Sans majorité, un parlement revalorisé ?

Sans majorité, un parlement revalorisé ?
Publié le 24 juin 2022
Deux idées sont au cœur des interprétations du scrutin législatif depuis quelques jours. La première est que ce scrutin aurait fonctionné comme une élection proportionnelle. La seconde, que le parlementarisme serait de retour dans notre pays, comme l’a suggéré ici même notre collègue Jean-Louis Missika. On discute ici rapidement ces deux thèses.

1. A l’image d’une proportionnelle

L’idée s’est répandue dans les médias et les commentaires : les élections législatives se seraient transformées en un scrutin proportionnel. A l’appui de cette lecture, le fait que la composition de la nouvelle assemblée reflète assez bien l’équilibre des forces tel qu’il ressortait du premier tour de l’élection présidentielle ou encore du premier tour des élections législatives, alors même que le scrutin majoritaire à deux tours nous avait habitué à une considérable déformation de cet équilibre au profit du groupe majoritaire. Cette lecture repose en réalité sur une illusion d’optique, pour plusieurs raisons.

Première raison : si vraiment le scrutin avait été proportionnel et si l’on se base sur les résultats du premier tour pour imaginer son effet sur la composition de la chambre, le RN n’aurait pas aujourd’hui 89 sièges mais 110 (19% des sièges) ; la NUPES n’aurait pas 142 sièges mais près de 150 ; et surtout Ensemble n’aurait pas 246 sièges mais moins de 150… Bref, le tableau ne serait pas du tout le même. Bien sûr, on peut imaginer de nombreuses modalités d’organisation du scrutin proportionnel (prime majoritaire ou pas, scrutin de liste nationale ou départementale, etc.) mais, dans l’ensemble, le principe de proportionnalité aurait modifié de manière significative le résultat obtenu.

Seconde raison : un scrutin proportionnel n’aurait sans doute pas poussé le PS et EELV à faire alliance avec LFI. Vitale dans le cas d’un scrutin majoritaire uninominal à deux tours (et avec un seuil de qualification à 12,5% des inscrits, barrière incroyablement élevée), cette stratégie a beaucoup moins d’intérêt dans le cas d’un scrutin proportionnel qui promet à chacun d’avoir un nombre de sièges rigoureusement fidèle à sa « part de marché » dans les urnes. Sauf à ce qu’un seuil minimal de voix empêche les petits partis de conquérir le moindre siège (auquel cas, ils gardent un intérêt à faire alliance), il n’y a a priori aucune raison stratégique de ne pas défendre ses idées à son propre compte. La proportionnelle ne redonne pas seulement un rôle considérable aux partis : elle leur redonne beaucoup d’autonomie dans la compétition.

Troisième raison : les électeurs n’auraient sans doute pas voté de la même façon. Autant la concentration des voix sur une même formation est une condition décisive pour espérer se qualifier pour le second tour et faire perdre l’adversaire dans le cadre d’un scrutin majoritaire à deux tours, autant ce n’est absolument pas un impératif dans un scrutin proportionnel. En ce sens, la proportionnelle incite moins à des comportements stratèges.

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En revanche, il est très probable que, compte tenu de son niveau de fragmentation, l’adoption d’une loi portant modification du mode de scrutin législatif en faveur de la proportionnelle serait un aller simple contrairement à ce qui s’était passé en 1988 où la nouvelle assemblée s’était empressée, après l’expérience de 1986, de revenir à un scrutin majoritaire.

2. Le long chemin du compromis

Une autre idée fait son chemin dans le débat public : le parlementarisme serait de retour. Il est certain que l’Assemblée nationale issue de ces élections retrouvera dans les semaines et les mois qui viennent une centralité qu’elle n’avait pas connue depuis plus de vingt ans. Et il est juste de remarquer que la Ve République fait preuve, dans de telles circonstances, d’une remarquable plasticité : habituellement « présidentialisée », elle se met en mode « parlementaire » en cas de disjonction des majorités exécutive et législative ou en cas de majorité relative, comme on le voit aujourd’hui. De fait, compte tenu de la fragmentation des groupes en présence et de la distance qui sépare la majorité présidentielle de la majorité absolue, le Parlement ne sera plus une instance d’enregistrement des volontés de l’exécutif. A tout le moins celui-ci devra-t-il anticiper les desiderata des uns et des autres pour trouver une majorité législative sur ses textes. Et il devra sans doute s’attendre à ce que ses textes fassent l’objet d’amendements qu’il ne pourra pas facilement rejeter. Il devra également vivre sous la menace de motions de censure plus fréquentes. Si, par aventure, il trouve le chemin d’une coalition (par exemple avec LR), il devra vivre avec une majorité parlementaire plus composite et moins stable que par le passé. Bref, il devra se faire à l’idée que les pouvoirs exécutif et législatif sont à nouveau clairement divisés.

Toutefois, cette situation soulève plusieurs questions : ce parlementarisme est-il cohérent avec le bicéphalisme de l’exécutif tel qu’il s’est organisé depuis plus de vingt ans ? Les différents groupes en présence sauront-ils trouver le chemin de compromis utiles ou bien conduiront-ils à la paralysie ?

La première question a son importance. Nous nous sommes habitués à l’idée que le Premier ministre n’est au fond qu’un collaborateur du Président de la République et en tout cas son obligé : l’initiative et le projet sont à l’Elysée et non à Matignon. Or, s’il est nommé par le président de la République, c’est bien le Premier ministre qui est responsable devant le Parlement. Si l’on voulait pousser jusqu’au bout la logique du parlementarisme, il faudrait s’attendre à ce que le Premier ministre gagne en autonomie par rapport au Président de la République et que celui-ci se retire de nombreux débats. La logique parlementariste appelle donc en théorie un recul du Président et une montée en puissance du Premier ministre. Il est amusant de constater qu’en dépit de ce qui vient d’être dit, les mêmes qui célèbrent le retour du parlementarisme passent de longues heures sur les plateaux de télévision à se demander ce que va faire et décider Emmanuel Macron au lieu de se demander ce que va faire et décider Elisabeth Borne ou qui pourrait (et accepterait de…) la remplacer.

La seconde question, portant sur l’attitude des partis, est plus importante encore. Oui, la situation issue des élections législatives redonne de la centralité au Parlement, lequel devrait enfin redevenir un lieu où l’on… parlemente ! Mais quelle sera au juste l’attitude des groupes parlementaires ? Seront-ils disposés à entrer dans une culture de la négociation et du compromis comme on l’observe dans de très nombreuses démocraties européennes ? La question n’est pas qu’une affaire de « culture », mot derrière lequel on suppose une forme d’inertie des habitudes et des postures. En réalité, c’est d’abord une affaire d’anticipation sur l’avenir, c’est-à-dire de stratégie. La plupart des groupes d’opposition – LFI et RN en particulier – ont plutôt envoyé jusqu’ici des signes d’intransigeance. Ils ont d’ailleurs clairement affiché leurs intentions : se servir de leur forte présence au Parlement pour préparer les batailles futures et paver le chemin de leur victoire. Pour eux, du moins jusqu’ici, la vie parlementaire ne sera qu’une façon de continuer la guerre politique par d’autres moyens. Et chacun de loucher sur l’élection présidentielle de 2027. Leur anticipation est que le système finira par retomber sur ses pieds et par revenir à l’ordinaire, c’est-à-dire la sujétion du Parlement. Une anticipation qui n’a aucun sens dans les autres démocraties européennes où chacun sait d’avance que le système restera parlementaire.

Ils sont d’autant plus encouragés à raisonner de cette façon qu’ils peuvent très bien redouter une dissolution à court ou moyen terme, arme dont le Président de la République a le monopole, lui qui n’est en rien responsable devant le Parlement. Dans cette perspective, il faut être prêt, pensent-ils, à se présenter à nouveau devant les électeurs dans toute la pureté de leurs engagements et donc ne pas trop (se) compromettre en chemin. Bien sûr, cette attitude peut stériliser la vie parlementaire, organiser les conditions de sa paralysie et, de ce fait même, hâter la dissolution redoutée. Mais, face au risque de passer pour les responsables du blocage, le risque de compromettre ses chances de gagner le prochain tournoi démocratique l’emporte largement dans beaucoup d’esprits. Et le blame game qui pourrait s’engager entre temps (rejeter la faute du blocage sur l’adversaire) n’est gagné pour personne : le gouvernement dira que les oppositions ne font aucun effort et paralysent le pays, mais les oppositions répondront que si le gouvernement avait fait plus de concessions, on n’en serait pas là… Ce cercle vicieux qui finira par opposer les deux légitimités issues du suffrage universel – celle du Parlement et celle du Président de la République – débouchera alors nécessairement sur la première dissolution depuis plus d’un quart de siècle.

Bien sûr, pour les acteurs qui participent traditionnellement d’une culture de gouvernement, l’option de l’opposition intransigeante n’est pas forcément la meilleure et, en tout cas, elle n’est pas sans risque. C’est en particulier le cas pour le groupe LR qui, par son nombre, pourrait jouer le rôle de pivot. Le chemin de l’intransigeance risque en effet de les pousser un peu plus dans l’orbite du RN ou en tout cas de susciter une indistinction croissante entre une formation d’extrême-droite qui ne cèdera rien et une formation de droite traditionnelle où les composantes les plus radicales se sont fait une place de choix. Après tout, le SPD en Allemagne a montré que l’on pouvait remporter une élection en sortant d’une position de partenaire junior de coalition. Ce dilemme, qui travaillera d’une autre façon les élus PS et EELV, n’est pas près de les lâcher… Au-delà des désaccords de fond qui séparent ces formations du groupe majoritaire, des considérations stratégiques liées à notre système institutionnel freinent clairement le développement de compromis de gouvernement.

On le voit, le parlementarisme dont on célèbre le retour dans notre pays est à la fois fragile et très imparfait. Ses chances de réussite sont, à l’heure où nous écrivons, fort minces.  

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Thierry Pech