Une conversation respectueuse entre citoyens

Une conversation respectueuse entre citoyens
Publié le 8 juin 2022
Que retenir de ces sept mois au sein de et avec cette communauté citoyenne ? Les experts BVA et Terra Nova livrent, dans cette note synthétique, leur vision des trois principaux apports de la méthode et de la valeur ajoutée de ce mode d’interrogation et de dialogue.

Dans la perspective de l’élection présidentielle, afin de cerner les ressorts des mouvements d’opinion et d’approfondir la compréhension en profondeur des perceptions, représentations, sentiments à l’égard de la campagne et des enjeux du scrutin, les équipes de BVA ont, pour le compte de Terra Nova, constitué une communauté de 50 citoyens.

Ceux-ci reflétaient la diversité de la société française en termes de genre, d’âge, de catégorie socio-professionnelle, de niveau de qualification, d’origine régionale mais aussi de sensibilité politique.

Entre octobre 2021 et avril 2022, ces citoyens ont été invités à s’exprimer, toutes les deux semaines, sur différents thèmes qui ont jalonné la campagne et, selon les thèmes, ont été réunis entre pairs (homologie d’âge, de préférence partisane, de cadre de vie…) ou, à l’inverse, regroupés dans une dynamique de confrontation. L’échange final de la communauté a eu lieu autour du débat d’entre deux tours.

(Re)découvrir La « valeur exceptionnelle du temps long »

L’interrogation longitudinale et régulière d’une même communauté d’individus (vs un « coup de sonde » ponctuel ou une discussion limitée dans le temps avec un groupe restreint d’individus) nous a d’abord permis de mieux comprendre la dynamique d’opinion et d’intérêt autour de la campagne. Le suivi de notre communauté a illustré, semaine après semaine, le faible engouement à l’égard d’une campagne perçue comme quasi inexistante et les frustrations persistantes quant à la faiblesse de son contenu.

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En installant une communauté sur sept mois, nous nous sommes dotés d’un dispositif permettant à la fois de saisir l’irruption d’éléments marquants dans l’instant et de suivre leur évolution dans le temps. Une des meilleures illustrations pourrait en être « l’épiphénomène » Eric Zemmour : mentionné près de 70 fois lors de notre forum de discussion le 20 octobre 2021 (et rarement en bonne part), son nom apparait 52 fois dans les échanges entre citoyens lors de la discussion du 10 novembre et seulement 23 fois le 6 avril. Le « phénomène Zemmour » qui a polarisé l’attention des médias et des réseaux sociaux durant les premiers mois de la campagne a en réalité très vite « fatigué » la communauté dont certains ne voyaient là que le « lever de rideau » d’une compétition qui tardait à démarrer.

Au-delà de la possibilité de « suivi » de trajectoire, ce temps long d’expression offert aux citoyens a aussi permis de voir affleurer des « signaux faibles », c’est-à-dire des mouvements d’opinion encore insensibles ailleurs.  Ainsi, les références éparses dès novembre 2021 à l’émission « Ambition intime » consacrée à cinq femmes politiques (format d’émission par ailleurs critiqué, voire moqué par de nombreux articles de la presse nationale) disaient quelque chose de l’attente qu’avaient les citoyens de davantage de proximité des candidats ; un jeu dont Marine Le Pen a su tirer profit au moment même où elle avait besoin de rebondir. Cette attente n’était pas nouvelle : les citoyens de la communauté l’avaient déjà formulée en d’autres termes dès leurs premiers échanges en octobre en expliquant que le ou la futur(e) Président(e) de la République devrait être à la fois conforme au canon gaulliste de la fonction (indépendance, courage, autorité, etc.) et capable d’écouter les Français, de leur donner la parole… Ces expressions laissaient entrevoir des critères d’appréciation que certains candidats ont sans doute sous-estimés.

Entendre, écouter, comprendre

En laissant s’exprimer les citoyens, dans un espace écrit ouvert, non directif, avec leurs mots à eux et dans la logique du déroulé de leurs pensées, nous avons pu accéder à un corpus riche et identifier des champs lexicaux et sémantiques fournissant de précieux indicateurs d’analyse pour comprendre ce qui était en train de se jouer.

Ainsi le champ sémantique autour du « silence/bruit » a-t-il été dominant dans la communauté s’agissant de la campagne des candidats (« assourdissant » ; « inaudible » ; « silence pesant » …)

Quant à l’Europe, c’est celui de l’ennui qui a flotté sur le thème («  ennuyeuse » « lénifiant » « pas intéressée », « vide, creux »…)

Au-delà, cet espace d’expression ouvert nous a permis de saisir dans leur réalité, dans leur intensité, et dans leur complexité, le ressenti associé à certains thèmes, issus de l’actualité du moment.

Ainsi, à analyser les propos des citoyens, nous avons été frappés par la « richesse » du concept de sécurité qui recouvre des registres bien plus larges, complexes et nuancés que celui dont il a principalement été question dans le débat public (principalement centré sur le sentiment d’insécurité des personnes pour elles-mêmes ou pour leurs biens). L’insécurité, c’était pour eux aussi bien l’insécurité sociale, l’incpacité à se projeter sereinement dans l’avenir, voire l’impossibilité de réaliser pleinement sa liberté. Bref, une focale beaucoup plus large que ce que suggère une simple lecture sécuritaire.

De même, sur la thématique du pouvoir d’achat, nous savions qu’il se situait dans les priorités des Français, en particulier des moins aisés d’entre eux. Mais là encore, l’expression écrite au travers du forum a révélé à quel point cet enjeu était massif, dévorant et prenait le pas sur toutes les autres dimensions de la vie actuelle et du futur, renvoyant, chez les plus précaires notamment, à des questions existentielles sur soi et sur sa propre dignité. Les problèmes de pouvoir d’achat faisaient en outre l’objet d’analyses divergentes, les uns mettant classiquement en avant une insuffisante reconnaissance de la valeur de leur travail, les autres – plus nombreux – une pression trop grande des prélèvements obligatoires sur leur budget et, du même coup, une responsabilité de l’Etat.

Dans le cas de l’insécurité comme dans celui du pouvoir d’achat, cette méthode a permis de mieux interpréter la signification des données quantitatives livrées par les enquêtes d’opinion réalisées tout au long de la campagne par ailleurs et de nuancer les conclusions qu’en tiraient dans le même temps les états-majors politique.

(Re)penser l’Autre

Enfin, en permettant aux citoyens de débattre dans un cadre apaisé, respectueux, d’échanger leurs points de vue avec d’autres qui ne leur ressemblaient pas, la communauté, de l’avis de tous les participants, a expérimenté de manière concrète les valeurs démocratiques de tolérance, d’écoute et de construction collective, celles-là même que le débat public a souvent paru ignorer durant la campagne.

Dans cette agora virtuelle que nous avons créée, alors même que notre société est dépeinte comme celle de l’atomisation, la possibilité de se confronter au dissensus de manière apaisée a été ressentie comme une richesse pour chacun et une valorisation de soi et de l’autre.

Les valeurs portées par ce mode d’échange apparaissent au service de la démocratie telle que les citoyens ont envie de la vivre : débattre, discuter dans une dynamique respectueuse et tolérante. « Très plaisant de découvrir de nouveaux points de vue » ; « cela permet de réfléchir avec les idées des autres » ; « on peut avoir des idées différentes et réfléchir dans le calme » « une autre façon de regarder la politique beaucoup plus globale et surtout une autre façon de la juger sans écouter tout le Bla Bla fait par certains médias » ; « confronter des idées et donner son avis sur différents sujets : important en démocratie » ; « accepter que nous puissions être différents ».

Ainsi ce dispositif de communauté citoyenne parce qu’il instaure les conditions d’une discussion sur le long terme, avec des espaces où l’individu se sent libre d’exprimer sa pensée avec ses mots à lui, dans un climat général de respect et de bienveillance, apparait comme une approche méthodologique vertueuse et prometteuse. Il nous semble être aussi le signe d’une aspiration à la vitalité du débat démocratique.

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Adélaïde Zulfikarpasic

Isabelle Gulphe-Lachaud

Christelle Craplet