La campagne introuvable

La campagne introuvable
Publié le 22 février 2022
Nous vivons une campagne sans ressorts, sans saveur, sans intérêt. Ce constat est partagé par tous, à commencer par les Français qui la jugent de plus en plus sévèrement.

La plupart des sondages convergent, tel celui d’Opinion Way pour Les Echos en date du 21 janvier. 79% des interviewés jugent que le débat ne répond pas à leurs attentes, 77% qu’il n’est pas de bonne qualité et 76% qu’il n’apporte pas de solution pour le pays. Ils sont aussi 58% à considérer que le débat entre les candidats est trop agressif. Les journalistes et les experts sont à l’unisson. Dans L’Opinion, Matthieu Deprieck s’interroge : « Les deux vagabonds de la pièce de Samuel Beckett ne verront jamais Godot. Les Français verront-ils la campagne présidentielle ? ». Et dans AOC, Aurélien Delpirou et Frédéric Gilli s’inquiètent « d’un débat public brutalisé et rabougri », tandis que « de nombreux problèmes majeurs du pays sont totalement invisibilisés dans l’espace politico-médiatique ». Les candidats eux-mêmes sentent que la campagne patine et cherchent des boucs émissaires : Emmanuel Macron qui ne déclare pas sa candidature, les sondages qui faussent la compétition, ou les médias, accusés de ne pas faire leur travail.

Cette campagne semble introuvable, et cela vaut la peine de se demander pourquoi

Pour qu’une campagne « accroche », il faut des électeurs attentifs, qui considèrent que l’élection est importante, et qui en attendent beaucoup, des candidats qui composent une offre politique lisible, qui débattent sur le fond et sans arrière-pensées, et enfin un forum central, où l’offre et la demande politiques se rencontrent, piloté par des médias responsables, qui construisent l’agenda et formalisent les controverses qu’il va falloir trancher dans les urnes. Le drame de la campagne 2022 est qu’aucun de ces ingrédients n’est présent et que tout dysfonctionne. Fatigués, mais aussi interpellés dans leur mode de vie par la pandémie, les Français ont la tête ailleurs, ils se replient sur leur vie privée et sont profondément déçus par la tournure de la vie publique.  La pléthore et l’incohérence des candidatures à l’extrême gauche, à gauche, et à l’extrême droite de l’échiquier politique, ne peuvent se comprendre que dans la perspective d’une recomposition post-présidentielle. La plupart des candidats ont en réalité fait l’impasse sur le résultat de la présidentielle et sont engagés dans des jeux tactiques autour de cette recomposition politique, des jeux à la fois incompréhensibles et démotivants pour les électeurs. Et dans le nouveau paysage médiatique, l’alliance entre les plateformes numériques et les médias d’opinion a tellement affaibli les médias centraux, que ces derniers se révèlent incapables de piloter l’agenda et d’orchestrer la campagne : l’agenda des plateformes domine celui des médias.

Les Français ont la tête ailleurs

Les deux années de pandémie ont provoqué non seulement une fatigue et une lassitude, mais aussi une introspection qui a conduit un grand nombre de nos concitoyens à réévaluer leurs choix de vie et leurs priorités personnelles. Toutes les études qualitatives et quantitatives confirment qu’il s’agit bien d’un mouvement de fond et non d’un épiphénomène. Cette secousse existentielle a généré naturellement un repli sur la vie privée car il est difficile de s’intéresser à la chose publique quand on envisage des changements majeurs dans sa propre vie. La communauté de 50 Français que BVA et Terra Nova ont constitué pour suivre la campagne présidentielle en est un exemple frappant. Pour les deux tiers d’entre eux, la crise sanitaire a eu une réelle incidence sur les choix de vie. Elle les a conduits à entamer une réflexion sur les priorités personnelles, les valeurs, la place de la famille, la quête de sens dans le travail.

La première tendance, qui est aussi la plus forte, est une réévaluation des priorités de la vie : « J’ai pris conscience pendant la crise que le travail est secondaire, que la vie personnelle est bien plus importante.  Je pense que je ne ferai plus jamais passer le travail avant ma famille » dit l’un des membres. « Je me suis recentrée sur ce qui est important pour moi, mon mari, mes vrais amis, le bénévolat que je fais dans une maison de retraite et à la bibliothèque de mon village », dit une autre.

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Beaucoup de choses se sont jouées également autour du travail : créer son entreprise, changer de métier ou prendre sa retraite, démissionner, choisir le travail à distance comme mode de vie pérenne, reprendre ou abandonner ses études. Et la question du lieu de résidence a été aussi au cœur des réflexions des Français : changer de région, passer de la ville à la campagne, d’un appartement à une maison, vivre en colocation : « La crise sanitaire m’a fait déménager plus vite que prévu, je suis passé de la ville à la campagne. Ça m’a donné l’envie de chercher un nouveau métier, moins exposé. Ça m’a conduit à réfléchir sur mes choix de vie car ce virus me fait peur. »

L’enquête sur les 18–24 ans menée par Olivier Galland et Marc Lazar nous apprend que 51 % des jeunes disent que la crise sanitaire a eu un impact, surtout négatif, sur leur moral. Qu’il s’agisse de leurs études, de leur travail, de leur vision du monde, de leurs revenus, l’étude montre la profondeur et l’importance de cet impact.

Il ne faut pas sous-estimer l’angoisse liée à un virus dont l’évolution semble imprévisible, et à une épidémie qui semble interminable. Il arrive que des gens démissionnent, déménagent, changent d’orientation, se recentrent sur leur famille, changent de vie, mais la crise sanitaire a cristallisé tout cela en un temps très court et a transformé des introspections individuelles en un phénomène collectif. Si les attentes des Français à l’égard de cette élection sont relativement faibles, c’est peut-être parce qu’elle n’est pas très captivante et que le résultat semble (peut-être à tort) joué d’avance, mais c’est surtout parce que nos concitoyens sont engagés dans une réflexion sur leurs vies privées peu compatible avec un investissement fort dans la campagne. On ne peut exclure que le dernier mois de campagne soit très différent et que la crise du pouvoir d’achat virant à la tempête, les électeurs s’impliquent davantage, mais pour le moment ils ont la tête ailleurs et cela se ressent.

Les candidats ont l’après-présidentielle en tête

La victoire d’Emmanuel Macron a provoqué un séisme à gauche en 2017, l’élection de 2022 pourrait engendrer une réplique de ce séisme à droite. L’offre politique de cette élection ne se comprend que si l’on prend en compte le fait que la recomposition politique post-présidentielle occupe les esprits de la plupart des candidats. A l’extrême gauche, la candidature de Fabien Roussel vise à donner une autonomie politique au Parti communiste à l’égard de la France Insoumise, car il fait le pari que les Insoumis se déchireront après le troisième échec de Jean-Luc Mélenchon. Les écologistes voient dans cette élection un moment qu’ils attendent depuis longtemps : le dépassement du PS par EELV et la fin de « l’hégémonie socialiste ». Ils semblent se satisfaire de ce gain politique, même si les niveaux des intentions de vote sont ridiculement faibles. Les deux candidates de la gauche de gouvernement semblent incarner, quant à elles, les deux pôles qui divisent cette sensibilité : universalistes contre différentialistes. Et les anciens courants du Parti socialiste continuent à s’affronter dans un champ de ruines, en oubliant que la moitié de leur électorat, celle qui était la plus modérée, a rejoint Emmanuel Macron en 2017 et s’apprête à lui confirmer sa confiance en 2022.

Quoi que l’on pense de ces manœuvres, leur point commun est de faire implicitement l’impasse sur la conquête de l’Elysée, au motif de la construction d’un rapport de forces interne à son propre camp. Les électeurs de gauche perçoivent ce changement de perspective et se désintéressent d’un combat qui n’est pas le leur, en perdant tout espoir de victoire pour leur sensibilité politique.

A droite et à l’extrême droite, la candidature d’Éric Zemmour a changé la donne. Elle crée les conditions d’une recomposition. Son objectif n’est pas l’Elysée – il est de loin le plus mal placé pour l’emporter au second tour s’il venait à se qualifier – mais l’explosion simultanée de LR et du RN, provoquée par une défaite dans cette élection, pour faire naître un grand parti ultraconservateur, de type trumpiste, avec l’aile droite de LR, un RN sans Le Pen, et Reconquête, son parti personnel. C’est d’ailleurs sans doute ce qui pousse des personnalités comme Gilbert Collard et Nicolas Bay à quitter le navire du RN : ils sont d’autant plus motivés que Marine Le Pen a déjà fait savoir que ce serait sa dernière campagne. Ce mercato politique – auquel il faudrait ajouter les mouvements de personnalités LR vers Macron et vers Zemmour – achève de donner aux Français le sentiment que la campagne se résume à un bal de trahisons et d’arrière-pensées personnelles.

La stratégie d’Éric Zemmour oblige Valérie Pécresse et Marine Le Pen à jouer à contre-emploi.  La première lui emprunte son vocabulaire de rupture (« Français de papier », « grand remplacement ») pour dissuader ses électeurs les plus à droite de le rejoindre, la seconde se sert au contraire de son extrémisme pour achever sa dédiabolisation et sa banalisation. Elle espère ainsi dissuader les électeurs de gauche de rallier Macron au second tour, voire même les inciter à voter pour elle, en axant son message sur le pouvoir d’achat. Éric Zemmour est dans la conquête et le mouvement, là où ses rivales sont dans la consolidation et l’érection de digues. Même si, contrairement à la gauche, les trois candidats bataillent pour une présence au second tour, l’affrontement fait apparaître la stratégie solitaire de Marine Le Pen, la fragilité de Valérie Pécresse, prise en tenailles entre les deux ailes de son parti, et le caractère embryonnaire de la démarche refondatrice d’Éric Zemmour. La porosité des intentions de vote des trois électorats, d’un sondage à l’autre, est le symptôme de la perplexité des électeurs de droite face à ce combat tactique dont l’enjeu est la recomposition politique de la droite et de l’extrême droite.

Tous les candidats susceptibles de défier Emmanuel Macron sont engagés dans ces jeux complexes, même ceux qui espèrent encore gagner au second tour, comment s’étonner que les citoyens trouvent que cette campagne est éloignée de leurs préoccupations et s’en détournent ?

L’agenda des plateformes, c’est le chaos dans le débat public

Une demande politique peu mobilisée, une offre politique peu lisible, dans un tel contexte, tout repose sur la capacité du système médiatique à structurer l’agenda de la campagne, à identifier les enjeux qui intéressent l’opinion publique et à les expliciter, à dessiner les lignes de clivages entre les candidats pour faciliter la prise de décision des électeurs. Mais ce système lui-même est en crise, et l’un des effets les plus spectaculaires de cette crise est la prise de pouvoir des plateformes numériques et des médias d’opinion sur l’agenda de la campagne, au détriment des médias centraux. Ce nouveau rapport de forces entre réseaux sociaux, médias d’opinion et médias d’information se repère dans la volatilité de l’agenda et le fractionnement des publics. Dans les médias d’opinion la recherche du clash conduit à une confrontation surjouée, où les points de vue extrêmes chassent les points de vue modérés. La reprise des extraits les plus violents sur les réseaux sociaux est poussée par les algorithmes de recommandation. C’est ainsi que la campagne vogue de polémique en polémique, dans un chaos sans fin. Un drapeau européen sous l’Arc de triomphe : polémique. Un ministre qui annonce un protocole sanitaire depuis Ibiza : polémique. Un Président qui a envie d’ « emmerder les non-vaccinés » : polémique. Un candidat qui veut franciser les prénoms des enfants : polémique. L’agenda des plateformes change de sujet tous les jours ou presque, et ne s’intéresse pas aux thèmes de campagne, mais aux anecdotes qui renvoient de façon biaisée à des thèmes. Le traitement du Convoi de la liberté par CNews et BFMTV illustre ce mécanisme. Dès le jeudi, un temps d’antenne considérable est consacré à la manifestation prévue le samedi 12 février. La dramatisation est bien sûr au rendez-vous : Paris sera-t-il bloqué comme Ottawa ? S’agit-il d’une convergence des mécontentements entre anti-pass sanitaire et gilets jaunes ? Quel rôle joue la hausse du prix de l’énergie ? A quelles violences faut-il s’attendre ? Le hashtag #convoidelaliberté est en tête des tendances sur Twitter, et la communauté Facebook regroupe déjà 300 000 personnes. Le lien entre l’événement et l’accélération de l’inflation est fait. Puis c’est l’échec relatif de la manifestation et les bisbilles entre ses organisateurs : la mayonnaise n’a pas pris, on passe à autre chose. Faut-il en conclure que la question du pouvoir d’achat n’est pas importante ? On ne le saura pas, puisqu’une nouvelle polémique chasse la précédente : Ségolène Royal appelle à voter pour Jean-Luc Mélenchon.

Faut-il s’étonner que les Français soient déroutés par ce traitement de la campagne et qu’ils n’arrivent pas à en appréhender les enjeux ? Un membre de la Communauté citoyenne de BVA et Terra Nova résume le problème : « Pour moi c’est le bazar… encore plus que les autres années, on n’y comprend plus rien. »

Cette captation de l’agenda par les médias d’opinion et les réseaux sociaux construit deux univers parallèles. Dans l’un, les citoyens ordinaires discutent de la campagne avec leurs proches, dans un cadre familial ou amical, rarement au-delà. Dans l’autre, des professionnels de la polémique s’agitent et organisent la polarisation. Il est intéressant de constater que la plupart des membres de la Communauté citoyenne, à l’exception de quelques-uns des plus jeunes, considèrent que les réseaux sociaux ne sont pas un lieu de débat politique envisageable pour eux. La peur de s’y exposer et d’y susciter des réactions violentes ou agressives dissuade l’immense majorité de s’y aventurer, et la monopolisation du débat par les extrêmes nourrissent d’importantes préventions à leur égard. Cette distance clairement exprimée confirme que les plateformes ne reflètent pas la sensibilité politique des Français et ne sont pas le lieu de leurs échanges. « Je ne partage pas mes opinions sur les réseaux sociaux qui sont propices aux commentaires inappropriés », dit l’un. « Les réseaux sociaux qui auraient pu être la meilleure des choses sont en fait la pire : peu d’analyses, peu de réflexions de fond mais des affirmations péremptoires, des injures », ajoute un autre. « Je les utilise très peu et j’ai tendance à trouver que le débat peut devenir stérile ou que les gens peuvent vite s’emporter », conclut un troisième. La distance est grande entre un débat public polarisé, qui encourage l’ascension aux extrêmes, et un espace privé plus rassurant et plus civil. Et le sondage sur la confiance des Français dans les media confirme cette étude qualitative : 66% des interviewés (contre 19%) ne font pas confiance aux informations publiées par un ami sur Internet, et 47% (contre 37%) ne font pas non plus confiance à celles publiées par un site d’information.

Des Français qui ont la tête ailleurs, des candidats qui jouent le coup d’après, des médias d’information débordés par la polarisation, tels sont les composantes de cette drôle de campagne, insaisissable, évanescente. Une élection ne consiste pas seulement à compter des voix. En votant, les citoyens tranchent des controverses, choisissent des orientations. C’est précisément à cela que sert une campagne : constituer un socle d’action collective, bâtir un consensus sur les priorités et ce qu’il convient de faire ensemble. On peut craindre qu’au sortir de cette campagne introuvable, ce socle soit flou et fragile, et que le pays soit encore plus difficile à gouverner qu’aujourd’hui.

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Jean-Louis Missika