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Note

« Barroso II »: une Commission trop faible pour une Europe fragile

Présidée par José Manuel Barroso pour un second mandat à sa tête, la nouvelle Commission européenne a été investie par le Parlement européen aujourd’hui. La moindre envergure politique de ses membres suggère une nette préférence des gouvernements de l’Union pour une Commission faible. Le Parlement a montré sa vigilance mais n’a globalement pas contesté la nouvelle équipe sur le terrain politique. Le poids accru du Parlement constaté ces dernières années n’a pas eu d’effet d’entraînement sur la Commission. Face aux importants défis auquel l’Europe fait face, le lien entre Parlement et Commission doit être réaffirmé pour donner une réelle dynamique politique à la construction européenne.
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1 - « Barroso II » : une Commission « technique » plus que politique ?

Le choix des chefs d’Etat et de gouvernement de reconduire José Manuel Barroso à la tête de la Commission, après un mandat unanimement considéré comme médiocre, traduit la volonté des gouvernements de l’Union de garder le contrôle de l’agenda européen et d’étouffer toute dynamique autonome à l’échelon supranational. Si les Etats membres, en particulier les « grands », ont un temps envisagé un leadership fort à la tête du Conseil européen, avec la candidature de Tony Blair, il n’en a jamais été question en ce qui concerne la Commission. Détentrice du monopole de l’initiative législative, la Commission est pourtant la force motrice de l’édifice institutionnel de l’Union et jouit avec le Traité de Lisbonne d’une plus forte légitimité démocratique. La reconduction de Barroso, comme la nomination de seconds couteaux aux « postes-clés » du Conseil, dont la Haute Représentante pour les affaires étrangères et la politique de sécurité Catherine Ashton, qui a également le titre de Vice-présidente de la Commission, permet donc aux gouvernements de garder la main.

De la mise en avant de l’initiative « mieux légiférer » à la gestion de la crise financière, le président reconduit s’est tenu, tout au long de son premier mandat, à une interprétation minimaliste de sa fonction. Au-delà même de la question de son poids politique face aux Etats, la Commission aujourd’hui ne joue même plus le rôle de « réservoir d’idées », capable d’imaginer des solutions innovantes et ambitieuses face aux problèmes communs, qu’elle a longtemps tenu (on peut penser au système monétaire européen promu par Roy Jenkins, au projet de marché unique porté par Jacques Delors…). Le président, qui privilégie sa fonction « d’honest broker » entre intérêts nationaux et le « service après-vente » des accords conclus au niveau européen, préfère le « faire savoir » (communication, présence aux sommets, etc.) au « savoir faire ». Il n’est pas porteur d’une vision pour la construction européenne. Aujourd’hui, les pro-européens attendent davantage des réflexions de groupes de sages, comme le rapport confié à Felipe Gonzalez sur l’avenir de l’Union à l’horizon 2030, voire des timides initiatives des présidences tournantes nationales ou d’Herman van Rompuy, que des services de la Commission.

La composition de la Commission « Barroso II » confirme ce positionnement « en retrait ». Parmi les nouveaux commissaires, on trouve peu de grandes figures européennes, identifiables par les citoyens. Deux anciens chefs de gouvernement, Barroso lui-même et l’Estonien Siim Kallas, sont certes reconduits. Les personnalités jouissant d’une expertise des affaires européennes et d’une légitimité reconnues sont peu nombreuses (Joaquin Almunia, ancien leader des socialistes espagnols, et Michel Barnier font exception) de même que les « étoiles montantes » de la vie politique de leur pays (bien que la Suédoise Cecilia Malmström et la Danoise Connie Hedegaard suscitent des espoirs). Les Etats ont, pour l’essentiel, proposé à Barroso des personnalités de second rang. Le président reconduit semble l’avoir accepté sans sourciller, là où Romano Prodi n’hésitait pas à leur réclamer « les meilleurs ». On peut aussi observer que la composition de la Commission est souvent pour les Etats l’occasion de placer leurs ministres des affaires étrangères ou européennes sortants. Alors que la Commission doit incarner l’intérêt général européen par delà les logiques nationales, on remarque que les personnalités issues du Parlement européen, détenteur de la légitimité démocratique supranationale puisqu’il est directement élu par l’ensemble des citoyens de l’Union, restent très peu nombreuses : seuls 6 des nouveaux commissaires ont exercé ce mandat. Ce biais qui conduit à réintroduire les intérêts nationaux au sein même de la Commission (laquelle prend toutes ses décisions collégialement) est renforcé par la concession faite aux Irlandais de maintenir la règle d’un commissaire par Etat membre, qui, de surcroît, alourdit son fonctionnement.

L’étude du profil des commissaires désignés de la Commission « Barroso II » fait également apparaître un certain recul des « politiques » au profit des « techniciens ». Sur les 27 Commissaires, on dénombre 18 anciens ministres de niveau « cabinet » (c’est-à-dire ayant siégé à l’équivalent du conseil des ministres) et autant d’élus issus du suffrage universel (anciens parlementaires nationaux ou européens). La proportion d’anciens ministres et d’anciens parlementaires est de 2/3, alors qu’elle s’élevait à 80% pour la Commission « Barroso I » (à la date de son investiture en 2004, et en y ajoutant les commissaires roumain et bulgare, arrivés en 2007). On constate parallèlement qu’environ 40% des membres de la Commission ont eu un parcours plus technocratique que politique : ce sont d’anciens diplomates, universitaires ou hauts fonctionnaires, même si une minorité d’entre eux a pu exercer des fonctions électives ou ministérielles dans leur pays. Dans la première Commission Barroso, seul un quart des commissaires correspondaient à ce profil-type. Le relatif retour des « technocrates » reflète sans doute en partie l’évolution de la Commission, qui tend à redevenir un simple « secrétariat », mettant son appareil administratif au service du Conseil européen.

Un tel tableau doit évidemment être nuancé. Les deux tiers des commissaires sont, sans doute possible, des politiques, et l’on n’observe pas de retour aux commissions principalement « techniciennes » des années 1960 et 1970 – époque où la France envoyait à Bruxelles des personnalités telles que François-Xavier Ortoli (président de 1973 à 1977), Jean-François Deniau, Claude Cheysson, Robert Marjolin ou Raymond Barre (avant son entrée en politique). De plus, le résultat des élections européennes et les affiliations aux partis politiques européens ont fortement pesé dans la désignation des commissaires par le président et les gouvernements, reflétant ainsi l’évolution des Traités, qui adossent désormais beaucoup plus clairement la Commission à la légitimité parlementaire. José Manuel Barroso, pour être reconduit par le Parlement, a dû rendre publiques des orientations politiques et s’est vu contraint de répondre aux inquiétudes que sa reconduction suscitait et de donner des gages aux groupes parlementaires (introduction de nouveaux portefeuilles, celui du changement climatique et des droits fondamentaux, et création des directions générales de la Commission correspondantes). Avant le vote du Parlement, chaque commissaire a été auditionné par l’assemblée européenne et soumis à un « grand oral » parfois exigeant, où ce sont bien les orientations politiques davantage que les compétences techniques qui étaient examinées.

2 - Le poids grandissant du Parlement européen

Si les années récentes ont été marquées par l’affaiblissement de la Commission, elles se sont parallèlement caractérisées par la montée en puissance du Parlement. Cette évolution est le résultat des Traités successifs qui ont fortement accru ses pouvoirs, grâce à la « codécision » avec le Conseil, consacrée comme la procédure législative de droit commun par le Traité de Lisbonne. Le Parlement s’est affirmé dans une relation conflictuelle avec la Commission, renversant l’alliance institutionnelle classique de ces deux organes réputés intégrationnistes. En particulier, le rejet par le Parlement européen des candidats italien et letton aux postes de commissaires en 2004, et leur remplacement hâtif, ont marqué à vif José Manuel Barroso pendant son premier mandat. Au risque de mettre en péril son rôle de garant de l’intérêt européen, la Commission s’est peu à peu tournée vers le Conseil dans les négociations, défendant les compromis entre intérêts nationaux ayant les meilleures chances de succès face aux velléités souvent plus audacieuses des parlementaires.

Parallèlement, le Parlement européen s’est imposé dans le débat européen, à travers notamment de grands débats marqués par une politisation croissante, même si elle n’a pas mis fin à la logique de compromis qui continue de régir le fonctionnement de l’institution. Lors de la  dernière législature, des clivages importants se sont fait jour lors de discussions sur des textes clés (directive « services », directive « REACH » sur les substances chimiques, directive « retour » sur l’immigration) et l’empreinte du Parlement sur le contenu des normes européennes s’est faite plus nettement sentir. La présence de tribuns et d’hommes de vision à la tête de groupes parlementaires de taille moyenne et peu représentés dans les gouvernements nationaux (Dany Cohn-Bendit à la tête des Verts, Guy Verhofstadt à la tête des Libéraux) a contribué à mettre en lumière ces clivages. Les conditions de la nomination de la Commission « Barroso II » et des postes-clés du Conseil illustrent aussi cette évolution : désormais, l’ensemble des grands postes européens (président de la Commission, haut représentant pour la politique extérieure, président du Parlement européen, président du Conseil européen) sont choisis selon l’étiquette politique de leur titulaire et négociés entre les familles politiques européennes.

La polémique qui a entouré l’audition parlementaire de la Bulgare Roumiana Jeleva, commissaire désignée à l’aide humanitaire qui a dû retirer sa candidature sous la pression des députés, a dominé le débat de pré-investiture de la Commission « Barroso II ». Mme Jeleva a d’abord été accusée de conflits d’intérêts du fait de ses activités passées de conseil, mais les parlementaires de la commission sur le développement ont ensuite reporté leurs accusations sur sa déclaration d’intérêts qui aurait été incomplète lors de son mandat de députée européenne. Une majorité constituée de la gauche radicale, des verts, des socialistes et des libéraux a conduit à l’éviction de cette candidate, José Manuel Barroso s’étant bien gardé de voler à son secours comme il l’avait fait en 2004 avec Rocco Buttiglione, le commissaire désigné italien contesté pour ses déclarations sur l’homosexualité.

« L’affaire Jeleva » a confirmé que le Parlement était devenu le théâtre de véritables combats entre forces politiques et qu’il faisait de l’utilisation de ses prérogatives une question de principe. Cependant, force est de constater que les auditions ont manifesté une vigilance « à géométrie vériable » face aux candidats qui leur étaient proposés par Barroso et les Etats membres. Les nominations les plus importantes, comme celle de Catherine Ashton au poste de Vice-présidente de la Commission et Haut-Représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, ont été peu contestées. Malgré les faiblesses flagrantes de sa candidature et de son audition devant le Parlement, le groupe PPE a choisi de ne pas porter le fer, sans doute de peur que ses candidats soient à leur tour remis en cause. Au-delà du cas d’Ashton, l’impression d’ensemble qui se dégage de ces auditions est que la connaissance superflue des dossiers l’a emporté sur la vision politique et la compétence technique. Les candidats commissaires s’en sont tenus à des annonces très générales ou à des promesses de coopération avec les parlementaires européens. Seul Michel Barnier s’est présenté comme un « homme politique », dont le bilan devra être jugé à l’aune de ses résultats, alors que ses collègues se sont contentés d’un rappel des compétences énumérées dans les traités, creusant ainsi le fossé entre un Parlement plus politique et une Commission de plus en plus gestionnaire.

Au total, l’investiture de la Commission « Barroso II » a été beaucoup moins mouvementée que celle de 2004, notamment grâce à un pacte tacite de non-agression entre les grands groupes politiques (conservateurs, socialistes, libéraux) qui ont souhaité éviter un pugilat dans lequel chacun pouvait voir « ses » candidats menacés. Même si ce pacte a été légèrement ébréché avec le rejet de Mme Jeleva, il est resté en vigueur jusqu’à la conclusion de la procédure d’investiture. On peut regretter que les parlementaires n’aient pas jugé bon d’exercer leur rôle de vigie démocratique en contestant le manque d’orientations politiques claires de certains commissaires désignés ou leurs faibles compétences dans les domaines qui composent leur portefeuille. Au regard du constat politique de l’affaiblissement de la Commission, « l’affaire Jeleva », malgré la véhémence des affrontements auxquels elle a donné lieu, apparaît donc bien futile. Mais ceux qui auraient pu contester « Barroso II » ont considéré qu’il n’existait pas de rapport de forces politique suffisant pour aboutir à son rejet par le Parlement et ont préféré protéger leurs candidats (les libéraux comptent 8 commissaires, les socialistes, plus nombreux au Parlement, seulement 6 mais ils ont obtenu 3 des 7 vices-présidences dont la politique étrangère et la concurrence). C’est d’ailleurs le même calcul qui a conduit une grande partie du groupe socialiste à s’abstenir plutôt qu’à voter contre la reconduction de Barroso lui-même, puis les socialistes et les libéraux à soutenir la nouvelle équipe lors du vote final. A l’arrivée, seuls le groupe des Verts, de la gauche radicale et les députés eurosceptiques se sont opposés à l’investiture de « Barroso II ». Il est à noter que la délégation socialiste française a également voté contre.

De manière générale, les auditions au Parlement ont permis de discerner les équilibres politiques qui se dessinent aujourd’hui au Parlement européen : une  nette majorité conservatrice-libérale. Toutefois, le Parlement est plus divisé qu’il n’y paraît à première vue : il est possible de dégager des majorités alternatives sur des enjeux ciblés. Sur des enjeux de sécurité (scanners corporels, accord SWIFT), sur des enjeux sociétaux, sur des enjeux de personnes (candidature de Mme Jeleva), il est possible de rassembler un camp progressiste, de la gauche radicale aux libéraux, capable de mettre le Parti populaire européen en minorité. Toutefois, sans accord politique clair au préalable, les divisions au sein de l’arc progressiste peuvent l’emporter, engendrant l’échec, comme l’a par exemple montré le vote sur la liberté de la presse en Italie en novembre 2009. 

3 - A la recherche d’un nouvel équilibre politico-institutionnel

Dans cette configuration, la politisation de l’Union reste au milieu du gué, malgré les progrès réalisés ces dernières années et les avancées inscrites dans le Traité. L’obstacle principal est bien l’affaiblissement de la Commission, institution conçue comme la pierre de touche de l’édifice communautaire. Pour les gouvernements nationaux, l’idée d’une Commission forte et politisée, qui pourrait donc menacer leur pouvoir à double titre, continue de poser problème. Le processus d’investiture inscrit dans le Traité, la vigilance des Parlementaires et la pression continue qu’ils exercent sur la Commission imposent un minimum de politisation. Ils peuvent aussi, cependant, conduire la Commission à un excès de prudence et de discrétion. Dans ces conditions, le Conseil européen, et en son sein la capacité d’influence des grands Etats, garde la main sur les grandes orientations et apparaît comme seul à même, du moins potentiellement, de donner une direction à la construction européenne. Le choix d’une figure discrète pour en assurer la présidence comme Herman Van Rompuy, tout comme l’absence frappante de projet européen du couple franco-allemand, confirment cependant le peu d’espoirs que les Etats placent dans l’avenir de l’Union. Quant au Parlement, il doit sans doute trouver un équilibre entre deux excès. L’esprit de compromis indispensable à sa bonne marche menace parfois de dégénérer en un consensus factice qui risque d’éloigner l’institution de son rôle de représentation des clivages politiques réels qui traversent l’Europe. A l’inverse, les postures de combat frontal entre groupes parlementaires, parfois vaines lorsqu’elles ne portent pas sur des sujets politiques majeurs, risquent d’obérer sa capacité d’influer concrètement sur les normes adoptées au niveau européen.

Au total, une impression demeure : la dynamique de la construction européenne s’est grippée avec la rupture de l’alliance entre le Parlement et la Commission. Le paradoxe actuel est que la Commission est souvent engagée dans un face à face avec le Parlement, qui se montre d’autant plus redoutable qu’il entend affirmer les prérogatives que lui attribuent le Traité, alors que dans les faits, c’est au profit du Conseil que l’essentiel du pouvoir lui échappe. Au-delà du choix des hommes, donner à la Commission les incitations et les moyens d’être plus audacieuse et plus en phase avec les préoccupations des citoyens passe sans doute par le rétablissement de ce lien. Le plus sûr moyen serait bien sûr que la composition de la Commission devienne l’émanation directe d’une coalition parlementaire, à laquelle elle serait unie par un contrat de législature. D’autre part, comme c’est déjà le cas pour les membres de l’exécutif dans les traditions constitutionnelles de certains pays européens, les commissaires pourraient être choisis parmi les députés européens élus, ce qui aurait également l’avantage de couper court aux critiques eurosceptiques contre la « technocratie irresponsable » de Bruxelles.

Les esprits n’y sont pas prêts, loin de là, mais une telle évolution constitue bien, pour les partisans d’une Europe politique, un objectif à poursuivre. Les députés peuvent déjà destituer la Commission en cours de mandat et un projet d’accord inter-institutionnel – semble-t-il accepté par Barroso – prévoit de permettre au Parlement de retirer sa confiance à un Commissaire particulier, le président devant ensuite se justifier devant l’assemblée s’il choisit de maintenir en poste le titulaire désavoué. Un grand pas pour la démocratie européenne serait également accompli si chaque parti politique présentait un candidat officiel à la présidence de la Commission avant les élections européennes, ce qui était déjà le cas de Barroso lui-même, candidat du PPE. Enfin, on pourrait imaginer un accord politique entre les gouvernements et les grandes forces politiques européennes pour qu’une partie significative des commissaires soient choisis parmi les députés européens.

Des pistes existent donc pour renforcer la légitimité démocratique de la construction européenne. La possibilité de tels changements dépendra en grande partie de la conscience qu’aura le Parlement européen de sa légitimité et de son rôle. Car c’est à bien des égards au sein de cette assemblée, de ses commissions et de ses groupes politiques, que se joue aujourd’hui l’avenir de l’Union. 

*Benjamin Senès est le pseudonyme d’un spécialiste des affaires européennes

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