Communauté citoyenne

« Je suis perdue… » – Le naufrage de la gauche et la perte de sens du clivage gauche-droite

« Je suis perdue… » – Le naufrage de la gauche et la perte de sens du clivage gauche-droite
Publié le 20 janvier 2022
Ce 5e rendez-vous de la communauté citoyenne (50 citoyens réunis par La Grande Conversation et l’institut BVA pour commenter la campagne électorale présidentielle) consacré à la situation de la gauche et la pertinence de l’axe gauche/droite dans la vie politique française se tenait sous forme de visioconférence, autour de 5 discussions segmentées par tranches d’âge afin d’éviter une vision schématique du sujet en ne faisant discuter ensemble que des personnes potentiellement d’accord entre elles. La structuration par âge avait par ailleurs pour objectif de voir si le sujet était appréhendé de façon différente selon les générations. Or – et c’est l’un des enseignements intéressants de ce rendez-vous – tous les groupes se sont rejoint sur un constat similaire comme si le sujet suscitait une perception unanime et consensuelle, sans que la situation, l’âge ou la sensibilité politique ne viennent opposer les points de vue. Des différences se sont fait jour, bien sûr, mais le constat s’est avéré très proche d’un groupe à l’autre.

1. A la recherche d’un axe gauche / droite perdu

1.1. Un axe perçu comme moins structurant

Les participants ont quasiment tous fait part de leur conviction que cet axe n’était aujourd’hui plus aussi puissant qu’auparavant pour structurer la vie politique française.

« Ça n’a pas trop de sens aujourd’hui de parler de droite ou de gauche. (50–64 ans) »
« On se sent obligé d’adhérer à l’un ou l’autre, alors que c’est beaucoup plus complexe que ça et au final, ça stérilise les débats (18–24 ans) »
« Les doctrines ont changé, donc droite/gauche ça ne voudra pas dire la même chose dans trois mois, et ça ne voulait pas dire la même chose il y a 5 ans. (35–49 ans) »

Les facteurs ayant contribué à cet effritement de l’axe gauche / droite sont identifiés de la même manière dans tous les groupes, avec en majeur l’élection d’Emmanuel Macron en 2017 qui est venue profondément bouleverser le clivage politique qui prévalait jusqu’alors. Le Président n’est pas perçu comme étant seul à l’origine d’un tel changement, mais on lui attribue très nettement un effet amplificateur d’autant plus perturbant qu’aujourd’hui, on a du mal à le situer politiquement.

L’impression qui domine est qu’Emmanuel Macron est venu dynamiter le clivage principal, mais sans le remplacer par une autre grille de lecture facilement appréhendable, contribuant par là même à un brouillage anxiogène des cartes renforcé par :

  • L’affaiblissement des grands partis traditionnels et la multiplication de petits partis sans bords politiques clairement identifiés
  • Les divisions accrues au sein d’une même famille politique, avec en creux l’impact des primaires qui a mis en lumière les différences de position au sein d’un même parti
  • Le renforcement des extrêmes qui apparaissent comme les seuls portant une parole forte et marquée politiquement
  • L’émergence dans le sillage d’Emmanuel Macron de personnalités politiques s’adressant directement aux Français, dans un système présidentiel de plus en plus personnalisé

Nombre de participants s’avouent ainsi perdus et déboussolés, a foriori à quelques mois d’une élection où ils se sentent très incertains sur leur choix de vote...

« Je me sens perdue (18–24 ans) »
« Ce n’est pas clair du tout, alors que ça l’a été toute ma vie. (50–64 ans) »
« Les frontières sont plus floues car il y a des partis politiques qui naissent et qui ne donnent pas de bord politique volontairement (18–24 ans) »
« E. Macron ne l’a pas créée mais il a aggravé l’inexistence entre la droite et la gauche. (65 ans et +) »
« Il n’y a que l’extrême droite et l’extrême gauche qui sont bien identifiées, on les entend un peu plus. (50–64 ans) »
« La frontière au sein des partis s’est morcelée, on ne comprend plus rien (25–34 ans) »
« Je trouve que ça simplifie vraiment trop, en disant droite / gauche, on met les candidats dans deux cases. C’est comme si à droite, les candidats étaient tous les mêmes et à gauche les candidats étaient tous les mêmes alors que tous les candidats ont des mesures différentes (18–24 ans) »

1.2. Mais un axe auquel on continue de se référer, même s’il est imparfait

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Pour autant, les participants s’inscrivent tous en faux contre l’idée que le clivage gauche / droite aurait complètement disparu. Pour beaucoup, il est encore là, sous-jacent, et ne demande qu’à être réactivé sur certains sujets ou autour de certaines valeurs.

Nombreux sont ceux qui reconnaissent ainsi que c’est un repère efficace, voire même rassurant dans un paysage politique aussi flou. Tous expriment le besoin de s’y référer même partiellement, à l’image d’un phare ou d’une boussolequi ne se suffisent pas à eux-mêmes pour permettre d’avancer mais donnent une indication précieuse sur le chemin à prendre.

« Oui ça a quand même du sens, c’est mon repère, on en a besoin, ça fait partie de nos racines, on a toujours parlé comme ça. (35–49 ans) »

Du reste, de nombreux participants sont capables de s’auto-positionner sur cet axe, même si ce n’est pas le cas de tout le monde et qu’une partie des participants refuse un schéma aussi binaire.

A ce titre, on remarquera que chez les plus jeunes, les sympathisants de gauche sont ceux qui globalement ont le moins de mal à se positionner, affirmant haut et fort leur rattachement à « la gauche » en le reliant souvent à un héritage familial et un socle de valeurs transmis par leurs parents ; quand les plus âgés, anciens sympathisants de gauche convaincus, semblent au contraire perdus.

« J’arrive à me positionner. Ça ne veut pas dire que je suis d’accord avec tout, mais globalement, je suis d’accord. Ça vient aussi de mon éducation, l’environnement dans lequel on a été élevé. J’arrive aussi à me positionner en opposition quand je ne suis pas du tout d’accord (18–24 ans) »
« Il n’y a plus de choses marquées droite ou gauche, c’est confus ; je ne sais pas pour qui voter aujourd’hui, ça ne m’était jamais arrivé auparavant ! (50–64 ans) »

Les sympathisants d’extrême droite sont plus hésitants : si le tabou d’un tel positionnement semble avoir largement disparu, on sent encore une certaine difficulté à assumer ce positionnement chez les jeunes, quand les plus âgés semblent au contraire exprimer une forme de déculpabilisation.

« Dans l’idée je serais plus du côté de l’extrême droite mais étant donné que ça n’a plus de sens à l’heure actuelle… (18–24 ans)  »
« De droite, j’ai toujours été à droite, plus ça avance et plus on est sur une droite vraie et pure, comme Zemmour. (65 ans et plus) »

Les sympathisants LREM sont souvent dans un entre deux, leur positionnement politique dans les pas de celui d’Emmanuel Macron les renvoyant à une forme d’incertitude sur leur identité politique.

« Avant j’avais une sensibilité à gauche, sur cette élection je suis sans considération gauche/droite, je vais prendre la synthèse du meilleur. (65 ans et plus) »

Notons en signal faible chez les jeunes l’intérêt porté aux applications comme « Elyse », qui leur a révélé un positionnement auquel ils ne s’attendaient pas, amorçant une réflexion inattendue sur leurs éventuels partis pris.

1.3. Des valeurs encore marquées par l’axe gauche droite

L’axe gauche/droite apparait par ailleurs encore structurant en termes de valeurs et de mesures emblématiques fortes, que les participants associent assez volontiers à un « camp » :

  • La gauche reste fortement identifiée aux valeurs de solidarité et de partage, de justice sociale et d’inclusion (ou d’assistanat pour les sympathisants de droite qui les dénoncent)
  • Tandis que la droite reste associée à des valeurs comme le mérite, la liberté individuelle, l’entrepreneuriat et l’autorité.
« Le clivage persiste avec la gauche proche des gens et du social et la droite plus proche des entreprises. (25–34 ans) »
« La droite et la gauche existent toujours, elles portent chacune des valeurs qui sont différentes (18–24 ans) »
« À la base la gauche est plutôt sur une redistribution des richesses pour que tous puissent profiter. Quelle que soit la nature de la redistribution, qu’on profite tous des services publics, des conditions de vie decentes, ça ce sont des valeurs de gauche. (35–49 ans) »

Alors même qu’ils constatent l’effritement de l’axe gauche / droite, les participants continuent de s’y référer pour étayer leurs propos.Davantage qu’une disparition de l’axe gauche/droite, les participants semblent en fait pointer l’évolution de certaines valeurs et thématiques qui s’y rapportent, avec des glissements qui sont venus modifier voire supplanter leur grille de lecture « classique » sur le sujet. C’est particulièrement le cas sur trois enjeux primordiaux :

  • Le pouvoir d’achat et la défense de la condition ouvrière : perçu comme l’apanage de la gauche, de nombreux participants soulignent que ce sujet est désormais aussi porté par la droite et peut-être même surtout par l’extrême droite ;
  • La sécurité : à l’inverse, ce sujet traditionnellement perçu comme de droite est désormais jugé plus inclassable, la gauche s’en étant emparé ; et en même temps certains lui reprochent toujours une forme d’angélisme sur la question, qui les a fait changer de bord.
  • L’environnement : les participants ont tendance à l’affecter davantage à gauche, ce qui agace les sympathisants de droite qui revendiquent aussi leur sensibilité sur ce sujet.
« Il y a des politiques de droite qui prennent des idées de gauche, et des gens de gauche qui prennent des idées de droite donc ce n’est plus aussi clair. (50–64 ans) »
« Pour moi, le plus important aujourd’hui c’est l’écologie (…). L’écologie est un peu partout. L’axe droite/gauche ne m’aide pas à me positionner. (25–34 ans). »
« A l’époque je soutenais Mitterrand, j’étais de sensibilité de gauche, sur son premier mandat il a fait de très bonnes choses, plus d’égalité sociale, le nivellement du pouvoir d’achat. Aujourd’hui on ne retrouve plus ces thèmes, la classe ouvrière a disparu. (65 ans et plus) »
« La droite est plus sécuritaire et la gauche plus sur le social, mais dans les faits c’est la course à l’échalote. (50–64 ans) »

2. Cherche gauche désespérément…

2.1. Un constat sévère sur l’affaiblissement de la gauche, qui semble avoir perdu sa boussole

Les participants évoquent de façon spontanée l’affaiblissement de la gauche, au point pour certains d’en faire un facteur explicatif de l’effritement de l’axe gauche/droite : c’est parce que la gauche disparait que le clivage gauche droite aurait tendance à s’estomper.

Le vocabulaire utilisé pour parler de la gauche est négatif, voire agressif, surtout chez les plus âgés, avec en toile de fond une nostlagie teintée de rancœur concernant l’absence de leaders d’envergure comme il a pu en exister par le passé (Mitterrand, Marchais…) et de débats de fond.

« Moribonde ; rien ; inexistante ; ridicule ; une gauche, où ? il n’y a plus rien. (50–64 ans) »
« "Divisions" ; "Clowns" ; "Pitié" ; "Du dégoût, vraiment la gauche c’est un fléau." (35–49 ans) »
« Avant il y avait de vrais candidats : Delors, Marchais, Hollande, une vraie politique droite/gauche ; des gens qui avaient un vrai charisme, des valeurs différenciées. Quand il y avait Chirac il y avait de vrais débats (50–64 ans) »

La gauche est souvent vue comme ayant abandonné ses combats sociaux historiques et ne sachant pas ou plus parler au peuple. Elle parait comme déconnectée, en décalage avec son temps, certains ironisant sur son côté passéiste et l’accusant d’être bloquée dans les années 80 ou 90 sans trouver le vocabulaire adapté, d’autres lui reprochant au contraire d’embrasser des causes actuelles qui dénaturent son identité sociale.

« Lutter contre le patronat ou contre le capital, ça n’a plus de sens, il faut de tout dans un pays (25–34 ans) »
« Avant, la gauche c’était le prolétariat. Maintenant les préoccupations de la gauche c’est le néoféminisme, les pronoms, c’est plus les mêmes combats. (25–34 ans) »
« La gauche c’est la contestation, faire avancer, et là on ne voit rien. (65 ans et plus) »

Corollaire de ce sentiment, la gauche est perçue, notamment chez les plus âgés, comme ayant été amputée d’une partie de son identité ouvrière, réactivant en creux le procès en élitisme et déconnexion de ses porte-paroles.

« Il n’y a plus de grands viviers du parti ouvrier, il n’y a plus d’industrie donc plus d’ouvriers, personne ne s’y reconnait. (65 ans et plus) »
« Bérégovoy était un Premier ministre ouvrier, proche du peuple. Il n’a pas bien fini mais c’était un homme de la base qui est arrivé à l’Etat après tout un parcours. (50–64 ans) »

Notons que le rôle des médias et des réseaux sociaux est souligné comme facteur amplificateur de cette situation, certains participants n’hésitant pas à voir dans le caractère inaudible de la gauche dans les médias une cause de son affaiblissement plutôt qu’une conséquence.

2.2. Une gauche sans leader incontesté

De façon unanime, les difficultés de la gauche sont associées à un problème de leadership majeur, que les participants résument souvent à une guerre d’égos stérile et mue par l’appât du pouvoir. Le système de l’élection présidentielle venant amplifier le problème, quand localement la situation peut sembler moins dramatique.

« Ils n’arrivent pas à s’entendre, chacun fait sa campagne sans écoute entre eux. (35–49 ans) »
« Il reste une présence dans les villes et les territoires mais au niveau national c’est délicat. Au local oui, mais on a du mal au national. (50–64 ans) »

Dans ce paysage, le seul leader qui semble émerger est Jean-Luc Mélenchon, mais c’est presque un point négatif pour les participants. Si son positionnement parait clair, si on salue la constance de ses idées quand d’autres sont accusés d’avoir évolué par opportunisme, ces atouts se muent rapidement en handicaps, les participants déplorant son âge et un positionnement jugé trop extrême pour rassembler.

« Il n’y a plus de leader, Mélenchon est vieillissant, sur le déclin, les idées passent de moins en moins bien. (65 ans et plus) »

2.3. Des gauches irréconciliables ?

Derrière ce constat d’un manque de leadership, de nombreux participants pointent la difficulté pour la gauche de s’entendre autour d’un socle d’idées communes. A tel point que pour certains, la gauche ne se définit plus en tant que telle, mais en contrepoint de la droite ou de l’extrême droite qui, elles, se structurent autour d’idées perçues comme plus cohérentes.

Pour un certain nombre de participants, l’affaiblissement de la gauche n’est finalement que le reflet de leurs divergences de fond sur des sujets fondamentaux comme l’Europe, avec en filigrane le sentiment, à l’instar de ce qu’avait théorisé Manuel Valls il y a quelques années, de « gauches irréconciliables ».

« La vision de l’Europe avec la position de Mélenchon n’est pas du tout en adéquation avec ceux des autres. (18–24 ans) »
« Ils n’ont pas réussi à s’allier et à faire ressortir une seule personne, ça prouve déjà qu’il y a plusieurs gauches (…). S’ils avaient les mêmes idées ils n’auraient pas du mal à faire émerger un seul candidat (18–24 ans) »
« Mon image de la gauche est très floue entre un Y. Jadot et un J.L. Mélenchon, il n’y a rien de commun. Ils ne savent pas s’entendre, même pas pour une primaire. Donc pour moi, tout ce qui n’est pas à droite ou à l’extrême droite va dans un sac fourre-tout qui est la gauche (25–34 ans) »

Pour autant, certains participants se montrent plus optimistes, notamment chez les plus jeunes : en considérant que ces divergences sont solubles dans une candidature unique ou a minima un socle de valeurs communes.

« Elles peuvent se rejoindre en faisant des concessions, mais comme partout, on ne peut pas être d’accord avec tout le monde, comme la droite a fait des concessions pour se rassembler sous un seul candidat (18–24 ans) »
« Oui, il y a la gauche écologiste, la vieille gauche entre guillemet et la gauche de Mélenchon, mais finalement ça reste la gauche quoi, à différents degrés peut être (18–24 ans)  »
« Ils devraient parler de pouvoir d’achat, de santé, et dire ce qu’ils proposent pour améliorer les conditions de vie des Français (25–34 ans) »

2.4. Des perspectives d’avenir assez sombres

On sent néanmoins poindre chez la plupart des participants – même si c’est plus marqué chez les plus âgés – une forme de défaitisme à l’égard du monde politique de manière plus globale, la situation de la gauche n’en étant que l’incarnation actuelle.

Nombreux sont ceux qui font part de leur déception à l’égard des précédents mandats. On sent une forme d’usure démocratique, comme sil’effritement de l’axe gauche / droite, loin d’avoir conduit à un renouvellement salutaire de la vie démocratique française, n’était finalement que le symptôme d’un délitement et d’un désenchantement bien plus profonds et qu’on ne saurait résumer à la seule situation difficile de la gauche aujourd’hui.

« A l’époque il y avait des leaders, un avenir, des projets. (65 ans et plus) »
« On vote pour un programme mais au final on voit qu’après les élections, ils ne respectent pas ce programme et donc c’est pour ça que je les mets tous dans le même sac. J’ai perdu confiance dans la politique. Mon vote n’est pas respecté. (25–34 ans) »

Face à ce constat, la gauche peut-elle se reconstruire ? Aujourd’hui, le constat est assez morose chez les participants mais on sent néanmoins chez certains une forme d’espoir qu’elle retrouve des couleurs et parvienne à surmonter ses difficultés, même si cet espoir est très vite qualifié d’utopie…

« Ça ne veut pas dire que la gauche ne reviendra pas, il faut un homme ou une femme crédible, communiquant, avec de bonnes idées, un parti qui prenne le meilleur de tous mais ça semble une utopie. (65 ans et plus) »
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La rédaction de La Grande Conversation