Les gros mots en campagne : le nouvel horizon du « bref »

Les gros mots en campagne : le nouvel horizon du « bref »
Publié le 1 février 2022
Dans une campagne électorale pour le moment insaisissable surnagent quelques écarts de langage surprenants comme l’emblématique « Ben voyons ! » d’Eric Zemmour. Relâchement du discours ? Paresse des médias ? Emballement numérique ? Choix rhétoriques assumés ? Que révèlent de notre rapport au politique ces expressions qui semblent tirer la confrontation politique vers le bas ?

Ce n’est pas nouveau, le discours politique fait depuis longtemps usage des petites phrases ciselées, des gros mots et des formules-chocs. Cela remonte au moins jusqu’aux mazarinades, autour des années 1650, ces « remarques très-notables sur l’Estat gouverné par les estrangers avec les inconveniens qui en peuvent arriver » : « Et lors, ô Cardinal pelé, / Cardinal detesticulé », « Masturpateur insigne », « Va-t’en dans Rome estaller / Les biens qu’on t’a laissé voler ». Ces mots accompagnent les proférations politiques.

On les retrouve, plus tard, comme des monuments minuscules qui gravent dans la mémoire l’image et le statut d’un homme : le « machin », la « chienlit » et la « bamboche », c’est de Gaulle, jusqu’à sa reprise récente par un préfet vintage en période de confinement : « On fait plus la fête, la bamboche c’est terminé ! » De même, le « Pschitt…! » et l’« abracadabrantesque » désignent Chirac et en dressent une sorte de portrait. Ainsi ces mots, comme le célèbre « Vous n’avez pas le monopole du cœur » et tant d’autres, restent à la surface du discours politique, sans pour autant en exprimer la vision de fond, ni le programme, ni le combat. Ce sont des mots d’esprit ou des mots rares, des saillances, sous forme de piques ou de flèches, qui ponctuent le discours comme pour sortir le citoyen de sa torpeur.

La campagne actuelle prolonge cette tradition politique, et déjà quelques bons mots aspirent à rejoindre nos anthologies : « Ben voyons ! », « cramer la caisse », « Les non-vaccinés, j’ai envie de les emmerder », « je vais ressortir le Kärcher de la cave ». Bien sûr, la saillance est là, mais cette fois, quelque chose a changé. Les formules-chocs ne se contentent pas de manifester un trait d’esprit, sorte de mini-spectacle sur la scène du pouvoir, elles se présentent plutôt comme le foyer d’une position politique ou d’un projet, porteuses de la controverse elle-même. Elles condensent une argumentation dont elles permettent de faire l’économie. Déjà, le « en même temps », martelé par Emmanuel Macron, lors de sa campagne de 2017, pour affirmer son rejet du clivage gauche-droite, anticipait cette façon de condenser une politique en trois mots. 

D’où vient cette nouvelle culture du bref ? Comment le sens se dilate-t-il à l’intérieur des gros mots ? S’agit-il d’une nouvelle rhétorique persuasive qui assigne une place différente au citoyen électeur, en fonction de ses attentes supposées ?

Le bref est une nouvelle contrainte

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Dans une campagne qui peine à intéresser les Français, on commence à percevoir les effets du nouveau dispositif médiatique imposé par les réseaux sociaux et les plateformes numériques. Une campagne présidentielle a toujours été une bataille d’agendas. Imposer ses thèmes, ses propositions, ses formules, ses mots, c’est le premier enjeu du combat. Mais que se passe-t-il quand l’objet de l’affrontement se dérobe ? Quand on ne sait plus où, ni comment se conquiert la maîtrise de l’agenda ? Il ne suffit plus pour un candidat de viser le « vingt heures » d’une chaîne généraliste pour toucher le public le plus large possible. La télévision n’est plus le média dominant et l’audience de ses journaux est vieillissante. Le choix du média est moins important que le choix des mots et la mission qu’on leur assigne.

La question qui se pose en effet est de percer les « bulles de filtre» qui enferment les publics dans des mondes clos, de réussir à y faire entendre une autre voix que celle qui y est attendue, et de faire le buzz. Ce n’est plus le medium qui est le message, c’est le message qui est le medium. Pour trouver son chemin sur les réseaux sociaux, il doit répondre à deux critères simples : violence et brièveté.

Dans un monde médiatique où les plateformes numériques deviennent le média dominant, la bataille de l’agenda est devenue une bataille de l’attention. Les algorithmes sélectionnent les contenus qui peuvent générer des clics et amplifier la polarisation. L’agenda des plateformes a pris le pas sur celui des médias, et c’est la propagation algorithmique du message qui conditionne la réussite ou l’échec de la communication. Pour capter l’attention et accroître l’engagement des citoyens, les contenus les plus choquants sont les plus efficaces, car ils génèrent la propagation algorithmique la plus rapide et la plus forte sur les réseaux. C’est la vitesse et l’ampleur de la circulation du message dans les heures qui suivent sa publication qui priment, beaucoup plus que sa qualité ou sa pertinence.

Cette propagation du message par les utilisateurs, stimulés par les algorithmes, génère aussi sa fragmentation. Ce sont des morceaux d’information qui circulent, décontextualisés, des citations approximatives, parfois volontairement déformées. Un message réduit à un seul mot ne peut plus être fragmenté. À cette condensation maximale répond l’expansion de l’interprétation. La mesure du succès d’un « mot » est l’abondance des commentaires qu’il va susciter, préemptant la scène médiatique, capturant l’attention, et imposant son supposé contenu au détriment de tout autre. Et l’objet du débat cesse d’être le projet politique mais le choix du vocabulaire.

La brièveté ne concerne pas que les messages, elle s’applique aussi à leur durée de vie au sommet de l’agenda politique. La volatilité de l’agenda et le caractère erratique de sa construction sont un dommage collatéral de l’hégémonie des plateformes. Cette stratégie du buzz et de la propagation sur les réseaux est profondément différente de celle des médias de masse.  Naguère, le candidat essayait d’influencer l’agenda et de provoquer un changement de thématique par une mise en avant de son thème et de son angle. Désormais, c’est le gros mot, qui a pour mission, à lui tout seul, de provoquer la bifurcation de l’agenda, pour un temps très court.

De plus, autre marqueur de la spécificité de cette forme de langage dans le discours politique, le lieu de son surgissement semble lui aussi aléatoire et son support est souvent accidentel. Loin d’être inscrit dans un événement programmé, placé à l’intérieur d’un genre bien défini au sein d’une argumentation et produit dans des circonstances instituées, il survient au détour d’une phrase, comme par hasard. Sa reprise ultérieure en mot d’ordre, emblème ou élément de programme dépend de la chambre d’écho qui l’aura fait retentir.

En somme, le phénomène révèle une nouvelle logique de discours : après la disqualification du raisonnement au profit de l’émotion, voici la disqualification de l’émotion au profit du spasme, cette « contraction brusque et violente de certains muscles » (dictionnaire Petit Robert). Le spasme ici se traduit par l’hyper-dramatisation, qui consiste à mettre du récit partout, à le faire surgir d’un seul mot, de manière schématique et conflictuelle, en chauffant les valeurs à blanc, dans une proclamation idéologique rigide et simplificatrice, conduisant aussi vite à l’extinction du sens et à l’oubli.

Un premier glossaire

Les linguistes ont observé qu’une des propriétés générales du discours est son élasticité : il peut se condenser en un mot ou s’étirer à loisir, comme le montre la supposée équivalence, dans un dictionnaire, entre un mot et sa définition. Dans le discours de campagne actuel, la puissance d’effraction de ces expressions à l’emporte-pièce se traduit ainsi par leur force de pénétration et leur expansion sur la scène médiatique, tant en adhésion qu’en contestation.

Le « Ben voyons ! » d’Éric Zemmour en est un bon exemple. Cette réplique conversationnelle stéréotypée du candidat est devenue son gimmick. On la voit dans ses meetings sur des panneaux brandis par ses supporters, comme un slogan. Sa portée politique est double. D’un côté, « Ben voyons ! » sert à couper court à l’échange, sur le mode du « vous dîtes n’importe quoi ! » ou du « Vous ne manquez pas d’air ! », qui clôt toute possibilité de discussion. L’expression devient ainsi le marqueur de la conception zemmourienne du débat politique : le refus du dialogue. Et son caractère ironique renforce cet effet de disqualification de l’interlocuteur. D’un autre côté, cette signature individuelle est devenue une signature collective. Reprise en masse, elle est signe de ralliement et d’appartenance. La communauté des « Ben voyons ! » se fonde sur la connivence autour d’un grand thème : le mensonge des élites. La parole ainsi condensée suggère la dénonciation du complot pour taire le « grand remplacement », le « grand déclassement » ou les dangers de l’Islam.

« Emmanuel Macron a cramé la caisse ! » Cette phrase, prononcée d’abord (en septembre 2021) lors d’une interview dans la rue et, depuis, répétée en boucle par Valérie Pécresse, condense un jugement politique de portée générale. Elle se répand, et tend ainsi à faire office de slogan (notez l’efficacité « poétique » de l’assonance : « Macron a cramé… »). Le phénomène de reprise est ici essentiel. Il inscrit d’abord le discours de la candidate dans le récit de son propre parti et contribue alors à préciser la position qu’elle y occupe en consolidant son identité. Car elle n’invente pas l’usage politique de cette expression figée. Celle-ci a été utilisée en février 2018 par Laurent Wauquier, alors président des Républicains, à propos de la gestion des finances à la mairie de Bordeaux. Alain Juppé, le maire, accusé d’avoir « totalement cramé la caisse » de sa ville, avait alors dénoncé « l’extrême vulgarité » de l’expression. Expression-maison, en somme, qui permet à la candidate non seulement de se revendiquer à la droite de son parti, mais aussi de transcender son image de bourgeoise BCBG en exploitant un registre argotique. L’usage répété de la formule entraînant son usure, cette connotation populaire risque cependant de révéler son caractère artificiellement construit et de devenir « contre-argumentative ». Par ailleurs, la phrase, dans sa brièveté, condense un argument politique de portée plus générale en jetant l’anathème sur la dispendiosité, passion-clef de toute mauvaise gestion qui consiste à infliger la dette aux autres, aux générations futures. Enfin, signe de cette inflammation discursive, le premier ministre Jean Castex accuse à son tour Valérie Pécresse (assonance toujours : …cresse caisse…), le 30 janvier, de « cramer considérablement » la caisse, avec ses propositions de campagne.

« Je veux ressortir le Kärcher de la cave », le deuxième mot-flèche de Valérie Pécresse, possède les mêmes propriétés que le précédent, ce qui est le début d’une règle. Pour l’instant, la candidate LR ne s’autorise les gros mots que s’ils ont déjà été prononcés par un membre éminent de son parti, au risque de conforter le procès qui lui est fait d’un manque de caractère et de personnalité. Son support d’énonciation (formulé la première fois dans un entretien au quotidien régional La Provence, 5 janvier 2022), sa référence historique qui en fait un acte de filiation (référence au mot de Sarkozy, alors ministre de l’intérieur) avec le même positionnement politique (elle en « reprend le flambeau »), et enfin son extension narrative qui installe la polémique et ouvre sur le programme sécuritaire de la candidate : « Cela fait dix ans qu’il y est, il y a été remisé par François Hollande et Emmanuel Macron, et il est temps de l’utiliser » pour « nettoyer les quartiers ». Le mot peut désormais circuler, il est mis en réseau : le projet politique est contenu dans une pastille effervescente.

« Les non-vaccinés, j’ai très envie de les emmerder. Et donc on va continuer de le faire, jusqu’au bout. » Le verbe-choc d’Emmanuel Macron se trouve dans une réponse à la lassitude qu’exprimait une lectrice du Parisien, donc à la marge des supports et du discours officiels. On simule du off qui s’installe au milieu de la scène. La phrase est ainsi devenue en quelques heures centrale et décisive, comme programmée pour l’être, au cœur des réseaux sociaux et donc de la campagne elle-même. Mille fois reprise, scrutée, commentée, expliquée, (mal) traduite, mise en perspective historique, elle n’a plus de secrets et ses enjeux politiques sont mesurés au millimètre. Jamais probablement le verbe « emmerder » n’aura connu une telle dignité stratégique.

La nouveauté du bref, dont le tweet est le moule et le like, le drapeau, fait ainsi de l’éclat de langage, d’information et d’humeur le socle spectaculaire du discours politique en campagne, comprimant en un mot les valeurs, les programmes et les antagonismes, et engageant la collectivité en dehors de toute argumentation. Il satisfait – en apparence seulement – une attention citoyenne qu’on juge incapable de se concentrer au-delà d’un mot, du fait d’un dispositif médiatique piloté par les plateformes numériques et les médias d’opinion. Ce nouvel usage du gros mot est le symptôme d’un espace public fragmenté, d’une campagne incapable de bâtir un agenda cohérent, d’un débat public chaotique. On peut s’amuser bien sûr qu’un gros mot puisse se transformer en programme, mais on peut aussi s’alarmer que l’agenda d’une campagne présidentielle se construise ainsi.

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Denis Bertrand

Jean-Louis Missika