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Série « Européennes 2024 »

La pêche européenne : amélioration fragile et avenir incertain

La pêche durable devient progressivement une réalité pour l’Europe. L’activité reste cependant fragile, comme le montre l’impact du prix du carburant diesel sur l’année 2022. Le secteur, qui regroupe aussi bien une petite flotte artisanale que des navires de grande taille, présente des situations variées, de la Méditerranée à la Baltique, mais doit relever des défis communs. Un renouvellement d’ensemble de la politique européenne de la pêche est indispensable pour y répondre en intégrant les objectifs durables et la transition énergétique.

Publié le 

Introduction

Les dernières années ont attiré l’attention sur la pêche européenne : sujet majeur de la négociation du Brexit, arrêt brutal des activités au plus fort de la crise du Covid-19, performance économique mise en danger par la forte hausse du prix des carburants suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, conflits avec les autorités publiques et les organisations non gouvernementales souhaitant limiter les activités de pêche pour protéger les milieux marins. La gestion des ressources halieutiques étant une compétence exclusive de l’Union européenne (UE), celle-ci s’est trouvée accusée de tous les maux.

Mais qu’en est-il vraiment ?

  • La pêche durable[1] a considérablement progressé dans l’UE au cours des deux dernières décennies. Alors qu’en 2003, la plupart des stocks européens étaient largement surexploités (la mortalité par pêche médiane dans l’Atlantique du Nord-Est s’établissait à 1,68 FRMD), ce taux a diminué pour atteindre sa valeur la plus basse en 2023 (0,76) [2]. Ainsi, aucun stock n’a été surexploité en 2021 dans le golfe de Gascogne et le niveau d’abondance y a plus que triplé par rapport à 2003. En Méditerranée et en mer Noire, zones les plus surexploitées, le taux de mortalité médiane a lui aussi commencé à baisser notablement (de 2,06 FRMD en 2003 à 1,7 en 2020).
  • Lorsque le taux de mortalité par pêche diminue, la biomasse du stock halieutique augmente. Cela contribue à réduire l’effort de pêche (jours passés en mer), donc la consommation de carburant. De fait, entre 2009 et 2018, la performance économique de la flotte européenne s’est améliorée[3]. Une réduction de l’effort de pêche (-17%) et de la consommation d’énergie (-12%) se sont combinés pour conduire à une amélioration des coûts opérationnels (-32% pour le carburant) et une augmentation significative de la marge nette de profit (+55%). En 2022, la valeur des débarquements s’élevait à 5,4 milliards d’euros pour une valeur ajoutée brute de 2,3 milliards d’euros et un profit net de 539 millions d’euros. L’ensemble de la filière (en ajoutant transformation et distribution) générait une valeur ajoutée brute de 19 milliards d’euros.
  • Cette amélioration de la situation s’est partiellement reflétée dans les conditions sociales. L’emploi a reculé, c’est indéniable : près de 122.000 pêcheurs en 2021, dont 106.000 employés correspondant à 69.000 équivalent temps plein (ETP), soit une réduction de 18% entre 2013 et 2023. Ces chiffres reflètent à la fois l’importance des activités non rémunérées[4] (29%) et du travail à temps partiel et saisonnier en mer. Mais l’amélioration des profits s’est accompagnée d’une augmentation des salaires : le salaire moyen par ETP a augmenté de 35% durant la même période (26.700 euros en 2023), avec néanmoins une très forte dispersion au sein de l’UE (de 2.289 euros à Chypre à 122.104 euros en Belgique).

La politique commune de la pêche (PCP) vise à assurer la durabilité environnementale, économique et sociale à long terme de la pêche et de l’aquaculture, la sécurité de l’approvisionnement alimentaire et un niveau de vie équitable pour les communautés du secteur de la pêche et de l’aquaculture. A cette aune, les tendances de long terme pourraient laisser supposer qu’elle remplit ces objectifs. Mais elles ont subi un coup d’arrêt en 2020–2022 : des chocs exogènes (Brexit, Covid-19, coût de l’énergie) et des facteurs environnementaux se sont combinés pour faire entrer le secteur en pertes nettes en 2022.

 

I. Pourquoi la pêche européenne est-elle en crise ?

1.Les chiffres globaux masquent une très forte diversité écologique et économique

L’amélioration de la santé des ressources permet désormais de fixer 80 % des autorisations de captures à un niveau conforme au RMD, contre seulement 14 % en 2009[5]. Mais en Méditerranée, la situation demeure préoccupante et les améliorations sont trop lentes : le taux de mortalité y reste supérieur de 71 % au taux de durabilité recommandé. Pire, la Baltique a vu s’inverser les améliorations récentes en raison d’autres pressions exercées sur l’environnement et les écosystèmes marins. Des réductions fortes ou fermetures de pêche se sont imposées dans les dernières années et resteront nécessaires pour atteindre le RMD.

Ce sont les flottes qui exploitent les stocks gérés durablement qui améliorent leur performance économique, mais ceci prend plusieurs années à se concrétiser dans une amélioration des profits et des salaires. A l’inverse, les flottes ciblant les espèces surexploitées sont celles qui présentent les plus faibles résultats économiques. Ceci se révèle en comparant les différents États membres. Si beaucoup d’entre eux enregistrent des résultats économiques positifs, les dernières années voient souvent plusieurs États membres souffrir de pertes nettes[6].

De fait, la flotte de pêche européenne est très diverse, dans sa structure comme dans ses résultats. La performance économique sur moyenne période est très contrastée selon les types de flottilles, révélant des modèles économiques fort divers.

Carte d’identité de la pêche européenne[7]

Structure

  • Sur un total de 71.628 navires en 2021, seuls 76% étaient actifs, soit 54,213. Ceux-ci se composent à 76% (45.582) de navires de moins de 12 mètres (petite pêche côtière), 24,5% de la flotte de plus de 12 mètres (12.704) et pour 0,5% (242) de la flotte longue distance (opérant hors des eaux européennes).
  • La petite flotte emploie 49% des salariés (près de 60.000) mais seulement 33.000 ETP, un indicateur marquant le caractère intermittent de l’activité. Elle se compose essentiellement d’entreprises familiales, et la moitié se trouve en Méditerranée.
  • Avec 12.704 navires, c’est la flotte de plus de 12 mètres qui emploie le gros des salariés du secteur (55.000, soit 45% du total), produit le plus (74% des débarquements) et génère le plus de valeur (67%).
  • La flotte hauturière, quant à elle, est très limitée et emploie peu de salariés (6.752) mais elle représente 19% des débarquements et 17% de la valeur.

Performance économique

  • A nombre de navires constant sur la période 2013–2023, la petite flotte a fortement perdu de l’emploi (-27% en ETP), a réduit son effort de pêche de l’ordre de 13% et plus encore sa consommation d’énergie (-28% en volume, –34% en valeur). Elle a pu en tirer des bénéfices considérables : une augmentation de 15% de la valeur des débarquements, de 36% des salaires moyens par ETP et un bond de 4200% de sa marge nette. Ces efforts ont néanmoins été faits au détriment des investissements : – 34% sur 10 ans.
  • La flotte de plus de 12 mètres a, quant à elle, davantage réduit sa capacité (-15% en nombre de navires), mais avec un coût moindre en emplois (-15% en ETP). Si elle a tout autant réduit ses coûts d’énergie, sa production est celle qui a le plus diminué (-17% en volume et –9% en valeur). Mais elle a comparablement rémunéré le travail (+31% salaire moyen par ETP) elle a su significativement investir (+72%) et au total, presque doubler sa marge nette.
  • La flotte longue distance a connu une réduction forte en nombre de navires (-16%) mais pas en puissance. Mis en regard des efforts d’investissements considérables (+533%) et d’une augmentation du personnel (+6% en ETP, +16% en chiffre brut), ces chiffres révèlent une stratégie d’augmentation de la capacité et de la puissance des navires. Si elle semble en avoir tiré des bénéfices en termes de consommation énergétique, ceux-ci sont moindres que pour les autres flottes (-7%). Surtout, cette stratégie se heurte à une forte baisse de la valeur de ses débarquements (-16%), qui se traduit au final en une diminution forte de la marge nette du secteur (-46%).

Au total, en dépit d’une amélioration globale tendancielle de l’état des ressources et de la performance économique, la flotte européenne présente une surcapacité qui reste structurelle lorsqu’elle est rapportée à l’état des stocks et au résultat économique pour chaque segment de flotte. En 2022, 17 des 22 États membres côtiers[8] ont prévu des plans d’ajustement des capacités, qui visent à réduire la capacité de pêche pour l’aligner avec les ressources disponibles et impliquent la possibilité de recourir aux fonds européens pour financer la cessation permanente d’activité des navires.

 

2. La santé des écosystèmes marins se dégrade et les impacts de la pêche se réduisent peu

La perte de biodiversité des océans menace la durabilité des ressources halieutiques et aquacoles. Les pressions sont multiples, mais l’impact de la pêche sur les écosystèmes est un des éléments majeurs. Or la PCP n’a pas significativement réduit cet impact depuis 2013. Les règles de l’UE visant à protéger les écosystèmes et habitats essentiels ne leur ont pas permis de se régénérer, les zones marines protégées offrent peu de protection, les dispositions destinées à coordonner la politique de la pêche avec la politique de protection du milieu marin ont été peu appliquées et seule une part relativement faible des fonds disponibles sont utilisés pour financer des mesures de conservation[9].

Une des mesures phares de la réforme de la PCP de 2013 était de mettre fin au rejet des captures non désirées, une pratique courante génératrice d’un gaspillage devenu inacceptable des ressources de pêche[10]. Dix ans plus tard, le constat est sans appel : il n’y a eu aucun changement des pratiques et les rejets continuent à être monnaie courante[11]. Les raisons sont multiples :

  • Au nom des pertes à court terme, les États membres et les professionnels ont donné la priorité à la demande d’exemptions auprès de la Commission européenne au lieu d’accroître la sélectivité des méthodes de pêche.
  • En dépit de nombreuses innovations proposées aux pêcheurs par le secteur de la recherche, l’aide européenne aux pêcheurs pour utiliser des techniques de pêche plus sélectives est sous utilisée : 350 millions d’euros en 2021–2022, sur une enveloppe globale du Fonds européen pour les affaires maritimes, la pêche et l’aquaculture d’environ 5 milliards d’euros pour la période 2021–2027[12].
  • Les mesures prises par les États membres pour surveiller et faire respecter l’obligation de débarquement restent insuffisantes. À l’heure actuelle, les États membres utilisent principalement des techniques de surveillance traditionnelles, qui sont insuffisantes. L’obligation d’enregistrer les captures non désirées est, en particulier, à peine respectée par les pêcheurs. Le système européen de contrôle de la pêche a été révisé en 2023 et imposera notamment l’utilisation d’outils de surveillance électronique à distance à partir de 2026. De sa mise en œuvre effective dépendra en grande partie le relèvement de l’état des stocks dans la décennie à venir.

La pêche européenne continue à avoir des impacts globalement négatifs sur les écosystèmes marins.

  • Les espèces vulnérables sont particulièrement menacées. Elles sont capturées dans des filets fixes. Les mammifères marins sont souvent pris dans les grands chaluts pélagiques, les oiseaux de mer dans les palangres et les tortues de mer dans les chaluts et les palangres.
  • La pêche à l’aide de certains engins de fond mobiles, en particulier le chalutage de fond, est une des activités les plus préjudiciables aux fonds marins. Leurs habitats sont des zones de croissance et de frai pour de nombreuses espèces et contribuent au maintien de la structure et du fonctionnement des réseaux trophiques et à la régulation du climat. Or 79 % des fonds marins côtiers sont considérés comme étant physiquement perturbés, principalement par le chalutage de fond, et un quart des zones côtières de l’Union européenne ont probablement perdu leurs habitats de fonds marins. Dans les zones où la pêche est le plus intense, la pêche au chalut est pratiquée plus de dix fois par an[13].
  • La législation européenne impose aux États membres de prendre des mesures pour protéger les espèces vulnérables et les fonds marins afin de parvenir à un « bon état écologique » des eaux de l’Union européenne. Ils doivent également prendre les mesures nécessaires dans les sites marins Natura 2000 afin d’atteindre un « état de conservation favorable » des habitats marins. Et pourtant, là encore, ni la directive stratégique marine ni la directive Habitat 2000 ne sont mises en œuvre. Par exemple, dans l’Atlantique du Nord-Est, la pêche de fond mobile a lieu dans 80 à 90 % des zones où il est possible de pêcher, y compris dans de nombreux si Natura 2000 et autres zones marines protégées.

La pêche est loin d’être la seule responsable des pressions anthropiques qui bouleversent les écosystèmes marins. Elle est même en train de subir elle-même les effets de l’autre principale menace, la pollution. Celle-ci vient principalement des activités terrestres : eutrophisation (essentiellement due à l’agriculture via les excès de fertilisants et leur pollution des eaux) ; contaminants (pesticides, produits chimiques persistants, métaux lourds, toxines) ; déchets (plastiques, bois, métal) ; bruit provoqué par le transport maritime et les plateformes offshore.

La situation est particulièrement dramatique dans la mer Baltique où la pollution a d’ores et déjà une incidence directe sur les stocks halieutiques. Depuis plusieurs années, les flottes côtières des États de la Baltique enregistrent les résultats économiques les plus faibles, allant jusqu’à être toutes en déficit en 2022[14]. La pollution due aux nutriments et à des niveaux élevés de contaminants s’explique par le défaut de transposition de la législation environnementale de l’UE (nitrates, eau, eaux urbaines, milieu marin, « Habitats » et « Oiseaux », déchets, planification de l’espace maritime, plastiques à usage unique). Dans les dernières années, l’UE a pris des mesures sévères d’arrêt de plusieurs pêcheries ou de réduction forte des autorisations de pêche. Mais à moins que les États membres n’appliquent et ne transposent intégralement la législation de l’UE, ces outils ne suffiront pas à permettre la reconstitution des stocks halieutiques.

 

3. Le virage de la transition énergétique n’a pas été entamé

Les navires de pêche fonctionnent aux carburants fossiles. Au total, la flotte de l’UE a consommé plus de 1,9 milliard de litres de diesel marin en 2020 pour capturer et débarquer 4,05 millions de tonnes de poisson, évaluées à 6,3 milliards d’euros lors de la première vente. Les coûts de l’énergie représentaient en moyenne environ 13 % des recettes du secteur, mais dans certains segments, notamment les chalutiers, les dépenses énergétiques ont représenté plus d’un quart des recettes en 2019[15].

Le modèle économique a longtemps reposé sur les faibles prix des carburants. L’intensité en carburant (litre/kg pêché) de la flotte européenne a certes reculé de 15% entre 2008 et 2020, mais c’était lié à l’amélioration des stocks, comme en Mer du Nord et Atlantique du Nord-Est où le nombre de jour en mer a ainsi pu être réduit. A contrario, même si des changements dans les stratégies de pêche, l’équipement des navires et les engins de pêche ont aussi contribué à améliorer l’efficacité énergétique des bateaux, aucun changement en profondeur n’a été entamé pour se détourner d’une propulsion fondée sur les carburants fossiles

Or l’énergie est le deuxième poste de coûts de la flotte de pêche de l’UE (après les salaires). Le pic des prix du carburant de 2022 (+26%) a constitué un réveil brutal. Pour l’ensemble de la flotte de pêche de l’UE, une augmentation du prix du carburant de 10 centimes d’euros réduit le bénéfice brut annuel de 185 millions d’euros (soit 16 % du bénéfice brut annuel de 2020). En 2021 et 2022, de nombreux navires sont restés au port et le secteur a eu besoin d’un soutien financier car il n’était pas en mesure de couvrir ses coûts opérationnels.

Pour la première fois depuis 2008, la flotte de pêche de l’UE a enregistré une perte globale en 2022. Après avoir culminé à 1,2 euro par litre au cours de l’été 2022, les prix du carburant ont progressivement baissé pour atteindre entre 0,8 et 0,9 euro par litre au premier trimestre de 2023 et le secteur devrait couvrir ses coûts opérationnels et maintenir l’emploi et les salaires en 2023[16]. Mais les prix restent supérieurs de 70 % à 2021.

Les effets ne sont pas les mêmes pour tous les segments de flotte. Ceux qui dépendent des stocks exploités de manière durable et qui ont augmenté leur efficacité énergétique (ou réduit leur intensité de carburant) obtiennent de meilleurs résultats et génèrent des salaires plus élevés. De manière générale, les navires de plus de 12 mètres et la flotte hauturière ont été les plus impactés par la hausse des prix du carburant.

Quoi qu’il en soit, la flotte de pêche de l’UE restera financièrement vulnérable. Sa dépendance à l’égard des combustibles fossiles est non seulement non durable sur le plan environnemental, mais elle est la principale menace pour sa résilience et son avenir socio-économique. Les carburants et les sources d’énergies renouvelables et à faibles émissions de carbone seront des solutions de substitution pour les navires de pêche mais, aujourd’hui, ils en sont au stade de projets pilotes. Principal obstacle : la chaîne de valeur (chantiers navals, ports, armateurs et patrons-pêcheurs) n’a ni les moyens financiers ni l’organisation pour se lancer dans la révolution industrielle du navire décarboné du futur.

 

4. Le secteur vieillit

La flotte de pêche vieillit. Il ne se construit presque plus de navires neufs. En 2021, l’âge moyen de la flotte totale était de 31 ans[17]. Cette situation a des conséquences en matière de sécurité, de conditions de vie à bord, de performances économiques et de consommation d’énergie.

Or l’activité des navires de pêche est une des activités les plus dangereuses. 32 000 personnes[18] meurent chaque année dans le secteur de la pêche, sans compter les milliers de victimes d’accidents et une augmentation inquiétante des maladies professionnelles connexes.

Ce vieillissement de l’appareil de production et ces conditions dures de travail sont les principaux facteurs du manque d’attractivité du métier de la pêche et du non-renouvellement des générations. Avec 14,4 % des travailleurs âgés de 65 ans ou plus[19], la pêche est le secteur qui, en Europe, emploie le plus grand nombre de personnes dans cette tranche d’âge. Ceci pose un risque additionnel pour la durabilité économique et sociale du secteur.

5. Le Brexit n’a pas encore produit tous ses effets

L’accord entre l’UE et le Royaume-Uni a d’ores et déjà acté une diminution progressive de 25% des quotas de pêche dans les eaux britanniques entre 2021 et 2025. Si l’UE a préservé son accès dans les 6/12 milles comme dans la zone économique exclusive jusqu’à cette date, la négociation des licences a montré l’opiniâtreté du Royaume-Uni à défendre ses intérêts. La renégociation des droits d’accès pour l’après 2026 est un enjeu majeur car il est prévisible qu’elle résulte dans une baisse continue de ces droits. Or, la flotte des États membres bordant la mer du Nord est très dépendante de l’accès aux eaux britanniques[20], très poissonneuses et représentant une des sources principales de l’approvisionnement européen.

Ayant fait du Royaume-Uni un État tiers, le Brexit a également profondément affecté la gestion de la PCP. Avant le Brexit, l’UE gérait dix totaux admissibles des captures (TAC) conjointement avec la Norvège et trois stocks avec les États côtiers. Aujourd’hui, elle partage 76 autres TAC avec des pays tiers, seuls sept TAC étant entièrement fixés dans les eaux britanniques (tandis que l’UE dispose de droits de pêche pour ceux-ci). Une nouvelle géopolitique de la négociation des possibilités de pêche relative aux stocks partagés s’est mise en place en Mer du Nord et dans l’Atlantique du Nord-Est. L’UE fait maintenant face à une nouvelle alliance entre le Royaume-Uni, la Norvège, l’Islande et les Iles Féroé et le nouveau rapport de force n’est plus à son avantage. L’heure est à la concurrence féroce Ces derniers prennent désormais très souvent  des décisions unilatérales sur les opportunités de pêche, sans considération pour la reconstitution des stocks ni pour l’intérêt collectif des Européens.

 

6. Le changement climatique produit déjà des effets qui sont largement ignorés

Le changement climatique affecte les écosystèmes marins et les ressources halieutiques. Il altère la salinité des eaux et les niveaux d’oxygène et augmente la probabilité de chocs de court terme tels que les vagues de chaleur sous-marine et la prolifération d’algues toxiques. Ce faisant, il perturbe ou réduit la productivité des écosystèmes en modifiant la chaîne trophique, sa distribution géographique et son abondance, et donc les fonctions biologiques des stocks halieutiques (périodes et capacité de reproduction, durée de maturation, mortalité). En conséquence, la distribution des stocks sera affectée, ils se déplaceront vers le nord, ou vers les profondeurs, s’ils ne disparaissent pas des eaux européennes.

Les effets se font d’ores et déjà sentir. En Atlantique du Nord-Est, la productivité des espèces d’eau froide comme le cabillaud et le hareng diminue et, en Méditerranée, celle des espèces d’eau chaude comme le merlu et des espèces invasives augmente. Les effets seront plus sévères dans les mers semi fermées que sont la Baltique, la Méditerranée et la Mer Noire, ainsi que dans les régions d’outre-mer (prolifération des algues en Guyane, Martinique et Guadeloupe).

Néanmoins, l’impact concret de ces effets reste à évaluer précisément et à intégrer pleinement dans la gestion des stocks et des pêcheries. La PCP repose sur le principe de décisions fondées sur la science, mais celle-ci a très peu avancé sur l’intégration de modèles prédictifs dans les méthodes d’évaluation des stocks, qui sont encore basées sur des données rétrospectives par stocks et intègrent insuffisamment une approche écosystémique. Plus fondamentalement encore, l’exercice de projection des impacts sur la flotte de pêche et sur les relations avec les États côtiers n’a pas commencé.

2. Quelle transition ?

En 2022, la Commission européenne a publié ses objectifs de transition. En faisant le bilan de la PCP depuis sa réforme de 2013 et en actualisant les défis auxquels la pêche européenne doit faire face, elle a le mérite de poser les données du problème. Mais leur périmètre et longueur de champs limités et leur réception générale leur ont donné, dans l’esprit des parties prenantes, le caractère d’occasion manquée et, pour certains aspects, de provocation :

  • La communication sur la PCP[21] présente un bilan d’ensemble depuis 2013 et pointe la plupart des enjeux futurs mais à la fin du mandat de l’actuelle Commission von der Leyen, elle se garde bien d’ouvrir le débat sur une révision de la PCP.
  • Le plan d’action pour le milieu marin[22] souhaite renforcer la contribution de la PCP aux objectifs environnementaux de l’UE et réduire les effets néfastes des activités de pêche sur les écosystèmes marins, comme les perturbations des fonds marins, les prises accessoires d’espèces sensibles et les effets sur les chaînes alimentaires marines. Il s’inscrit dans la mise en œuvre de la stratégie de l’UE en faveur de la biodiversité à l’horizon 2030, c’est-à-dire protéger juridiquement et efficacement 30 % de nos mers, un tiers étant strictement protégé, et restaurer au moins 20% des zones marines qui en ont besoin. Alors qu’il ne fait que rappeler les objectifs et obligations édictés par le Pacte vert et la législation existante, ce plan d’action a essuyé une levée de boucliers du Conseil, du Parlement européen et des professionnels à raison d’une seule de ses propositions, viser à terme (2030) l’élimination du chalutage de fonds dans les zones marines protégées sous le régime Natura 2000.
  • Les orientations pour la transition énergétique[23] actent la nécessité de tendre vers un secteur de la pêche et de l’aquaculture neutre en carbone en 2050, conformément au Pacte vert pour l’Europe. Il s’agit, à court terme, d’améliorer l’efficacité énergétique et, à moyen terme, de passer à des sources d’énergie renouvelables ou à faibles émissions de carbone. Elle met l’accent sur les barrières financières et technologiques à la transition et annonce la création d’un partenariat réunissant toutes les parties prenantes des secteurs de la pêche, de l’aquaculture, de la construction navale et de l’énergie, dans les ports, les ONG, les autorités nationales et régionales. Mais aucune mesure concrète n’est proposée.

Désormais, l’UE a besoin d’une PCP profondément renouvelée pour la décennie à venir. Les trois grands principes sur lesquels elle repose restent d’actualité : durabilité environnementale, sociale et économique ; une coopération régionale efficace et une prise de décision fondée sur des données scientifiques. Elle peut s’appuyer sur des résultats notables mais elle doit poser clairement l’ensemble des difficultés présentes et à venir et tracer un chemin clair pour accompagner une transition multiforme. Le secteur a besoin d’une visibilité qui fait défaut et obère sa projection dans l’avenir.

Les axes principaux devraient être :

  • Acter les principaux risques, existentiels, pour la pêche européenne et présenter le coût de la non-action : i) l’effondrement des écosystèmes en Baltique et Méditerranée, ii) le risque de conflit ouvert avec les voisins de l’UE dans l’Atlantique Nord-Est ; iii) le non-renouvellement de la flotte. Ces enjeux n’ont jamais encore été pleinement mis en discussion par les institutions européennes. Leur énonciation aurait un rôle de catalyseur de prise de conscience et de mobilisation collective.
  • Élargir le champ des responsabilités : le secteur de la pêche a la responsabilité de réduire ses impacts sur les écosystèmes mais sa survie dépend aussi de l’engagement de tous les usagers de la mer à faire de même (planification de l’espace maritime et établissement de zones marines protégées) et des activités polluantes à terre à s’engager dans la même transition. Au cœur du problème figure la transition écologique de l’agriculture.
  • Être intransigeant sur le respect des règles : cela vaut autant pour les États membres que pour les professionnels, pour les lois sur la pêche comme celles sur l’environnement. La période récente a vu un nombre record de recours juridiques, au niveau européen comme national. Il doit être mis un terme à cet affaiblissement de l’adhésion à la norme commune, source de conflits et de défiance mutuelle.
  • Accroître les moyens financiers de la transition dans deux secteurs clés, la science et la construction maritime :
    • La qualité des avis scientifiques s’est considérablement améliorée, mais la production de connaissance reste dispersée dans son organisation et son financement, tant au niveau européen que national. Il s’agit d’aller vers un système européen intégré de l’évaluation des écosystèmes marins doté de moyens financiers et humains alimentés tant par les budgets européens que nationaux.
    • La décarbonation de la flotte ne se fera pas sans un renouvellement quasi-total des navires, chose impossible en l’état actuel des règles d’utilisation des aides publiques nationales et européennes (interdiction de l’aide à la construction), des disponibilités des technologies de propulsion neutres en carbone (passer des projets pilotes à l’industrialisation) et de frilosité des acteurs financiers (solvabilité de la demande). Aucun des acteurs ne peut faire face isolément à ce défi. A l’instar de ce qui a été fait pour les batteries électriques, l’UE devrait se doter d’un plan commun Commission-États membres-Industrie-Finance pour investir dans la décarbonation des navires.
  • Ne pas reporter la demande vers des importations non durables : l’UE ne dispose pas des ressources halieutiques pour répondre à la demande de ses consommateurs. La production de ses navires ne représente que 25% de ce qu’elle consomme. Les 75% restants sont importés et pour l’heure, mis à part un système très performant de vérification contre les produits issus de la pêche illégale, elle n’a pas mis en place d’exigences de durabilité à ses importations de produits de la mer, au préjudice des intérêts de ses pêcheurs autant qu’en contradiction avec ses engagements internationaux. Or la situation des stocks et des écosystèmes marins est encore plus préoccupante dans le reste du monde. Comme pour l’ensemble de son système alimentaire, l’UE devra repenser sa consommation (agir sur la demande et l’information des consommateurs) et innover dans ses règles d’importation (définir des standards de durabilité conditionnant l’accès au marché européen).
  • Co-créer les moyens et le chemin de la transition : un tel bouleversement ne se fera pas s’il est décrété par les seules institutions européennes. Un dialogue stratégique large, transparent et impliquant toutes les parties prenantes et toutes les institutions européennes et nationales est indispensable. Les sujets sont conflictuels mais un diagnostic partagé et une implication dans l’examen des options peut permettre aux acteurs de dessiner un chemin d’avenir.

 

 


[1] La pêche durable consiste à ne pas capturer une quantité de poissons supérieure à la capacité de reproduction annuelle des stocks. Un stock est exploité de manière durable au niveau du rendement maximal durable (RMD) lorsque le rapport entre la mortalité par pêche réelle (F) et la mortalité par pêche au niveau du RMD (FRMD) est inférieur ou égal à 1.

[2] Commission européenne, Communication au Parlement européen et au Conseil, Pêche durable dans l’Union européenne : état des lieux et orientations pour 2024 (COM(2023) 303 final), 14.6.2023

[3] European Commission – Scientific, Technical and Economic Committee for Fisheries (STECF), The 2023 Annual Economic Report on the EU Fishing Fleet (STECF 23–07)

[4] En raison de l’importance des emplois familiaux ou parce que les patrons d’embarcations artisanales ne se rémunèrent pas.

[5] Commission européenne, Communication au Parlement européen et au Conseil, Pêche durable dans l’Union européenne : état des lieux et orientations pour 2024 (COM(2023) 303 final), 14.6.2023

[6] En 2020, Finlande, Allemagne, Estonie, Chypre. En 2021, France, Allemagne Grèce, Chypre. Source : European Commission, Scientific, Technical and Economic Committee for Fisheries (STECF), The 2023 Annual Economic Report on the EU Fishing Fleet (STECF 23–07)

[7] European Commission – Scientific, Technical and Economic Committee for Fisheries (STECF), The 2023 Annual Economic Report on the EU Fishing Fleet (STECF 23–07)

[8] COMMISSION STAFF WORKING DOCUMENT Accompanying the document COMMUNICATION FROM THE COMMISSION, Sustainable fishing in the EU: state of play and orientations for 2024 (SWD(2023) 172 final)

[9] Rapport spécial nº 26/2020 de la Cour des comptes, « Milieu marin: l’UE offre une protection étendue, mais superficielle », https://op.europa.eu/webpub/eca/special-reports/marine-environment-26–2020/fr/

[10] En 2009, avant la réforme de la PCP de 2013, il a été estimé que 1,7 million de tonnes (toutes espèces confondues) étaient rejetées chaque année dans les pêcheries européennes, ce qui correspond à 23 % des captures totales. Source : Commission européenne, Communication au Parlement européen et au Conseil, La politique commune de la pêche aujourd’hui et demain, 21.2.2023 (COM(2023 103 final)

[11] https://cinea.ec.europa.eu/publications/synthesis-landing-obligation-measures-and-discard-rates_en

[12] https://oceans-and-fisheries.ec.europa.eu/funding/fisheries-and-aquaculture-monitoring-and-evaluation-fame_en

[13] Commission européenne, Communication au Parlement européen et au Conseil, Plan d’action de l’UE : Protéger et restaurer les écosystèmes marins pour une pêche durable et résiliente, 21.2.2023 (COM(2023) 102 final)

[14] European Commission – Scientific, Technical and Economic Committee for Fisheries (STECF), The 2023 Annual Economic Report on the EU Fishing Fleet (STECF 23–07)

[15] Commission européenne, Communication au Parlement européen et au Conseil, Transition énergétique du secteur de la pêche et de l’aquaculture de l’UE, 21.2.2023 (COM(2023) 100 final)

[16] European Commission – Scientific, Technical and Economic Committee for Fisheries (STECF), The 2023 Annual Economic Report on the EU Fishing Fleet (STECF 23–07)

[17] European Commission, Facts and figures on the common fisheries policy (Basic statistical data : 2022), Facts and figures on the common fisheries policy – Publications Office of the EU (europa.eu)

[18] Résolution du Parlement européen du 16 septembre 2021 sur Pêcheurs de l’avenir (2019/2161(INI)) (Textes adoptés – Pêcheurs de l’avenir – Jeudi 16 septembre 2021 (europa.eu))

[19] Eurostat : https://ec.europa.eu/eurostat/documents/3217494/10166544/KS-02–19%E2%80%91681-EN-N.pdf/c701972f-6b4e-b432–57d2–91898ca94893

[20] La Belgique est l’État le plus dépendant de celles-ci suivi de l’Irlande, du Danemark, des Pays-Bas et enfin de l’Allemagne et de la France. Pour la France, entre 2011 et 2015, 98 000 tonnes de poissons y sont pêchées chaque année, générant 171 millions d’euros de chiffre d’affaires, concernant 2 566 emplois directs et 437 navires.

[21] Commission européenne, Communication au Parlement européen et au Conseil, Pêche durable dans l’Union européenne : état des lieux et orientations pour 2024 (COM(2023) 303 final), 14.6.2023

[22] Commission européenne, Communication au Parlement européen et au Conseil, Plan d’action de l’UE : Protéger et restaurer les écosystèmes marins pour une pêche durable et résiliente, 21.2.2023 (COM(2023) 102 final)

[23] Commission européenne, Communication au Parlement européen et au Conseil, Transition énergétique du secteur de la pêche et de l’aquaculture de l’UE, 21.2.2023 (COM(2023) 100 final)

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