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Note

UE 2020: L’Europe n’a pas les moyens de ses ambitions

L’agenda « UE 2020 », qui définit la stratégie de croissance de l’Union européenne pour les années à venir, propose l’objectif pour le moins consensuel d’une croissance « plus intelligente, durable et inclusive ». Les leçons de l’échec de la précédente stratégie, dite « de Lisbonne », n’ont pas été tirées : l’agenda « UE 2020 » repose largement sur la bonne volonté des États-membre et évite la question cruciale du relèvement des marges de manœuvre budgétaires et réglementaires de l’Union . Terra Nova organise le 22 avril en mairie du IIIe arrondissement de Paris un débat en présence de Walter Veltroni, Pierre Moscovici, James Purnell et Loukas Tsoukalis pour envisager des solutions pour relancer le projet européen.
Publié le 

Loin des objectifs affichés à Lisbonne en mars 2000, l’Union européenne en 2010, prise dans la tourmente consécutive à la crise financière, voit son potentiel de croissance diminuer et les marges de manœuvre de l’action publique s’amenuiser. Indépendamment des effets de la crise, elle n’est pas parvenue à rehausser sa productivité afin de faire face aux défis du vieillissement et de la montée en puissance des économies émergentes. Elle doit aujourd’hui définir un nouveau modèle de développement et se donner les moyens de mener une transformation d’ampleur de son système productif, qui passe en outre par son adaptation aux impératifs de la lutte contre le changement climatique. La stratégie « UE 2020 » doit répondre à l’ensemble de ces enjeux.

José Manuel Barroso a beau proclamer que « l’heure de vérité » a sonné pour l’Europe, on ne peut que constater le faible écho que rencontre aujourd’hui la proposition de stratégie « UE 2020 » chez les citoyens et même les pouvoirs publics. Après la grande crise des années 1970, les gouvernements européens avaient entrepris de « sortir par le haut » de leurs difficultés économiques en lançant le projet de marché unique, prolongé par l’adoption de l’euro. Aujourd’hui, aucun grand projet européen ne vient alimenter le débat politique sur « l’après-crise ». L’Europe n’est plus vue comme la solution aux grands problèmes du continent.

Dans cette atmosphère de désintérêt généralisé, la stratégie proposée semble tenir pour acquis que les moyens nécessaires – financements européens, leviers d’action sur les politiques nationales… – ne seront pas au rendez-vous. Elle formule des objectifs louables mais propose peu de mécanismes et d’instruments nouveaux. Alors que les grands défis des années qui viennent sont, pour l’essentiel, communs à tous les Etats membres, l’Europe aurait pourtant besoin d’un vaste effort collectif, fondé sur la coopération, plutôt que d’une juxtaposition de politiques nationales.

1 – Des intentions louables

Le grand mérite de la stratégie « UE 2020 » par rapport à la stratégie de Lisbonne est qu’elle se fonde sur un constat beaucoup plus réaliste de la situation économique de l’Union. En quelques mois à peine, la crise financière a effacé les progrès économiques accomplis pendant la dernière décennie. 10% de la population active européenne se trouve aujourd’hui sans emploi. Les faiblesses structurelles qui demeuraient (innovation insuffisante, faible taux d’emploi, vieillissement de la population) hypothèquent encore plus l’avenir qu’il y a 10 ans.

Loin de l’euphorie du changement de siècle qui dominait le sommet de Lisbonne, la Commission présente trois scénarios possibles pour l’Europe en 2020, dont on devine aisément lesquels sont les plus réalistes : celui d’une « reprise durable », l’Europe étant capable de sortir de la crise en augmentant son potentiel de croissance, celui d’une « reprise lente », l’Europe connaissant une perte définitive de richesse et reprenant son sentier de croissance sur une base érodée, et enfin le scénario de la « décennie perdue », caractérisée non seulement par une perte de richesse mais par une baisse durable de sa croissance potentielle.

Le modèle de croissance que promeut la stratégie « UE 2020 » est fondé sur les trois piliers – économique, social et environnemental – du développement durable. Pour conjurer les deux scénarios pessimistes, trois priorités sont énoncées :

- une croissance intelligente : développer une économie fondée sur la connaissance et l’innovation ;

- une croissance durable : promouvoir une économie plus efficace dans l’utilisation des ressources, plus verte et plus compétitive ;

- une croissance inclusive : encourager une économie à fort taux d’emploi favorisant la cohésion sociale et territoriale.

Plus précisément, la Commission propose 5 objectifs clés mesurables à atteindre à l’horizon 2020 dans 5 domaines prioritaires - l’emploi, la recherche et l’innovation, l’énergie et le climat, l’éducation et la lutte contre la pauvreté :

- 75% de la population âgée de 20 à 64 ans devrait avoir un emploi ;

- 3% du PIB de l’UE devrait être investi dans la R&D ;

- les objectifs « 20/20/20 » en matière de climat et d’énergie (réduction de 20% des émissions de CO2 par rapport à 1990, réduction de 20% de la consommation d’énergie, part de 20% de renouvelables dans le « mix » énergétique européen) devraient être atteints ;

- le taux d’abandon scolaire devrait être ramené à moins de 10% et au moins 40% des jeunes devraient obtenir un diplôme de l’enseignement supérieur ;

- le nombre de personnes menacées par la pauvreté (80 millions de personnes avant la crise, dont 19 millions d’enfants) devrait être réduit de 20 millions.

En outre, 7 « initiatives phares » fourniront un cadre stratégique et opérationnel aux actions menées au niveau de l’UE et des Etats dans les domaines de la politique d’innovation, de la jeunesse, du numérique, de l’efficacité dans l’utilisation des ressources (énergie, transports…), de la politique industrielle, de l’emploi et des compétences, et enfin de la lutte contre la pauvreté. Comme pour Lisbonne, le Conseil européen pilotera la stratégie « UE 2020 », qui sera déclinée en programmes nationaux de réforme différenciés dans chaque Etat membre.

Le nouveau cadre ainsi défini prend partiellement en compte les défauts identifiés de la « stratégie de Lisbonne ». Des objectifs-clés en nombre réduit sont désormais mis en avant. Ils sont tous lisibles, identifiables, et chiffrés, ce qui permet de mieux mesurer les progrès et d’éviter les proclamations d’intention trop générales et l’aspect « fourre-tout » de la stratégie précédente. On connaît, il est vrai, le risque inhérent à ce type d’objectifs : une trop grande focalisation sur les chiffres qui ferait oublier, d’un côté, les finalités recherchées, de l’autre, les moyens à mettre en œuvre.

Les objectifs de taux d’emploi, d’investissement dans la R&D, et de « soutenabilité » énergétique et climatique ne sont pas nouveaux. Ils correspondent en réalité à la simple reconduction des engagements antérieurs – ceux de la « stratégie de Lisbonne » pour les deux premiers, qui témoignent à eux seuls de son échec, et ceux du paquet énergie-climat et de la stratégie de développement durable, simplement confirmés.

On ne peut que se réjouir de l’ajout d’un objectif « social » de lutte contre la pauvreté, alors que cette dimension avait été évacuée en 2005 de la « stratégie de Lisbonne ». Une approche plus large, fondée sur la question des inégalités et non seulement de « l’inclusion » sociale, aurait certes été souhaitable. L’adjonction d’un volet éducatif, focalisé sur la lutte contre le décrochage scolaire (un problème social majeur, en particulier dans les pays du sud, mais aussi de l’ouest de l’Union) et sur l’augmentation du nombre de diplômés du supérieur, est également une nouveauté à saluer. Elle témoigne de la reconnaissance, à travers le prisme du capital humain, du rôle central de l’action publique dans la préparation de la croissance de demain, et de l’interdépendance étroite entre le progrès économique et la cohésion sociale.

Dans l’ensemble, les objectifs affichés sont donc pertinents, même si la stratégie ne saurait se réduire aux 5 indicateurs clés. Ils correspondent bien aux défis essentiels que notre modèle de développement doit relever. Ils sont ambitieux au regard de la situation actuelle, mais paraissent atteignables en 10 ans si la volonté politique est au rendez-vous. Dans l’ensemble, ils sont susceptibles de faire l’objet d’un consensus politique assez large. On peut toutefois déplorer les réticences de certains Etat membres, au nom de la subsidiarité, vis-à-vis de l’adoption d’un objectif en matière éducative, et l’absence d’accord au Conseil sur une définition de la pauvreté, qui menacent d’amputer la stratégie de son pilier, sans lesquels elle apparaîtrait incomplète.

2 – Quels moyens d’action ?

La proposition de la Commission européenne, préparée dans la précipitation, n’a pas été précédée d’un bilan critique exhaustif et d’un véritable débat public sur l’échec de la stratégie de Lisbonne. Elle repose essentiellement sur la reconduction et le développement d’outils existants, auxquels elle tente de donner une direction politique plus claire, mais ne formule aucune proposition véritablement nouvelle. Comme la stratégie précédente, « UE 2020 » repose principalement sur les réformes nationales, qui font l’objet d’une coordination a minima à travers la « méthode ouverte de coordination », formule qui a pourtant démontré ses limites.

En se fixant des objectifs communs, les Européens devraient simultanément décider collectivement des efforts qu’ils souhaitent mettent en œuvre ensemble pour les atteindre. Les limites, unanimement reconnues, de la « méthode ouverte de coordination », conçue comme une alternative à la « méthode communautaire » et à la montée en puissance des politiques communes, auraient dû susciter une réflexion.

2.1 – De faibles moyens financiers propres

La stratégie « UE 2020 » est aujourd’hui discutée en quelque sorte « à politiques européennes constantes ». Ses grands axes vont évidemment orienter l’ensemble de ces politiques dans les années à venir : la stratégie fait ainsi référence aux programmes pluriannuels. Mais on ne voit pas pour l’heure en quoi la « twentisation » des politiques européennes sera différente de la « lisbonnisation » des politiques communes, utile mais à l’impact limité. En réalité, le contenu et les marges d’action des politiques européennes sont déterminées par le cadre financier pluriannuel, déjà fixé jusqu’en 2013 et dont les premières négociations ne débuteront qu’à la fin de l’année pour la période 2014–2020.

On se souvient que le cadre financier 2007–2013 avait été marqué par l’initiative de 5 pays, dont l’Allemagne, le Royaume-Uni et la France, qui avaient obtenu une limitation du budget de l’Union à 1% du PNB en moyenne annuelle (en crédits de paiement). En présence de finances publiques aujourd’hui considérablement dégradées par rapport à cette époque, il faut s’attendre à nouveau à des positions extrêmement restrictives de la part des Etats membres. Telle sera probablement, malgré les professions de foi volontaristes de la présidence française de 2008, l’attitude de Nicolas Sarkozy et de son gouvernement. Une fois de plus, les querelles nationales autour du « juste retour » (avec comme enjeu central l’avenir de la PAC) formeront l’enjeu principal de la négociation.

Comment atteindre le plus efficacement les objectifs fixés ? N’existe-t-il pas des cas où l’action au niveau européen serait plus pertinente ? La discussion d’une stratégie socio-économique pour l’Union devrait donner lieu à ce type d’interrogations.

Il existe en effet des domaines où la « valeur ajoutée européenne » serait claire :

- Pour soutenir l’innovation et, plus largement, améliorer la compétitivité du système productif européen tout en réalisant la transition vers une économie sobre en carbone, il faut penser la politique industrielle , pour chacun des secteurs d’importance stratégique, dans un cadre européen. Toutes les dimensions doivent être mobilisées, du financement de la R&D à la politique réglementaire en passant par le soutien à la demande (achat public…), sans oublier la dimension externe.

- Au-delà de ces seuls secteurs, l’Europe réaliserait d’importants gains d’efficacité en ayant une politique d’innovation à l’échelle de l’Union (mise en place d’un brevet communautaire, financement des pôles de compétitivité les plus importants, des universités d’excellence…) et en mettant en commun son effort de recherche bien au-delà du faible poids du programme-cadre existant (seules 15% des dépenses de recherche sont aujourd’hui coordonnées par des mécanismes européens ou intergouvernementaux)

- Le marché unique doit reposer sur des infrastructures transnationales de qualité, notamment en matière d’énergie et de transports. Les Etats isolés ne veulent pas financer ces investissements et les financements européens restent extrêmement faibles. Or, l’expérience le montre : sans elles, les bénéfices de l’ouverture économique peuvent être extrêmement incertains pour les citoyens, alors même que cette ouverture peut contribuer à fragiliser les services publics, alimentant la défiance envers la construction européenne.

Le budget européen, et notamment les crédits de la politique de cohésion, jouent également un rôle d’ « orientation » des dépenses publiques nationales vers les priorités européennes, grâce à l’addition des financements. La dépense publique européenne peut être un levier important d’investissement dans les infrastructures et le capital humain, en particulier dans les régions en retard de développement. Or, là aussi, en l’absence de budget conséquent, cet effet reste limité. Pour prétendre avoir un impact sur le décrochage scolaire ou encore la démocratisation de l’enseignement supérieur, l’Europe a besoin de moyens. A défaut, elle ne peut compter que sur son pouvoir d’influence, forcément limité, sur les politiques nationales.

L’adoption du Traité de Lisbonne, qui a doté l’Union de nouvelles compétences, n’a donné lieu à aucune réflexion sur la nécessaire augmentation de ses moyens financiers. La crise grecque milite aussi pour une réflexion autour d’un vrai budget communautaire, capable de secourir un Etat-membre victime d’un choc asymétrique. L’évolution du budget européen, en baisse en dix ans de 1,2% à moins de 1% de PNB européen alors que l’Union s’est élargie à 27, est symptomatique de la crise actuelle et du risque de « déconstruction » européenne. Pourtant, même une augmentation massive du budget européen (son doublement par exemple), maintiendrait l’Europe à des années-lumière d’un vrai budget fédéral (le budget des Etats-Unis représente de l’ordre de 18% de son PNB).

Pour sortir de cette impasse d’un budget européen corseté, rendant impossible toute action collective ambitieuse à l’échelle de l’Union, il faudrait remettre en cause la logique du « juste retour » en dotant l’UE de vraies ressources propres. Parmi les pistes possibles, on peut imaginer une taxation des banques et/ou des transactions financières, une « taxe carbone » européenne (le cas échéant assortie d’un mécanisme d’ajustement aux frontières), ou encore une part de l’impôt sur les sociétés (qui supposerait la mise en place d’une assiette commune consolidée et d’un taux minimum européen, apportant en outre la garantie d’une concurrence pour la localisation des entreprises plus équitable dans le marché intérieur). La proposition ancienne de Jacques Delors d’émission d’un « grand emprunt européen » pour financer les infrastructures n’a jamais été concrétisée mais demeure d’actualité.

2.2 – Le levier de la réglementation

Avec de faibles moyens propres, la principale contribution « communautaire » à la stratégie UE 2020 résidera dans la mobilisation du levier de la réglementation, où l’Union peut avoir un impact important. Le droit européen de l’environnement et le cadre donné au marché intérieur européen devraient constituer les piliers de la transformation de l’économie européenne en un nouveau type « d’économie sociale de marché durable ».

Le premier test de cette capacité transformatrice de l’Union concernera le domaine de la supervision et de la régulation financières, où malgré les premiers efforts entrepris pour tirer les leçons de la crise, en application notamment de la « feuille de route du G20 », les orientations politiques sont encore peu claires et ne sont pas rendues plus explicites par la stratégie « UE 2020 » proposée. La formulation de ce cadre stratégique aurait pourtant constitué une bonne occasion d’esquisser une vision commune du capitalisme financier régulé de demain, au-delà des débats techniques sur les propositions législatives en discussion, où s’affrontent aujourd’hui des intérêts nationaux.

Si l’approfondissement du marché unique, en l’absence d’effort de recherche et d’innovation, ne pourra suffire à faire « repartir » la croissance européenne, il ne faut pas sous-estimer la contribution qu’il pourrait apporter. C’était déjà l’un des grands axes de Lisbonne, mais la dynamique de l’intégration économique intra-européenne a stagné au cours de la décennie écoulée.

Pour la relancer, comme l’a suggéré l’ancien commissaire Mario Monti, qui doit publier prochainement un rapport sur ce sujet, il faudrait définir une sorte de « new deal » du marché unique, reposant sur des garanties claires et renforcées contre les risques de dumping social et fiscal et sur la sécurité juridique et financière des services publics. En effet, si le consensus politique autour du marché unique a été mis à mal, ce n’est pas seulement en raison d’intérêts catégoriels, mais de préoccupations légitimes sur les effets sociaux du marché unique. La mise en place de tels garde-fous permettrait de rassurer les citoyens et de lever des barrières, notamment réglementaires, qui continuent aujourd’hui d’entraver les échanges et de freiner la croissance. Or, en l’état, la stratégie « UE 2020 » reste muette sur ces sujets.

La définition d’un nouveau modèle d’économie sociale de marché durable suppose enfin de réhabiliter l’harmonisation réglementaire européenne. Le mot d’ordre «  better regulation  », s’il peut contribuer à démanteler des réglementations tatillonnes et inutiles qui freinent l’initiative, ne constitue pas une politique digne de ce nom pour le marché unique. La réglementation doit être au service d’un modèle de développement.

Contrairement aux Etats qui la constituent, l’Union, « marché unique » de 500 millions de personnes, a la capacité, encore sous-employée, d’influer sur les normes qui s’imposent à l’échelle mondiale. Cela passe par une promotion active de son modèle, via notamment l’usage du principe de réciprocité en matière commerciale.

Il est essentiel que la montée en puissance de l’action de l’Union en matière de politique extérieure prévue par le Traité de Lisbonne ne soit pas être « neutralisée » par les réticences des Etats et que le chantier de la représentation commune dans les forums internationaux avance.

3 – Comment orienter les politiques nationales ?

Si l’échelon européen a été abusivement laissé à l’arrière-plan dans la stratégie de Lisbonne, travers qui ne semble pourtant pas remis en cause, une grande part de la réussite d’« UE 2020 » dépendra en tout état de cause des politiques qui seront menées au niveau national et infranational tout au long de la décennie.

La « méthode ouverte de coordination » telle qu’elle existait dans la stratégie de Lisbonne n’a pas été à la hauteur de l’enjeu. L’échange de bonnes pratiques, l’information sur les politiques mises en œuvre dans les différents Etats membres, les réunions de coordination organisées de manière régulière par les services de la Commission, même s’ils ont été utiles, sont désormais nettement insuffisants, pour mobiliser l’ensemble des parties prenantes afin d’obtenir un impact réel et significatif pour les citoyens et les acteurs économiques.

Jusqu’à présent, les programmes nationaux de réforme ont surtout été vus comme une obligation de nature « bureaucratique », que les gouvernements, les collectivités, les parties prenantes et les citoyens se sont peu appropriés.

3.1 – Mettre en place de véritables incitations

L’Union pourrait pourtant utiliser différents leviers pour orienter ces politiques nationales. Le budget européen, on l’a dit, en particulier la politique de cohésion, peut jouer un rôle important d’orientation et de catalyseur des financements. La réglementation européenne sur les aides d’Etat aux entreprises, qui vise à maintenir des conditions de concurrence équitables au sein du marché unique, a également une fonction d’orientation des dépenses publiques vers les domaines où des exemptions sont accordées (dépenses de R&D, environnement, secteurs spécifiques…). Fait intéressant, le document de la communication sur « UE 2020 » mentionne explicitement cette fonction, au-delà de l’objectif de concurrence. On pourrait donc imaginer une extension de ces exemptions pour soutenir les objectifs de la stratégie.

La seule « coordination souple » et non contraignante des réformes n’incite pas les gouvernements à se mobiliser. On aurait pu envisager des sanctions. José Luis Zapatero et Guy Verhofstadt, président du groupe libéral au Parlement européen, l’ont proposé, mais se sont heurtés au refus du Conseil européen. Une proposition souvent évoquée, mais controversée, est la suspension d’une part de l’aide régionale aux Etats n’atteignant pas leurs objectifs. Une telle mesure serait en effet paradoxale, surtout pour une politique visant notamment à rattraper des écarts de développement, d’autant plus qu’elle conduirait à pénaliser des collectivités ayant peu à voir avec l’inaction des gouvernements. En revanche, une forme de soutien financier renforcé pourrait être envisagée pour des pays qui entreprennent des réformes difficiles – et souvent coûteuses – et obtiennent de premiers résultats. Cela pourrait passer par une augmentation de la part du cofinancement européen des projets liés aux politiques de réforme. Cela aiderait à ce que les fonds européens soient dirigés en priorité sur les projets qui obtiennent les meilleurs résultats dans les domaines couverts par « UE 2020 » tout en représentant une incitation forte pour les pays qui réforment.

En matière de gouvernance, la nouveauté d’UE 2020 par rapport à la stratégie de Lisbonne est la possibilité pour la Commission, qui a promis de faire usage de cette faculté, d’adopter des « avertissements politiques » (en plus des « recommandations » possibles depuis 2005) à un pays qui ne respecterait pas ses engagements. Il faut souhaiter en effet que la Commission n’hésite pas à hausser le ton, plutôt que de s’en remettre à la seule publication d’indicateurs chiffrés, et qu’elle désigne elle-même les « bons » et les « mauvais » élèves  dans les divers domaines des réformes. La Commission, dont la légitimité procède à la fois des Etats et du Parlement européen, doit s’affirmer comme un acteur politique et ne doit plus hésiter à donner son évaluation de la direction prise par les politiques nationales.

De ce point de vue, l’une des orientations prometteuses de la nouvelle stratégie est sans aucun doute la synchronisation entre la surveillance budgétaire menée dans le cadre du pacte de stabilité et l’analyse des réformes nationales dans le cadre de la « stratégie UE 2020 ». Souhaitons qu’elle se traduise par une véritable imbrication, que la proposition de la Commission se garde bien de prôner explicitement, et non une simple concomitance.

Face à la situation des finances publiques et aux déséquilibres internes dont souffre la zone euro, il est en effet indispensable que l’Union se dote d’une coordination beaucoup plus étroite des politiques économiques. Cette gouvernance renforcée ne doit pas se traduire par un simple rappel rigide à la règle fondé sur le seuil de 3% de déficit public (qui serait un recul par rapport à la réforme du pacte en 2005) mais par une véritable coordination des grands choix de politique économique, tenant compte de la diversité des situations des Etats membres et incluant les réformes structurelles.

Cette imbrication entre « UE 2020 » et les mécanismes institutionnels, plus contraignants, de l’Union économique et monétaire pourrait, surtout pour les membres de la zone euro, contribuer à orienter les politiques nationales vers les priorités de la stratégie « UE 2020 » et rendre celle-ci nettement plus efficace. Cette symbiose permettrait de dessiner une stratégie de « sortie de crise » conciliant la réduction des déséquilibres et l’assainissement des finances publiques avec l’augmentation du potentiel de croissance européen.

3.2 – Donner un simple rôle d’appui à la méthode ouverte de coordination

Si l’Union ne met pas en place de tels outils incitatifs et ne les mobilise pas pleinement, il n’y pas de raison de penser que la stratégie « UE 2020 » sera plus efficace que la stratégide de Lisbonne. Cela ne signifie pas que la « méthode ouverte de coordination » soit dépourvue d’utilité, mais qu’elle devrait jouer un simple rôle d’appui au lieu de constituer l’instrument central de la stratégie.

Au cours des dix dernières années, le débat, l’échange d’idées et de bonnes pratiques ont eu un impact sur les politiques et le débat public national, alimentés par l’analyse de « modèles » nationaux (l’innovation en Finlande, la flexi-sécurité au Danemark, les retraites en Suède, etc.). Même si cet échange existerait sans la stratégie de réformes de l’UE, celle-ci a fourni un cadre efficace pour des échanges permanents et des analyses comparatives solides, qui ont contribué à forger une communauté d’idées dans le domaine des réformes économiques et sociales. Cette fertilisation croisée des idées et des pratiques, les leçons tirées de l’échec ou du succès de telle ou telle réforme nationale jouent un rôle salutaire. Ce processus contribue à l’efficacité des politiques publiques car, en obligeant à convaincre leurs pairs du bien fondé des politiques mises en œuvre, il pousse les gouvernements à des analyses coûts-bénéfices plus rigoureuses.

S’il se réduit à un échange de nature politico-administrative, l’impact du processus reste cependant faible. Renforcer le classement des performances des pays dans les différents domaines d’action de la stratégie, comme l’a proposé le Président du Conseil Herman Van Rompuy, est une manière de mettre les gouvernements sous pression « par l’exemple ». Le classement des pays de l’OCDE sur l’enseignement scolaire via l’enquête PISA a démontré qu’une telle comparaison des performances aide à soutenir et à nourrir le débat national sur les réformes. En mettant crûment en lumière l’absence de résultats, ces outils permettent aussi d’affaiblir les défenseurs d’intérêts particuliers qui maintiennent un statu quo contre-productif.

4 – Pour une stratégie intégrée

Au total, la réussite d’une stratégie comme « UE 2020 » supposerait, non un simple appel à la bonne volonté des Etats, mais l’instauration d’un ensemble de mécanismes incitatifs et la pleine mobilisation des outils existants. De ce cadre européen, pourrait alors découler la mise en place d’une « stratégie intégrée » combinant les différents niveaux d’action publique : le niveau européen, le niveau national et celui des grandes collectivités (régions et villes).

On l’a vu, ce cadre européen a toutes les chances d’être déficient. Pour l’améliorer, il est indispensable de lancer dès aujourd’hui, sur des bases nouvelles, l’indispensable débat sur le budget de l’Union européenne et, notamment, sur l’affectation de véritables ressources propres. Déconnectée des objectifs stratégiques de l’Union, la négociation sur les perspectives financières 2014–2020 dégénèrera en une nouvelle querelle d’épiciers.

D’autre part, dans cette situation imparfaite, il faut veiller à ce que les dispositifs prévus au niveau européen soient suffisamment souples pour permettre aux pays qui veulent aller plus loin ensemble de le faire, en matière de recherche, d’infrastructures, de politique industrielle notamment. Les logiques « d’avant-garde » ont souvent été à l’origine des progrès de la construction européenne.

Pour pallier l’insuffisance du budget de l’Union, la recherche de complémentarités entre les financements publics et privés doit aussi être explorée plus avant. L’outil que constitue la Banque européenne d’investissement (BEI) n’est probablement pas suffisamment mobilisé. Des dispositifs mêlant des garanties publiques et des financements privés permettraient de faciliter le financement des investissements de long terme dont l’économie européenne a besoin.

Enfin, il convient d’œuvrer à une meilleure appropriation de la stratégie « UE 2020 » par les Etats, les autres collectivités publiques, et tous les acteurs concernés.

Pour cela, les « programmes nationaux de réforme » doivent cesser de constituer un simple exercice administratif pour prendre une valeur pleinement politique. La « visibilité politique » de la stratégie de Lisbonne a été très inégale selon les Etats membres. On pourrait imaginer qu’un débat suivi d’un vote soit organisé dans chaque parlement national sur cette déclinaison nationale de la stratégie.

La mise en œuvre d’« UE 2020 » nécessiterait également la mise en place de synergies et de complémentarités entre tous les niveaux de décision, en application des principes de subsidiarité et de proportionnalité, à la fois en matière d’actions à mettre en œuvre et de financement. C’est la voie suivie par exemple par la Belgique qui a déjà organisé une réunion entre ministres fédéraux et régionaux pour la préparation des actions à mettre en oeuvre en soutien de la stratégie UE 2020 dans les mois à venir, en demandant en outre un « accent social plus marqué » dans son application.

Afin de favoriser une telle dynamique, il serait par exemple utile de mettre en place un document budgétaire unique qui intègre les différents niveaux de décision (politiques européennes, propositions prévisionnelles des Etats membres et des grandes collectivités) et à l’inverse, de faire apparaître dans les budgets régionaux et nationaux les subsides en provenance de Bruxelles pour toutes les politiques qui en bénéficieront. Une telle démarche accroîtrait la transparence quant aux responsabilités respectives de chaque échelon et la lisibilité de la stratégie pour les citoyens. Elle éviterait certains doublons et permettrait d’orienter les débats vers la recherche de l’efficacité pour atteindre les objectifs fixés. Au niveau européen, elle faciliterait la recherche de la meilleure « plus-value européenne » pour le budget de l’UE et permettrait de mieux identifier les domaines où la mutualisation des moyens au niveau européen est la plus pertinente.

Changer le modèle de développement de l’Europe dans le sens d’une croissance innovante, sociale et verte supposerait non seulement l’adoption d’objectifs économiques, sociaux et environnementaux ambitieux mais la mise en place de moyens d’action propres (financiers, réglementaires) et de mécanismes institutionnels appropriés au niveau européen.

C’est ce qui faisait défaut à la « stratégie de Lisbonne » 2000–2010, et c’est encore ce qui manque à la stratégie « UE 2020 » proposée aujourd’hui. D’une part, la faiblesse du budget de l’Union ampute fortement sa capacité d’action propre. D’autre part, les réticences des Etats vis-à-vis de tout engagement contraignant empêchent la mise en place des incitations nécessaires. Le désintérêt actuel pour la construction européenne risque de faire de cette stratégie un nouveau catalogue de vœux pieux.

Dans ce contexte très imparfait, des pistes d’amélioration existent : augmentation du budget européen pour 2014–2020 et mise en place de ressources propres, incitations financières aux réformes nationales, évolution des règles en matière d’aides d’Etat, imbrication de la stratégie « UE 2020 » et du cadre de l’Union économique et monétaire, etc. De plus, l’Union continue à disposer du levier normatif : il faut qu’il soit pleinement mobilisé, y compris dans sa dimension extérieure, afin de contribuer à définir le nouveau modèle d’économie sociale de marché durable dont l’Europe a besoin.

La stratégie « UE 2020 », qui fixe les principales orientations de l’action de l’UE dans les dix années qui viennent, doit être adoptée définitivement par le Conseil européen en juin prochain, sans avoir provoqué jusqu’ici un véritable débat dans les Etats membres. Les partis politiques et tous les acteurs concernés devraient pourtant s’en saisir, car il s’agit tout simplement de décider quels moyens les Européens mettent en œuvre ensemble pour répondre aux grands défis économiques, sociaux et environnementaux contemporains.

  1. Pseudonymes de fonctionnaires européens et de spécialistes des affaires européennes.

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