Les partis politiques face aux violences sexuelles : comment en finir avec l’arbitraire ?

Les partis politiques face aux violences sexuelles : comment en finir avec l’arbitraire ?
Publié le 4 octobre 2022

La déferlante des révélations concernant les violences sexistes et sexuelles se poursuit et frappe à présent les partis politiques. Certains – surtout à gauche – avaient tenté de prendre les devants en mettant en place des instances internes de recueil des signalements. Cependant, clairement débordées par la situation, ces instances doivent voir leur rôle profondément revu et précisé pour garantir les grands principes de la justice : impartialité, procédure contradictoire, proportionnalité des sanctions, motivation des décisions.

La vague #MeToo déferle sur la vie politique. Affaires Quatennens, Coquerel, Bayou, Hulot… Les partis de gauche sont aujourd’hui sur la sellette. Non parce qu’ils seraient davantage sujets aux violences sexuelles et sexistes que les autres  (qu’on se souvienne des affaires Eric Raoult, Georges Tron ou tout récemment Damien Abad…) mais parce que leur volonté d’exemplarité, illustrée notamment par la mise en place de cellules internes pour sanctionner certains comportements et venir en aide aux victimes s’est heurtée à une réalité : celle de l’affligeante banalité de ces pratiques dans leurs propres rangs. Ils ont ainsi dénoué les liens du silence, et cette victoire doit incontestablement être versée à leur actif. Mais, ce faisant, ils ont aussi libéré un flux continu de signalements qui les a rapidement débordés et fragilisés. Peinant à traiter correctement les affaires portées à leur connaissance, ils se retrouvent en première ligne quand d’autres se réfugient derrière le paravent de la présomption d’innocence et de la compétence exclusive de la justice pénale. 

Responsabilité pénale et responsabilité disciplinaire

Paravent commode mais bien insuffisant. Que signifie la présomption d’innocence quand les faits sont avérés et reconnus ? Quelle crédibilité y a-t-il à ergoter sur la charge de la preuve quand la preuve est faite et que les témoignages convergents s’accumulent ? A l’évidence, il ne revient pas aux partis politiques de se substituer à la justice, mais l’idée selon laquelle le juge pénal serait le seul fondé à se soucier de ces actes ne va pas de soi non plus. Dans de nombreuses professions (médecins, avocats, magistrats, militaires…), des instances disciplinaires se saisissent de comportements jugés contraires aux règles, à la déontologie ou à la dignité de la profession sans attendre le verdict d’une juridiction pénale, laquelle n’est pas toujours compétente, ni même saisie. Et quand bien même le serait-elle, quand bien même aurait-elle rendu son jugement que les instances disciplinaires pourraient encore y ajouter le leur. Autrement dit, le champ de la responsabilité pénale n’épuise pas celui de la responsabilité disciplinaire.

Pour ce qui regarde leur conception de l’exemplarité des fonctions politiques et du respect des valeurs collectives qu’ils entendent incarner, les partis politiques sont donc fondés non seulement à accueillir la parole des victimes, mais aussi à sanctionner les auteurs, et ce sans attendre le verdict d’un juge. La seule contrainte qui s’impose à eux est de s’en tenir à leur registre de compétence : ils ne peuvent bien sûr pas prononcer de peines privatives de liberté ou d’inéligibilité, ni même s’opposer à l’autorité du suffrage en suspendant un élu de son mandat électoral, mais ils peuvent exclure un membre de leur mouvement, le priver d’investiture ou lui retirer les moyens du collectif.

Des pratiques qui laissent prospérer l’arbitraire

Le problème n’est donc pas qu’ils se saisissent de ces questions et qu’ils prononcent des sanctions, mais plutôt qu’ils aient si peu réfléchi aux procédures et aux principes qui les y conduisent. A lire la presse de ces dernières semaines, les instances internes créées à cette fin mélangent les genres et les fonctions : cellules d’écoute et de soutien psychologique, instances disciplinaires et même bureaux politiques cachés… Un coup, la parole des victimes vaut preuve et jugement ; un autre, on proclame la volonté d’écouter équitablement les parties. Un coup, on se montre intraitable avec un rival ; un autre, on demande l’indulgence pour un ami. Un coup, on dit vouloir assumer le « choix arbitraire » de « croire la parole des femmes » ; un autre, on décrète qu’un camarade est au-dessus de tous soupçons. Un coup, une personne est exécutée sommairement sur un plateau de télévision ; un autre, on reconnaît qu’il n’y a pas de matière objectivable à le poursuivre…

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A l’évidence, le rôle et les méthodes de ces cellules doivent être clarifiés. Des pratiques aussi brouillonnes et erratiques laissent prospérer l’arbitraire dans l’instruction et le jugement des cas ; elles pourraient même menacer que, dans certaines circonstances et pour des raisons politiques évidentes, des victimes soient opportunément poussées à ne pas porter plainte pour ne pas déranger la hiérarchie du parti ou compromettre ses intérêts électoraux de court terme. Si les partis qui ont décidé de nommer et d’éradiquer ces violences en restent là, ils apporteront demain à leurs adversaires des arguments inespérés pour revenir au statu quo ante, celui de la dénégation de ces agissements et de l’omerta généralisée. Si, au contraire, ils veulent sortir de cette difficulté par le haut, ils doivent consentir un effort supplémentaire d’élaboration et de justification de leurs procédures.

Les principes élémentaires du procès équitable

A minima, il conviendrait de repartir des principes élémentaires du procès équitable pour les adapter à ce contexte. Premier principe, assurer l’impartialité de la formation de jugement. Il n’est pas acceptable que des personnes soient jugées par leurs adversaires politiques ou, a contrario, par des gens avec lesquels ils ont milité de longue date : les ententes et mésententes ne devraient pas avoir leur place dans ces affaires ni même pouvoir être soupçonnées d’en avoir une. Les personnes en charge de l’instruction des dossiers devraient pouvoir en être dessaisies dès lors qu’un lien personnel ou une inimitié quelconque sont établis. Afin d’éviter ces situations, il serait bon de solliciter l’intervention d’un tiers indépendant à qui serait délégué le soin de juger. Adossée à une charte commune aux différentes organisations, une commission transpartisane pourrait être constituée à cette fin. Elle permettrait non seulement d’assurer les conditions minimales d’impartialité mais aussi de mettre la pression sur les organisations politiques qui refuseraient d’y souscrire : celles qui demeureraient à l’extérieur de ce processus seraient légitimement interrogées sur les raisons de leur réticence et devraient se justifier. Serait ainsi enclenchée une dynamique vertueuse au sein de la classe politique.

Second principe, assurer le caractère contradictoire de la procédure. Un jugement équitable implique que les parties soient également entendues ; la cause, instruite à charge et à décharge ; et les droits de la défense, respectés. Il n’est pas concevable qu’une personne mise en cause ne soit pas informée des faits qui lui sont reprochés et qu’elle ne puisse pas organiser sa défense et livrer sa version des faits. De telles méthodes sont plus proches de celles des procès de Moscou que de celles d’une justice démocratique fidèle à l’héritage des Lumières. Des formations revendiquant des valeurs progressistes ne sauraient en tout cas s’y résoudre.

Troisième principe : assurer la proportionnalité des sanctions. Pour cela, il est nécessaire d’établir une échelle de sanctions – du simple blâme à l’exclusion définitive en passant par l’imposition d’une formation, le retrait d’investiture, la suspension temporaire… – et de l’appliquer avec discernement dans chaque cas d’espèce. Il s’agit non seulement de situer la gravité des faits, mais aussi de ne donner aucun motif aux personnes sanctionnées de se plaindre ultérieurement d’une inégalité dans le traitement dont elles auraient fait l’objet par rapport à une autre personne coupable de faits analogues. 

Quatrième principe : motiver les décisions. Sanctionner ou innocenter quelqu’un doit se justifier de façon explicite et publique. C’est important pour que les parties comprennent le sens de la décision, pour que le public n’y trouve rien à redire et pour que les cas futurs qui pourront être comparés à ce précédent soient instruits des leçons de l’expérience. La motivation des sanctions est en soi un trésor de justifications et un puissant levier de cohérence.

Pour une commission transpartisane

Naturellement, rien de tout cela ne sera possible sans formaliser dans le règlement intérieur des organisations concernées un certain nombre de normes et de procédures. C’est un long travail qui commence et qu’il est urgent de mener en ayant clairement à l’esprit les conditions élémentaires d’une justice équitable.     

Bien sûr, ce travail soulèvera des contestations. Des militantes et des militants s’élèveront contre la proportionnalité des sanctions et refuseront de hiérarchiser la gravité des faits en considérant que chaque violence, quel qu’en soit le degré, viole la dignité des victimes et que toute forme de tempérance dans le jugement, toute quête de justesse dans la décision vaut complicité avec le maintien d’un ordre millénaire de domination. Mais c’est précisément là qu’il importe de distinguer entre le jugement moral ou politique d’une part, et le jugement judiciaire ou disciplinaire de l’autre. Le premier se déploie dans l’ordre des généralités et la radicalité peut y avoir sa place : il ne considère pas des individus et des cas singuliers, mais des catégories sociales ou historiques. Le second a un autre objet : la protection d’un ordre public démocratique dans lequel chacun doit pouvoir se comparer à autrui et exiger l’égalité de traitement par les institutions et la juste rétribution de ses actes individuels. Dans un prétoire, on ne juge jamais les hommes, mais un homme ; jamais une classe ou une catégorie de personnes, mais une personne. Distinguer le champ de la morale et de la politique, d’une part, et celui du jugement judiciaire ou disciplinaire, de l’autre, est le premier défi des débats en cours.

Ce travail soulèvera également des objections quant à l’application du contradictoire. L’idée de mettre sur un pied d’égalité la parole de la victime et celle du coupable, ne serait-ce que le temps d’une instruction, peut avoir quelque chose de scandaleux. A fortiori quand la présomption d’innocence impute à la partie qui accuse la charge de rapporter la preuve de ses allégations alors même qu’elle a vécu dans sa chair la souffrance qu’elle rapporte devant les juges. Le domaine des violences sexuelles et sexistes n’a rien de singulier de ce point de vue : le contradictoire est une épreuve pour toutes les victimes, les avocats le savent bien qui préparent souvent leurs clients ou leurs clientes à la dureté de ce rendez-vous. Naturellement, singulièrement dans les affaires qui nous occupent, la protection de la victime entre en ligne de compte : elle peut notamment redouter qu’une fois informée, le mis en cause se retourne contre elle. C’est pourquoi il importe qu’elle soit le plus entourée possible dans cette démarche qui peut être, pour elle comme pour de très nombreux justiciables, une épreuve supplémentaire, et qu’elle consente de manière explicite et éclairée à la procédure.

Le chantier est vaste. Mais s’il n’est pas ouvert sans attendre, il est à craindre que les décisions qui sont prises aujourd’hui soient contestées demain, ajoutant aux probables défaites judiciaires devant les tribunaux administratifs le sentiment d’un cuisant échec politique.

Il semble donc pertinent de réorganiser en profondeur les procédures disciplinaires des partis politiques. Les cellules d’écoute qui ont été mises en place ces derniers mois pourraient être maintenues mais avec la fonction unique de recueillir la parole des victimes, de leur apporter toute l’aide nécessaire et de les informer de leurs droits : celui de saisir la justice naturellement, mais aussi celui de saisir l’instance disciplinaire. Idéalement, celle-ci devrait être une formation transpartisane composée de représentants des organisations militantes volontaires et de personnalités qualifiées. Pour éloigner le risque de biais politiques dans le jugement, les personnalités qualifiées devraient être majoritaires et disposer d’un mandat non renouvelable. C’est à cette formation qu’il reviendrait d’instruire les dossiers, d’entendre les parties et de prononcer des sanctions. L’organisation politique qui, ayant adhéré à la charte commune, refuserait d’exécuter ces sanctions se mettrait de fait en marge de la commission et ne pourrait plus y recourir.

Pour en finir avec l’arbitraire, il faut une procédure impartiale et transparente.

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Thierry Pech