Présidentielle 2022 : la bataille des nostalgies

Présidentielle 2022 : la bataille des nostalgies
Publié le 27 avril 2022
Trop peu tournés vers l’avenir, les programmes électoraux n’ont pas intéressé les Français. Pourquoi cette emprise du passé sur nos récits politiques ? Comment échapper à la tentation du déclinisme ? L’élection présidentielle n’a pas permis de répondre à ces questions.

La campagne présidentielle n’a pas passionné les Français. On a souvent mis sur le compte des circonstances, l’ennui et le manque d’intérêt que chacun a ressenti : la pandémie d’abord, la guerre en Ukraine ensuite. Cependant on ne peut exclure que ce soit dans la campagne elle-même qu’il faille chercher les causes de ce spleen national.

Une chose est frappante quand on examine les récits des candidats du premier tour : ils sont tous tournés vers le passé, et ils ont décliné, chacun à sa façon, l’abaissement de la France et le regret d’une période révolue et euphorisée ; ils se sont ainsi opposés dans une sorte de bataille des nostalgies au point d’en dresser une véritable anthologie. Tous sauf un, le candidat écologiste, mais nous y reviendrons.

Commençons par les candidats d’extrême-droite. On se souvient du clip de candidature d’Éric Zemmour qui mobilisait Belmondo, Delon, Bardot, Johnny Halliday, Aznavour, Brassens, Barbara, Victor Hugo, Chateaubriand, Pascal, Descartes, La Fontaine, Molière, Racine, Napoléon, De Gaulle, ou Jeanne d’Arc… Une accumulation de références, une appropriation culturelle tous azimuts pour fabriquer le mythe d’une France millénaire, blanche et chrétienne. La nostalgie de toutes les nostalgies. Mais derrière ce kaléidoscope, une période émerge, celle de l’Empire colonial français. Marc Olivier Padis brosse un portrait saisissant des ressemblances entre les récits de Vladimir Poutine et d’Éric Zemmour :

« Le cas russe est central dans (son) argumentaire parce qu’il sert de projection actualisée à sa vision de l’histoire française. Un ancien empire humilié qui doit retrouver sa puissance et sa voix dans le monde, quitte à briser les règles du jeu international : c’est un portrait de la France telle que la voit Zemmour. Quand il déclare qu’il rêve d’un Poutine français, c’est qu’il voit dans la Russie une image de la France. La Russie ne se remet pas d’avoir perdu son « bloc » en 1989, la France garde les cicatrices de la fin de l’Algérie française (dont sa famille est originaire). La Russie est menacée par l’impérialisme américain, la France est menacée par le « Grand remplacement » migratoire du Sud. La Russie mène une politique étrangère selon ses propres règles, la France est bâillonnée par sa volonté d’intégration européenne et sa place dans le « camp » occidental ».

Le cas de Marine Le Pen est plus complexe. Elle vient d’un parti, fondé par son père Jean-Marie Le Pen, qui s’est inscrit durablement dans la nostalgie du pétainisme. Un mouvement xénophobe, antisémite, hostile au cosmopolitisme, et critique des élites. Elle a fait beaucoup d’efforts pour s’éloigner de ces racines : changement de nom du parti, exclusion de Jean-Marie Le Pen et des ultras identitaires, abandon du culte de Jeanne d’Arc, condamnation de l’antisémitisme. Son récit du peuple trahi par ses élites, des étrangers qui nous envahissent, et de l’Islam qui nous submerge, est devenu plus atemporel, moins lié à cette période de l’histoire de France. Et cette dédiabolisation a connu le succès. Il reste cependant encore beaucoup d’éléments de cet ancrage dans la France de Vichy. Son programme est fondé sur la préférence nationale et le familialisme qui font écho au « travail, famille, patrie ». Elle partage avec Éric Zemmour une admiration pour Vladimir Poutine et la volonté de collaborer étroitement avec une dictature, qui renvoie à la relation du Maréchal Pétain avec Adolf Hitler. Et l’on assiste parfois à un retour du refoulé, quand dans un lapsus révélateur, Marine Le Pen dit, sur TF1 le 6 avril, qu’elle souhaitait être la première femme « Chef de l’Etat français ». Notre pays n’a connu qu’un seul Chef de l’Etat français, le Maréchal Pétain de 1940 à 1944. Cheffe de l’Etat français ou Présidente de la République française, la frontière est toujours présente, même si elle est moins visible.

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Du côté de l’extrême-gauche, le candidat communiste, Fabien Roussel a fait de sa nostalgie un slogan : la France des jours heureux. Et cette France était celle du Front populaire, des congés payés, des prolos, des guinguettes sur la Marne… et de l’époque où le parti communiste était le parti de la classe ouvrière. Cette nostalgie d’un monde ouvrier idéalisé, culturellement homogène, conscient de son identité et de sa force a rencontré un vrai succès médiatique, qui ne s’est pas traduit lors du premier tour. Thierry Pech remarque que « L’identification des ouvriers aux mondes de l’atelier et des usines d’antan relève de la persistance rétinienne d’une gauche nostalgique… », et le sociologue Roger Cornu le souligne judicieusement : « la classe ouvrière n’est plus ce qu’elle n’a jamais été », ce qui, pour finir, ne fait pas beaucoup de suffrages dans les urnes.

Jean-Luc Mélenchon, lui, était porteur de la nostalgie du « socialisme réel » du XXème siècle : économie planifiée et administrée, nationalisations, blocage des prix et impôts confiscatoires étaient au cœur de son discours. Une économie entièrement sous le contrôle de l’Etat, légèrement repeinte aux couleurs de l’écologie, où la planification socialiste cède la place à la planification écologique, mais les ressorts et surtout le récit sont exactement les mêmes : une révolution pacifique et joyeuse, le peuple qui prend le pouvoir par l’intermédiaire de son leader, le capitalisme abattu, la fraternité qui triomphe, les bisounours au pays des soviets. Instruit par son expérience de 2017, Jean-Luc Mélenchon a su échapper au piège de la localisation de son modèle. Nulle référence cette fois-ci au socialisme bolivarien, à Hugo Chavez et au Venezuela, encore moins à la Chine, à l’Union Soviétique ou à Cuba. Pour que l’utopie ne vire pas à la dystopie, elle doit être pure de toute expérience antérieure, ce qui n’empêche pas, dans le récit, la multiplication des références à la guerre froide : le mouvement des non-alignés, le pacifisme, la sortie de l’OTAN, l’anti-américanisme. Et aussi l’altermondialisme que l’on retrouve dans le slogan « Un autre monde est possible ». Le succès de ce récit montre l’intensité de la passion égalitaire en France, et l’acceptation d’un modèle césariste, où un leader est l’incarnation de cette passion et la promesse de sa réalisation. Et ma génération a appris qu’il ne sert à rien de citer Soljenitsyne, Vladimir Boukovski, ou Simon Leys, pour convaincre la génération suivante. Chaque génération doit faire sa propre expérience, et découvrir par elle-même que l’économie planifiée porte le totalitarisme en son sein, comme la nuée, l’orage.

Etrangement, Anne Hidalgo et Valérie Pécresse ont exprimé dans cette campagne une nostalgie similaire, opposée par sa polarité politique mais reposant sur la même rationalité : nostalgie d’une France où les partis politiques qu’elles représentaient, l’une à gauche, l’autre à droite, se partageaient le pouvoir dans une alternance bien réglée. Leur récit national était un récit partisan, ce qui explique sans doute le peu d’écho qu’il a rencontré. Quand l’une disait qu’Emmanuel Macron était de droite, l’autre affirmait qu’il n’était pas vraiment de droite. Quand l’une vantait le temps heureux où la social-démocratie était puissante, l’autre rappelait que seule la droite savait (bien) gouverner la France. Quand l’une disait Jaurès, Blum et Mitterrand, l’autre disait De Gaulle, Chirac et Sarkozy. Ce récit centré sur l’identité politique du pays manque de force émotionnelle et ne touche pas les électeurs, même ceux qui partagent la même sensibilité politique. Parler de soi ne suffit pas, surtout quand on en parle au passé. Car cette nostalgie est fondée sur une évidence qui n’a plus cours, condensée dans une expression figée, devenue soudain anachronique : leurs partis étaient « partis de gouvernement ». Transformés en partis marginaux, tout le dispositif narratif s’effondre.

Et Emmanuel Macron, le trublion de 2017, s’est lui aussi réfugié dans la nostalgie. Il a d’abord pris acte que le récit du déclin de la France était devenu hégémonique. Son récit est moins crépusculaire que celui de ses adversaires, mais il n’en est pas moins décliniste. Lors de son seul meeting du premier tour le 4 avril 2022, Il a filé l’anaphore du « c’est injuste » :

« Pourtant comme vous je vois encore tant de vies empêchées, comme vous, je sais toutes les lenteurs qui alimentent l’impatience, tant de blocages qui nourrissent la colère et moi aussi vous savez, comme vous, je me suis parfois impatienté. Ça allait trop lentement et ça n’allait pas assez loin. Mais mes amis, comme vous, je sais toutes ces vies encore empêchées, bloquées, comme vous, je vois les difficultés à finir le mois, les situations d’insécurité, les difficultés qui se multiplient … Oui comme vous, comme vous mes amis, je ne me résoudrais jamais à ce que des Français qui travaillent, voient tous leurs salaires partir en plein d’essence, en factures, en loyers et renoncent finalement à offrir un cadeau à leurs enfants, c’est injuste … Oui je ne me résoudrais jamais, jamais à ce qu’après une vie de travail, des retraités puissent encore manquer d’argent et devoir aller à l’aide alimentaire, c’est injuste … Je ne me résoudrais jamais à ce que des mères renoncent à leur carrière parce qu’elles veulent fonder une famille, c’est injuste … Je ne me résoudrais jamais à laisser des familles dans l’angoisse, rester sans solution face au grand âge, c’est injuste …  Je ne me résoudrai jamais à ce qu’on puisse faire des économies au détriment des Français les plus précaires, les plus modestes tandis que d’autres fraudent, c’est injuste … Je ne me résoudrai jamais à ce que face aux crises, notre jeunesse sombre dans la solitude, le désespoir parfois, c’est injuste … Je ne me résoudrai jamais à voir des quartiers entiers de notre République être stigmatisés, n’avoir parfois pas les mêmes chances, c’est injuste … Je ne me résoudrai jamais à ce que certains de nos compatriotes puissent vivre dans l’insécurité … »

Sur l’éducation, son diagnostic est sévère et fait écho à celui de ses adversaires :

« L’ascenseur social reste encore trop en panne, trop de professeurs sont encore découragés, trop de parents inquiets, trop d’élèves malheureux, Mais nul n’ignore leur épuisement, parfois la perte de sens parce que trop de postes manquent ! Ils manquent pourquoi ? Parce qu’il y a eu des découragements, parce que les vacataires – c’est vrai ce que vous dites – ont trop souvent été pris, mais parce que les emplois pérennes n’étaient pas assez bien payés ou parfois pas pourvus, parce que le système s’est bloqué lui-même sur ses incohérences, soyons clairs sur parfois la bureaucratisation, les règles devenues absurdes. »

Et sur l’hôpital, son jugement est encore plus sévère :

« Nous avons à la fois la perte de sens du côté des soignants et les pertes de chances du côté des patients avec ce qu’on appelle les déserts médicaux dans tant de nos campagnes, dans tant de quartiers, nos compatriotes ne trouvent plus les soins à portée de rendez-vous. Dans tant de nos campagnes, dans tant de nos quartiers, y compris parmi les plus âgés, les plus vulnérables, ils ne trouvent plus de médecins, c’est une réalité. Ces déserts médicaux, on sait ce que ça produit : de l’inégalité, de l’inégalité devant la maladie parce qu’on sait comment ça se passe : on renonce à un rendez-vous parce qu’il n’y a pas de consultation possible et un deuxième, et puis ce qui aurait pu être arrêté ou prévenu, s’aggrave. Les pertes de chances, c’est cela ce que nous vivons et l’inégalité en matière de santé ne pourra être combattue que si précisément nous arrivons à conjurer ces déserts médicaux. »

Dans le domaine économique, la nostalgie d’Emmanuel Macron s’ancre dans les trente glorieuses et le temps béni où l’Etat pilotait la politique industrielle et construisait les grandes cathédrales technologiques françaises qui avaient pour noms Concorde, Airbus, Ariane, TGV, Rafale ou nucléaire, ce qu’Elie Cohen a appelé le « Colbertisme high tech ». Le 12 octobre 2021, Emmanuel Macron a présenté un grand plan d’investissement appelé « France 2030 », qui, malgré son titre, dégageait un puissant parfum rétro. Comme du temps de De Gaulle et de Pompidou, c’est le Président qui désigne souverainement les filières technologiques dans lesquelles l’Etat va investir, « (il) voit l’avenir nucléaire en SMR (petits réacteurs nucléaires de 30 à 400 Mégawatts), la filière hydrogène avec les électrolyseurs, le nouveau spatial avec les mini-lanceurs récupérables et les minisatellites, l’agriculture avec les apports de la robotique, des drones et de la génétique… » note Elie Cohen.

Mais le Colbertisme high tech est mort, les grands projets étaient fondés sur des champions nationaux publics, pilotés par une élite homogène issue des grands corps et circulant entre politique, industrie et régulation. Non seulement l’Etat ne dispose plus des forces et des compétences nécessaires, mais l’innovation technologique, comme la nostalgie, n’est plus ce qu’elle était. Les grands projets centralisés et organisés militairement, ont cédé la place à une innovation décentralisée, coopérative et pilotée par des acteurs diversifiés. Précisément ce que l’Etat français ne sait pas faire. Ni les énarques, ni les polytechniciens n’ont appris cela dans leurs écoles. La nostalgie de l’Etat entrepreneur n’a pas plus de consistance que la nostalgie de la France coloniale ou impériale, et la grandeur de la France n’est pas une reconstruction historique, quel que soit le morceau d’histoire sur lequel on bâtit son récit national.

Dans ce musée des nostalgies françaises, le seul qui n’avait pas sa place était le candidat écologiste. Le réchauffement climatique est le sujet majeur du XXIème siècle, et il attend encore son grand récit politique. Les adversaires de l’écologie se servent d’ailleurs du passé pour la combattre : le « retour à l’âge de pierre », « s’éclairer à la bougie », « les Amish », « la grande famine ». Ici, la mémoire est utilisée pour susciter la peur et le rejet.

La plupart des acteurs politiques se réfugient dans un discours de la nostalgie parce que le moteur prospectif de leurs récits ne fonctionne plus. Le développement de l’exploitation de la planète est devenu irrationnel, le monde qu’il dessine n’existe pas, parce qu’il est devenu inhabitable. Tout se passe comme si l’épuisement des ressources terrestres se signalait par l’épuisement des ressources du récit politique. Mais ceux qui devraient raconter ce changement de paradigme – de la croissance à l’habitabilité, du développement à la sobriété, de la prédation à la régénération – sont étrangement aphasiques et semblent incapables de rendre cet avenir désirable.

Bruno Latour a expliqué cette incapacité :

« Ils ont pensé à tort que faire rentrer la nature dans la politique ne posait pas de problèmes fondamentaux. Les écologistes sont souvent très scientistes. Pour eux, c’était une évidence scientifique… Vous avez vu le film Don’t look up, les écologistes sont comme les deux scientifiques du film, ils pensent que les dérèglements climatiques sont tellement impressionnants, effrayants, et scientifiquement démontrés, qu’ils suffisent au fond à entraîner les esprits. Ce n’est pas comme ça que cela marche. En politique, les faits ne suffisent pas… Ce qui limite la bande passante de l’écologie politique est cette incapacité à appréhender ensemble l’histoire, les sciences, la culture, les arts, les romans. C’est tout un travail qui n’a pas été mené… Une vision scientiste des faits à propos de la nature et de la politique est une impasse. Les faits scientifiques ne déterminent pas la décision politique. Il n’y a pas de politique sans controverses.  » 

Le drame de l’écologie politique se noue dans cette parole sans ancrage, sans histoire, sans la puissance d’un imaginaire narratif, une parole à plat qui juxtapose des faits et des propositions. Un récit politique sans passé ni futur n’a guère de chance d’avoir une quelconque présence et c’est ainsi qu’a été ressentie la campagne de Yannick Jadot, sans narration et donc sans consistance. Il était inaudible parce qu’il ne racontait rien. Du coup, le seul récit qui hante la conscience collective est celui de l’apocalypse climatique. Notre monde va s’effondrer, l’humanité va disparaître, à quoi bon faire quoi que ce soit.

Ainsi, la catastrophe annoncée s’oppose aux nostalgies et vient les renforcer. Quand il n’y a pas de futur, on s’accroche à un passé idéalisé. La nostalgie devient un refuge face aux dangers, un cocon face aux déclins annoncés. Mais personne n’est dupe.

Cet inventaire de nos nostalgies est intéressant en ce qu’il dresse une anthologie historique des réminiscences qui peuplent notre mémoire collective et dessine ainsi une sorte de patrimoine national. Mais la compétition des nostalgies elle-même ne peut déboucher sur du projet. Car la définition de cette passion hante en secret les discours : « Nostalgie : état de dépérissement et de langueur causé par le regret obsédant du pays natal, du lieu où l’on a longtemps vécu ». (Petit Robert) Vue de près, cette définition montre moins un « état » nostalgique, qu’un mouvement lent de dégradation progressive qui conduit à l’absence d’euphorie de l’état actuel. Le récit de la nostalgie, quel que soit son objet, verse sur l’électeur le goutte à goutte du déclin. Le désenchantement est une conséquence logique du discours politique de la nostalgie.

Cette campagne laisse les Français orphelins d’un avenir partagé, on leur a juste demandé de choisir entre des nostalgies dont aucune n’a la moindre chance de se réincarner dans un avenir commun. Un récit politique a besoin de l’histoire pour articuler une communauté de mémoire à une communauté de destin, mais jamais il ne peut promettre de ressusciter un passé révolu, fût-il un âge d’or. C’est par paresse qu’il joue de la nostalgie en berçant les citoyens dans l’illusion que la solution se trouve dans une régression sans issue. Le refuge dans la nostalgie est peut-être confortable et rassurant mais il a un défaut : il ne peut dessiner aucun avenir.

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Jean-Louis Missika