Quand les influenceurs entrent en campagne

Quand les influenceurs entrent en campagne
Publié le 15 mars 2022
Première source d’information des 18–24 ans, les réseaux sociaux s’imposent au cours de cette campagne comme un nouveau terrain de communication politique. Mais les embûches sont nombreuses. Faut-il en passer par la médiation des influenceurs qui maîtrisent ces nouveaux formats d’expression ?

Le lancement récent du programme d’immersion avec les candidats à l’élection présidentielle « 24h avec » par l’influenceuse et cheffe d’entreprise Magali Berdah a marqué un petit événement dans le traitement de l’information politique. Ces interviews, diffusées uniquement sur les réseaux sociaux, présentent la particularité d’être réalisées par une spécialiste de l’influence et de la téléralité. Le métier initial de Magali Berdah, via son entreprise Shauna Events, est en effet d’être « agent d’influenceurs », c’est-à-dire qu’elle conseille les candidats ayant tourné dans des émissions de téléréalité afin qu’ils et elles transforment leur notoriété en revenus via diverses opérations de publicité et d’influence sur les réseaux sociaux. Elle est par ailleurs elle-même influenceuse, mettant en scène sa vie quotidienne et professionnelle et se faisant rémunérer pour la publicité de nombreux produits. Le fait que cette personnalité, par ailleurs déjà présente dans les médias, se plonge dans le débat politique a relancé la controverse sur la légitimité et l’utilité de ce type de programmes, déjà apparue lors de l’interview du Président de la République par les Youtubeurs McFly et Carlito.  Quel est le potentiel politique des influenceurs ? Permettent-ils de reconnecter certains citoyens à la politique ? En quoi peuvent-ils représenter une opportunité pour donner de l’écho à des causes progressistes ?

Deux mondes qui exploitent peu leur potentiel croisé

Alors que la plupart des personnalités politiques sont aujourd’hui présentes sur les réseaux sociaux via leurs propres comptes, leur nombre d’abonnés est nettement inférieur à celui des « influenceurs », des personnalités qui ont émergé via les réseaux sociaux et y créent des contenus de manière professionnelle. Ainsi, Magali Berdah dispose d’1 million d’abonnés sur Instagram, alors que les candidats qu’elle a interrogés se situent à une toute autre échelle: 206 000 abonnés pour Eric Zemmour, 189 000 pour Jean-Luc Mélenchon, 213 000 pour Marine Le Pen, 114 000 pour Anne Hidalgo.

Alors que les candidats s’adressent à une communauté de convaincus lorsqu’ils parlent à leurs seuls abonnés, le fait de diffuser leurs idées via ces nouveaux canaux leur permet de toucher de nouveaux électeurs, notamment des jeunes. On peut donc se demander pourquoi ces « rencontres » n’ont pas plus souvent eu lieu, puisque tous semblent y trouver leur intérêt, avec l’accès à une communauté élargie d’une part et un possible buzz d’autre part.

La première raison est sûrement liée aux champs d’intérêt traditionnels des influenceurs, qui se sont fait connaître souvent par l’humour, la mode, le bien-être ou la téléréalité mais rarement par la politique. Ce cercle très écouté par les jeunes peut même sembler parfois dépolitisé, hormis pour certains influenceurs dits « politiques », tels Papacito à l’extrême-droite ou Usul à gauche. De rares hybridations ont eu lieu, avec notamment la percée de Raphaël Glucksmann, député européen, qui connaît un nombre d’abonnés important (803 000 sur Instagram) relativement au poids de sa fonction politique. Le potentiel semble pourtant énorme : une adhésion très forte à la personnalité, une communauté élargie, des heures d’écoute parfois dans une même journée, la possibilité affichée de parler de beaucoup de sujets de manière décomplexée. Pourquoi la politique devrait-elle être un sous-sujet dans cet univers ?

Un secteur cantonné au divertissement ?

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La publication des vidéos de Magali Berdah relance également des débats récurrents dans le champ politico-médiatique sur la nature des contenus traitant de politique et la tendance à la « politique-spectacle », le remplacement des idées par des anecdotes ou de simples traits de personnalité. Cette controverse dépasse largement les réseaux sociaux, touchant plus globalement le système médiatique. On peut même remarquer que les interviews de Magali Berdah abordent plus les idées politiques que certaines émissions télévisées qui se concentrent sur les personnalités (par exemple, « Une ambition intime » de Karine Le Marchand). En revanche, cela pose la question de la posture des personnalités politiques, les influenceurs tentant souvent de donner une impression de désintermédiation et de naturel (bien que les contenus soient très préparés et formatés) : la parole politique sera-t-elle crédible dans ce cadre ?

La plupart des influenceurs n’ont pas la « culture politique » propre à des journalistes et sont donc moins à même de contester une information erronée ou de mettre en avant les contradictions de leur interlocuteur. Magali Berdah présente d’ailleurs son programme comme celui d’une novice qui ne connaît pas la politique et qui cherche à la vulgariser, notamment à destination des jeunes et des abstentionnistes. D’où le même reproche que celui qui avait été fait dès la publication de la vidéo des Youtubeurs McFly et Carlito : ceux-ci deviendraient des « porte-paroles », diffusant des informations sans y apporter un regard critique. Cela mérite en outre une transparence sur le modèle économique de telles initiatives: alors que certains influenceurs avaient été rémunérés pour mettre en avant le Service National Universel, le fait que des politiques publiques puissent ainsi « sponsoriser » des influenceurs comme un produit d’une marque quelconque avait choqué l’opinion et poussé le Gouvernement à mettre fin à ces pratiques. À partir de là, les interactions entre le Gouvernement et les influenceurs ont été présentées comme des initiatives mutuelles, souvent sur proposition de certains Ministres ou Secrétaires d’Etat, sans dimension financière. La nouveauté du programme de Magali Berdah est qu’il est à l’initiative de l’influenceuse et qu’il concerne plusieurs candidats.

La consultation du compte Instagram de Magali Berdah offre ainsi un enchaînement étonnant pour les néophytes, passant directement d’une publicité faite par l’influenceuse pour un thé minceur ou des boucles d’oreilles à un extrait d’interview d’Eric Zemmour. Il n’est pas évident de déceler la frontière entre les différents contenus, selon ce qui relève de la publicité, de l’information, ou de la promotion pour des contenus personnels. Il faut également noter que Magali Berdah est chroniqueuse dans l’émission « Touche pas à mon poste » sur C8, elle n’est pas une personnalité isolée mais s’inscrit dans un système plus large d’information et de divertissement.

Mais cantonner ces initiatives au divertissement ou partir du principe que le contenu des influenceurs restera une sous-scène du débat médiatique serait une erreur. Il s’invente dans ces contenus autant de mises en récits, de manières de présenter l’information, de faire exister des causes qui sont un terreau puissant pour la politique. À l’heure d’une campagne qui intéresse peu, marquant un stade avancé de perte de débat politique, de nouvelles sphères gagnent à être investies, se connectant à des champs d’intérêt personnels et intimes des citoyens.

Un champ des possibles pour le camp progressiste

Alors que l’on parle beaucoup de la diffusion de fausses informations, d’éléments complotistes ou de contenus d’extrême-droite via les réseaux sociaux et certains influenceurs, ces derniers sont aussi des relais de nombreuses causes et notamment de causes dites progressistes. La prédominance mercantile du contenu de certains influenceurs ne doit pas faire oublier l’étendue des possibles en termes de mobilisation de la société et d’interaction entre leurs publications et des causes : le camp progressiste aurait tout intérêt à se saisir de cette opportunité.

Le champ des influenceurs a en effet été un relais puissant pour de nombreux sujets qui relèvent de l’ « intimité », notamment des causes féministes (endométriose, plaisir féminin, etc), pour des causes relatives à l’homosexualité, au harcèlement, aux minorités. Sur certains sujets, l’engagement des influenceurs et l’influence qu’ils exercent sur les jeunes peuvent avoir des conséquences aussi voire plus impactantes que certaines politiques publiques ; pour les causes dites « intimes », par exemple, les réseaux sociaux peuvent aider à briser le sentiment d’isolement et développer la capacité à se sentir nombreuses ou nombreux pour faire face à un problème. On peut donc s’interroger sur le peu de liens qui existent entre ce champ et le champ politique progressiste, alors que ces causes tiennent une place importante dans le programme ou l’histoire des partis et sensibilités qui le composent. Un nouvel équilibre doit être trouvé, faisant le lien entre des causes parfois très segmentées et la nécessité pour les formations politiques de tenir un discours global (un défi inhérent à la politique qui trouve là une forme nouvelle, étant donné la multiplicité des médiums).

On peut par ailleurs remarquer que la force principale des influenceurs est de créer des contenus impactants et attirants, de faire rêver et de mobiliser; des qualités qui ont précisément manqué au camp progressiste dans les temps récents. Il ne s’agit pas de dire que la politique doit se fondre dans cet univers et en adopter les codes; elle doit cependant interagir avec lui et s’en inspirer sur certains aspects.

Un monde à imaginer et réguler

On peut remarquer qu’aucun influenceur très renommé n’a encore pris parti pour un candidat en France, ce qui marquerait une nouvelle ère dans les rapports entre influenceurs et personnalités politiques. Au regard de la capacité d’entraînement de ces personnalités – explosion des ventes lorsqu’elles mettent en avant un produit, un lieu, une expérience –, les conséquences pourraient être importantes. Que se passerait-il si l’influenceuse spécialiste de mode Léna Situations (3,6 millions d’abonnés sur Instagram) ou l’influenceur spécialiste de téléréalité Jeremstar (2,1 millions d’abonnés sur Instagram) s’engageaient pour un candidat et produisaient des contenus liés ? Si la plupart reste aujourd’hui à distance du champ politique, le programme lancé par Magali Berdah est une première expérience qui en annonce certainement de nombreuses autres et peut-être plus partisanes. La régulation de ces initiatives, notamment pour assurer l’équité de traitement des candidates et candidats, doit encore être imaginée. La profession d’influenceur manque aujourd’hui d’un cadre réglementaire et financier clair, notamment concernant la rémunération de la publicité pour des produits et services, qui n’apparaît pas toujours en tant que telle. L’influenceuse Nabilla a ainsi été condamnée à une amende pour n’avoir pas indiqué à ses abonnés que sa recommandation d’un site spécialisé dans les Bitcoin relevait de la publicité, et qu’il s’agissait d’un placement risqué.

Alors que de nombreux jeunes se désintéressent de la politique, aussi bien dans ses idées que dans les contenus générés pour la présenter, le champ politique ne pourra pas faire l’impasse sur ce potentiel d’audience, de diffusion d’idées, de transformation de la société qui va bien au-delà du simple divertissement.

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Marion Waller