Le mythe du transfert des voix de gauche vers l’extrême droite

Le mythe du transfert des voix de gauche vers l’extrême droite
Publié le 7 novembre 2021
  • Professeur et chef du département de sciences politiques de l'université de Zurich (Suisse)
  • Professeur de Sciences politiques à Duke University
  • Professeur adjoint au département de Sciences politiques de l’Université de Zurich (Suisse)
Les interrogations sur l’affaiblissement des coalitions électorales des partis de gauche ne sont pas propres à la France. Partout en Europe, l’érosion des partis sociaux-démocrates conduit à questionner les choix de leurs électeurs : à qui accordent-ils leur préférence ? Contrairement à une idée solidement ancrée, les partis populistes ne sont nullement les bénéficiaires naturels de leur désancrage partisan.

Cet article a été initialement publié par la Friedrich Ebert Stiftung, et par Agenda Publica. Il a été traduit par Isabel Serrano. Macarena Ares, Daniel Bischof, Thomas Kurer, Mathilde van Ditmars et Markus Wagner y ont contribué.

Les partis sociaux-démocrates sont actuellement confrontés à une crise électorale. En Europe occidentale, ils ont connu une baisse moyenne de plus de 10 points de leur part de voix aux élections parlementaires au cours des 15 dernières années. Dans certains pays, comme la France et les Pays-Bas, leur performance est même passée en-dessous de 10 % des suffrages.

Ces développements ont suscité d’importants débats dans les milieux universitaires et politiques sur les raisons de ces pertes électorales. Une thèse dominante est que les partis sociaux-démocrates ont perdu des électeurs de la classe ouvrière au profit de partis populistes ou de la droite radicale, en raison de positions trop conservatrices sur le plan fiscal ou trop progressistes sur le plan socioculturel. Toutefois, cette thèse entre en contradiction avec les preuves empiriques disponibles, qui indiquent que les partis sociaux-démocrates ont principalement perdu des suffrages au profit des Verts, des autres partis de gauche et des partis de centre-droit. Il est crucial que la discussion sur les causes de ces pertes électorales s’appuie sur une analyse empirique des flux d’électeurs, c’est-à-dire sur les données disponibles sur les changements de vote.

Cette note propose donc une sélection des résultats d’un projet de livre collectif en cours, sur la transformation électorale des partis sociaux-démocrates et de la gauche en général. Elle se concentre sur la fuite des électeurs des partis sociaux-démocrates, pour laquelle nous disposons de données solides provenant de la plupart des pays d’Europe occidentale. L’objectif est donc d’apporter des réponses aux questions suivantes :

1. Au profit de quels partis, les partis sociaux-démocrates perdent-ils des électeurs ?

2. Perdent-ils principalement des électeurs de la classe ouvrière, ou des électeurs des classes moyennes et supérieures ?

Une première section montre le déplacement des votes des partis sociaux-démocrates vers les partis concurrents en Europe occidentale en général et en Allemagne en particulier. Elle utilise également des données de panel pour vérifier où finissent les électeurs qui changent de parti sur plusieurs élections. La deuxième section porte sur les pertes supplémentaires potentielles : quelle est la probabilité que les électeurs sociaux-démocrates actuels quittent la social-démocratie, au profit de qui ? Quelle est la probabilité pour ces partis de construire un nouveau noyau d’électeurs fidèles ? En conclusion, nous évoquons le lien entre les hypothèses existantes sur les causes du déclin électoral social-démocrate et la perception des modèles empiriques.

Au profit de quels partis les partis sociaux-démocrates perdent-ils des électeurs ? Et quel est leur profil sociologique ?

La figure 1 est basée sur l’analyse d’Abou-Chadi et Wagner. Les auteurs montrent les schémas de changement de vote au détriment des partis sociaux-démocrates dans les années 2000 et 2010, sur la base des données des enquêtes électorales nationales (les meilleures données disponibles) de l’Autriche, du Danemark, de l’Allemagne, des Pays-Bas, de la Norvège, de la Suède et de la Suisse, c’est-à-dire les systèmes multipartites de l’Europe de l’Ouest et du Nord, qui sont les plus comparables en termes de systèmes de partis et de contexte démocratique.

Ce que les deux chiffres montrent clairement, c’est que la plupart des pertes de soutien au cours des deux dernières décennies ont profité aux partis de centre-droit (barres noires) et aux partis rivaux de la gauche. Les Verts et les partis de la gauche radicale captent près de 50 % de toutes les pertes de voix, suivis par les partis de centre-droit. Le tableau est similaire pour l’Allemagne, bien que les pertes au profit de la CDU/CSU soient relativement plus importantes que celles qui bénéficient à la droite dans les autres pays.

Les figures 1 et 2 permettent de comprendre que les pertes d’électeurs au profit des partis de droite populiste ou de droite radicale sont beaucoup plus marginales. Il n’y a pas de transfert significatif d’électeurs des partis sociaux-démocrates vers ces formations.

Figure 1.- Déplacement des votes de la social-démocratie vers d’autres partis par décennie (pays d’Europe occidentale regroupés)
Figure 2 – Changement de vote du SPD vers d’autres partis par décennie (Allemagne)
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Les partis sociaux-démocrates ne perdent pas non plus principalement des électeurs parmi les classes sociales inférieures. Au contraire, les pertes les plus importantes se produisent dans les classes moyennes et moyennes supérieures, c’est-à-dire dans les niveaux d’éducation intermédiaire et supérieure, comme le montre la figure 3 pour les démocraties d’Europe du Nord-Ouest.

Figure 3.- Déplacement des votes du SD vers d’autres partis par décennie et par niveau d’éducation (sept pays d’Europe occidentale regroupés)

Cependant, c’est au niveau de la stratification sociale des pertes d’électeurs que le modèle allemand s’écarte quelque peu du modèle général de changement de vote en Europe : ces pertes sont en fait plus importantes parmi les électeurs les moins éduqués en Allemagne. Mais même dans ce cas, il n’y a pas de transfert significatif des partis sociaux-démocrates vers l’extrême droite : la majeure partie va à la droite traditionnelle.

Figure 4.- Changement de vote du SPD vers d’autres partis par niveau d’éducation (Allemagne)

Jusqu’à présent, les données vont clairement à l’encontre de l’idée d’un transfert significatif d’électeurs des partis sociaux-démocrates vers les partis d’extrême droite. Cependant, on peut faire l’hypothèse que les électeurs (de la classe ouvrière) font la transition vers l’extrême droite en plusieurs étapes ; par exemple, en passant d’abord par la droite traditionnelle ou par une période d’abstention pour opter ensuite pour la droite radicale.

Pour étudier cette hypothèse, la figure 5 montre les données de trajectoires des électeurs issues de l’analyse de Bischof et Kurer qui ont utilisé les meilleures données de panel à long terme disponibles (pour l’Allemagne, la Suisse et le Royaume-Uni uniquement ; au total, plus de 500 000 individus) afin d’observer le changement de vote observé au cours de la vie. Ce que vous voyez dans ce graphique est le modèle de trajectoire des électeurs entre le premier et le dernier choix de vote déclaré. Une différence importante entre les pays est que l’on demande aux Allemands quel parti les personnes interrogées soutiennent, alors qu’au Royaume-Uni et en Suisse, la question porte sur le choix réel du vote.

Toutefois, la principale conclusion de la figure 5 est, une fois de plus, que même sur l’ensemble de la période observée, la proportion d’électeurs sociaux-démocrates qui passent à l’extrême droite est marginale. Une analyse plus poussée de Bischof et Kurer montre que cela est également vrai si l’on considère uniquement les électeurs de la classe ouvrière : parmi les électeurs des classes sociales inférieures, les taux de démobilisation politique sont élevés, mais une part extrêmement faible d’entre eux finit par soutenir les partis d’extrême droite au cours de leur vie. En d’autres termes, les pertes d’électeurs sociaux-démocrates au profit de la droite radicale s’avèrent être un mythe.

Figure 5.- Transition du vote social-démocrate, au cours d’une vie (Allemagne, Royaume-Uni, Suisse)

Dans quelle direction les pertes potentielles sont-elles susceptibles de se produire ?

Il est peu probable que la dynamique actuelle se stabilise dans un avenir proche, car les systèmes de partis européens sont en transition. Nous concluons donc cette analyse politique en nous penchant sur les électeurs qui votent effectivement pour les partis sociaux-démocrates et tentons d’évaluer les tendances de pertes potentielles supplémentaires. Pour ce faire, l’article de Häusermann (2020) utilise des données d’enquête sur les élections européennes de 2019 pour étudier la propension à voter, c’est-à-dire la probabilité autodéclarée de soutenir un parti rival.

Conformément aux résultats présentés ci-dessus, on peut constater qu’en moyenne et dans tous les pays européens, une grande partie des électeurs sociaux-démocrates est fortement susceptible d’être simultanément favorable aux Verts et aux partis de la gauche radicale. On constate que des pourcentages plus faibles votent pour les partis de centre-droit, et le groupe d’électeurs tentés par l’idée de voter pour l’extrême droite est à nouveau le plus petit en moyenne.

Le fait que les partis sociaux-démocrates risquent de perdre davantage d’électeurs au profit de la gauche (et non de la droite) est également conforme à une conclusion de l’analyse d’Ares et Van Ditmars, qui utilisent les données de l’enquête sociale européenne pour étudier les modèles intergénérationnels de trajectoire des électeurs. Les auteurs montrent que les partis sociaux-démocrates ont réussi à attirer de nombreux électeurs dont les parents appartenaient à la classe ouvrière, même s’ils ont eux-mêmes des professions (hautement) qualifiées de la classe moyenne. Cependant, les données du panel indiquent également que ces électeurs de la classe moyenne nouvellement gagnés sont difficiles à conserver, car ils peuvent effectuer une nouvelle transition, notamment vers les partis rivaux de gauche et les verts. 

Conclusion

Les données présentées dans ce dossier ne suffisent pas à expliquer la fuite des électeurs sociaux-démocrates. Cependant, elles prouvent que l’idée de transferts massifs de ces électeurs vers les partis de droite populiste ou de droite radicale est un mythe, même si l’on tient compte d’éventuelles longues périodes de transition. Les partis sociaux-démocrates n’ont que très peu perdu face aux partis d’extrême droite, et les électeurs actuels de ces derniers ne sont pas d’anciens partisans de la social-démocratie. Les données montrent systématiquement que les sorties passées (et futures) se font principalement vers les partis verts et libéraux de gauche, suivis des partis de droite traditionnels.

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Silja Häusermann

Herbert Kitschelt

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