Un tournant politique et moral
Les votes du Sénat et de l’Assemblée nationale sur le texte immigration mardi 19 décembre marquent un point de bascule dans notre vie politique. Le macronisme se révèle désormais sans substance, ni boussole.
Faute de convictions, il s’est égaré dans des habiletés procédurales et des combinaisons politiciennes dont il se voulait jadis l’antidote. A la fin, le « nouveau monde » apparaît pire que l’ancien. Et la confusion s’installe : le « en même temps » qui devait consister dans la quête d’un équilibre entre le centre gauche et le centre droit, apparaît désormais comme un mix de la droite et de l’extrême-droite. Et celle-ci enregistre, grâce à lui, une victoire culturelle dont on n’a pas fini de mesurer les conséquences.
Il faut saluer ici le courage des parlementaires du camp présidentiel qui ont choisi de ne pas mêler leurs voix à cette déroute, ainsi que celui du ministre de la santé, Aurélien Rousseau, qui a préféré démissionner. A quoi sert une « aile gauche » si elle ne peut pas empêcher un tel texte ou, a minima, obtenir des contreparties réellement significatives ? A rien.
Le macronisme était autrefois le parti de l’efficacité, du travail et de l’humanisme. La loi qui a été adoptée hier est au contraire l’œuvre de l’inconséquence et de l’injustice.
L’inconséquence d’abord car on feint d’oublier que les immigrés représentent environ un salarié sur cinq dans l’hôtellerie, la restauration, le BTP, les services aux personnes ; et plus d’un sur dix dans l’informatique, les télécommunications, les transports, la logistique… Ces gens travaillent dur, gardent nos enfants, aident nos vieux parents, soignent nos malades, construisent nos logements… Et bien peu seraient prêts à les remplacer. De l’autre côté des Alpes, Giorgia Meloni l’a appris à ses dépens : elle qui voulait bâtir un blocus naval et militaire en Méditerranée a dû s’engager, sous la pression des entreprises italiennes, à accueillir près de 500 000 travailleurs immigrés dans les prochaines années pour subvenir aux besoins de son pays. Le Medef ne dit d’ailleurs pas autre chose même s’il est dommage qu’on ne l’ait entendu qu’au dernier jour d’un débat entamé depuis plusieurs mois.
L’inconséquence, encore. En laissant la régularisation des travailleurs sans papiers dans les secteurs en tension à la discrétion des préfets, on instaure de fait l’inégalité entre les personnes devant l’administration. Tel préfet sera plutôt enclin à régulariser, tel autre plutôt pas… Et si une nouvelle majorité conservatrice ou d’extrême-droite arrive au pouvoir dans quelques années, elle nommera certainement des « plutôt pas », quels que soient par ailleurs les besoins de notre économie et de notre société.
L’injustice, ensuite. Les travailleurs immigrés ont des enfants qui sont le plus souvent nés sur le territoire national et qui, en vertu du « droit du sol », ont vocation à devenir français. Le législateur a jugé opportun de leur compliquer l’accès à la nationalité en leur imposant de la demander à leur majorité. Certains le feront et se la verront accorder, mais d’autres, faute d’information, ne la demanderont pas et resteront étrangers dans leur propre pays, parfois sans le savoir, jusqu’à ce qu’un droit ou une aide leur soient refusés par un guichet de l’administration. On fabriquera ainsi chaque année quelques milliers de citoyens fantômes. Pour quel bénéfice sinon de faire plaisir à quelques idéologues ? On n’en sait rien. C’est à peu près le contraire de ce à quoi devrait aspirer une politique d’intégration.
L’injustice, toujours. A quoi sert-il de détricoter l’Etat social pour les parents de ces enfants sinon à leur enlever des ressources indispensables à leur éducation ? Aux termes du texte adopté le 19 décembre, des parents en situation régulière sur le territoire devront patienter deux ans et demi (et cotiser, payer des impôts, etc.) s’ils travaillent, et le double s’ils ne travaillent pas, avant de pouvoir accéder à certaines prestations sociales. Ce ne sont pas seulement ces adultes que l’on punira de cette façon mais également leurs enfants, ces « bientôt français » que l’on méprise par avance. Est-ce bien là le chemin de l’intérêt national ?
Inutile de poursuivre l’analyse d’un texte dont il faudra faire un inventaire précis et détaillé mais dont on peut d’ores et déjà affirmer que le souci principal est de valider les fantasmes de la droite et de l’extrême-droite sans s’accompagner d’aucune garantie d’efficacité dans la réalisation des objectifs qu’il prétend poursuivre. On peut en effet prendre date : dans deux ans d’ici, quand ce texte sera pleinement entré en vigueur, les flux migratoires n’en seront probablement qu’à peine affectés en dehors des écoles et des universités qui en souffriront certainement (l’objectif était-il de mettre fin à l’accueil des « talents » que l’on essayait d’attirer dans notre pays depuis plusieurs années ?). En outre, les capacités réelles d’éloignement des étrangers en situation irrégulière n’auront probablement pas augmenté pour autant. On aura produit des dizaines de milliers d’OQTF supplémentaires, on aura réalisé des millions de contrôle d’identité, les centres de rétention administrative seront pleins à craquer, mais les chancelleries des pays d’origine ne seront pas plus enclines à délivrer les laisser-passer consulaires nécessaires à la reconduite des intéressés.
Le seul véritable bilan du vote du 19 décembre, c’est une rupture politique majeure. Contrairement à ce que prétend le gouvernement, ce texte n’aurait pas pu être adopté par l’Assemblée nationale sans l’aval du RN. Avec 535 suffrages exprimés, la majorité absolue se situait à 268 voix. 349 députés ont finalement voté « pour » dont 88 députés RN, ce qui signifie que, sans les voix RN, il ne serait resté que 261 votes en faveur du texte. Si les amis de Marine Le Pen avaient choisi de voter contre, le texte aurait donc été rejeté. C’est au moyen d’un scénario contre-factuel fictif que le gouvernement peut feindre d’ignorer les votes d’extrême-droite. Dans la « vraie vie », le gouvernement pouvait à la rigueur se passer des voix LR, mais pas de celles du RN. Toutes les dénégations du monde n’y changeront rien : ce texte est politiquement une coproduction de la macronie et des LR, et arithmétiquement une coproduction de la macronie, des LR et de l’extrême-droite.
Il est singulier de voir à présent ceux-là mêmes qui ont porté et voté ce texte expliquer qu’ils sont un peu gênés aux entournures mais que ce n’est pas si grave car le Conseil constitutionnel le nettoiera bientôt de ces principales impuretés. Comme si la partie engagée avec les conservateurs allait s’arrêter là. Bruno Retailleau a fait entendre une autre tonalité au micro d’Europe 1 le 20 décembre : le patron des sénateurs LR a tenu à préciser que le juge constitutionnel devra « respecter le droit » suggérant ainsi que toute censure pourrait être considérée comme contraire au droit. Le sénateur n’ignore pas que le Conseil constitutionnel « dit » le droit. Et qu’il dira, en l’espèce, ce qu’il jugera le plus conforme à la loi fondamentale. Il n’est pas nécessaire de chercher à l’intimider. Sinon, peut-être, pour envoyer le signal que, comme en Hongrie ou en Pologne, on serait prêt à engager demain une offensive politique contre les cours suprêmes et le « gouvernement des juges ».
Une autre partie s’engagera en 2024 : la campagne des élections européennes qui se tiendront en juin prochain. On peinera alors sans doute à accréditer l’idée selon laquelle le match pourrait se résumer, dans notre pays, à un face-à-face entre les « progressistes » et les « nationalistes ». Les électeurs et les électrices qui ont autrefois acheté ce récit ont aujourd’hui des raisons légitimes de s’en détourner.
Il est clair en tout cas que s’ouvre à présent un nouveau chapitre de notre vie politique.