Les candidats-présidents et « l’Europe » : une convergence en trompe l’œil ?

Les candidats-présidents et « l’Europe » : une convergence en trompe l’œil ?
Publié le 31 mars 2022
  • Consultant en affaires publiques, Enseignant à l'ESCP Business School et au Corps des Mines et Vice-Président du Mouvement Européen International
🇬🇧 Cet article est disponible en anglais.
Conclu par une victoire d’Emmanuel Macron célébrée sur l’air de l’hymne à la joie, le second tour de l’élection présidentielle de 2017 l’avait opposé à une partisane de la sortie de l’Union européenne et de l’euro, sur la base d’un clivage particulièrement clair. Cinq ans plus tard, l’évanescence de ce clivage binaire apparaît frappante, tout comme la convergence relative des positions des candidats à l’égard des enjeux européens, avant même que l’agression russe de l’Ukraine ne semble la renforcer plus encore… En partie liée à la nature des politiques mises en place par l’Union européenne (UE) face aux crises internationales des dernières années (notamment l’achat groupé de vaccins et le Plan de relance face au coronavirus), la convergence apparente des candidats sur la question européenne demande à être appréhendée de manière plus précise dans la perspective du scrutin présidentiel d’avril 2022 et des élections législatives qui suivront.

Le positionnement des partis français et de leurs candidats s’inscrit dans une dialectique combinant consensus et oppositions, qui s’exprime notamment à Strasbourg et à Bruxelles au travers des votes hétérogènes exprimés par les député(e)s européen(ne)s élu(e)s en France. Des différences importantes existent donc entre les candidats se disputant les suffrages des Français si l’on s’en tient au détail de leurs positions et propositions. C’est cependant en procédant à une mise en perspective historique par rapport à 2017 et aux controverses plus structurantes et plus anciennes qu’on essaiera d’évaluer ici la force des clivages suscités par les enjeux européens, sur la base d’« impressions de campagne » délibérément cursives et subjectives portant sur l’appartenance à l’UE, l’Europe économique, financière et environnementale ainsi que l’Europe puissance. Et c’est en portant notre regard à la fois en deça et au-delà de nos frontières nationales qu’on s’efforcera de restituer au mieux l’intensité de tels clivages, qui semblent parfois mineurs comparés à ceux qui séparent les candidats français de nombre de leurs homologues des pays voisins.

1. Une europhobie nationale en berne : vive l’appartenance « à la française » ?

Trois constats principaux semblent tout d’abord se dégager s’agissant des clivages politiques suscités par l’appartenance de la France à l’UE, qui n’est plus mise en cause sur le principe, mais sur ses modalités – au prix d’un glissement traduisant la volonté des candidats d’épouser au mieux l’évolution de l’opinion publique hexagonale.

1.1. La quasi-totalité des candidats sont attachés à l’appartenance de la France à l’UE

Nicolas Dupont-Aignan est le seul candidat à l’élection présidentielle de 2022 semblant détester suffisamment l’UE pour proposer d’en sortir. A l’instar de celle de François Asselineau hier, son europhobie ne récoltera sans doute guère de suffrages – comme si le « Frexit » avait fait « pschitt ».

Cette relative unanimité nationale paraît tirer les leçons des votes exprimés depuis 2017 comme des enquêtes d’opinion qui se sont succédé depuis lors, et qui font toute apparaître comme répulsive une éventuelle sortie française de l’UE et de la zone euro. Les réponses européennes à la crise pandémique, puis plus récemment à la guerre en Ukraine, ont sans doute contribué à cette nouvelle donne – tout comme la « contrepublicité » produite par le « Brexit », qui apparaît comme un processus pour le moins chaotique, dont les bénéfices à court terme ne sont guère évidents.

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Ce n’est pas que la majorité des Français, et donc des candidats, soient devenus très europhiles pour autant : même le Président-candidat Emmanuel Macron s’en va répétant qu’il faut « changer l’Europe » voire la « refonder ». Ce n’est pas non plus que nombre d’entre eux n’aient pas opéré un recul purement tactique conduisant à masquer une europhobie toujours latente, et dont il ne faut pas sous-estimer la persistance au niveau des états-majors politiques. C’est plutôt qu’ils expriment diverses nuances d’euroscepticisme, pouvant notamment s’exprimer à l’égard des modalités de l’appartenance française à l’UE ainsi que sur les registres économiques (voir §-2) et diplomatiques (voir §-3).

1.2. Une double appartenance à la carte ?

Le déroulé de la campagne présidentielle a de fait permis de constater que l’appartenance de la France à l’UE suscite un inconfort tel que plusieurs candidats la réprouvent sur certains points.

Sur le registre symbolique, la controverse suscitée par la brève présence d’un drapeau européen sous l’Arc de Triomphe le 1er janvier 2022 a ainsi permis d’esquisser une ligne de partage assez nette : si Emmanuel Macron a revendiqué cette présence, d’autres candidats ont estimé que ce drapeau n’avait pas sa place en ce lieu de mémoire national (Le Pen, Zemmour, Dupont Aignan, Mélenchon…), tandis qu’une 3ème catégorie de candidats (notamment Valérie Pécresse) ont jugé que le drapeau européen avait vocation à y être hissé aux côtés du drapeau français, pour symboliser notre double appartenance à la France et à l’UE, comme lors des prises de parole officielles ou au fronton des bâtiments publics.

Les dissonances relatives à l’appartenance française à l’UE se sont aussi exprimées sur un registre plus normatif, notamment autour du débat sur la primauté du droit communautaire au regard du droit national – comme si un « Frexit juridique » à la carte s’était substitué à un « Frexit politique » plus global. Eric Zemmour apparaît le plus radical à cet égard puisqu’il souhaite affirmer la primauté du droit français sur le droit communautaire (qui ne serait donc plus commun aux Etats-membres…) et s’affranchir de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Jean-Luc Mélenchon souhaite que la France n’applique plus que les normes européennes qui lui conviennent et écarte l’application des autres, notamment en matière sociale et écologique, tandis que Fabien Roussel appelle à définir les choix économiques nationaux sans dépendre des directives européennes dans le cadre d’une « Europe des nations qui coopèrent entre elles ». Marine Le Pen souhaite organiser un référendum sur l’immigration pour donner une base populaire et légale à son refus d’appliquer les règles européennes contraires au « zéro immigration » (regroupement familial, droit d’asile…), tout en lui permettant d’affirmer la primauté du droit constitutionnel français sur le droit européen. Valérie Pécresse met elle aussi en cause la primauté du droit communautaire sur les enjeux liés au contrôle de l’immigration tout en souhaitant que la France retrouve sa « souveraineté juridique ». Au total, seuls Anne Hidalgo, Yannick Jadot et Emmanuel Macron ne remettent pas en cause le principe de la primauté du droit européen sur le droit national, quand bien même ils peuvent être critiques sur telle ou telle norme ou politique de l’UE.

1.3. Quelle union politique et institutionnelle ?

Il semble enfin que les candidats à l’élection présidentielle ne conçoivent pas de la même manière la nature politique de l’Union à laquelle la France appartient.

Yannick Jadot est ainsi l’un des rares candidats à afficher un engagement « fédéraliste », fondé sur un rôle accru du Parlement européen (que soutient également Anne Hidalgo), y compris pour la désignation du Président et des membres de la Commission européenne, qui devraient selon lui être choisis parmi les députés européens. Il est également favorable au passage au vote à la majorité qualifiée au conseil des ministres, comme Anne Hidalgo, alors que la plupart des autres candidats ne le souhaitent pas. La possibilité d’élire une petite partie des députés européens sur des listes transnationales est soutenue par quelques candidats seulement (dont Yannick Jadot et Emmanuel Macron).

Au total, l’essentiel des candidats à la présidentielle française se démarquent de la vision fédérale assumée par la nouvelle coalition au pouvoir en Allemagne, pour laquelle l’approfondissement nécessaire de la construction européenne suppose d’accentuer la dimension fédérale de l’UE via le renforcement du rôle du Parlement européen et la suppression de l’unanimité dans les votes du Conseil.

2. L’Europe économique, financière et environnementale : un interventionnisme désormais rassembleur ?

Les crises internationales qui ont touché notre continent et notre pays depuis 2017 et les réponses qui leur ont été apportées par l’UE semblent elles-aussi avoir contribué à l’affaiblissement des clivages partisans sur les enjeux économiques européens. Ouverte par l’adoption d’un « Pacte vert » ayant pour objectif de transformer l’Europe en 1er continent neutre en carbone à l’horizon 2050, la législature 2019–2024 a pris une dimension encore plus interventionniste face à la crise suscitée par le coronavirus, puis par les conséquences de la guerre en Ukraine – ce qui contribue aussi à la convergence relative des positions des candidats à l’élection présidentielle de ce printemps.

2.1. Une union économique et monétaire définitivement plus française

Le respect de l’engagement de limiter à 3% du PIB le déficit français a constitué un point de clivage assez net en 2017, entre des candidats soucieux d’afficher leur objectif d’une gestion rigoureuse des finances publiques (notamment Emmanuel Macron et François Fillon) et d’autres candidats dénonçant plus ou moins vivement un « dogme » régressif et sans fondement économique solide. Cette situation contraste fortement avec celle de l’élection du printemps 2022, qui se déroule alors que le « quoi qu’il en coûte » n’’en finit pas de dispenser ses effets et en pleine « suspension » du Pacte de stabilité et de croissance – dont la fin programmée fin 2022 pourrait être décalée afin de permettre aux Etats de mieux faire face aux conséquences de la guerre en Ukraine. Dans ce contexte, il est notable qu’Emmanuel Macron, qui se présente comme le candidat le plus européen, n’envisage plus le retour à un déficit public inférieur à 3% avant 2027 au mieux, alors que son programme de 2017 visait l’équilibre budgétaire en 2022 – consacrant ainsi une dérive financière nationale et une convergence politique symbolisant la « méridionalisation » de la France sur ce registre. Seule Valérie Pécresse semble se distinguer par sa volonté d’en revenir à une gestion plus soutenable des déficits et de la dette de la France – en timide écho aux alertes formulées par des institutions non partisanes comme la Cour des Comptes et la Banque de France.

Au-delà de sa dimension conjoncturelle, cette convergence relative des candidats à la présidentielle semble accompagner l’évolution de la gestion de l’Union économique et monétaire en direction des thèses françaises traditionnelles : outre l’application ultra-flexible du Pacte de stabilité, on peut aussi relever l’hyper-activisme de la BCE, l’adoption des plans de sauvetage financier lors de la crise de la zone euro, puis celle du Plan de relance « Next Generation EU » face à la crise pandémique, innovations plébiscitées dans notre pays et contestées dans beaucoup d’autres, notamment en Allemagne et dans les pays nordiques. C’est seulement sur le remboursement du Plan de relance que les candidats français semblent encore s’opposer, Jean-Luc Mélenchon et les candidats d’extrême droite critiquant le fait que la France ait à ce stade à rembourser beaucoup plus qu’elle ne reçoit, tandis qu’Emmanuel Macron et d’autres candidats préfèrent se focaliser sur la création de nouvelles ressources communes appelées à rembourser l’emprunt contracté par l’UE.

En devenant plus keynésien, le mix européen politique monétaire – politique budgétaire est aussi devenu plus français, de sorte que les clivages entre candidats et partis doivent se redéployer sur des enjeux plus secondaires aux yeux des électeurs, comme la nature du mandat de la BCE ou l’annulation des créances qu’elle détient vis-à-vis des Etats fortement endettés. Des clivages persistent également s’agissant des réformes structurelles proposées pour la France, notamment en matière de retraites ou de marché du travail, et dont l’UE est présentée comme promotrice, voire prescriptrice par les candidats souverainistes, à droite comme à gauche – quand bien même elle n’a, en la matière que le pouvoir de recommander, et non de commander.

2.2. Un logiciel libéral européen désormais plus industriel ?

La crise pandémique a d’abord conduit à rappeler l’objectif européen d’une « concurrence libre et non faussée » et qu’il n’était donc pas possible d’entraver la libre circulation des produits et appareils médicaux au sein du marché européen – après que les autorités françaises ont eu la tentation d’interdire leur exportation vers l’Italie au printemps 2020… Dans un second temps, le coronavirus a surtout conduit les Etats-membres à s’unir pour l’achat groupé des vaccins, ce qui a permis à chacun d’entre eux d’y avoir accès et de recevoir un nombre de doses proportionnel à sa population. Si certains candidats ont parfois invoqué le recours au vaccin russe (notamment Jean-Luc Mélenchon), aucun n’a pu s’en remettre à l’introuvable vaccin français, de sorte que la solidarité européenne à l’œuvre en matière sanitaire a au final été soutenue, de plus ou moins bon cœur.

Parce qu’elle a mis en évidence les dépendances nationales et européennes en matière pharmaceutique et économique, la crise pandémique a par ailleurs conduit à renforcer la nécessité d’une approche industrielle traditionnellement prisée par tous les partis et candidats français. Elle a de fait donné lieu au renforcement du soutien de l’UE en faveur d’« Alliances industrielles » ou de « Projets importants d’intérêt européen commun », autorisés à s’affranchir du respect intégral des règles européennes de concurrence dans tous les secteurs jugés stratégiques par les Européens et dans lesquels leurs parts de marché « domestique » apparaissent trop faibles (par exemple pour les semi-conducteurs, les batteries électriques, l’hydrogène, etc.). La guerre en Ukraine ayant elle aussi mise en exergue nos dépendances économiques de toute nature à l’égard de la Russie, elle devrait conforter la mobilisation industrielle des Européens, réduire les critiques vis-à-vis de l’Europe trop libérale et donc rapprocher les positions des candidats à la présidentielle – quand bien même les autorités communautaires et celles des autres Etats-membres ne partagent pas l’enthousiasme hexagonal pour la « réindustrialisation » et les relocalisations, dont l’intensité fait surtout écho à la désindustrialisation qui a touché notre pays dans des proportions bien plus grandes que ses voisins.

2.3. Une ouverture commerciale désormais tempérée ?

C’est aussi vis-à-vis de la politique commerciale de l’UE que la convergence des candidats à la présidentielle du printemps 2022 apparaît manifeste : quasiment aucun ne se déclare en effet favorable à la conclusion de nouveaux accords de libéralisation entre l’UE et ses partenaires mondiaux ou ne se risque à approuver la ratification de l’accord commercial conclu entre les Européens et le Mercosur ou de l’accord d’investissement conclu avec la Chine, Emmanuel Macron inclus. Si l’accord avec la Chine s’inscrit dans un contexte politique plus large (marqué par le non-respect des droits de l’homme dans ce pays), cette réticence hexagonale rassemble assez largement des candidats pour lesquels l’ouverture commerciale européenne semble davantage perçue comme un problème que comme une opportunité, alors même que la France a affiché en 2021 un déficit commercial record, qui contraste avec les excédents enregistrés par la plupart des autres Etats-membres.

C’est donc surtout sur les mots d’ordres et les mesures de régulation de la mondialisation et des échanges économiques internationaux que les candidats à l’élection présidentielle cherchent à se distinguer – et se distinguent de facto de nombre de leurs homologues européens. La création d’une « Taxe carbone aux frontières » apparaît ainsi comme une mesure emblématique soutenue par la totalité des 12 candidats, alors même qu’elle suscite un débat nourri au Parlement européen comme entre les Etats-membres. Il en va de même de nombre d’inflexions doctrinales récentes des institutions européennes, visant notamment à encourager le filtrage des investissements directs étrangers en Europe, à lutter contre la concurrence déloyale des entreprises extra-européennes bénéficiant d’aides d’Etat massives ou à mieux s’assurer de l’application effective des accords commerciaux déjà signés.

2.4. Un « Pacte vert européen » soutenu avec une ardeur très variable

C’est enfin sur le registre environnemental que la perception globale de l’UE semble avoir évolué en France par rapport au printemps 2017, notamment depuis que la mise en œuvre du « Pacte vert pour l’Europe » est la 1ère priorité de la législature 2019–2024, avec des objectifs ambitieux de neutralité climatique du continent à l’horizon 2050 et de protection de la biodiversité. Aucun candidat ne remet en cause ces objectifs dans leur principe, de sorte que leurs nuances voire leurs oppositions se cristallisent plutôt sur le rythme et la portée de la transition écologique à promouvoir.

Anne Hidalgo, Emmanuel Macron et Valérie Pécresse plaident ainsi pour une accélération des efforts afin d’appliquer l’objectif européen intermédiaire de −55 % d’émissions de C02 d’ici à 2030, tandis que Yannick Jadot propose de viser −65 %, tout en se déclarant favorable à la fin de la vente des voitures thermiques dès 2030 – enjeu sur lequel Jean-Luc Mélenchon, Anne Hidalgo et Fabien Roussel ne s’expriment pas de manière très explicite. Parce qu’il est Président sortant, Emmanuel Macron est critiqué à gauche pour son manque de résultats en matière environnementale, avec la mise en exergue symbolique des condamnations judiciaires récentes des autorités françaises pour « inaction climatique ».

C’est davantage au niveau sectoriel que les clivages entre candidats semblent demeurer vivaces, par exemple en matière énergétique ou alimentaire. Sur le premier registre, la récente « taxonomie financière » adoptée par l’UE pour « verdir » les investissements privés a mis en exergue le clivage séparant les candidats partisans de l’énergie nucléaire (dont Emmanuel Macron, Marine Le Pen, Valérie Pécresse, Fabien Roussel et Eric Zemmour) et ceux privilégiant le développement des énergies renouvelables et d’autres énergies (biomasse, hydrogène…) – ce clivage étant surtout national dans la mesure où la définition des « mix énergétiques » est de la compétence des Etats-membres de l’UE. Il n’en va pas de même pour la politique agricole commune et les normes européennes en matière de produits agro-alimentaires, sur lesquelles s’opposent les candidats favorables à l’adoption de mesures plus contraignantes pour les agriculteurs (notamment Yannick Jadot et Anne Hidalgo) et ceux pour lesquels il convient de privilégier une transition écologique plus limitée dans ce secteur, y compris au regard des conséquences de la guerre en Ukraine.

3. L’Europe puissance : un « mantra » hexagonal pas tout à fait consensuel

Objectif traditionnel de la France, la quête d’une Europe plus puissante au niveau international semble elle aussi avoir fait quelques progrès depuis 2017, et plus encore depuis l’agression militaire russe en Ukraine, dont l’ombre surplombe cette campagne présidentielle. Cette évolution de l’UE semble moins de nature à relativiser de manière nette et durable les clivages que peuvent susciter les défis géopolitiques européens parmi les candidats et les forces politiques qui les soutiennent.

3.1. Vers l’Europe puissance, avec ou sans l’OTAN ?

En même temps qu’elle a relégué à l’arrière-plan les autres débats de la campagne présidentielle, l’invasion russe de l’Ukraine a suscité une unanimité de façade dans l’opposition à Vladimir Poutine et le soutien au peuple ukrainien. Nul candidat ne semble s’opposer dans le principe à la solidarité octroyée aux victimes et demandeurs d’asile ukrainiens (voir §-3.2), ni aux sanctions imposées à Moscou. C’est seulement sur les modalités de ces sanctions que des différences apparaissent, certains candidats (dont Yannick Jadot) étant par exemple partisans d’un embargo total sur les exportations d’hydrocarbures russes ; il en va de même pour les actions de solidarité avec l’Ukraine, que certains candidats voudraient étendre jusqu’à l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne, sur le modèle utilisé lors de la guerre en ex-Yougoslavie.

Cette convergence relative et ponctuelle n’efface pas les clivages relatifs aux relations avec la Russie et les EU, soit les deux grands pays par rapport auxquels à la construction européenne a été lancée. S’ils essaient aujourd’hui de la minorer, les candidats d’extrême droite ont longtemps affiché une proximité avec la Russie de Poutine, sans doute fondée sur leur défense commune d’une identité européenne présumée blanche et chrétienne. Les candidats de la gauche radicale continuent à afficher un anti-américanisme plus ou moins explicite, qui les a simultanément conduits à une forme de complaisance vis-à-vis de la Russie (notamment Jean-Luc Mélenchon). Ces deux types de candidats ont en commun de souhaiter que la France sorte de l’OTAN, soit totalement, soit de son commandement intégré (comme Marine Le Pen, et Fabien Roussel) – ce qui les séparent des candidats plus centraux (Yannick Jadot, Anne Hidalgo, Emmanuel Macron et Valérie Pécresse) – Eric Zemmour s’opposant même frontalement à toute défense européenne.

Sur le reste, la quasi-totalité des candidats à l’élection présidentielle du printemps 2022 pourraient sinon reprendre l’antienne française selon laquelle « on n’a pas fait l’Europe pour faire un grand marché » – alors que cette perspective était un but non secondaire pour nombre d’Etats-membres – et donc s’inscrire plus ou moins fortement dans la perspective d’une Europe plus politique, sauf les candidats d’extrême droite.

3.2. Quel équilibre entre contrôle des frontières et ouverture migratoire ?

Si la « crise des réfugiés » de 2015 a divisé les partis politiques français, puis les candidats à l’élection présidentielle de 2017, l’afflux de demandeurs d’asile suscité par la guerre en Ukraine a généré une ouverture beaucoup plus large, au niveau des Français comme de ceux qui briguent leurs suffrages en avril 2022. Seul Eric Zemmour a dans un 1er temps exclu d’accueillir les réfugiés fuyant l’Ukraine, avant de se raviser en mettant en exergue leur confession chrétienne et leur présence ponctuelle sur notre territoire – ce que Marine Le Pen avait fait un peu plus spontanément. Il n’est pas certain que ce rapprochement circonstanciel résistera à l’arrivée de plusieurs centaines de milliers d’Ukrainiens sur notre territoire, et moins encore à l’arrivée concomitante de demandeurs d’asile et migrants issus du Moyen-Orient et d’Afrique. Il reste que bien peu de candidats endossent l’ouverture migratoire affichée par le contrat conclu par la nouvelle coalition allemande, ce qui fait sans doute écho aux difficultés économiques et identitaires que connait la France.

Sur un registre connexe, la crise pandémique a d’abord suscité un réflexe émotionnel quasi-unanime de retour des contrôles aux frontières nationales, avant de séparer ceux qui souhaitaient les maintenir et ceux qui ont privilégié la fermeture des frontières entre l’UE et le reste du monde (dont Emmanuel Macron). Quant aux attentats terroristes, ils ont eux aussi conduit au retour à des contrôles aux frontières nationales globalement soutenu par la plupart des candidats. Lors de son débat de l’entre-deux tours, Emmanuel Macron avait rétorqué à Marine Le Pen qu’« on n’arrête pas les terroristes aux frontières ! » : après l’attentat dans une Eglise niçoise, il a cependant annoncé le déploiement de 2000 hommes aux frontières françaises, mesure qui n’a pas été fortement critiquée par les autres partis, y compris pour militer en faveur d’un renforcement du Corps européen de garde-frontières.

3.3. L’élargissement de l’UE : un refus largement partagé ?

La récente demande d’adhésion de l’Ukraine à l’UE n’a pas suscité d’opposition frontale de la part des candidats à l’élection présidentielle, compte tenu de sa dimension émotionnelle et symbolique et de la perspective de moyen terme qu’elle ouvre. Il faut cependant bien lire entre les lignes pour discerner ceux qui seraient prêts à l’envisager de manière plus concrète, de même que pour trouver des candidats favorables à de nouvelles adhésions à l’UE, notamment des pays des Balkans occidentaux – l’adhésion de la Turquie d’Erdogan étant désormais écartée par tous.

Sur cette base, une partie des candidats indiquent que toute nouvelle adhésion éventuelle ne saurait intervenir sans approfondissement et réforme préalable de l’UE (par exemple Emmanuel Macron et Valérie Pécresse), tandis qu’une autre peut combiner opposition à l’approfondissement et à l’élargissement (notamment Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon et Eric Zemmour). Il est donc probable que la nostalgie d’une Europe plus petite qui pourrait davantage ressembler à une France en plus grand confirme la faible appétence de nombre de candidats pour un élargissement de l’UE et leur prédilection pour un approfondissement de la construction européenne – à l’exception de ceux issus de l’extrême droite.

Conclusion – Des convergences européennes en trompe-l’œil ?

Au total, ces « impressions de campagne » laissent apparaître une convergence déclaratoire assez nette des candidats à la prochaine élection présidentielle sur les enjeux européens par rapport à 2017, et qui doit sans doute beaucoup à l’évolution du contexte géopolitique des dernières années et des derniers mois et aux réactions qu’elle a suscitée au niveau communautaire. C’est parce que l’UE est devenue plus française, et les Français plus européens, que « l’Europe de Bruxelles » divise moins les candidats en ce printemps 2022. Cette convergence ne signifie pas que les clivages ont disparu, mais plutôt qu’ils se sont redéployés sur des thèmes et enjeux apparemment plus subsidiaires, sous réserve de nouvel inventaire à court et moyen terme…

Porter son regard au-delà des frontières permet de confirmer cette impression de convergence, mais aussi de laisser augurer de la perpétuation des débats et controverses suscités par l’appartenance de notre pays à l’UE sur les trois registres explorés ci-avant. L’UE paraît en effet avoir vocation à demeurer une « Fédération d’Etats-Nations », dont la dimension fédérale demeurera urticante pour notre culture unitaire et jacobine ; une construction économique fondée sur un logiciel fondamentalement libéral, fut-il actualisé à la faveur de crises successives et du durcissement de la mondialisation ; enfin une puissance géopolitique dont l’émergence a vocation à s’articuler avec celle de notre allié américain, n’en déplaise à nos traditions souverainistes et anticapitalistes. Le tableau subjectif dressé ci-avant en ce printemps 2022 si particulier se veut donc aussi éclairé que possible – au risque du trompe l’œil.

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Yves Bertoncini