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Revue de presse

Le référendum peut-il être démocratiquement correct ?

Quoi de plus démocratique, a priori, qu’une consultation directe ? En France, où les « gilets jaunes » la réclame, elle suscite des réserves.
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Démocratie. Du grec demos (« peuple ») et kratos (« pouvoir ») ; « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », selon la formule employée en 1863 par Abraham Lincoln, et qui est reprise à l’article 2 de notre Constitution pour définir le « principe » de la République française. Quoi de plus ­« démo-cratique » en conséquence qu’un référendum, ce vote direct du corps électoral ? ­Interroger le peuple, en court-circuitant ses ­représentants, n’est-il pas le meilleur moyen de lui donner – ou de lui rendre – le pouvoir ?

« A priori, le référendum est l’instrument le plus démocratique qui soit », énonce d’emblée Marie-Anne Cohendet, professeure de droit public à l’université Paris-I. Tout est dans cet « a priori ». Car cette procédure, remise au goût du jour par les « gilets jaunes » dont l’une des principales revendications est le ­référendum d’initiative citoyenne (RIC), traîne un lourd passif, en particulier en France, où elle suscite de fortes réserves et où, souligne Mme Cohendet, elle a « laissé des ­souvenirs exécrables ».

Une consultation des citoyens sur les lois votées était prévue dans la Constitution de 1793, qui ne fut jamais appliquée. Les plébiscites bonapartistes eurent ensuite raison de la République. Plébiscite, du latin plebs (« la plèbe ») et scitum (« décret »). Soit une décision du peuple, là encore. En pure théorie, car, comme le rappelle Mme Cohendet, il s’agissait ainsi pour Napoléon Ier, puis Napoléon III, de « s’approprier la souveraineté du peuple en se faisant donner tous les pouvoirs ». Bonaparte l’utilise à plusieurs reprises : notamment en 1799 pour établir le Consulat ; en 1802, pour instaurer le Consulat à vie ; en 1804, pour l’installation de l’Empire. Louis-Napoléon Bonaparte s’en servira notamment en décembre 1851, pour ratifier son coup d’Etat, puis en novembre 1852, pour faire rétablir l’Empire.

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Le plébiscite est la procédure privilégiée du césarisme, cette pratique du pouvoir théorisée par Napoléon III, où le chef est censé ­incarner pleinement la volonté populaire, le peuple étant présumé unanime. Cette forme de référendum, la première employée en France, fut donc l’outil du césarisme, une « pathologie particulièrement pernicieuse de la démocratie », selon les mots de l’historien Pierre Rosanvallon. Il existe meilleure entrée en matière…

A la fin du XIXsiècle, certains promoteurs du référendum emploient d’abord ce terme – qui fait son entrée dans le Larousse en 1890 – sans craindre de confusion avec l’idée césarienne du plébiscite. Cette dernière va pourtant durablement marquer les esprits. D’autant qu’elle fut ressuscitée, à sa manière, par le général de Gaulle, après son retour au pouvoir en 1958. L’article 3 de la Constitution de la VRépublique dispose que « la souveraineté nationale ­ appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ».

« De Gaulle en a fait un usage intensif pour ­accroître sa légitimité. Sans le référendum, il n’aurait pas pu modifier la Constitution [en 1962, pour instaurer l’élection du président de la République au suffrage universel]. Et c’était pour assujettir le Parlement », note Mme Cohendet, qui souligne que l’usage du ­référendum a joué « un rôle énorme dans la présidentialisation du régime ». « Moi ou le chaos », résumait alors l’opposition pour ­dénoncer cet usage plébiscitaire du référendum : derrière la question qui portait officiellement sur une politique publique, il s’agissait en pratique d’un vote de confiance – ou de ­défiance, comme ce fut le cas en 1969 – à l’égard du chef de l’exécutif.

Cette histoire très singulière par rapport à d’autres démocraties – au premier rang desquelles la Suisse, qui a pleinement intégré, de longue date, l’usage du référendum d’initiative populaire – a nourri en France une profonde méfiance envers une procédure jugée comme un instrument de manipulation au service du pouvoir. Dans un article de la revue Le Débat (janvier-février 2017) intitulé « Le ­référendum, un instrument défectueux »les universitaires Elie Cohen, Gérard Grunberg et Bernard Manin rassemblent les critiques qu’on peut lui faire.

« Procédure dangereuse »

« Le premier défaut de cette procédure est le caractère manichéen qui lui est consubstantiel », écrivent-ils, en soulignant qu’il est « particulièrement délicat » de transformer les questions « de plus en plus complexes »posées à nos démocraties en « choix binaires ».

« Le référendum privilégie d’emblée la résolution des problèmes par affrontement », notent-ils, ajoutant que la « délibération collective »suscitée par un référendum est, à leurs yeux, « nécessairement moins approfondie que ne l’est une discussion d’Assemblée »« Il y a là, insistent-ils, un défaut majeur, si l’on considère, comme il est raisonnable, que la qualité de la délibération conditionne la qualité de la décision qui en résulte. »

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Deuxième défaut, « le caractère irréversible, ou difficilement réversible » du choix effectué, qui « interdit la correction des erreurs », alors que la procédure parlementaire « tente de ­remédier à ce problème par le dispositif de la ­seconde lecture ».

Poursuivant leur énumération, MM. Cohen, Grunberg et Manin évoquent « les difficultés à formuler clairement et honnêtement la question soumise aux électeurs », ainsi que le fait que l’électeur réponde « rarement à la question posée, soit parce qu’il ne la comprend pas, soit parce qu’il la réinterprète dans le sens de ses propres préoccupations, soit enfin parce qu’il utilise son vote pour exprimer un sentiment général (…) sans se ­prononcer sur la question précise posée ». « Pour toutes ces raisons, concluent ces chercheurs, le référendum est une procédure ­dangereuse. Les grandes ­démocraties seraient mal avisées d’en faire un instrument ordinaire de gouvernement. »

Le référendum du 29 mai 2005 sur la ratification du traité constitutionnel européen n’a pas arrangé l’image de la procédure – ou plutôt de l’usage qui en est fait par le pouvoir –, malgré le très large débat qu’il avait suscité pendant la campagne. Le non l’a emporté… mais il fut contourné par l’exécutif moins de trois ans après le scrutin, lorsque Nicolas Sarkozy fit ratifier par le Parlement le traité de Lisbonne, qui reprenait l’essentiel des dispositions du texte qu’avaient rejeté les Français. Le président (Jacques Chirac) était resté en fonction en dépit de la victoire du non ; c’est le peuple, dut-on comprendre, qui avait eu « tort ».

Coupure entre les citoyens et leurs élus

Parmi bien d’autres facteurs, cet épisode a ­illustré – et très probablement accentué – la coupure si souvent évoquée entre les citoyens et leurs élus, que les « gilets jaunes » ont fait spectaculairement ressurgir.

Notre démocratie représentative, censée garantir les vertus d’une saine délibération, n’est pas sans faille, loin s’en faut. « Le Parlement représente mal les Français sociologiquement, et – en raison du mode de scrutin – très mal politiquement », note Bastien François, professeur de science politique à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne. Les records d’abstention, la montée des extrêmes ont accentué la pression sur des institutions que chacun pressent comme beaucoup trop « verticales » et rigides.

Du coup, les réflexions se multiplient pour mieux associer les citoyens aux décisions ­ politiques. Tout en expliquant son hostilité au référendum, Dominique Rousseau, professeur de droit constitutionnel à l’université ­Paris-I-Panthéon-Sorbonne, plaide, dans l’entretien qu’il nous a accordé, en faveur d’une « démocratie continue »qui permette aux ­citoyens, entre les élections, de « surveiller les élus, de réclamer et d’intervenir dans la fabrication des lois et des politiques publiques »

« Une des façons de sauver la démocratie représentative est de mettre des espaces de porosité entre le pouvoir exécutif et la société », indique ­Bastien François, qui évoque « une poussée très forte pour que les citoyens soient entendus ». Le référendum ? « Ce n’est pas un outil très intéressant, sauf si on l’améliore »,  indique-t-il, tout en soulignant qu’il voit « mal comment on pourrait y échapper »« On est dans une Cocotte-Minute. Si on ne met pas une soupape, ça va exploser », prévient à son tour Mme Cohendet, qui se dit « inquiète ».

« Réticence viscérale des élites politiques »

Le temps presse. « La réticence viscérale des élites politiques à introduire une initiative populaire crédible, qui tranche avec sa reconnaissance apaisée dans d’autres démocraties, prive sans doute la démocratie institutionnelle française de possibilités d’interactions entre représentants et représentés »écrivent Laurence Morel et Marion Paoletti, maîtresses de conférences en sciences politiques, dans leur introduction au numéro 20, paru en juillet 2018, de la revue Participations intitulé « Le référendum : au nom de la démocratie ? »

Si elle veut employer cet outil pour réduire la fracture entre le peuple et les élites, la France devra combler un double décalage : dans le temps, le passé du référendum s’apparentant pour l’essentiel à un passif ; et dans l’espace, puisque d’autres pays ont su bien mieux se familiariser avec la procédure.

Si notre monarchie républicaine a utilisé ces consultations de manière descendante pour affermir son pouvoir, elle a tout fait pour limiter l’initiative populaire. Au point de quasiment l’empêcher. « Alors que la décentralisation devait être ­ menée au nom de la participation, elle a été très centrée sur les élus, et les citoyens ont été complètement oubliés », souligne Marion Paoletti, qui estime que notre « culture politique présidentialiste » est également présente au niveau local, où « les maires restent les patrons ».

Les électeurs peuvent théoriquement demander – mais non obtenir –, sous certaines conditions, l’inscription à l’ordre du jour de l’assemblée délibérante de leur collectivité d’une question relevant de sa compétence. Mais Laurence Morel et Marion Paoletti ­relèvent « la particulière résistance française à l’égard des référendums locaux »« La réticence pour le niveau national est la même », notent-elles. En guise d’« initiative populaire », la réforme constitutionnelle de 2008 a instauré en fait – sous des conditions drastiques – une initiative parlementaire, le peuple n’étant appelé qu’à la relayer.

Des propositions de référendums « améliorés » sont avancées. Elles visent à redonner de la vigueur à la procédure tout en corrigeant ses écueils. Le collectif Mieux voter a ainsi suggéré d’instaurer un « préférendum »« Plus question de logique binaire et réductrice : il s’agirait d’évaluer un ensemble d’options ­alternatives soumises au référendum, à l’aide des fameuses mentions prévues par le jugement majoritaire (« excellent », « bien », « passable », « insuffisant », « à rejeter »), expliquent les auteurs, qui estiment que « la délibération en amont du référendum en serait profondément transformée et moins sujette aux phénomènes de polarisation excessive de l’opinion et de manipulation ».

Dans le même ordre d’idées, un article de Pierre-Etienne Vandamme, chercheur à l’Université catholique de Louvain (Belgique), met en avant une autre pratique : le « vote justifié », qui soumet aux électeurs « un bulletin sur lequel sont proposées plusieurs justifications publiques possibles pour le choix qui est à effectuer »Cette procédure, explique l’auteur en substance dans sa contribution à la revue Participations, permettrait de « stimuler la délibération publique », en amont et en aval du vote.

« Démocratiquement correct »

Constatant lui aussi que « la participation directe des citoyens à l’exercice du pouvoir législatif » doit être désormais considérée comme « une soupape démocratique dans le cadre d’un “présidentialisme absolu” », le think tank Terra Nova s’est également efforcé de « poser les conditions qui permettraient de tirer les ­bénéfices du RIC tout en maîtrisant autant que possible les risques qu’il comporte »Dans une étude rendue publique mardi 19 février, Terra Nova propose notamment de « combiner aussi étroitement que possible démocratie ­directe et démocratie participative ».

Par la constitution d’une assemblée de citoyens ­tirés au sort qui, avant le vote, délibéreraient publiquement sur l’impact et les conséquences du scrutin, le RIC, qui serait assorti d’autres garanties, deviendrait un « référendum d’initiative citoyenne délibératif », titre de l’étude.

« Les référendums ont toujours été décriés ou révérés. Il est difficile de trouver un procédé suscitant plus de passion dans le ­débat constitutionnel et politique », note Laurence Morel, qui conclut en ces termes : « A bien des égards, le défi est aujourd’hui le suivant : reprendre le référendum aux populistes, en montrant qu’il est possible d’en faire un usage sinon parfaitement démocratique, du moins “démocratiquement correct”. »

C’est l’exécutif qui en décidera. Le 7 février, lors d’un débat avec des jeunes en Saône-et-Loire, Emmanuel Macron a entrouvert la porte, fort prudemment. « Sur certains sujets, à certains moments, que les citoyens puissent s’exprimer plus directement, c’est un besoin de notre société. Mais il faut qu’on trouve le bon mécanisme », a déclaré le chef de l’Etat. Avant d’ajouter : « Je ne crois pas que le référendum ­règle tout. Je ne crois pas au référendum tous les matins sur tous les sujets. » « Il faut réussir à avoir une démocratie plus délibérative. Sur beaucoup de sujets la réponse n’est pas oui ou non. Elle va être de construire un chemin ensemble », a indiqué M. Macron.

Jean-Baptiste de Montvalon 

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