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Série « Européennes 2024 »

Elections européennes de 2024 : quel impact des droites radicales sur la prochaine législature ?

Une analyse empirique des votes exprimés par les députés européens lors de la mandature qui s’achève montre les alliances qui ont émergé au Parlement européen depuis 2019, ce qui pourrait changer après le 9 juin, pourquoi l’hypothèse de la formation d’une « coalition de centre-droit » stable n’est pas réaliste, et dans quels domaines spécifiques elle pourrait néanmoins prendre forme ponctuellement.

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Introduction

Une analyse empirique des votes exprimés par les députés européens lors de la mandature qui s’achève montre les alliances qui ont émergé au Parlement européen depuis 2019, ce qui pourrait changer après le 9 juin, pourquoi l’hypothèse de la formation d’une « coalition de centre-droit » stable n’est pas réaliste, et dans quels domaines spécifiques elle pourrait néanmoins prendre forme ponctuellement.

Cette analyse est le premier produit intermédiaire d’un projet de recherche plus large de l’Institut Cattaneo, dirigé par Salvatore Vassallo, sur : «  L'extrême droite dans les politiques de coalition de l’UE :  Chances et menaces pour le projet européen ».  Il est soutenu par l’Open Society Institute en collaboration avec l’Open Society Foundations.

Le projet européen en question

L’objectif du projet européen était de créer un espace intégré de stabilité et de croissance économique en Europe, de favoriser la consolidation de la démocratie dans les pays fondateurs ainsi que son développement dans un espace européen élargi. L’Union européenne a contribué à la protection de la paix, mais elle s’est aussi développée en cherchant des réponses communes à diverses crises, en promouvant la recherche scientifique, les programmes d’échange de chercheurs et d’étudiants, le progrès technologique et le développement durable. Elle a renforcé la position collective des pays européens, aussi bien pour faire face aux défis mondiaux que pour rivaliser avec d’autres acteurs majeurs sur la scène internationale.

Le développement à long terme de ce projet européen a également été rendu possible grâce à un compromis fondateur qui s’inscrit dans une architecture institutionnelle particulière : une politique de coalition entre les principales familles politiques européennes qui a vu les deux grands groupes du Parlement européen (PE) – le PPE, centre-droit, et les S&D, centre-gauche – converger sur les objectifs fondamentaux et les lignes d’action à poursuivre au niveau européen. Et ceci en dépit du fait que les partis et les dirigeants appartenant à ces groupes étaient presque toujours en concurrence directe au niveau national.

Mais la politique européenne est en train de changer. Après un relâchement progressif des liens entre les électeurs et les partis traditionnels (qui a commencé dès les années 1970), la dernière décennie a vu la montée en puissance de dirigeants et de partis ouvertement critiques à propos du projet européen et du compromis politique sur lequel il reposait jusqu’à présent.

Au cours de la 9e législature (2019–2024), la part des sièges au PE remportés par les partis appartenant respectivement aux groupes PPE et S&D est passée sous la barre des 50 %, tandis que les groupes politiques européens situés à la droite du PPE (avec des positions plus radicales, notamment sur l’immigration et la souveraineté des États membres) et, dans une moindre mesure, les groupes situés à la gauche du S&D (avec des positions plus radicales, notamment sur les droits civiques et l’environnement) ont progressé. Ces changements peuvent être interprétés comme une menace pour la dynamique et l’intégrité de l’Union, mais aussi comme l’expression d’un processus intrinsèquement démocratique qui fait entrer dans les institutions européennes des préférences et des attentes qui, autrement, n’y seraient pas représentées.

L’analyse qu’on va lire offre une première réponse à ces questions à travers des données empiriques sur le comportement de vote des députés européens et des groupes politiques européens au cours de la 9e législature. Qu’est-ce que ce comportement nous apprend sur l’importance des changements déjà en cours ? Et que pouvons-nous anticiper pour la prochaine législature ?

Le déplacement du centre de gravité politique du projet européen

Nous présentons ici les premiers résultats d’une étude qui vise notamment à mesurer l’impact sur la politique européenne de la croissance électorale des partis situés à la droite du Parti populaire européen (PPE), c’est-à-dire les partis actuellement associés aux groupes ECR (Conservateurs et réformistes européens) et ID (Identité et Démocratie).

Selon les estimations fournies par le site europeelects.eu, le groupe ECR augmentera principalement grâce aux résultats de Fratelli d’Italia, tandis que le groupe ID pourrait augmenter, malgré le déclin de la Ligue de Matteo Salvini, grâce à l’entrée de nouveaux membres et aux succès du Rassemblement national français (RN), de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) et du Parti pour la liberté néerlandais (PVV). Respectivement, le groupe ECR devrait accroitre ses sièges d’environ 15 % et ID d’environ 30 %. Il s’agit bien entendu d’estimations qui ne tiennent pas compte des mouvements qui pourraient avoir lieu entre ces groupes, ou l’intérieur de ceux-ci après les élections.

Les S&D et le PPE qui, comme nous venons de le mentionner, ont perdu leur majorité absolue en 2019, ne semblent pas susceptibles de la retrouver, puisque les légères augmentations du nombre de sièges envisagées pour le PPE (si elles se confirment) ne feront, au mieux, que compenser la légère diminution de sièges à laquelle on s’attend pour les Socialistes & Démocrates. Une majorité « pro-européenne » confortable ne tient que si les sièges du troisième pilier traditionnel, représenté par les libéraux-démocrates (aujourd’hui Renew, RE), s’ajoutent à ceux du PPE et des S&D.

Il faut toutefois tenir compte du fait que les changements intervenus au sein des systèmes politiques nationaux (et par conséquent dans le système européen) n’ont pas seulement augmenté (à gauche et à droite) le nombre et la taille des nouveaux concurrents. En fait, la croissance de la gauche radicale (L) et des Verts (G)[1] d’une part, et la montée d’ECR et d’ID d’autre part, ont également créé des tensions et des divisions au sein des partis traditionnels. La crainte d’être évincés par leurs nouveaux concurrents a poussé ces partis à soutenir, du moins partiellement, la rhétorique et certaines dispositions de leur concurrents (et ce, en particulier, à droite de l’échiquier politique). Ceci rend donc les accords de « grande coalition » plus difficiles et moins stables à mesure que les partis traditionnels s’éloignent de leur centre de gravité habituel. Nous reviendrons sur cette dynamique plus loin.

Fig. 1 Composition du Parlement européen de la 1ère à la 9e législature. Taille des principaux groupes en pourcentage du nombre total de sièges. Valeurs enregistrées au début et à la fin de chaque législature.

Source : Institut Cattaneo : Élaboration de l’Institut Cattaneo sur la base des données du PE.

La figure 1 rappelle l’évolution des rapports de force entre ces groupes au Parlement de la première à la neuvième législature, en les reliant à leurs prédécesseurs (diversement nommés). Il convient d’y ajouter les groupes promus jusqu’en 1999 par les gaullistes français (EDA) et, entre 2009 et 2019, par les partisans du Brexit (EDD, EFD), car ils ne se recoupent pas entièrement.

Quel pourrait donc être l’impact d’une nouvelle croissance d’ECR et d’ID sur l’équilibre politique au sein du PPE ? Comment, et dans quelle mesure, cette croissance pourrait-elle conduire à un changement des orientations fondamentales de la politique européenne et, plus généralement, de la trajectoire à long terme du projet européen ?

La tentative du président du groupe PPE, Manfred Weber, en juillet 2023, de bloquer la proposition de règlement sur la restauration de la nature en accord avec ID, ECR et une partie des libéraux (RE) a été perçue comme la répétition générale d’une future stratégie de coalition en rupture avec la stratégie historique. La tentative de Weber a finalement été rejetée (312 voix pour, 324 contre et 12 abstentions)[2] grâce également aux votes des eurodéputés du PPE. Mais si le même vote ou un vote sur un sujet similaire devait avoir lieu après les élections de 2024, le résultat serait très probablement opposé. D’où la crainte récurrente qu’une croissance d’ECR et d’ID puisse créer la tentation d’un rapprochement durable entre eux et le PPE.

Sommes-nous à l’aube d’un changement politique majeur ?

 

La politique de coalition très particulière des institutions de l’UE

Pour répondre à notre question principale, il est important de prendre en compte la spécificité du PE – et en particulier de ses politiques de coalition qui sont beaucoup plus fluides, mais aussi plus complexes que dans les systèmes parlementaires nationaux. La structure institutionnelle de l’UE et sa gouvernance à plusieurs niveaux créent un subtil réseau d’arrangements, avec des majorités dont la composition et l’ampleur varient. Et des dynamiques qui diffèrent radicalement de celles des parlements nationaux.

Au Conseil, où les gouvernements nationaux sont représentés, les décisions sont généralement prises à la majorité qualifiée (55 % des États membres représentant au moins 65 % de la population de l’UE), mais dans certains cas, l’unanimité est requise. Au Parlement, la plupart des décisions sont prises à la majorité simple, bien que, dans certains cas, une majorité absolue et, à de rares occasions, une majorité des deux tiers soient requises.

Il existe des différences fondamentales entre les systèmes démocratiques européens et nationaux (qui sont tous, en Europe, essentiellement de nature parlementaire). 

La Commission est le seul organe autorisé à proposer des directives et des règlements, mais l’exécutif européen (la Commission), bien que choisi par les deux « chambres » (le Conseil et le Parlement), est rarement soumis à des votes de défiance. Notamment parce qu’une majorité des deux tiers est requise pour récuser un commissaire. La majorité parlementaire qui approuve à bulletin secret la proposition du Conseil européen pour la nomination de la Commission est normalement composée des trois groupes politiques traditionnels (PPE, S&D, RE) plus les autres partis représentés au Conseil européen qui contribuent à la nomination. La Commission est donc la seule à proposer une législation, mais elle ne démissionne pas si ses propositions sont rejetées.  

Il n’y a donc pas besoin de pactes de coalition stables entre les groupes qui ont initialement voté en faveur de la nomination de la Commission. Ces groupes sont entièrement libres d’approuver ou de rejeter les propositions de la Commission.

Cela a des implications plus larges que la simple formation de majorités variables basées sur des questions spécifiques.

Dans les cadres (en général nationaux) où les partis sont contraints de former des accords de coalition stables, ceux-ci tendent à reproduire la même dynamique majorité-opposition dans différents domaines de politique publique. Au sein des institutions européennes, comme nous le verrons, les distinctions entre la gauche et la droite persistent, mais elles sont plus fluides et varient considérablement d’un domaine politique à l’autre — même si des motifs de comportement relativement prévisibles sont apparus au fil des années. 

Il est important de tenir compte de cette fluidité afin d’éviter d’appliquer le prisme des gouvernements nationaux à un ensemble de dynamiques très différentes.

 

ECR et ID : des différences structurantes

D’autre part, il s’agit de garder en tête les natures respectives des groupes ECR et ID. 

Tout d’abord, ils ont des trajectoires différentes. ECR a été créé par les conservateurs britanniques sous la direction pro-européenne de David Cameron, avec l’intention de se distancier partiellement du PPE, afin de repousser les accusations et la paranoïa des partisans du Brexit – tout en maintenant la Grande-Bretagne au sein de l’UE. Cette tentative ayant échoué de façon spectaculaire, après le départ de la délégation britannique du Parlement européen, les ultraconservateurs polonais du PiS sont devenus les membres majoritaires du groupe ECR ; en conséquence, Fratelli d’Italia (malgré leur infime représentation à l’époque) est devenu un partenaire clé en tant que seul parti représentant l’un des grands pays fondateurs. ID, en revanche, est l’héritier de divers partis et groupes européens fondateurs, ouvertement anti-européens, obnubilés par les questions de l’immigration, et qui sont aujourd’hui traversés par des sympathies pour le régime autoritaire russe.

Deuxièmement, les partis appartenant à ECR et à ID partagent des traits communs mais divergent à bien des égards. S’ils sont tous populistes et qu’ils ont tous attaqué l’UE comme étant   dans leurs une conspiration contre les « vrais intérêts du peuple », les nouvelles tempêtes auxquelles l’Europe a dû faire face ont quelque peu changé la donne. La pandémie de Covid-19 et, surtout, l’agression russe en Ukraine ont rendu évidente la nécessité d’une coopération plus étroite et d’une action commune au niveau européen. En conséquence, certains de ces partis, et c’est particulièrement le cas de Fratelli d’Italia (au cœur de ECR), ont modéré leur rhétorique anti-establishment et adopté une position beaucoup moins polémique à l’égard de l’UE. Cette différence d’approches entre ECR et ID est allée en s’accentuant au fur et à mesure des crises puisque, malgré leur souverainisme et leur rejet de certaines normes, certains partis tels que PiS et Fratelli d’Italia, promeuvent l’idée de changer l’UE de l’intérieur, et de la refaçonner à leur image, plutôt que de la quitter.

Enfin, les groupes ECR et ID sont intérieurement moins homogènes et cohérents que les groupes parlementaires PPE, S&D, RE ou Verts. Les taux de cohésion des votes sont très élevés chez les Verts/EFA (91%), les S&D (87%), Renew (84%) et PPE (83%). En revanche, ils sont beaucoup plus faibles pour ECR (75%), et encore plus pour ID (60%)[3]. À plusieurs reprises, ceux-ci ont été incapables de définir une position commune et il est peu probable qu’ils y parviennent sans de grosses difficultés à l’avenir. De plus, ils sont souvent dominés par les demandes d’une ou de quelques délégations nationales — ce qui rend leurs positions fluctuantes. ECR était à l’origine marqué par les conservateurs britanniques, mais dans la législature actuelle il a été dominé par les Polonais du PiS – et dans la prochaine, il semble destiné à l’être par Fratelli d’Italia. À l’inverse, ID, qui a vu la Ligue souverainiste de Matteo Salvini dominer la législature actuelle, pourrait passer entre les mains de Marine Le Pen (RN) et d’Alice Weidel (AfD). Ces fluctuations rendent les alliances difficiles.

En somme, ces caractéristiques suggèrent que si ces deux groupes – ECR et ID – peuvent bien coopérer sur certaines questions, il est très improbable qu’ils coopèrent de manière plus générale et plus systématique – ce qui rend l’idée d’une alliance significative à long terme l’un avec l’autre, et avec le PPE, encore plus improbable. 

 

Quels enseignements tirer des votes des députés européens entre 2019–2024 ?

Pour étudier les positions des différents groupes politiques au sein du PE, nous avons créé une base de données à partir des votes exprimés par les députés européens individuels lors de tous les votes organisés selon la procédure de vote par appel nominal au cours de la 9e législature.[4]

Chaque vote individuel a été classé en fonction du domaine de politique publique auquel il se rapporte (principalement), identifié par la commission parlementaire compétente qui a procédé à l’examen préliminaire du dossier[5] .

Il s’agit d’un nombre considérable de votes (18 688), relatifs à toutes les séances du PE tenues en plénière du 18/7/2019 au 14/3/2024. Environ deux tiers de ces votes (12 233) concernent l’un des principaux domaines de politique publique (nous avons exclu ceux qui se réfèrent à des domaines mineurs).

Étant donné que tous les membres d’un même groupe ne votent pas toujours de la même manière, la position de chaque groupe sur chaque vote individuel est mesurée par une valeur allant de –50 (lorsque tous les membres du groupe votent contre) à +50 (lorsque tous les membres du groupe votent pour). Cette valeur est alors nulle lorsque tous les membres du groupe s’abstiennent ou lorsque les votes pour et contre sont parfaitement équilibrés.

A titre d’exemple, le tableau 1 montre les résultats du vote par lequel le PE a rejeté la motion soutenue par Manfred Weber, chef du groupe PPE, visant à rejeter la proposition de la Commission relative à un éventuel « règlement sur la restauration de la nature ». Dans ce cas, plusieurs groupes sont complètement unis, mais d’autres, en particulier le RE et le PPE, ne le sont pas. Notre indicateur tient compte de ces différenciations et mesure la position du groupe en faisant la moyenne des valeurs attribuées aux votes contre (-50), abstention (0), pour (+50).

Par conséquent, les positions des groupes peuvent être résumées comme dans le graphique de la figure 2. La première ligne du haut illustre les « positions » des groupes par rapport à la « proposition Weber » de rejeter le règlement élaboré par la Commission européenne. Les lignes suivantes (en dessous et jusqu’à la ligne 21) montrent l’évolution des positions des groupes lors des votes ultérieurs sur le contenu du règlement (amendements et vote final) – les trois dernières lignes semblent renverser les positions puisqu’il s’agissait d’un vote à propos d’une position contraire

Dans presque tous les cas, les positions des Verts, de la Gauche et de S&D d’une part, et du PPE, d’ECR et d’ID d’autre part, sont polarisées selon un schéma gauche/droite, les libéraux se répartissant en interne entre 27 pour, 7 abstentions et 64 contre. Mais cette configuration, avec une ligne de démarcation gauche/droite aussi marquée, est jusqu’à présent assez inhabituelle au PE. La question est de savoir si la nouvelle composition du PE créera plus d’opportunités pour de telles configurations.

Différents modèles statistiques peuvent être appliqués pour illustrer les configurations de coalition au sein du PE au cours de la législature actuelle, dans les différents domaines politiques. Le tableau 2 résume les coefficients de corrélation entre les positions de chaque groupe et celles de tous les autres. En pratique, ces valeurs indiquent dans quelle mesure la position de chaque groupe correspond à celle de tous les autres pour chaque domaine politique. Ces valeurs vont de –1 à +1. Une valeur de coefficient de +1 indiquerait que les deux groupes en question ont toujours voté dans le même sens, tandis que –1 signifierait qu’ils ont toujours voté dans le sens opposé (il s’agirait évidemment de deux cas extrêmes – théoriques – qui ne se produisent jamais dans la réalité).

Les valeurs négatives (positions contrastées) sont en rouge et les valeurs positives (positions plus ou moins alignées) en bleu.

Cet indicateur permet de constater que les positions d’ECR et d’ID sont proches et tendent à se différencier de celles des autres partis dans les domaines suivants : culture et éducation ; égalité entre les sexes ; affaires juridiques et constitutionnelles ; libertés civiles, justice et affaires intérieures. Inversement, la Gauche (L) et les Verts (G) ont des positions proches et tendent à contraster avec celles des autres partis sur la pêche et l’agriculture. D’autres aspects détaillés peuvent être explorés à travers une analyse des coefficients.

 

Tab. 1 Résultats du vote sur le rejet de la proposition de la Commission concernant un éventuel « règlement relatif à la restauration de la nature » (12 juillet 2023).

Fig. 2 La position des groupes dans tous les votes sur la proposition de « règlement relatif à la restauration de la nature » qui ont eu lieu le 12 juillet 2023.

Tab. 2 Matrices de corrélations entre les positions détenues par les différents groupes au cours de la législature 9a (2019–2024) dans les principaux domaines politiques.

Source : Elaborations de Salvatore Vassallo (Institut Cattaneo) Elaborations de Salvatore Vassallo (Institut Cattaneo) sur les données du PE. Sessions plénières du 18/7/2019 au 14/3/2024.

 

Le rôle spécifique du PPE

Le tableau 3 fournit une vue d’ensemble simplifiée qui clarifie les principaux résultats de notre analyse. Celui-ci indique la distance moyenne entre les positions adoptées par chacun des autres groupes et celles adoptées par le PPE. En pratique, il indique la moyenne entre les « distances » telles que celles décrites dans la figure 2. Rappelons que ces moyennes sont calculées sur l’ensemble des votes par « appel nominal » du début de la législature (juillet 2019) jusqu’à la mi-mars 2024.

Nous avons décidé de prendre en compte les distances des autres groupes par rapport au PPE, parce que ce dernier a occupé un rôle central dans la législature 9a, et qu’il semble susceptible de le conserver après les élections de juin 2024.

Plus précisément, la question clé aujourd’hui est de savoir si une croissance des groupes à la droite du PPE (ECR et ID) pourrait modifier l’équilibre politique au sein de l’UE. Mais cela est évidemment moins probable dans les domaines politiques et sur les questions où la distance entre leurs positions et celles du PPE est importante et où le PPE a des positions proches des autres groupes, alors que c’est plus probable dans le cas contraire.

Les zones en bleu plus foncé sont celles qui sont les plus proches, tandis que celles en gris clair indiquent une distance considérable. Cela montre qu’il existe des domaines où ECR et ID sont très éloignés du PPE (et donc du cœur du PE où se forment généralement les majorités) ; des domaines où ECR est beaucoup plus proche du cœur ; et même des domaines politiques où ID tend à converger avec le PPE. L’inverse se produit pour la gauche et les Verts.

 

Tab 3 Distance moyenne entre les positions exprimées par le Groupe PPE et celles exprimées par les autres groupes principaux

Source : Elaborations de Salvatore Vassallo (Institut Cattaneo) Elaborations de Salvatore Vassallo (Institut Cattaneo) sur les données du PE. Sessions plénières du 18/7/2019 au 14/3/2024.

 

Le tableau 4 résume les principaux résultats de notre analyse.

Sur la base du comportement des députés européens au cours de la législature 9a, nous pouvons identifier un premier groupe de domaines politiques dans lesquels, à moins qu’ils ne changent radicalement de position, ECR et ID auront tendance à demeurer isolés : la culture, l’égalité des sexes, les affaires institutionnelles, les libertés civiles, l’Etat de droit, la justice. Dans ces domaines, ils seront peut-être en mesure d’exercer un droit de veto au Conseil sur les décisions pour lesquelles l’unanimité est requise si leurs membres occupent des postes gouvernementaux au niveau national.

Nous pouvons donc distinguer quelques majorités que l’on peut qualifier selon leurs tendances – par exemple une majorité que nous avons désignée comme « Majorité Erasmus », qui rassemble les partis qui partagent le souci de transmettre une culture européenne, en particulier aux jeunes générations à travers l’éducation ; Cette « tendance Erasmus » regroupe le PPE + SD + Les Verts + LG + RE. Dans ce cas de figure, LG et Les Verts font partie du « core », tandis qu’ECR et ID en sont exclus. Plus précisément, ECR et ID sont éloignés même du PPE. Une autre version est celle du « Consensus Atlantiste », qui n’exclut qu’ID. Quant à la « Majorité Weber », celle-ci conduit à une polarisation droite/gauche, telle que nous l’avons vu en fin de législature.

 

Tab. 4 Politique de coalition au sein de la législature 9a et stratégies possibles pour ECR/ID

Il y a ensuite des domaines où ECR pourrait converger encore plus souvent qu’il ne l’a fait jusqu’à présent vers la « grande coalition » traditionnelle des trois groupes historiques S&D-RE-PPE (dont les Verts et la Gauche pourraient entre-temps se distancer), dans le but de faire compter leurs votes et leurs points de vue dans une relation plus étroite avec le PPE. Mais il s’agit de domaines politiques où la distance entre l’ID et le PPE semble infranchissable et où les partis d’ID sont susceptibles de demeurer isolés. Notamment sur la politique étrangère et la sécurité, les politiques économiques et monétaires, les politiques industrielles et commerciales. En soi, ce rapprochement sur ce dernier volet peut poser problème puisque l’UE pourrait se trouver confrontée avec un noyau dur plus souverainiste au sein de l’Europe.

Ensuite, il y a des domaines dans lesquels une opposition frontale entre la gauche et la droite (au sens élargi) pourrait émerger plus souvent qu’elle ne l’a fait jusqu’à présent. Il s’agit de domaines dans lesquels, comme pour la loi sur la « restauration de la nature », ECR et ID peuvent former un front commun avec le PPE (ou plutôt avec la majorité interne du PPE) et avec une partie de RE, en contraste direct et ouvert avec les positions de la composante écologiste de RE, S&D, L et G. Ces domaines sont ceux liés au Pacte vert, à la pêche, à l’agriculture et à la santé.

En matière de politique étrangère et de sécurité, on peut noter qu’ECR a déjà eu des positions très proches de celles du PPE et s’est souvent placé au sein de la majorité « atlantiste » dans laquelle se trouvent également les Verts. Comme on le sait, ces derniers, en Allemagne et dans presque tous les autres pays européens, sont clairement alignés sur le soutien à la résistance ukrainienne contre l’agression militaire russe, contrairement à l’Italie, où les positions de la gauche radicale et des Verts sont indiscernables. Comme on peut le constater, la politique étrangère et de défense est le domaine dans lequel la gauche et ID sont également éloignés du PPE et, dans l’ensemble, isolés.

 

Conclusion : À quoi nous attendre ?

En bref, notre analyse démontre sans équivoque que l’émergence d’une « nouvelle majorité de droite » qui ressemblerait à la coalition italienne actuelle semble assez improbable. Celle-ci présupposerait une homogénéité des positions entre les groupes PPE, ECR et ID qui n’existe que dans certains domaines assez circonscrits.

Par contre, il est probable que les partis du groupe ID, en particulier, essaieront d’impulser une dynamique de conflit gauche/droite dans les domaines politiques où cela est faisable. En particulier, sur toutes les interventions liées au Green Deal et aux politiques de transition climatique, avec une attention particulière pour les secteurs tels que l’agriculture et la pêche.

La question de l’influence d’ECR et d’ID a été formulée principalement autour de la possibilité d’alliances (même ad hoc) entre ces deux groupes et le PPE, et ceux-ci pourront probablement soutenir ce qui sera sans doute le plus grand groupe au PE. Notre analyse démontre donc que leur influence sera réelle, mais qu’elle sera probablement limitée à certaines questions spécifiques.

La question se pose toutefois d’un « rapprochement » plus général entre le PPE et les groupes de la droite plus radicale. Selon toute vraisemblance, cela dépendra de l’évolution des relations entre les partis nationaux dans les différents contextes nationaux. De ce point de vue, par exemple, la situation italienne semble actuellement très différente des situations françaises, allemande ou polonaise. En Italie, les trois partis PPE, ECR et ID font partie de la même coalition gouvernementale. En Allemagne, l’AfD (ID) continue d’être plutôt tenue à distance par la CDU et la CSU, bien que la première ait fortement progressé dans les sondages. En France, le Rassemblement national (ID) a mis les Républicains à genoux et il est difficile d’imaginer que les relations deviennent amicales à l’avenir. En Pologne, les membres du PPE sont les adversaires directs du PiS (ECR). Même les données dont nous disposons ne donnent pas d’indication claire à cet égard.

La figure 3 illustre la « distance moyenne » enregistrée sur quatre périodes assez longues de la 9e législature et trace l’évolution dans le temps de la proximité/distance entre les positions des autres groupes par rapport au PPE. Les votes des derniers mois de 2019 ont été agrégés aux votes de 2020, tandis que ceux des premiers mois de 2024 ont été agrégés à ceux de 2023.[6]

 

Fig. 3 Distance moyenne par rapport au PPE par année (tous les votes exprimés par appel nominal)

Source : Elaborations de Salvatore Vassallo (Institut Cattaneo) Elaborations de Salvatore Vassallo (Institut Cattaneo) sur les données du PE. Sessions plénières du 18/7/2019 au 14/3/2024.

 

Comme l’illustre la figure 3, contrairement à ce que l’on pourrait penser compte tenu de la tentative de blocage de la loi sur la protection de la nature, les positions du PPE, d’ECR et d’ID ne se sont que légèrement rapprochées au cours de la dernière partie de l’actuelle législature du PE. Dans le cas d’ECR, en particulier, elles étaient encore plus éloignées que dans la première partie de la législature, jusqu’en 2021. En revanche, il est clair qu’à partir de 2023, la distance entre le PPE et les groupes situés à sa gauche (S&D, G, L) s’est accrue. Cela pourrait être dû à un cycle préélectoral normal ou à une dynamique à plus long terme, puisque, comme nous l’avons déjà souligné, l’attrait croissant des partis à chaque extrémité des hémicycles nationaux pourrait pousser les partis traditionnels à adopter des positions plus extrêmes et à s’éloigner du centre de gravité traditionnel de la « grande coalition ».

Ainsi, alors que les données montrent que sur un grand nombre de questions politiques, la coalition centriste se maintiendra, on peut s’attendre à ce que, au fil du temps, des alliances occasionnelles avec une aile droite numériquement plus forte créent une polarisation inédite dans ce qui a été jusqu’ici une institution axée sur la négociation et le consensus.


[1] Le nom actuel du groupe qui rassemble les partis de la gauche radicale est Gauche unitaire européenne/Gauche verte nordique (GUE/NGL), celui des Verts est Verts/Alliance libre européenne (Verts/ALE).

[2] Au cours de la législature 9a (2019–2024), le noyau traditionnel des majorités parlementaires (S&D, LD, PPE) s’est élargi pour inclure les Verts, en particulier depuis l’adoption de la stratégie Green Deal.

[3] “Le dilemme de la droite européenne”, Groupe d’études géopolitiques, 2023 ; https://geopolitique.eu/2023/06/19/le-dilemme-de-la-droite-europeenne-nouvelle-grande-coalition-ou-majorite-national-conservatrice/

[4] En d’autres termes, à l’occasion des votes pour lesquels l’enregistrement et la publication du vote exprimé par chaque député sont prévus ou demandés (il s’agit généralement d’environ un tiers de tous les votes). Mais la part des délibérations effectuées par « vote nominal » a considérablement augmenté pendant les années de confinement lorsque le PE tenait ses séances de vote à distance).

[5] Nous avons téléchargé les données sur les votes individuels par le biais d’une procédure automatisée qui nous a permis d’acquérir et de compiler tous les fichiers .xlm pertinents rendus publics par le Parlement européen. D’autre part, pour télécharger les informations sur le contenu de chaque document soumis au vote, y compris la commission de référence, nous avons utilisé, après plusieurs autres tentatives, la procédure scRapEU (An R function to scrape data on EU laws) créée par Michele Scotto di Vettimo, que nous remercions pour sa collaboration.

[6] En effet, si l’on tient compte des périodes plus courtes, on risque de donner de l’importance à des facteurs aléatoires, comme le fait que, au cours d’un trimestre donné, des questions faisant l’objet d’une entente particulière entre le PPE et les partis situés à sa droite ou à sa gauche ont été soumises au vote.

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