer une solution à valider là encore par référendum. Plus largement, il pourrait être couplé à l’institutionnalisation du référendum d’initiative populaire. Cela permettrait, comme en Oregon, de conjuguer la démocratie directe et une démocratie délibérative limitant les fake news et les jeux politiciens – pensons à ce qu’aurait été le référendum sur le Brexit s’il avait été précédé d’une telle assemblée ! Le Parlement des citoyens pourrait aussi être en charge de juger les délits politiques, mieux que la Haute Cour et la Cour de justice de la République où les élus sont en quelque sorte juges et parties.

Un tel Parlement serait différent de l’Assemblée et du Sénat. Il serait tiré au sort et non élu, et ses membres devraient être soumis à une rotation plus rapide. Il devrait le plus souvent convoquer un jury citoyen ou une convention citoyenne pour discuter des questions concrètes, plutôt que de prétendre trancher lui-même sur tous les objets relevant de sa compétence – c’est dans une certaine mesure ce modèle qu’ont adopté la Communauté germanophone de Belgique ou la ville de Paris pour leurs propres assemblées citoyennes. Il pourrait à certains moments travailler en commun avec des parlementaires élus, comme cela se fait actuellement dans le cadre de la Convention sur le futur de l’Europe et comme le CESE l’a expérimenté à sa manière depuis deux ans.

Certes, il faut être pragmatique et un tel programme ne sera pas réalisé du jour au lendemain. Parce qu’il n’y a pas de formule magique à disposition, des expérimentations intermédiaires seront nécessaires. Il faut cependant définir un horizon vers lequel se diriger dès aujourd’hui, une utopie concrète, pour reprendre la notion d’Erik Olin Wright. La CCC a été le produit paradoxal du mouvement des Gilets jaunes, de partisans de plus de démocratie, de militants écologistes et d’un président qui tentait de retrouver une légitimité qui avait été fortement contestée. Qui pourrait exclure que d’autres convergences dans les années à venir, tout aussi paradoxales mais produisant cette fois des résultats plus durables ? Le principe affirmé dans l’article 2 de la constitution française est « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. » Pourquoi ne pas amender l’article 3 et le compléter ainsi : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants élus ou tirés au sort et par la voie du référendum à l’initiative des élus ou des citoyens. » ? Il y a fort à parier qu’un référendum sur la question emporterait une adhésion majoritaire des citoyens…

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Publié le 25 mars 2022

Quelle place pour les conventions citoyennes ?

Inspirée de l’expérience de la convention citoyenne pour le climat (CCC), l’idée d’instituer un Parlement des citoyens a ouvert le débat sur la juste place d’un exercice de conventions citoyennes nationales récurrentes. Entamée ici par une série de contributions en dialogue, cette question est prolongée par cette nouvelle intervention dont les propositions sont orientées vers les conditions pratiques de réussite des démarches de consultation citoyenne.

Le premier aspect que je souhaite aborder s’inscrit dans le contexte probable de la mise en place d’un dispositif semblable à la CCC sur un autre sujet que celui du climat, en vue de satisfaire un objectif précis. La question est alors de déterminer la nature de l’apport d’une convention citoyenne au débat public.

Ce sujet a déjà suscité une réponse de Dominique Schnapper qui considère dans son article qu’une convention citoyenne pouvait être comparée à une commission d’experts. Dans la construction d’une politique publique, la convention ne constituerait par conséquent « qu’une (petite) partie du public [à consulter], ni plus ni moins importante que les autres ». Mon analyse diffère cependant et je rejoins Thierry Pech dans son constat que ce public de conventionnés est très particulier.

Le travail d’une convention citoyenne ne peut en effet être réduit à celui d’une commission consultative. Une convention citoyenne n’est pas une commission d’experts mais un bien un groupe de personnes chargé d’émettre une contribution politique au débat public.

Cette différence fondamentale de nature de la contribution tient selon moi à la composition du panel de conventionnés et à sa légitimité à éclairer la décision publique, supérieure à celle d’autres publics. Cette légitimité particulière du mini-public tient en 4 principes :

  1. Sa représentativité descriptive : les personnes sont sélectionnées au regard de critères socio-démographiques, afin de correspondre à la population de manière descriptive. Il en découle une certaine légitimité par figuration sociale, voire par ressemblance.
  2. Sa diversité de modes de pensée : cette diversité est raisonnablement induite par le respect des critères socio-démographique, et est généralement suffisante pour garantir la qualité de la délibération et renforce les chances de son exhaustivité. Il en découle une légitimité d’autorité par la qualité du débat.
  3. Sa neutralité : les conventionnés sont en grande partie « néophytes » sur le sujet qui les rassemblent et n’ont initialement pas d’avis informé ou argumenté. Il en découle une légitimité de « neutralité ». [Ce point est crucial et se vérifie de moins en moins vrai au cours de l’exercice, d’où l’importance de maintenir la durée de l’exercice inférieure à un certain seuil.]
  4. La symétrie entre un citoyen conventionné et un citoyen non conventionné : par l’utilisation du tirage au sort, presque tout le monde peut s’identifier et s’imaginer avoir potentiellement pu faire partie de l’exercice. Il en découle une certaine légitimité par symétrie.
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Ces quatre légitimités par figuration sociale, d’autorité par la qualité du débat, de « neutralité » et par symétrie contribuent à faire de la convention citoyenne un objet fondamentalement politique.

Cette légitimité à éclairer la décision publique ne vaut pas pour autant légitimité de décider pour autrui. Elle est de nature différente de celle des parlementaires et n’impose pas mécaniquement que les recommandations produites par l’exercice soient reprises et appliquées par le gouvernement ou le Parlement. Ce dernier engagement doit donc encore être défini et tirer sa force d’une autre source.

Il s’agit donc à présent d’articuler l’exercice d’une convention citoyenne avec les autres pouvoirs existants : l’engagement du commanditaire, l’implication des parlementaires, l’appropriation de l’exercice par le reste de la population.

La première question à aborder est celle de l’engagement de l’exécutif. L’engagement du commanditaire envers la convention citoyenne est nécessaire et doit être clairement défini.

Je rejoins Thierry Pech sur la nature de l’engagement que l’exécutif devrait proposer : un engagement à répondre de manière argumentée aux recommandations formulées par les conventionnés, en justifiant le rejet de certaines mesures et en proposant des alternatives viables pour atteindre l’objectif de la politique publique initialement fixé. Je réserverais cependant pour ma part la possibilité aux conventionnés de soumettre les propositions à l’ensemble de la population dans des conditions précises que je décris ci-dessous.

Thierry Pech affirme de plus dans son article « Oui au Parlement des citoyens » que l’engagement de l’exécutif est en particulier nécessaire au bon recrutement des citoyens pour un tel exercice démocratique. Dans son article de réponse « Non au Parlement des citoyens », Gérard Grunberg répond que cette justification est insuffisante pour engager l’exécutif.

Je souhaiterais donc compléter ce qui a été proposé au sujet de la justification de cet engagement. En effet, cet engagement est moins nécessaire à la motivation de recrutement des citoyens qu’au respect des deux principes suivants : en demandant à un groupe quelconque de fournir un éclairage du débat public, le commanditaire se doit de faire honneur au travail fourni par une réponse ; si l’exécutif s’engage, d’autre part, à proposer des alternatives viables aux recommandations en cas de rejet, c’est d’abord et avant tout pour respecter son propre engagement de cohérence de son action dans le temps en répondant de manière concrète à un objectif qu’il s’était fixé lui-même.

Par ailleurs, afin de parfaire l’articulation d’une convention citoyenne nationale avec les pouvoirs publics existants, il paraît important d’intégrer des parlementaires parmi les conventionnés. A condition toutefois de limiter leur nombre et d’être extrêmement vigilant sur la méthode d’animation pour garantir l’indépendance de pensée des citoyens tirés au sort.

J’aimerais enfin développer le dernier point crucial de cette articulation : l’appropriation par le reste de la population de ce dispositif. La participation de quelques centaines de citoyens sur certains grands chantiers de société ne parviendra probablement pas à résoudre les problèmes posés par la crise de notre système de représentation : à savoir, la défiance des citoyens envers nos institutions, et l’incompréhension des décisions politiques dans lesquelles la population ne se reconnaît pas.

Deux chantiers seraient selon moi envisageables pour faire avancer la complémentarité de ce dispositif de convention citoyenne avec le reste de la population. Le premier tient à la valorisation du débat des conventionnés, et surtout à la mise en lumière du processus d’évolution de leur « avis » au cours de la convention. Nous disposons aujourd’hui d’un niveau de technologie suffisant pour réaliser un archivage exhaustif de l’ensemble des échanges, des interventions, des documents et autres vecteurs de connaissance utilisés dans les débats. Une fois cette matière récoltée, nous pourrions également l’organiser de manière cohérente et la mettre à disposition de tous par la création d’un « moteur de recherche et d’appropriation ». Cet outil aurait pour objectif de permettre à quiconque intéressé par le sujet de la convention de déterminer si son avis a été porté au sein de la convention. Toute personne souhaitant en apprendre davantage sur un point précis du débat pourrait naviguer dans les échanges de la convention et retrouver les moments précis du processus où sa question est abordée, si elle l’a été. La personne pourrait en outre retrouver le contenu des débats qui s’en seront suivis, les ressources ayant tenté de répondre à la question, les arguments proposés dans ce cadre ainsi que la position finalement adoptée par les conventionnés. L’objectif final serait que chacun puisse sentir que sa compréhension du problème posé « a été portée dans la convention citoyenne ».

Le deuxième chantier tient à l’appropriation de certaines questions de société par un débat national. Thierry Pech inclut cette idée dans sa réflexion en proposant l’alternance dans le temps d’un débat national, puis d’une convention citoyenne. Dans son livre Le Parlement des citoyens, il cite notamment les exemples de la « Great conversation » précédant la convention écossaise, et le forum participatif précédant l’assemble constituante islandaise. A la suite de ce débat national, « un travail de synthèse des contributions serait réalisé au terme de la séquence participative et remis ensuite aux conventionnels pour servir de base à leurs discussions ».

Cet agencement présente cependant selon moi certains risques. Concernant le positionnement politique des conventionnés, il me semble tout d’abord difficile pour des citoyens tout juste tirés au sort d’oser s’affranchir d’une position reprise par plusieurs milliers de personnes. La synthèse pourrait en ces termes faire force d’autorité. Elle pourrait de plus être utilisée comme source de délégitimation des conventionnés, qui ne seraient alors plus si particuliers, car plus les seuls « citoyens ordinaires » à réfléchir sur la question politique. Enfin, comme certains praticiens ont pu le constater, la présentation aux conventionnés des contributions en ligne effectue naturellement un effet de cadrage de la réflexion (« framing »), qui réduit le champ des possibles de la réflexion et nuit à la qualité du débat. Ce dernier risque est d’autant plus néfaste que le cadrage provient d’une base d’avis potentiellement non informé sur la question, et probablement biaisé dans la diversité des contributions (groupes d’influence).

J’aimerais par conséquent formuler une proposition alternative à l’articulation du travail des conventionnés avec le reste de la population. Ma proposition serait tout d’abord de donner la possibilité à la convention citoyenne de soumettre certaines propositions au débat public national. Les propositions soumises au débat feraient l’objet d’un processus délibératif à grande échelle avec comme éléments de cadrage les recommandations de la convention citoyenne. Ce débat serait organisé sur une période précise, de quelques mois par exemple, conclue par un vote référendaire.

Ce vote référendaire vérifierait cependant certaines conditions, à l’instar de ce qui a pu se faire en Colombie-Britannique ou en Irlande. Le référendum devrait rassembler une participation suffisante pour être considéré comme valide, le seuil restant à déterminer. Les propositions seraient de plus traitées différemment selon leurs taux d’approbation au référendum, selon trois cas de figures séparés par des seuils d’approbation :

  • Au-dessus d’un « seuil de fort soutien populaire » : l’application de la recommandation serait directe
  • Au-dessus d’un « seuil intermédiaire de soutien populaire » : la recommandation serait transmise au Parlement
  • En-dessous d’un « seuil de faible soutien populaire » : la proposition serait rejetée.

Cette proposition fait ainsi précéder le référendum (ou préférendum d’ailleurs) d’un débat national, dont le cadre mental est défini par les recommandations de la convention citoyenne, prévenant certains risques liés à cet exercice populaire.

Le Parlement serait par conséquent inclus dans le processus à plusieurs niveaux : membres de la convention, réception des recommandations non soumises au vote transmises par l’exécutif, réception des recommandations ni adoptées ni rejetées par le référendum.

Même si son coût serait élevé, un tel exercice serait probablement capable d’initier une véritable respiration démocratique de nos institutions et serait selon moi tout à fait pertinent pour débloquer certains sujets à fort caractère controversé : la réforme des retraites, la question de l’héritage, la production de l’énergie, …

Enfin, si un tel dispositif constituait un progrès démocratique indéniable, il ne résoudrait pas à lui seul la crise de nos institutions. Celle-ci attend une réponse plus large et ambitieuse d’implication des citoyens à toutes les échelles de décision, dans la production de politique publique comme dans leur évaluation.  Cette réponse reste encore à mettre en œuvre, et commencera probablement à voir le jour à l’échelle locale.

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Publié le 14 avril 2023
Par Gérard Grunberg, Pasquale Pasquino

Les nouveaux hérauts du peuple

À la faveur de la réforme des retraites, qui a fait ressortir la crise de confiance profonde de l’opinion à l’égard du pouvoir, de nouveaux hérauts se sont avancés pour appeler à modifier profondément le fonctionnement de notre régime politique en donnant la parole au peuple. Thierry Pech notamment, dans un récent entretien croisé avec Dominique Schnapper dans le Monde, a mis gravement en cause le régime représentatif.

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Publié le 26 avril 2023

Oui, les citoyens peuvent se mêler de la fabrication de la loi

Dans un billet publié sur le site de la revue Telos, Gérard Grunberg et Pasquale Pasquino accusent Thierry Pech d’avoir « mis gravement en cause le régime représentatif » en proposant de « faire intervenir le peuple directement dans la fabrication de la loi ». L’intéressé répond ici à ces accusations tout en assumant vouloir permettre aux citoyens de concourir la formation des lois par le biais des conventions citoyennes.
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Dans un billet publié sur le site Telos, Gérard Grunberg et Pasquale Pasquino reviennent sur l’entretien croisé que Dominique Schnapper et moi-même avons donné au Monde. Ils m’y accusent en particulier d’avoir « mis gravement en cause le régime représentatif » : je m’y rendrais coupable de vouloir « modifier profondément le fonctionnement de notre régime politique en donnant la parole au peuple ». Ils présentent pour le démontrer toute une série de citations en prenant soin de laisser de côté ou de minorer d’autres passages où j’affirme mon attachement à l’autorité et à la légitimité du suffrage (« la légitimité du suffrage et de la représentation n’est pas en cause »), où je défends qu’il n’est pas question de donner aux conventions citoyennes le pouvoir de décider pour autrui (« Ces conventions n’ont pas le pouvoir de légiférer des élus, et il n’est pas question de le leur donner ») et où j’affirme que le pouvoir d’arbitrage final des discussions appartient aux élus (« le dernier mot revient aux élus »). J’ajoute que je ne propose dans cet entretien aucune révision substantielle de la Constitution en dehors d’une limitation des instruments de rationalisation du parlementarisme qui y figurent afin de poursuivre l’effort entamé en 2008 à l’initiative de Nicolas Sarkozy.

Dès lors que je ne prétends pas vouloir donner à « la rue » ou aux conventions citoyennes un quelconque pouvoir de décider, que je ne conteste pas la légitimité des élus ni ne propose de la mettre sur un pied d’égalité avec d’autres formes de légitimité (pourtant réelles à mes yeux), et que je ne propose aucun grand soir constitutionnel, je vois mal qu’on puisse trouver dans mes propos les ressorts d’une « profonde modification de notre régime politique ». Grunberg et Pasquino ont à l’évidence avec moi des divergences d’analyse sur la définition du peuple ou de la légitimité démocratique, mais elles ne me paraissent pas de nature à justifier une conclusion aussi radicale et catégorique ; ce n’est d’ailleurs pas celle à laquelle semble être arrivée Dominique Schnapper lors de notre échange.

Que m’est-il donc reproché ? Au fond, le seul reproche consistant qui me soit adressé est de vouloir ouvrir la fabrication de la loi aux citoyens, ce que Grunberg et Pasquino formulent improprement de la façon suivante : « faire intervenir le peuple directement dans la fabrication de la loi ».

Le nœud de l’affaire réside dans la proposition que je fais au sujet des conventions citoyennes, ou plus exactement de la fonction que je leur prête. Le point n’est d’ailleurs guère nouveau : ces analyses figuraient déjà dans mon livre, Le Parlement des citoyens (La République des Idées / Seuil, 2021), et elles avaient déjà suscité une première controverse avec Dominique Schnapper puis Gérard Grunberg. Selon moi, les conventions citoyennes, mobilisées à l’initiative de l’exécutif afin de rendre un avis normatif sur diverses questions (hier, la réduction de nos émissions de gaz à effet de serre, aujourd’hui la fin de vie), ont bel et bien vocation à concourir à la « fabrication de la loi ».

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Ce n’est d’ailleurs pas une opinion personnelle à ce stade, mais une description de la réalité. De fait, le rapport de la Convention citoyenne pour le climat a alimenté le processus législatif qui a suivi, le gouvernement reprenant certaines propositions et en écartant d’autres avant que le législateur ne s’empare à son tour du texte. La loi « Climat et Résilience » adoptée à l’été 2021 reprend ainsi des propositions portées par les conventionnels, notamment les « Zones à faibles émissions », le principe du « Zéro artificialisation net », le « malus au poids » pour les véhicules particuliers les plus lourds, l’obligation de rénovation thermique faite aux propriétaires bailleurs et bien d’autres choses encore. Il est difficile de ne pas convenir que les membres de la Convention ont ainsi concouru à la fabrication de la loi.

Dans le cas de la Convention sur la fin de vie, le travail des participants a également vocation à éclairer le processus de fabrication de la loi, comme le note Alain Claeys, ancien député et membre du CCNE. Un projet de loi devrait en effet être déposé à l’Assemblée nationale par le Gouvernement dans ce sens dans les prochains mois et il semble que les conclusions des conventionnels n’y seront pas totalement étrangères. La question qui leur était posée les plaçait d’ailleurs explicitement sur le terrain de la discussion législative : la « lettre de saisine » de la Première ministre leur demandait d’examiner le cadre légal existant (« Le cadre d’accompagnement de la fin de vie est-il adapté aux différentes situations rencontrées ou d’éventuels changements devraient-ils être introduits ? ») ; elle précisait explicitement que « les conclusions de la convention citoyenne (…) [serviraient] à éclairer le Gouvernement » ; elle indiquait enfin que les ministres compétents « [reviendraient] vers les citoyennes et citoyens participant (…) pour les informer des suites qui [seraient] données à leurs travaux et, dans l’hypothèse d’une évolution du cadre légal demandé au législateur, les éclairer sur la prise en considération de leurs réflexions et recommandations ».

Parce que le travail de ces conventionnels s’intègre dans un dispositif à finalité explicitement législative et parce qu’il consiste à produire un avis politique et non seulement technique ou expertal, je conclus que ce travail peut être décrit comme un « processus de construction de normes de type pré-législatif ». On peut déduire de là que je souhaite faire intervenir des citoyens « directement dans la fabrication de la loi ». Si c’est bien de cela qu’il s’agit, je l’assume et le revendique sans difficulté.

J’attire cependant l’attention du lecteur sur deux points. Le premier est que je dis bien « des citoyens » et non « le peuple », comme le suggèrent Grunberg et Pasquino dans leur billet. Je fais en effet une différence entre une assemblée de citoyens tirés au sort et représentatifs de la diversité sociale, d’une part, et le peuple dont parlent mes contradicteurs. Car je distingue, moi aussi, entre le tout, fût-il divisé, et la partie, fût-elle le reflet de la pluralité du pays.

Le second point est que ces conventions citoyennes ne sont pas l’œuvre de « nouveaux hérauts du peuple », mais d’un président de la République démocratiquement élu. Si crime il y a, j’en partage donc la responsabilité avec ceux-là même qui ont initié ces processus : en l’occurrence, le chef de l’Etat et la cheffe du Gouvernement ! Curieusement, c’est une dimension du problème que ne soulèvent pas Grunberg et Pasquino mais qui est d’une importance capitale : je n’ai jamais proposé que l’initiative de tels processus échappe aux mains des représentants élus. C’est même une condition pour qu’ils puissent pleinement concourir au processus de formation de la loi.

Si ce qui vient d’être exposé suffit à constituer le crime de lèse-représentation qui m’est reproché, je veux attirer l’attention sur une circonstance sans aucun doute atténuante et qui a manifestement échappé à mes contradicteurs : ce crime a déjà été commis par le passé sans que personne n’y trouve à redire, pas même les plus ardents défenseurs de l’orthodoxie électorale-représentative. Il y a 25 ans déjà, les 20 et 21 juin 1998, se tenait en effet à l’Assemblée nationale une conférence de citoyens consacrée à l’utilisation des organismes génétiquement modifiés (OGM) dans l’agriculture et l’alimentation. Cette conférence de citoyens était d’ailleurs organisée à l’initiative d’un organe parlementaire : l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques ! Comble de l’outrage, l’avis rendu par les citoyens se mêlait de recommander « l’interdiction des gènes marqueurs de résistance aux antibiotiques », l’amélioration de l’étiquetage des produits contenant des OGM et la mise en place d’une législation relative à la responsabilité en matière de produits OGM.

Inspiré par ce type d’exemples et par l’observation de processus analogues à l’étranger où il ne vient à l’idée de personne d’y voir une entrave au régime représentatif, j’ai proposé que les conventions citoyennes puissent se tenir au sein de l’Assemblée nationale et à son initiative, et que l’on expérimente à cette occasion des panels hybrides (citoyens et parlementaires), à l’instar de ce qu’ont fait nos voisins irlandais il y a quelques années. Mais cela ne change rigoureusement rien au fond de l’affaire, sinon à la symbolique, à mes yeux positive, d’un Parlement plus ouvert aux citoyens et capables d’interagir avec eux. Il est vrai que j’ai poussé un peu plus loin le bouchon en écrivant qu’il serait légitime qu’au moment de délibérer, le législateur justifie son choix de retenir ou d’écarter telle ou telle proposition de la convention citoyenne. Il me semblait que c’était là la moindre des civilités démocratiques. Mais on peut se passer d’expliciter cette exigence : elle s’imposera naturellement d’elle-même, comme en témoigne la lettre de saisine de la Première ministre citée plus haut.

En somme, je ne crois pas avoir ici « mis gravement en cause le régime représentatif » ni appelé à « modifier profondément le fonctionnement de notre régime politique ». Ces reproches sont à mes yeux manifestement erronés et je ne peux m’empêcher d’y deviner, sinon de la mauvaise foi, au moins l’effet d’une crispation anxieuse devant le mouvement du monde et des sociétés. Je prétends même que les propositions que j’avance sont de nature à renforcer la démocratie représentative et à y faire revenir un peu de cette confiance qui est en train de la quitter.

Pour finir, je veux répondre à une question que me posent Grunberg et Pasquino. De quelles compétences s’agit-il, lorsque je dis que « les citoyens n’abandonnent jamais la totalité de leurs compétences dans le vote » ? Je veux parler des compétences qui sont visées à l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : si « tous les citoyens » ont le droit de « concourir à la formation de la loi », c’est bien parce qu’on leur prête la compétence non seulement de désigner leurs représentants mais de s’intéresser « personnellement » au contenu même de la loi. Cela signifie que les citoyens peuvent avoir quelque chose à dire qui intéresse la fabrication de la loi et qu’il peut même arriver que ce quelque chose soit intéressant et pertinent. Les rédacteurs de la déclaration de 1789 n’ont d’ailleurs pas écrit « le peuple », mais bien « tous les citoyens ». On peut gager que ce genre de distinction n’échappait pas à leur sagacité. Ils n’avaient sans doute pas l’idée claire d’un processus qui donnerait corps à cette ouverture – pas même celle du référendum moderne – mais ils en avaient ressenti la nécessité profonde et finalement logique. J’invite sur ce point mes savants contradicteurs à lire l’article remarquable que le constitutionnaliste Denis Baranger vient de consacrer à l’interprétation de ce fameux article 6.

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Publié le 16 juin 2023

Deux Conventions citoyennes : quelles leçons, quel héritage ?

La Convention citoyenne sur le climat n'est plus une expérience isolée. Début avril, la Convention citoyenne sur la fin de vie a rendu ses travaux. En quoi cette deuxième expérience se différencie-t-elle de la première ? Que nous apprend-elle sur les conditions de réussite de cet exercice ? Quelles leçons à retenir pour la suite ? Claire Thoury, présidente du comité de gouvernance de la Convention citoyenne sur la fin de vie dialogue ici avec Thierry Pech qui avait assuré la co-présidence du comité de gouvernance de la Convention citoyenne sur le climat.
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De nombreux points communs rapprochent les deux expériences de Conventions citoyennes réunies en France en 2019-2020 et 2023. Leur utilité a été beaucoup discutée. On connaît moins leur déroulement, vécu de l’intérieur. Le point de départ des deux Conventions consiste dans une saisine du Premier ministre. Mais les formulations de cette saisine étaient assez différentes, avec un objet très large pour la convention climat et un sujet au périmètre plus limité pour la convention fin de vie. Comment cette saisine a-t-elle structuré votre travail ? 

La Grande Conversation

La saisine formulait dans notre cas une question assez large : « le cadre d’accompagnement de la fin de vie est-il adapté aux différentes situations rencontrées ou d’éventuels changements devraient-ils être introduits ? » L’exercice demandé était cadré par le fait que le Conseil économique social et environnemental (CESE) a été réformé en 2021 et qu’on lui a confié la charge d’organiser les conventions citoyennes. Nous pouvions nous inspirer de l’exemple précédent de la convention climat. Nous avons d’ailleurs intégré dans notre comité de gouvernance deux citoyens de la précédente convention pour avoir leur retour d’expérience.

En 2019, au moment où la convention climat est lancée, le statut du CESE n’est pas clair dans la saisine. Il est à la fois sollicité pour organiser, mais en même temps il est dit, dans la lettre de mission du Premier ministre, que c’est le comité de gouvernance qui prend les décisions d’organisation. Cette ambiguïté a été levée par la loi qui confie au CESE l’organisation des conventions. La gouvernance de la convention était encadrée par le fait que le CESE avait reçu la mission de l’organiser. Le président du CESE Thierry Beaudet a néanmoins souhaité que le comité de gouvernance soit ouvert et pluriel. Ainsi aux côtés des 6 membres du CESE étaient présents des personnalités avec des compétences diverses, des spécialistes de la participation citoyenne, des spécialistes de l’éthique, des représentants du comité d’éthique (CCNE), des anciens de la convention climat, la directrice du Centre national des soins palliatifs et de la fin de vie. Cette diversité des profils était indispensable et devrait être maintenue dans des exercices ultérieurs.   

Claire Thoury

Parmi les nombreuses similitudes, il y en a une qui paraît évidente mais qui mérite d’être soulignée : dans les deux cas, la saisine émane de l’exécutif. Or, on pourrait très bien imaginer qu’elle émane un jour du Parlement ou encore de la société civile elle-même, comme cela a parfois été le cas dans d’autres pays par le passé. Concernant les différences, j’en vois quatre. La première, c’est que la convention climat était une première. En dehors des expériences étrangères, elle n’avait pas de précédent auquel se référer, soit pour en corriger les erreurs, soit pour en imiter les réussites. On « essuyait les plâtres » comme on dit, et cela vaut aussi pour l’exécutif. La deuxième tient à la nature du sujet. Dans le cas de la convention climat, le sujet choisi est très large (« comment réduire d’au moins 40 % les émissions de gaz à effet de serre dans notre pays d’ici 2030 ? »). Il rayonne dans quantité de domaines : le logement, l’agriculture, l’alimentation, les mobilités, etc. La troisième différence tient à ce qu’il ne s’agit pas d’une controverse. On ne demande pas aux citoyens de trancher une controverse déjà constituée ou partiellement formée, mais d’écrire un ensemble de politiques publiques dans un champ très ouvert. D’ailleurs, les citoyens ont vivement ressenti l’ampleur de la commande qui pesait sur eux. La quatrième différence qu’on observe dès la saisine dans le cadre de la convention climat, c’est qu’on demande aux citoyens d’écrire quelque chose qui s’approche au plus près d’un texte législatif ou règlementaire, c’est-à-dire d’aller jusqu’à une « quasi décision » normative. Le contrat formulé par le président de la République à l’époque, c’est de « transmettre sans filtre » le résultat des délibérations. Il a accompagné sa formule, qui est restée dans les esprits, d’une précision qu’on a presque toujours oubliée : « pour autant que ces propositions aient une forme telle qu’elles puissent être transmises directement au législateur ou au gouvernement pour application réglementaire directe ». Car dans le cas contraire, bien sûr, une réécriture serait nécessaire. Le « sans filtre » ne veut pas dire qu’on va mettre en œuvre immédiatement toutes les conclusions de la convention, mais qu’elles seront transmises telles quelles au législateur, pour autant que leur rédaction le permette. Nous avons donc d’emblée quatre différences majeures entre les deux conventions et elles entraînent toute une série de conséquences procédurales. L’intervention des experts, par exemple, est plus ou moins difficile à doser selon qu’on doit traiter une question ouverte ou une controverse et selon que la question ouverte est large ou pas.

Thierry Pech

Une différence essentielle entre les deux conventions est en effet que le sujet de la fin de vie est un sujet de controverse très installé depuis longtemps dans le débat public, avec des groupes bien situés. Comment, du point de vue de l’organisation des débats, gérer l’équilibre de l’expertise présentée et comment éviter qu’il y ait d’emblée des crispations reproduisant les partitions habituelles de cette controverse ?

La Grande Conversation

Certains aspects de la question sont assez consensuels, comme le développement de la recherche, des soins palliatifs, de la connaissance des droits, de la lutte contre les inégalités territoriales… Mais l’aide active à mourir, le cœur du sujet, sur lequel nous étions attendus, est controversé.

Nous avons décidé très tôt d’accepter l’idée qu’il n’y aurait pas d’unanimité sur le sujet. Nous voulions mener un travail de controverse, avec des points de convergence et des points de divergence. Ce qui voulait dire concrètement de réfléchir à la place qui serait faite à la minorité opposée à l’aide active à mourir. Fallait-il, par exemple, réserver la possibilité de présenter un rapport à part, reflétant la position minoritaire, comme cela a pu se faire dans le passé au CCNE, ou prévoir des avis dissidents annexés en fin de rapport ? Les citoyens ont rapidement évacué cette hypothèse en disant qu’ils étaient tous membres de la convention à égalité et qu’il fallait que la production finale reflète la diversité de la Convention et les débats qui s’y sont déroulés.

Nous avons expliqué tout de suite qu’on ne cherchait pas à faire comme si tout le monde était d’accord. Le fait de ne pas chercher une unanimité a été très bien compris par les citoyens. Mais reconnaître les différences, cela veut dire concrètement organiser des votes. Ce qui nous a valu des sueurs froides, y compris parce que nous avons connu des difficultés techniques. Les citoyens ont voulu voter un rapport dans lequel les points de convergence et les points de divergence étaient exprimés, dans lequel tout le monde avait sa place. Le dernier jour, une citoyenne a d’ailleurs pris la parole pour dire : « Je veux remercier les 75 % d’entre vous d’avoir laissé au 25 % d’entre nous 50 % de la place dans le rapport et 50 % du temps de parole ». Nous ne disons d’ailleurs pas : la convention citoyenne veut une aide active à mourir. Nous disons : 75 % des citoyens se sont prononcés en faveur de l’aide active à mourir. Ce qui veut bien dire que 25 % se sont prononcés en défaveur de l’aide active à mourir. 

Claire Thoury

75%, ce n’est pas l’unanimité, mais c’est un très haut niveau de consensus. Dans le cas de la convention climat, il existait également à la fin, sur la plupart des sujets, un très fort consensus entre les membres. Dans des assemblées parlementaires, il est rare qu’on arrive à des majorités de 75 %. Dans le cas des conventions, sans rechercher un avis unanime, on peut tout de même produire un résultat fortement consensuel sur l’essentiel. Mais pourquoi arrive-t-on à un tel niveau de consensus alors qu’on prétend ne pas le rechercher et même valoriser les désaccords ? Parce qu’on retarde au maximum le moment de voter, le moment d’agréger des majorités et des minorités, parce qu’on se donne beaucoup de temps pour que les gens puissent échanger des arguments et, le cas échéant, changer de position. Plus tôt on vote, plus tôt on risque de figer des positions et de former des « camps ». Les conventions citoyennes sont souvent défendues par des théoriciens qui cherchent à éviter les inconvénients du vote, lequel suspend la délibération, construit des fractions, des oppositions, des conflits, etc., voire suscite des stratégies de campagne.

Cela nous renvoie à une question essentielle : qu’est ce qui fait une préférence collective dans une démocratie ? On considère souvent que c’est l’agrégation de préférences individuelles par le moyen du vote ou du sondage : les préférences sont souvent supposées « déjà là », « déjà formées ». Dans ce sens, la démocratie, ça consisterait essentiellement à compter les voix. En réalité, ce qui fait le propre de la démocratie, ce n’est pas ça : c’est la formation des volontés individuelles dans la délibération et l’échange des arguments et des informations. C’est ça, le cœur de l’éthique délibérative. Dans le cas des conventions citoyennes, il n’est pas très surprenant qu’à la fin on ait de forts consensus puisqu’on retarde le plus possible le moment de l’agrégation des préférences individuelles et qu’on se concentre sur les moyens de leur formation. Le processus est d’autant plus puissant que les gens n’arrivent pas en appartenant à un groupe déjà constitué, comme c’est le cas dans un Parlement. Les citoyens sont mobiles, ils changent d’avis, ils n’ont pas d’idée véritablement arrêtée sur le sujet. Dans la convention climat, nous avions posé la question : 72 % des participants ont changé d’opinion entre le début et la fin de l’exercice. En réalité, l’exercice de la délibération fait apparaître des contradictions mais favorise à la longue la convergence des points de vue et la recherche de l’accord. Il n’est donc pas étonnant qu’on arrive à des positions très consensuelles. Et c’est quand même très précieux dans une époque caractérisée au contraire par la polarisation des opinions.

Thierry Pech

C’est moins le cas sur notre sujet car la plupart des citoyens avaient déjà un avis en arrivant. Mais beaucoup ont changé d’avis. Pas de manière radicale mais souvent sur les conditions pratiques, sur les nuances. De ce point de vue, c’est très différent d’un sondage. Parce qu’on examine les arguments et les contre-arguments, on peut changer de position. C’est aussi la raison pour laquelle il faut protéger les citoyens des pressions extérieures. Car il y a beaucoup de militants qui veulent peser sur les citoyens. Or, on ne peut pas couper les citoyens du monde pendant toute une série de week-ends. Le rôle du comité de gouvernance est de rappeler qu’il s’agit de la convention des citoyens et qu’il faut respecter leur autonomie.

Claire Thoury

La difficulté, c’est qu’en effet, ce sont des processus longs. En Irlande, le travail de la convention était divisé en plusieurs questions et chaque question était traitée en un week-end. Les conventionnels pouvaient donc être placés en quelque sorte « sous cloche », à l’abri des pressions extérieures. Dans un processus long, les citoyens peuvent subir davantage de pressions. Comment protéger l’identité de ces gens qui ne sont pas élus pour exercer une fonction générale pour une période de temps qui est renouvelable ? Il faut arriver à trouver le bon compromis à la fois avec eux et avec le reste de la société pour protéger leur identité et leur statut qui reste provisoire.

Nous nous sommes également posé la question de ce qu’il fallait faire des positions minoritaires. Dans ces exercices, les minorités ne peuvent pas être traitées comme elles le sont dans la vie démocratique habituelle où les minoritaires ont certes des droits, mais où ils sont clairement désignés comme les perdants. Au contraire, il nous fallait inventer quelque chose pour leur reconnaître une place et une valeur. Nous avions mis en place pour cela un régime d’opinions dissidentes, comme on le fait dans certaines juridictions internationales. C’était une manière de dire à ces gens : vous avez fait des efforts, votre opinion compte même si, à la fin, elle n’est pas majoritaire.

Thierry Pech

Ce que nous avons vécu dans la convention sur la fin de vie invite justement à réfléchir sur le statut des minorités politiques. Car nous avons senti une attente pour une meilleure reconnaissance des positions minoritaires. Ce qui ne veut pas dire une remise en question du fait que la majorité décide. Mais éviter les tensions, des humiliations vives, des polarisations fortes. Ce que montrent aussi les deux conventions, c’est qu’il faut du temps pour répondre à une question. 27 jours au total pour nous, sur 9 week-ends. Et, pour répondre à une question unique, on se rend compte qu’il faut prendre en compte de nombreuses autres questions, avec une série de nuances qui émergent. Faire place à la nuance, c’est une force pour tout le monde. C’est ce qui permet d’éviter les humiliations, le sentiment de ne pas être écouté. Les sujets ne sont pas du tout binaires et ce que les citoyens ont montré à travers cette convention c’est qu’il était possible de dégager une position majoritaire tout en gardant le sens de la nuance. 

Claire Thoury

Au fond, les conventions citoyennes montrent que la conversation démocratique n’est pas nécessairement un pugilat. On aimerait que les débats parlementaires et, plus généralement, les débats publics, aient la même tenue. Elles ont montré qu’on pouvait tenir un équilibre avec des gens de bonne foi et de bonne volonté entre l’affrontement des arguments et un profond respect pour toutes les parties prenantes de la discussion. Idéalement, le projet de la délibération consiste à faire gagner ce que le philosophe allemand Jürgen Habermas appelle « la force sans force du meilleur argument ». Mais le perdant n’est pas moins méritant que le gagnant dans une confrontation de cette nature ou, plus exactement, le minoritaire n’est pas moins méritant que le majoritaire. C’est une vraie leçon de morale démocratique. L’arbitrage majoritaire n’a pas d’autre valeur en soi qu’une « procédure d’arrêt », pour reprendre les termes de Philippe Urfalino, « arrêt » au double sens de décision normative et de terminaison de la discussion. Ces exercices montrent que le propre de la démocratie est moins la recherche d’une volonté majoritaire que tout le chemin d’argumentation qui conduit à la décision finale. Mais on délibère bien en vue prendre une décision, sinon on pourrait délibérer indéfiniment. Or, comme disait Descartes, l’action ne souffre aucun délai, il faut décider. C’est pourquoi cette règle de l’arbitrage majoritaire s’impose pour mettre fin à une discussion et fixer une position. Mais la valeur de l’arbitrage tient moins à son caractère majoritaire qu’à tout ce qui l’a précédé.

Thierry Pech

Comment s’est déroulée l’organisation du travail des citoyens ? Comment faire débattre plus de 180 citoyens ensemble ?

La Grande Conversation

Du point de vue de l’organisation de la convention climat, on pouvait mener les débats de façon séquentielle ou simultanée. En simultané, ça veut dire que tout le monde planche sur les mêmes questions en même temps. En séquentiel, c’est quand on crée des commissions (se loger, se déplacer, se nourrir… dans le cas de la convention climat), ce qui veut dire que certains citoyens vont se spécialiser sur des sujets précis comme on le fait dans le cadre des commissions permamentes du Parlement. Chacun des modèles présente des avantages et des inconvénients car il faut à la fois faire vivre le groupe ensemble et le subdiviser pour les besoins de la discussion. Mais dans le cadre la convention climat, il était difficile de progresser tous ensemble car cela voulait dire par exemple prendre toutes les décisions concernant le logement puis passer à la question des mobilités. Mais les décisions prises pour le logement allaient se réfracter sur les mobilités puisque les deux sujets sont techniquement liés. Une autre difficulté tient à ce que lors du premier débat, les citoyens n’ont pas encore assimilé beaucoup de connaissances, ils sont moins compétents qu’ils ne le seront par la suite sur les autres sujets. Donc ils risquent d’être moins clairvoyants sur le premier sujet que sur le dernier. Le modèle séquentiel est en fait le modèle des assemblées parlementaires. Toutes les assemblées parlementaires fonctionnent de cette manière et elles ont également les défauts de ce système. Très vite, certains élus sont les références de leurs collègues parce qu’ils se sont spécialisés. On le voyait aussi lors des plénières de la convention climat : tout le monde se tournait vers les quelques citoyens qui avaient acquis une autorité sur un sujet particulier.

Thierry Pech

Avec un sujet très large, vous avez été conduit à organiser des groupes thématiques : se loger, se nourrir, se déplacer, produire. Si nous avons aussi fait discuter les citoyens en petits groupes, nous n’avons en revanche pas fait de groupes thématiques, pour que tous les citoyens travaillent sur les mêmes sujets. Ce qui n’est pas allé sans difficultés car il est difficile de demander à une personne opposée par principe à l’aide active à mourir de débattre des modalités de sa mise en œuvre. C’est pourquoi nous avons organisé les débats de sorte que les citoyens travaillent par groupes de position et d’opinions.   

Claire Thoury

Mais comment justifier de confier ce travail à des citoyens tirés au sort ? Comment définissez-vous la place et le rôle d’une convention citoyenne dans nos institutions démocratiques ?

La Grande Conversation

En première approche, on peut dire qu’une convention est là pour éclairer le public et le législateur. Car, dans les deux cas, il y a bien en perspective un acte législatif, évoqué dès la saisine. Mais comment éclairer le législateur ? Après tout, celui-ci aurait pu mobiliser une commission d’experts. Pourquoi cette forme-là ? Qu’a-t-elle de différent par rapport à une commission d’experts ? Ce qu’on demande aux citoyens réunis dans la convention, ce n’est pas de faire avancer la connaissance ou l’expertise technique sur un sujet. Ce qu’on leur demande, c’est de produire une proposition politique. Il me semble que, sur ce point, les chemins divergent un peu entre la convention climat et la convention fin de vie. Si l’on va au bout de cette idée qu’il s’agit de produire une proposition politique, il faut qu’elle ait la forme d’une quasi décision et qu’elle tranche tous les aspects de la question. En théorie, c’est le rôle des partis de formuler des propositions politiques et d’appeler les citoyens à arbitrer entre elles. En quoi consiste une proposition politique ? C’est un arbitrage, non pas simplement dans l’ordre des moyens, des instruments, des justifications techniques mais aussi dans l’ordre des valeurs. Dans le cas de la convention climat, les citoyens ont débattu de questions d’équité, de répartition des efforts, etc. 

Thierry Pech

D’abord, une convention peut être faite pour défricher un sujet, comme l’intelligence artificielle par exemple, pas pour faire une loi, plutôt pour anticiper des questions de société à venir. Deuxième situation : organiser des conventions citoyennes pour aider à trancher des sujets qu’on n’arrive pas à trancher via les canaux habituels. Le grand risque, c’est de faire croire aux gens qu’ils sont ce qu’ils ne sont pas. Il ne faut pas confondre les rôles : les parlementaires sont élus pour fabriquer la loi ; le comité d’éthique donne l’avis des sages, sans pouvoir de décision ; les partis politiques dessinent des positions politiques. Que demande-t-on finalement à une convention citoyenne ? On lui demande de faire quelque chose qu’aucun autre espace ne fait. Et ce n’est pas un gadget destiné à gagner du temps pour faire avaler une décision difficile aux Françaises ou aux Français en faisant croire qu’on a organisé un débat démocratique. On demande à des citoyens tirés au sort d’aider à trancher une controverse que toutes les autres institutions ne parviennent pas à trancher seules. La convention est donc un maillon manquant dans une chaîne de prise de décision. Ce n’est pas le seul maillon mais il a un rôle essentiel par rapport aux autres. La convention répond aussi à une attente de citoyens qui sont de plus en plus éduqués, qui ont envie d’être partie prenantes de la décision politique, pas seulement par le vote. Quand on leur donne des outils, quand on leur fait confiance et qu’on leur dit qu’ils sont légitimes pour ce qu’ils sont, ça fonctionne. Durant les 4 mois de la convention, j’ai souvent répété aux 184 citoyens tirés au sort : vous êtes légitimes, pas parce que vous allez devenir les experts du sujet, à la manière des grands sages du conseil d’éthique, pas parce que vous allez potentiellement rédiger une loi, mais parce que vous êtes vous-mêmes, et c’est tout ce qu’on vous demande. Ce qu’on attend des citoyens, c’est qu’ils acceptent de donner un bout d’eux-mêmes, d’accepter de recevoir un bout des autres et, à partir de ça, de produire de l’intelligence collective. Il ne faut donc pas chercher à définir le rôle des conventions à l’imitation des autres institutions. Elles ont un rôle propre, qui est bien particulier. L’objectif ultime est de produire une proposition politique, mais pas comme les partis politiques. Je dirais donc plutôt « produire une proposition citoyenne ». D’ailleurs, nous n’étions pas seuls dans ce débat : il y a eu avant nous l’avis du conseil d’éthique (CCNE), il y a un débat national qui s’est ouvert ensuite, il y aura les contributions des soignants, des corps intermédiaires organisés en représentation d’intérêt… La contribution de la convention citoyenne est donc une contribution parmi d’autres sur un sujet qui ne peut pas être uniquement juridique ou éthique ou médical… mais une contribution essentielle puisqu’il s’agit de la contribution citoyenne.

Claire Thoury

Mais la convention sur la fin de vie a-t-elle tranché la question qui lui était posée ? On a beaucoup retenu le « nuancier » avancé par les citoyens et la formulation de 19 questions pour prendre en compte le sujet. 

La Grande Conversation

La majorité des citoyens, 75 % d’entre eux, veulent une aide active à mourir, plutôt sous forme de suicide assisté et d’euthanasie ou de suicide assisté avec exception d’euthanasie, pour les personnes majeures affectées de maladies incurables, qui sont en situation de souffrance réfractaire et dont le pronostic vital est engagé à court ou moyen terme. Le nuancier intervient dans un deuxième temps. Une position majoritaire a bien été dégagée.

Claire Thoury

Je suis d’accord avec le fait que ce n’est pas parce qu’une proposition politique a été mise sur la table par une convention citoyenne que d’autres propositions politiques ne peuvent pas l’être par des syndicats, des corps professionnels, des associations, des partis, etc. Mais je ne pense pas que les conventions soient simplement une contribution parmi d’autres. Elles sont atypiques. Je pense que ce qui nous distingue ici, ce n’est pas le résultat de l’exercice qu’on a coordonné, mais le rapport au législateur et au Parlement. La différence entre les deux processus, c’est que dans la convention climat, il y avait un comité légistique qui a aidé les citoyens à transcrire leurs propositions sous la forme de propositions de lois ou de décrets. Dans le cas de la convention sur la fin de vie, l’exercice attendu n’est pas le même. Des représentants élus ont pu réagir négativement à la convention climat en disant : mais qui sont ces gens qui n’ont pas été élus et qui vont faire notre travail à notre place ? La réalité, c’est que c’est un travail qu’ils ne font plus. Les députés n’écrivent plus les lois, ils ne les fabriquent pas, ou alors de façon épisodique et assez marginale. C’est le gouvernement qui, dans la quasi-totalité des cas, porte les projets de loi, fabriqués par ses administrations et ses cabinets. Certes, les députés délibèrent en commissions, examinent et amendent les textes et, finalement, les votent. Mais au total le Parlement est très affaibli par les institutions de la Cinquième République. Les outils du « parlementarisme rationalisé » permettent au gouvernement de faire passer ses textes en contraignant fortement le travail parlementaire et parfois même sans vote majoritaire (notamment dans le cas de l’article 49.3). En somme, les élus de la représentation nationale ne sont pas seulement victimes de la défiance croissante de leurs concitoyens à l’égard de la politique, ils sont aussi victimes d’institutions qui ont intégré la défiance à l’égard du Parlement dans la construction même des pouvoirs. Dans ce contexte, quand on ajoute des conventions citoyennes, on peut comprendre qu’ils soient inquiets sur leur fonction. Pourtant, je pense que les conventions n’enlèvent rien aux parlementaires. Elles ont en effet vocation à produire des « quasi décisions », pas des décisions. Il s’agit de demander aux citoyens membres de ces conventions de se mouiller jusqu’au bout, de mesurer toutes les complexités et difficultés de la question à trancher, de surmonter ses dilemmes. Ce faisant, on s’interdit d’en rester à des positions générales ou de faire son marché entre les aspects les plus simples et les aspects les plus épineux. Autrement dit, il s’agit de mettre des citoyens dans la position du décideur, de « faire comme si » en s’imposant les mêmes exigences. D’où l’expression de « quasi décision ». C’est important que les citoyens comprennent les difficultés et l’inconfort de cette position. Mais en aucun cas il ne faut laisser penser qu’un quelconque pouvoir de décider pour autrui leur serait délégué. Il faut être très clair sur ce point.

La convention fin de vie s’est clairement écartée du modèle de la convention climat sur ce point. Elle n’avait pas de comité légistique et n’a pas prétendu vouloir remettre au gouvernement l’équivalent d’un projet de loi sur le sujet. Cela ne l’a pas empêchée de rendre un avis clair, précis et documenté sur les points essentiels de la question, et on pourra peut-être dire dans quelques mois qu’elle aura fortement contribué à la fabrication de la loi – c’est en tout cas mon espoir. Mais elle ne s’est pas imposé la même obligation en la matière que la convention climat. Or, cette obligation me semble saine. Car la fonction démocratique de ces conventions se trouve bien là : produire des propositions politiques qui soient des quasi décisions et, ce faisant, donner corps à une citoyenneté élargie conforme à la promesse de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à sa formation ».

Thierry Pech

Nous sommes en désaccord sur ce point. On peut concourir à la production de la loi sans avoir à rédiger soi-même des articles de loi. Je dirais que ce que produit une convention citoyenne, c’est l’équivalent de l’exposé des motifs d’une loi. Dire qu’on est favorable à une aide active à mourir, cela veut bien dire qu’on demande au législateur de faire en sorte que la loi reconnaisse la possibilité d’une aide active à mourir en France. Les citoyens ont donc travaillé pendant quatre mois pour éclairer la décision publique et ce qu’ils demandent, c’est de changer la loi. Mais pourquoi devraient-ils rédiger eux-mêmes cette loi ? 

Claire Thoury

On pourrait très bien avoir demain une convention citoyenne mobilisée dans les mêmes conditions sur un sujet essentiel mais dont les citoyens reculeraient devant l’obstacle, ou ne le traiteraient qu’à moitié – ce qui ne fut heureusement pas le cas dans la convention fin de vie. En effet, ce n’est pas confortable de devoir aller jusqu’au bout, dans les détails. La convention climat n’est pas allée au bout par exemple sur les conditions de financement de ses propositions, et je le regrette. Je crois que nous devons nous efforcer de rester très exigeants à l’égard de ces exercices. C’est à ce prix qu’ils peuvent être utiles. La convention fin de vie a par exemple laissé de côté la question des mineurs mais le politique, lui, va devoir la trancher. Il ne pourra pas se contenter d’exprimer une nuance, il devra prendre une décision. Et je n’aimerais pas être à sa place dans le cas présent !

Thierry Pech

Je suis d’accord sur le fait que, quand on fait une proposition politique, il faut aussi en évaluer les conséquences de manière assez exhaustive. Mais cela ne veut pas forcément dire qu’il faut aboutir à un pré-texte de loi ou à un texte de loi quasiment rédigé. Les citoyens de la convention fin de vie ont exprimé le fait qu’ils n’arrivaient pas à conclure sur la question des mineurs. Le fait qu’ils le disent aussi clairement montre bien que sur tous les autres sujets, ils sont sûrs d’eux, parce qu’ils sont allés au bout, parce qu’ils ont évalué toutes les conséquences, parce qu’ils sont allés au bout de l’exigence de l’argumentation. Ils n’ont pas cédé sur l’exigence, même s’ils n’ont pas rédigé leur proposition sous forme de loi. Je ne dirais pas que c’est de la timidité institutionnelle. Je crois au contraire que c’est une manière de réinvestir la démocratie autrement. On souhaite tous que le Parlement soit plus fort et que la démocratie représentative soit plus forte. Mais ça passe à la fois par des corps intermédiaires plus forts et par des espaces nouveaux comme les conventions citoyennes, qui sont des exemples de démocratie participative exigeante.

Claire Thoury

Comment se déroule l’étape suivante, qui est la reprise des travaux de la Convention par les Parlementaires ? Avez-vous eu des contacts anticipés avec les Parlementaires ?

La Grande Conversation

La Présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, est venue à la convention fin de vie dès le premier week-end pour échanger avec les citoyens. Son intervention a permis de lever un malentendu qui est un héritage de la Convention climat. Le Président de la République s’était engagé devant la Convention climat à transmettre ses propositions « sans filtre ». Le malentendu était que cette formule a été prise comme un engagement à tout reprendre et pas seulement à tout transmettre aux Parlementaires. Nous avons donc dû prendre des précautions, peut-être excessives, et installer chacun dans son rôle pour éviter les déceptions. 

Claire Thoury

Les polémiques sur le supposé conflit de légitimité entre conventions et Parlement n’est pas présent dans les autres pays qui ont mené de semblables exercices. En Grande-Bretagne, la convention de Birmingham a été réunie à la demande  de la Chambre des communes. De même pour la convention écossaise d’Edimbourg. Ces régimes authentiquement parlementaires ne voient pas les conventions citoyennes comme un risque de rivalité. En Irlande, lors de la première Citizens’ Assembly, des députés ont siégé avec les citoyens. Ces polémiques sont l’effet d’un syndrome français, celui d’un Parlement humilié par la pratique des institutions depuis 60 ans. Les parlementaires gagneraient à regarder ces exercices comme des objets qui sont en leur faveur et qui leur donneront une importance bien plus grande demain.

Thierry Pech

De notre côté, la réaction des parlementaires est plutôt positive. On verra bien la suite. Le Parlement gagnerait à saisir le CESE pour organiser une autre convention citoyenne puisque le CESE peut être saisi par la première ministre ou par les présidents des deux chambres. Ce serait intéressant que la prochaine initiative, quel que soit le sujet, vienne des Parlementaires.

Claire Thoury

Il me semble même, au-delà, que certaines conventions pourraient être organisées à l’Assemblée et à son initiative. Nous ne sommes pas au bout des expérimentations. On a à présent deux modèles qui se ressemblent beaucoup. La seconde convention a pu corriger certains défauts de la première. La nature des questions retenues appelle aussi des adaptations. Avant de figer ces modèles dans la loi, nous avons besoin de faire encore quelques expériences, notamment, comme l’ont fait les Irlandais, une convention hybride réunissant des citoyens et quelques élus. La seule chose qu’il serait utile de fixer dès à présent, ce sont les quelques grands principes qui doivent animer une convention citoyenne. Cela pourrait faire l’objet d’un texte de loi. Il dirait en quoi consistent l’indépendance de sa production et de ses délibérations, les garanties qui en sont attendues, la publicité des débats, etc.

Thierry Pech

Pour la suite, on a quand même des échanges assez réguliers avec les parlementaires. Même ceux qui étaient réticents au départ en considérant que tout avait déjà été dit sur le sujet ont reconnu ensuite publiquement l’utilité de notre contribution. Un député comme Olivier Falorni, par exemple, je le cite parce qu’il l’a dit publiquement, était plutôt opposé à l’organisation d’une convention au départ et considère maintenant publiquement que c’était indispensable. Maintenant, c’est aux Représentants de se montrer à la hauteur du travail des 184 citoyens. Le rapporteur de la loi, la ministre en charge doivent d’ailleurs venir présenter aux citoyens leur choix, expliquer ce qui a été retenu ou pas, et pourquoi. Nous réunirons donc à nouveau une dernière fois les citoyens mais sans vote. Il s’agira de rendre compte.

Claire Thoury

Propos recueillis par Marc-Olivier Padis