La « désobéissance européenne », objet non identifié de la Nouvelle Union Populaire Écologique et Sociale

La « désobéissance européenne », objet non identifié de la Nouvelle Union Populaire Écologique et Sociale
Publié le 10 mai 2022
Comment deux partis favorables à l’Europe comme Europe Ecologie Les Verts et le parti socialiste ont-ils pu accepter le « principe de désobéissance européenne » défendu par la France insoumise ? Malgré des séries d’euphémisations et de dénégations embarrassées des nouveaux partenaires, accepter un tel principe, c’est conduire la France à l’isolement et s’orienter vers une rupture nette avec le projet européen.

Forte de sa troisième position à l’élection présidentielle avec 21,95% des suffrages exprimés, la France insoumise a invité les partis de gauche à former une coalition en vue des élections législatives : la Nouvelle Union Populaire Écologique et Sociale (NUPES). Parmi les sujets du programme commun qui ont suscité le plus de discussions figure le « principe de désobéissance européenne ». Il fait l’objet de développements spécifiques dans les communiqués annonçant les accords, exprimant des nuances ou des marges d’appréciation qui témoignent d’une difficulté réelle à surmonter des divergences de fond. Pourquoi ce sujet est-il aussi central dans le programme de la France insoumise ? Quelle place prend-il dans le nouvel accord ? Que dit-il des incohérences politiques de l’alliance électorale avec les Verts et les socialistes ?

1. « Le regroupement se fait autour de l’orientation qui a été portée par Jean-Luc Mélenchon »

Que dit le programme de La France Insoumise sur la « désobéissance européenne » ? Il affirme que l’application du programme ne saurait être empêchée par des règles européennes. Le principe est simple et radical : « appliquer notre programme quoi qu’il en coûte ». Au prix même d’une sortie de l’Europe ? Comme en 2017, le programme « de rupture » de Jean-Luc Mélenchon affiche, au-delà d’un désaccord sur certaines options économiques, une opposition de fond à la construction européenne telle que nous la connaissons. Il propose pour cela une stratégie en deux temps. Dans un premier temps, s’il arrivait au pouvoir, il proposerait aux partenaires européens une « rupture concertée » avec les traités qui régissent actuellement le fonctionnement de l’Union (plan A). Le programme reste malheureusement muet sur le déroulement de cette renégociation collective. Quels en seraient les leviers ? Il faut rappeler que, dans l’actuel Parlement européen, le groupe La Gauche auquel sont affiliés les députés de La France Insoumise ne représente que 5% des sièges… Le programme est en revanche beaucoup plus disert sur la deuxième phase qui consiste dans une confrontation ouverte avec les instances européennes (plan B), en refusant d’appliquer les règles européennes qui apparaissent en contradiction avec le projet défendu par Jean-Luc Mélenchon.

Les zones de conflit potentiel avec les règles européennes sont répertoriées dans le programme de LFI : les traités de libre-échange signés par l’Europe seraient incompatibles avec le projet de « protectionnisme écologique » des Insoumis ; la concurrence libre et non faussée s’opposerait à la relance des services publics et à la création jugée nécessaire de nouveaux monopoles publics ; le « carcan budgétaire » (règle des 3%) condamnerait l’investissement nécessaire dans « la bifurcation écologique et sociale », etc. Au-delà des questions économiques, le texte s’oppose à la stratégie de sécurité commune en affirmant : « L’Europe de la défense nous enferme dans les velléités belliqueuses de l’OTAN » (sic).

Il ne s’agirait donc pas de déroger à une série limitée de dispositions particulières. Les conflits touchent en effet parfois des politiques sectorielles, comme la politique agricole commune, parfois des principes directeurs, comme la concurrence libre et non faussée, parfois des règles garantissant la crédibilité de la monnaie unique, parfois des ambitions pour l’avenir, comme la transition écologique. La désobéissance concernerait donc des engagements à tout niveau : sur les principes fondamentaux des traités, comme la politique de concurrence, sur les politiques adoptées par le législateur européen (par exemple, la politique agricole commune qui est régulièrement révisée), ou sur la mise en oeuvre de ces politiques qui donnent lieu à un suivi et des évaluations de conformité par les autorités européennes, comme la surveillance budgétaire pour la zone euro. Il s’agit donc largement de mettre en scène une vision de l’Europe comme facteur de blocage et de limitation des ambitions politiques hexagonales. C’est faire fi des mécanismes de révision des législations dont dispose l’Union européenne pour faire évoluer ses politiques en fonction des préoccupations de ses membres ainsi que des clauses de sauvegarde ou de dérogations présentes dans les législations pour accommoder des circonstances nationales particulières. L’Union européenne a d’ailleurs évolué ces dernières années sur nombre des sujets mis en avant par la France Insoumise (le plus souvent d’ailleurs dans le sens souhaité par la gauche française).

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Sans avoir à vérifier ligne à ligne les contradictions entre les règles européennes et les propositions de LFI, deux principes directeurs sont par ailleurs revendiqués par Jean-Luc Mélenchon dans ses déclarations. Le premier est le « principe de non régression sociale, écologique et démocratique » et l’ »alignement sur les normes les mieux-disantes » (règle à laquelle les Insoumis souhaitent en conséquence soumettre la « volonté populaire » des autres…). Une manière de sous-entendre que le niveau national est plus à même de défendre les droits que l’Europe. Mais comment l’appliquer concrètement ? Comment la France pourrait-elle s’extraire de certaines politiques communes ? Jean-Luc Mélenchon a souvent souligné à ce sujet que certains pays dérogent déjà au droit européen en faisant valoir un opt out. Le droit européen a en effet réservé à certains pays la possibilité de ne pas participer à certaines politiques (principe de l’opt out). Mais ces exceptions sont précisément énoncées dans le traité de Lisbonne, pays par pays : ainsi, le Danemark ne participe pas à l’espace Schengen (pas plus qu’à la politique de sécurité et de justice intérieure qui l’accompagne) ni à la zone euro, ni à la politique de défense ; l’Irlande est en dehors de Schengen et la Pologne a mis de côté sa participation à la charte des droits fondamentaux (c’est pourquoi la CJUE ne peut pas condamner la contravention d’une loi polonaise à ce texte). Dans tous ces cas, les pays gardent la possibilité de changer d’avis et de participer à la politique commune (principe de l’opt in). Toutes ces exceptions sont intégrées dans le traité de Lisbonne. Cela signifie que si un Etat membre veut désormais réclamer un opt out, alors que celui-ci n’est pas prévu par le traité, il devra négocier un protocole additionnel au traité et le faire adopter à l’unanimité par les autres Etats membres. De la même façon, quand l’Espagne a souhaité récemment dissocier le prix du gaz du prix de gros du marché de l’électricité, elle n’a pas « désobéi » : elle a négocié avec les 26 autres Etats membres pour obtenir ce traitement particulier, et la décision respecte les règles sur les aides d’Etat du traité. Parler de « désobéissance », c’est exclure l’idée de convaincre ses partenaires et de négocier avec eux. Mais comment rester pro-européen si l’on n’accepte plus le cadre légal de l’Union européenne ?

Le second principe directeur, que Jean-Luc Mélenchon partage avec Marine Le Pen (voir notre article sur le « Frexit caché de Marine Le Pen), est la contestation de la « supériorité » du droit européen sur le droit national ((« l’Union européenne telle que nous la connaissons aujourd’hui est une construction illégitime face à la souveraineté du peuple français » affirme par exemple le préambule de la note sur « Notre stratégie en Europe »). Le droit européen s’impose en effet aux Etats membres sans pour autant se substituer à l’ordre juridique interne. L’objectif est de garantir une application uniforme des décisions collectives, pour une raison logique : si chaque Etat pouvait sélectionner ou rejeter les règles européennes de façon variable en fonction de ses priorités temporaires ou de ses majorités politiques, aucune règle, dans un collectif à 27, ne serait appliquée, et on parlerait donc dans le vide. Pour que les règles soient les mêmes pour tous, elles doivent s’imposer à la diversité des droits nationaux et sont en ce sens « au-dessus » des lois nationales. De même, c’est l’égalité entre les Etats membres qui justifie l’action de la Cour de justice européenne, qui vérifie l’unité d’interprétation des règles européennes dans toute l’Union. Elle reconnaît d’ailleurs une « identité constitutionnelle » aux Etats membres permettant des adaptations nationales du droit européen, sur une base argumentée. Mais les cours constitutionnelles ne peuvent, de leur propre chef, décider de ne pas suivre une disposition européenne. C’est au terme d’un processus collectif, dans les échanges avec la Cour de Justice de l’UE, qu’une adaptation nationale peut être envisagée.

2. Comment la « désobéissance » se traduit-elle dans les accords électoraux ?

Le rejet sans équivoque du projet européen dans le programme des Insoumis s’oppose clairement aux engagements pro-européens des Verts et des socialistes avec lesquels l’alliance électorale de la Nouvelle Union Populaire est construite. En quelques jours, sans véritable élaboration programmatique, des accords ont pourtant été signés. Que devient la stratégie européenne dans ces deux accords ?

Accepté par Europe Ecologie les Verts (EELV) dans l’accord rendu public le 1er mai, le « principe de désobéissance européenne » y est savamment nuancé : il s’agit certes toujours de désobéir mais à « certaines règles économiques et budgétaires, comme le pacte de stabilité et de croissance, le droit de la concurrence, les orientations productivistes et néolibérales de la politique agricole commune, etc. ». Le texte de l’accord souligne encore : « Cela ne peut se faire que dans le respect de l’Etat de droit » (comme si les règles de droit relatives à la vie économique ne faisaient pas partie de l’Etat de droit et ne s’imposaient pas de la même manière à l’exercice de la puissance publique).

Cette précision est clairement une concession faite aux Verts, car elle ne figurait pas dans le programme présidentiel de Jean-Luc Mélenchon. Référence est faite indirectement aux situations polonaise et hongroise, où des reculs de l’Etat de droit, concernant l’indépendance de la justice ou des cours constitutionnelles, donnent lieu à des confrontations entre ces pays et les instances européennes. Mais le texte ne dit rien de la hiérarchie des normes, c’est-à-dire de la primauté du droit européen : il ne tranche donc pas la question de la légitimité des normes européennes. En apparence, les contradictions potentielles relevées dans la déclaration citée entre le programme de coalition et le droit européen porteraient avant tout sur des choix économiques. Mais là encore, l’accord multiplie les garde-fous alambiqués : « Pays fondateur de l’Union européenne, la France ne peut avoir pour politique ni la sortie de l’Union, ni sa désagrégation, ni la fin de la monnaie unique ». Dans une libre interprétation de l’accord, le député européen David Cormand souligne que « la perspective de la sortie de l’Union ou de la monnaie unique est explicitement indiquée [ie explicitement exclue], tout comme la perspective de “désagrégation”, qui exclut l’“opt out” ou “l’Europe à la carte” ». Cependant, cette concession ne lève pas toute l’ambiguïté du ralliement à l’idée de « désobéir », en particulier parce qu’elle ne prend pas en compte la centralité du refus de l’Europe dans le programme « insoumis », lequel n’est pas explicitement remis en cause dans l’accord commun EELV-LFI. Peut-on espérer imposer unilatéralement un point de vue à nos partenaires européens sous la menace de suspendre les règles du jeu sans remettre en cause fondamentalement la participation française au projet européen ?

L’accord avec les socialistes rendu public le 4 mai 2022 consacre à ce sujet le seul vrai développement de fond dans son quatrième point. Le texte commun tente de minimiser la portée du désaccord européen, alors même que LFI rappelle dans ce texte qu’elle se considère comme « l’héritière du ″non″ de gauche au Traité constitutionnel européen », manière de rappeler que c’est la légitimité même du projet européen qui est contestée. Les socialistes ne reprennent pas explicitement le terme de désobéissance à leur compte et préfèrent parler de « déroger de manière transitoire » sans préciser la nuance apportée par cette formulation, si elle existe. A titre d’exemple, il est rappelé qu’au cours de la crise sanitaire, « certaines règles budgétaires et sur la concurrence ont été suspendues », sans que cette capacité d’adaptation européenne ne soit expliquée ni mise au crédit de l’institution. Le point essentiel est passé sous silence : c’est par la négociation et la construction d’accords – et non par la désobéissance de quelques-uns – que l’UE sait adapter ses règles de fonctionnement. Pour conjurer le risque de « Frexit », les socialistes reprennent les termes présents dans l’accord avec EELV, indiquant que celui-ci ne vise pas « la sortie de l’Union, ni sa désagrégation, ni la fin de la monnaie unique ». Pourtant, une politique unilatérale française se donnant explicitement pour objectif de « mettre fin au cours libéral de l’Europe » ne pourrait que fragiliser la confiance dans l’Euro. La défense de l’Etat de droit est aussi mentionnée mais exclusivement envisagée au sujet des « attaques contre les libertés fondamentales des gouvernements d’extrême droite hongrois et polonais » alors que l’Etat de droit est une notion plus large qui intègre précisément le respect des règles juridiques, y compris celles limitant la logique politique de la souveraineté. L’Union européenne est un système intégré dans lequel les engagements sont durables et encadrés. Cette autre dimension de l’Etat de droit reste un non-dit de l’accord.

3. Les fragilités d’un accord électoral

Plusieurs fragilités apparaissent donc clairement dans le projet électoral commun à la France Insoumise, au parti socialiste et à Europe-Ecologie Les Verts, auquel s’est également joint le Parti communiste. Tout d’abord, présenter cet accord électoral comme un « projet de gouvernement » reste un pari optimiste sur le résultat des législatives, dont la logique voulue par les institutions de la Ve République est de donner une large majorité au Président de la République. Ensuite, à supposer que Jean-Luc Mélenchon devienne Premier ministre, la question européenne serait, dans le cadre d’une cohabitation imposée, un sujet majeur de conflit avec le Président de la République, dont l’engagement européen est un marqueur politique fort. C’est d’ailleurs le Président qui représenterait la France au Conseil européen, où il pourrait faire prévaloir sa vision pro-européenne. Une volonté française d’enfreindre les règles européennes serait par ailleurs largement anachronique, alors que la France obtient depuis plusieurs années gain de cause sur une série de choix européens comme la politique budgétaire, la politique d’investissement, la politique industrielle etc. Dans la période récente, la France a précisément obtenu des résultats en faveur d’une politique européenne allant vers une interprétation souple des traités, que ce soit à travers la suspension des règles budgétaires pendant la crise sanitaire, l’emprunt européen en commun, le plan de relance ou en se montrant plus ambitieuse dans ses objectifs par exemple en matière de politique industrielle, de lutte contre le fraude fiscale, de régulation des GAFAM ou dans les accords commerciaux (clauses miroirs)… En outre, les formulations contournées utilisées dans les déclarations d’accord ne peuvent masquer des divergences de fond potentiellement destructrices pour la Nouvelle Union Populaire sur un nombre si important de sujets (budget, PAC, énergie, nationalisations, nouveaux monopoles publics…) que des conflits majeurs ne pourraient manquer d’émerger rapidement. Enfin, si les conditions précédentes étaient tout de même remplies, il deviendrait rapidement évident que la « désobéissance » ne pourrait rapidement conduire qu’à une sortie de l’Europe puisque c’est la légitimité du projet européen qui serait, en réalité, mise en cause. 

Il est en outre illusoire d’opposer à la construction européenne intégrée telle qu’elle s’est mise en place le projet d’une Europe des « coopérations » ou un système entièrement transactionnel. Le projet européen suppose en effet plus que des coopérations, lesquelles relèvent de la bonne volonté des participants. Mais elle n’est pas pour autant un système fédéral dans lequel les Etats renonceraient à leur souveraineté. Elle est dans un entre-deux créateur qui suppose à la fois l’égalité des Etats membres et la réciprocité des engagements. C’est pourquoi la « désobéissance » unilatérale ne peut pas être un « principe » : ce serait au contraire un facteur de défiance et un ferment de dissolution de l’Union. Si un membre refuse cette logique d’engagement réciproque, il s’extrait lui-même du projet européen. L’UE est un système de réciprocité, contradictoire en effet avec la volonté d’« imposer son programme quoi qu’il en coûte » car cette attitude ne peut signifier, au bout du compte, que l’isolement.

Le discours insoumis sur l’Union européenne repose en définitive sur une équivoque de l’expression de « souveraineté populaire ». Elle est synonyme pour Jean-Luc Mélenchon de l’expression du peuple par l’élection. C’est dans ce sens qu’il peut affirmer qu’« il n’y a pas d’autorité supérieure à la souveraineté du peuple en République et en démocratie ». Mais on ne peut réduire la démocratie à la majorité électorale : tout programme politique est limité par des règles de droit, des principes énoncés dans la constitution et les chartes des droits fondamentaux, qui encadrent les majorités du moment. Les règles européennes ne sont en réalité que l’inscription dans la durée de choix que les électeurs ont confirmés par leurs votes ou par leurs représentants démocratiquement élus. Ce n’est pas l’Europe qui impose, c’est la France qui s’est engagée. Si la « souveraineté populaire » n’avait pas la faculté de se projeter ainsi dans la durée, si elle n’était pas capable de se lier elle-même à des engagements au long cours, alors non seulement aucun ordre international ne serait possible entre les démocraties, mais la continuité même de l’Etat de droit serait menacée.

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Marc-Olivier Padis