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Note

Lutte contre le réchauffement climatique : peut-on encore sauver le marché du carbone ?

Après un précédent travail sur la précarité énergétique, Terra Nova poursuit son implication sur les thématiques énergétiques. Cette note aborde le cas dysfonctionnel du marché européen du carbone et propose des objectifs et des moyens de lutte contre le réchauffement climatique à long terme. Des travaux suivront prochainement sur la politique gazière européenne ou encore la transition énergétique en Allemagne.

Publié le 

Il y a trente ans, la communauté scientifique a fait prendre conscience au monde qu’il existe un lien direct entre le développement de l’activité économique mondiale et le dérèglement climatique de la planète. Les causes précises de cette évolution sont mieux identifiées à mesure que le temps passe, l’impact des différents gaz à effet de serre est mieux établi. Les conséquences futures de l’augmentation de la température moyenne de l’atmosphère sont difficiles à établir mais potentiellement cataclysmiques. L’effet de serre étant un phénomène mondial qui se moque des frontières, la communauté des nations s’est attelée à la recherche difficile d’un accord global sur le climat.

L’acte fondateur de cette coopération mondiale est le protocole de Kyoto, élaboré sous l’égide des Nations Unies en 1997. Dans le cadre de ce protocole signé par 184 pays, les pays industrialisés ont pris l’engagement de réduire, entre 2008 et 2012, de 5,2 % par rapport au niveau de 1990 les émissions de six gaz à effet de serre : dioxyde de carbone , méthane , protoxyde d’azote et trois substituts des chlorofluorocarbones , et d’aider par des mécanismes dits de développement propres, la réduction des émissions dans les pays en développement. En 2012, lors de la conférence de Doha, l’Union européenne ainsi que quelques pays (Australie, Suisse, Norvège, Lichtenstein, Ukraine) ont pris des engagements chiffrés de réduction de leur production de gaz à effet de serre pour une deuxième phase de huit ans jusqu’en 2020, alors que les Etats-Unis, la Russie, le Japon et le Canada notamment se sont limités à des déclarations d’objectifs [2] .

La prochaine réunion internationale de la Conférence des Parties (COP) à la Convention-Cadre des Nations Unies sur le changement climatique (UNFCCC) se tient à Paris en décembre 2015. Elle revêt une importance particulière du fait de la longue suite d’échecs, de déceptions, de bonnes paroles et de conclusions vagues qui ont marqué les réunions précédentes et du fait de l’engagement pris par la précédente conférence de Varsovie de conclure d’ici la fin 2015 un accord universel beaucoup plus ambitieux, applicable à partir de 2020. Par cet accord, en effet, les pays industrialisés s’engageraient non seulement sur des réductions supplémentaires significatives de leurs propres émissions mais également dans une coopération internationale plus active, pour soutenir les projets « bottom-up » des pays émergents, avec à la clé une aide financière de l’ordre de 100 milliards de dollars par an. Enfin, un cadre commun planétaire de monitoring, reporting et vérification multisecteurs devrait être adopté pour en suivre la mise en œuvre.

1 – Le role de l’europe et de la france

L’Europe a eu un rôle moteur dans la mobilisation mondiale contre le dérèglement climatique et s’est engagée de manière exemplaire dans l’action pour réduire ses propres productions de gaz à effet de serre. Dès 2007, le Conseil européen a fixé des objectifs ambitieux de réduction des émissions de CO2 à horizon 2020 (20% de réduction par rapport à 1990 hors accord mondial, 30% en cas d’accord), répartis pays par pays et contraignants pour chacun d’entre eux. L’Europe ne s’est pas contentée de fixer des objectifs. Elle s’est donnée les moyens de les atteindre, en mettant notamment en place deux dispositifs d’ailleurs préconisés par le Protocole de Kyoto : marché du carbone d’une part, mécanisme de développement propre de l’autre.

A première vue, l’action menée semble très efficace. Les émissions de gaz à effet de serre de l’UE en 2012 sont inférieures de 18% à celles de 1990, ce qui veut dire que 90% de l’objectif 2020 sont déjà atteints. Les hommes politiques de tous bords s’affirment résolus à poursuivre la lutte contre le dérèglement climatique, et encore le 22 janvier dernier, la Commission européenne a présenté ses propositions de « paquet énergie-climat » dans lesquelles elle fixe à 40% l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre à horizon 2030 par rapport à 1990.

La réalité est beaucoup plus nuancée. L’objectif 2020 avait été fixé en 2007 sur la base d’une hypothèse de croissance de 2% par an. La baisse des émissions s’explique en grande partie par la moindre croissance et la désindustrialisation même si le déploiement des énergies renouvelables et les progrès en termes d’efficacité énergétique ont contribué à ce résultat. On peut même penser (mais les statistiques manquent pour le démontrer) que l’importation croissante de produits industriels à forte empreinte CO2 ne contrebalance pas totalement la réduction des émissions européennes. A un an et demi de la Conférence Internationale, l’outil principal de cette politique, le marché européen du carbone s’est effondré, les mesures conçues pour le réanimer sont minimales. La dynamique est enrayée. Reflet concret le plus spectaculaire de cet effondrement, des dizaines de centrales nucléaires et à gaz sont fermées et les centrales au charbon fonctionnent à plein régime.

Il serait désastreux, à la fois pour l’Europe et pour la lutte contre les dérèglements climatiques, que l’Europe se présente à la Conférence Internationale de 2015, désunie, minée par les contradictions entre des objectifs ambitieux et des moyens défaillants.

2 – Le marché du carbone

En 2003, l’Europe avait le choix entre divers outils pour mettre en œuvre son action :

Une batterie de limitations réglementaires des volumes d’émission par filière de production, dont le dépassement aurait été sanctionné par des pénalités ;

Une taxe sur les émissions, dont le prix aurait cru régulièrement d’année en année [3]  ;

L’imposition d’un plafond d’émission européen et la mise en place d’un marché du carbone.

Face à ce genre de choix, l’Union européenne a toujours privilégié le marché plutôt que la taxation ou l’intervention réglementaire pointilliste, se fondant sur le principe que le marché est le moyen optimal d’allocation d’une ressource rare. La taxation, certainement plus simple à mettre en place et plus facile à piloter, aurait évité certains dérèglements que le marché du carbone a connus depuis sa naissance, comme on le verra plus loin. Toutefois, l’effondrement du marché du carbone n’est pas dû au fait qu’il s’agit d’un mauvais outil, il est la traduction d’un choix politique.

2.1 Le principe

Le principe du marché, qui ne sera pleinement appliqué qu’au-delà de 2030, est le suivant :

L’Union européenne se fixe pour chaque année un volume d’émissions à ne pas dépasser, volume en réduction d’une année sur l’autre. Pour 2013, le volume est de 2040 millions de tonnes de CO2 (ou tonnes d’équivalent CO2 pour ce qui concerne les autres gaz à effet de serre) et se réduira ensuite de 35 millions de tonnes par an.

Chaque année, l’Union européenne créera un nombre de permis d’émission correspondant à ce volume et les mettra aux enchères (actuellement seule une partie des permis est mise aux enchères ; on verra plus loin pourquoi).

Les entreprises devront acheter sur le marché primaire des émissions européennes ou ultérieurement sur le marché secondaire, des quotas pour un volume correspondant à leurs émissions.

Les entreprises qui ne disposeront pas à la fin de l’année du nombre de quotas correspondant à leurs émissions auront à payer une pénalité non libératoire de 100€/tonne de carbone émise et non couverte.

Le système est pluriannuel de sorte que des certificats en surplus une année peuvent être utilisés l’année suivante.

Le marché du carbone fait donc apparaître le prix de la tonne de carbone comme une résultante des enchères et des échanges entre entreprises. En fonction de ce prix, les entreprises déterminent s’il est judicieux pour elles d’investir pour réduire leurs émissions. Celles pour qui cet investissement est faible n’hésiteront pas, celles pour qui il est très élevé y renonceront et achèteront des permis. Le marché est donc censé favoriser la réalisation des investissements les plus rentables en termes de réduction d’émission par euro investi et permettre l’allocation des permis d’émissions la plus efficace possible du point de vue économique [4] .

2.2 Une période transitoire

Le marché du carbone n’a pas pu être mis en place tel quel dès l’origine parce qu’il faisait peser sur certains secteurs industriels des charges considérables :

Des charges directes pour les secteurs fortement émetteurs,

Des charges indirectes sous forme de hausse de prix de l’énergie, pour les entreprises consommatrices d’énergies elles-mêmes produites dans un processus fortement émetteur (électricité à partir de combustibles fossiles).

Faute d’un accord mondial sur le dispositif, un tel système aurait condamné à mort les industries lourdes européennes.

L’Europe a donc mis en place un système transitoire dans lequel les filières industrielles les plus sensibles à la concurrence internationale bénéficient d’une forte proportion de permis gratuits [5] .

Ce système transitoire allège considérablement la charge directe pesant sur les entreprises industrielles tout en maintenant intacte l’incitation à réduire leur volume d’émission.

Pour les installations exposées à la concurrence internationale, les dix pour cent des installations les plus performantes vont totalement couvrir leurs émissions par des permis gratuits et vont même pouvoir en revendre, toutes les autres vont être pénalisées à proportion de leur inefficacité.

Pour les autres filières hors secteur énergie (qui, lui, ne bénéficie plus d’aucun permis gratuit), les installations les plus performantes devront acheter des permis correspondant à 20% de leur benchmark (volume d’émission efficace) en 2013, pourcentage qui augmentera pour atteindre 100% en 2030 ; les autres payeront en plus le prix de leur inefficacité.

Le système s’applique actuellement à 11 500 installations européennes représentant 55% des émissions totales, dont 1000 en France.

2.3 – Une manne pour les Etats européens

Le dispositif européen prévoit que ce soit les Etats membres individuellement qui vendent aux enchères les permis (ceux du moins qui ne sont pas délivrés à titre gratuit) et qui en récupèrent la ressource [6] .

Donc le système respecte pour l’essentiel le principe du juste retour. Il donne un léger avantage aux Etats qui ont fait le plus d’efforts depuis 2005 puisque du fait de la baisse de leurs émissions depuis 2005, ils disposeront d’un volume de permis à vendre légèrement supérieur à leur part dans les émissions européennes. Mais il ne constitue absolument pas un instrument de redistribution entre Etats de l’Union, pénalisant les uns au profit des autres.

En revanche, il offre pour l’avenir une ressource nouvelle significative aux Etats, ressource très aléatoire parce qu’elle dépendra du prix qui ressortira des enchères (de l’ordre de 6 à 9 Mds€ en 2014 pour l’Europe entière. Cette ressource devrait croître pour atteindre plusieurs dizaines de mds€ en 2030 sous le double effet de l’accroissement annuel des permis mis en vente et de l’augmentation attendue de leur prix à moyen terme. La France devrait tirer des enchères un revenu de l’ordre de 310M€ par an sur la période 2014–2016 [7] et le Gouvernement a décidé d’affecter ces sommes au programme de rénovation énergétique des logements piloté par l’ANAH.

2.4 – Imperfections et dérèglement du système

Le système est intelligent. Il devrait permettre une allocation optimale des efforts. Sa phase transitoire avait été conçue pour prendre en compte les préoccupations de compétitivité des industries lourdes en leur ménageant durablement des permis gratuits.

Le seul problème est qu’il n’a jamais fonctionné de manière satisfaisante. Il a tout d’abord connu des « maladies de jeunesse » (volatilité de la première phase, effets d’aubaine, fraudes) qui ont eu un coût considérable pour la collectivité européenne. On peut penser que ces maladies de jeunesse sont aujourd’hui surmontées.

Le système des permis d’émission a connu trois maladies caractéristiques d’un marché naissant : la volatilité, les effets d’aubaine et la fraude

La volatilité : les prix du carbone ont été continuellement instables jusqu’à 2012. L’instabilité a résulté tout d’abord du fait que bon nombre d’entreprises devaient apprendre à calculer leur volume d’émissions, à le prévoir d’une année sur l’autre, alors que le volume des permis créés chaque année et répartis par pays étaient fondés sur des statistiques peu fiables, chaque pays trichant un peu sur ses volumes pour protéger ses industriels. Par ailleurs, dans ses phases initiales, il est apparu un défaut de conception majeur aujourd’hui corrigé : les permis n’étaient pas transférables d’une période à l’autre de sorte que fin 2008, certaines entreprises qui avaient des excédents de permis valables seulement pour la première période du fait d’une gestion efficace ou simplement d’un ralentissement de leur croissance se sont retrouvés en fin d’année 2008 avec des volumes de permis inutilisables pour la période suivante et qui donc ne valaient plus rien. Au contraire, cette même année 2008, des entreprises moins efficaces ont pu tranquillement laisser déraper leurs émissions sans être pénalisées. L’élargissement du marché, la réduction des permis gratuits devrait conduire à une meilleure liquidité du marché et à une moindre volatilité. C’est du moins ce que l’on observe actuellement.

Les effets d’aubaine : Durant ses deux premières phases (2005–2012), le marché a paradoxalement fonctionné comme un système de subvention pour les pollueurs. Les principaux bénéficiaires en ont été les producteurs d’électricité d’origine thermique et les chimistes. Lorsqu’un électricien vend à un moment donné un TWh sur le marché, il utilise pour le produire ses centrales les moins coûteuses en exploitation (hydraulique, nucléaire), puis ses centrales thermiques bénéficiant de permis d’émissions gratuits, puis, ses centrales thermiques grevées de permis payants. Sous réserve que le prix de marché le permette, il va vendre toute son énergie, y compris la moins chère au coût d’exploitation du dernier KWh produit. Si le prix de marché ne le permet pas, il réduira sa production jusqu’à ce que son coût marginal de production soit inférieur à ce prix. Dit autrement, le marché fonctionne de telle sorte que les entreprises vendent au coût marginal, c’est-à-dire au coût d’exploitation de la dernière unité produite, coût du permis d’émission compris, même si une grande partie des KWh sont produits moins chers et avec des permis d’émission gratuits. De sorte que les producteurs d’électricité ont vendu au prix fort les permis d’émission qu’ils avaient reçus gratuitement. Les profits réalisés ainsi par les producteurs ont été considérables et d’autant plus importants qu’ils étaient plus pollueurs. EDF qui produit son électricité pour l’essentiel à partir de nucléaire et d’hydraulique n’a pratiquement bénéficié d’aucun effet d’aubaine alors que ses concurrents européens faisant fonctionner des centrales thermiques polluantes ont été largement subventionnés. D’autres effets d’aubaine plus ponctuels ont été le fait d’entreprises qui ont récupéré des permis gratuits pour des installations qu’ils ont délibérément choisi de ne pas faire fonctionner… Ces effets d’aubaine ont disparu dans le secteur de l’énergie qui ne bénéficie plus de permis gratuits. Ils vont disparaitre dans les autres secteurs à mesure que les quotas de permis gratuits vont se réduire.

La fraude : Le marché du carbone a enfin été victime de fraudes telles que des fraudes à la TVA, l’émission de faux permis qui ont détourné des milliards d’Euros. Des mesures ont été prises pour éviter désormais que de tels actes criminels se reproduisent.

3 – Aujourd’hui ce n’est pas le marché du carbone qui est défaillant ; c’est la politique même de lutte pour le climat qui est mise en cause

Le prix des permis sur ce marché est extrêmement bas et n’a donc aucun effet incitatif à la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Pour être réellement incitatif, le prix du permis d’émission aurait du être de 32€ en 2010 et monter progressivement à 100€ en 2030. C’est ce que préconisait la Commission d’experts réunis en 2009 autour de Michel Rocard. Or le prix est passé au-dessous de 10€ en novembre 2011 et oscille depuis entre 3 et 7,5€. A ce prix, même sans permis gratuits, cela ne vaut pas la peine pour un producteur d’énergie, pour un métallurgiste ou pour un chimiste de faire le moindre effort pour réduire leurs émissions. C’est ainsi que les producteurs d’électricité européens ont assez logiquement fermé plus de 50 GW de centrales au gaz performantes, souvent neuves et relativement peu émettrices, pour rallumer leurs vieilles centrales au charbon, beaucoup moins coûteuses en combustibles, mais deux fois plus polluantes. Plus de 50% de la production d’électricité allemande est faite à partir de charbon. On a donc mis en place un système extrêmement sophistiqué qui ne sert à rien.

Comment en est-on arrivé là ? En fait, plusieurs facteurs de nature géopolitique ou économique ont conduit à rouvrir le débat non seulement sur le rythme de cette politique de lutte pour le climat, mais même sur son opportunité.

Sur le plan géopolitique, les remises en cause les plus fondamentales sont venues des Etats d’Europe Orientale, Pologne en tête. La croissance économique de la Pologne, la plus forte d’Europe actuellement, est fortement tributaire de ses ressources charbonnières. Soumettre le charbon au marché du carbone revient pour la Pologne à se priver d’un atout de compétitivité majeur. Mais plus grave sans doute, le charbon est le gage de l’indépendance énergétique du pays par rapport à la Russie et à son gaz. Et, aux yeux des Polonais pour qui l’autonomie par rapport à ses voisins est un bien précieux, l’Europe n’est pas aujourd’hui crédible pour garantir la sécurité d’approvisionnement en énergie de leur pays. La construction du gazoduc Nordstream leur a démontré que ses deux puissants voisins, allemand et russe, n’hésitaient pas à s’allier en les excluant du jeu. Et les événements d’Ukraine ne sont pas là pour les rassurer. L’espoir, un temps, de réserves importantes de gaz de schiste dans leur sous-sol aurait pu dégeler leur position mais les prospections réalisées n’ont pas donné les résultats espérés. Les autres pays du « groupe de Visegrad » (Hongrie, Slovaquie et République Tchèque) se sont progressivement ralliés à la position polonaise. C’est donc, au-delà des raisons économiques, la faiblesse géostratégique de l’Europe qui est en cause.

En Europe occidentale même, la transition énergétique est à l’ordre du jour. Mais, si tout le monde se retrouve sur les objectifs à 2050, le chemin pour y arriver est l’objet de débats et laisse place à de nombreuses incertitudes tout particulièrement depuis l’accident de Fukushima. La sortie du nucléaire en Allemagne, tout comme la réduction de la part de l’atome à 50% de la production électrique française, si elles se confirment, auront un impact négatif important sur le coût de production de l’électricité en Europe, mais pourraient être également source d’une augmentation des émissions de CO2, comme on le voit actuellement en Allemagne, malgré le déploiement massif d’énergies renouvelables.

Ce sont les entreprises des secteurs énergie-intensifs qui ont sonné l’alarme. Non seulement les grands pays non européens ne s’imposent pas les mêmes contraintes de lutte contre le changement climatique, mais en outre, au moment où l’on parle en Europe de transition énergétique et de perspectives inéluctables d’augmentation des prix des énergies, le développement accéléré de la production de gaz de schiste aux Etats-Unis a eu pour effet de réduire massivement les prix du gaz et de l’électricité outre atlantique donnant aux chimistes et aux métallurgistes américains un atout majeur dans la compétition mondiale face à leurs concurrents européens.

Dans ces conditions, disent nos industriels, ne faut-il pas surseoir aux efforts coûteux de réduction des émissions lorsque les entreprises sont en difficulté et certaines se battent pour leur survie, lorsque la concurrence internationale se fait plus vive et confronte nos entreprises à des entreprises extra-européennes, notamment américaines, qui n’ont pas les mêmes contraintes ?

Le 14 janvier 2014, 14 des plus grosses entreprises industrielles européennes [8] s’adressaient au Président de l’Union européenne pour lui demander instamment :

de subordonner les objectifs de réduction des effets de serre aux impératifs de compétitivité

de ne pas toucher au marché du carbone tel qu’il est, c’est-à-dire effondré, jusqu’en 2020

et de garantir à l’industrie jusqu’en 2030 une compensation intégrale des coûts directs et indirects (c’est-à-dire à travers la hausse des prix de l’électricité) du système, tout en laissant le système opérer à plein pour le reste de l’économie.

En France, l’AFEP, association des grandes entreprises françaises qui regroupe des grands industriels energie-intensifs mais également des producteurs d’énergie, a récemment fait connaitre sa position [9] qu’on pourrait résumer par une formule lapidaire : l’écologie d’accord, mais la compétitivité d’abord. Tout en prônant des objectifs très ambitieux à horizon 2030, les grandes entreprises françaises évitent soigneusement de se prononcer sur les problèmes du présent qui les divisent.

En bref, tout en étant convaincus du bien fondé de la lutte contre le réchauffement climatique, de nombreux intérêts convergent pour demander qu’on en suspende la mise en œuvre d’ici 2020 et qu’on laisse le marché du carbone végéter d’ici là.

4 – A défaut d’une relance à court terme, il faut consolider les objectifs et les moyens de lutte contre le réchauffement climatique à long terme.

A cet égard, trois initiatives doivent être soutenues :

1°/ Faute de pouvoir relancer le marché à court terme, la Commission européenne a proposé de fixer un objectif de long terme ambitieux (-40% d’émissions en 2030 par rapport à 1990). Il faut engranger un accord sur ce point. Tout le monde est convaincu que la lutte contre l’effet de serre est inévitable, que les grandes économies concurrentes de l’Europe s’y rallieront tôt ou tard, que la transition énergétique est une nécessité et peut-être une opportunité de long terme. La fixation d’un tel objectif semble acceptable par tous, même si certains ont l’arrière pensée qu’il est suffisamment éloigné pour n’avoir aucune conséquence immédiate et que plus tard, si en particulier les concurrents de l’Europe trainent encore des pieds, on reverra tout cela.

2°/ Il faut ensuite réconcilier la grande industrie européenne avec le marché du carbone. Autrement dit, il s’agit d’adapter le marché du carbone afin de ne pas pénaliser la compétitivité des industries fortement émettrices directement ou indirectement (de par leur consommation d’énergie) et exposées à la concurrence internationale : A cet égard, plusieurs mesures techniques sont déjà envisagées :

La première est de prolonger dans le temps les allocations de permis gratuits . Lors de la toute récente réunion des Ministres européens de l’Energie, le 4 mars dernier à Bruxelles, le Commissaire européen, Günther Oettinger, a répondu positivement à la demande majoritaire des ministres de prolonger de 10 ans au-delà de 2020 le régime d’exception qui permet à ces industries de bénéficier de 100% de permis gratuits pour leur consommation efficace. Cette mesure, si elle réduit considérablement le coût des émissions directes des industriels, ne résout pas le problème de la hausse des prix d’énergie induite par le système.

La seconde est d’ajuster annuellement la contrainte de réduction des émissions d’une année sur l’autre en fonction de l’état de santé de leur secteur , et non plus en fonction d’une courbe prédéterminée comme c’est le cas actuellement mais en y ajoutant des considérations conjoncturelles.

3°/ Il faut enfin gérer le marché du carbone comme on gère une monnaie en mettant en place un mécanisme de régulation du marché qui, en particulier, permette le plus vite possible d’éponger les excédents de permis :

Voyant le marché du carbone noyé sous une masse de 2 milliards de permis excédentaires qui ne trouvaient plus preneurs, la Commission européenne a proposé de réduire le rythme de création de permis par rapport au plan 2013–2020 en reportant au-delà de 2017 la mise sur le marché de 900 millions de permis qui devaient être émis en 2014 et 2015. Lorsque la proposition a été soumise au Parlement européen en juin 2013, elle a été repoussée à l’instigation du Parti Populaire Européen dont sont membres MM. Barroso, Von Rompuy, Barnier et dont fait partie l’UMP. Et il aura fallu toute l’énergie de Mme Connie Hedegaard, Commissaire européenne chargée de l’action pour le climat, et d’interminables négociations, pour la faire adopter finalement par le Conseil des ministres et par le Parlement en décembre 2013. L’adoption de cette mesure a eu un effet marginal sur le marché du carbone. Le prix du permis reste inférieur à 7€/tonne.

Mais ce «  backloading  » a ouvert la voie à une discussion de plus longue portée sur la constitution d’une réserve stratégique dont le but serait de réguler le volume de permis sur le marché en retirant du marché 12% des excédents lorsqu’il y en a et en les remettant sur le marché dans les périodes de tension. Une proposition est sur la table, encore imparfaite, mais elle a le mérite d’être recevable par toutes les parties. Les industriels demandent qu’elle ne soit mise en place qu’en 2021, que les retraits de permis du marché n’interviennent que deux ans après le constat des excédents, que la réduction annuelle soit limitée en volume. Sans doute peut-on obtenir mieux (commencer en 2018, réduire les délais d’intervention à 6 mois, retirer des volumes plus importants de permis chaque année excédentaire).

Les propositions précédentes ne permettront de relancer significativement la lutte contre l’effet de serre en Europe qu’après 2020. L’Europe, en réduisant ses émissions de 18% par rapport à 1990 pour l’essentiel par l’effet de la crise, a atteint 90% de son objectif 2020. Maintenir l’objectif 2020 c’est admettre que plus aucun effort significatif ne sera fait d’ici là, en dehors de quelques GW d’énergies renouvelables.

5 – Doit-on se résigner à ne rien faire d’ici 2020 ?

Peut-on convaincre les Etats de l’Union d’aller plus loin ? Il pourrait s’agir, par exemple, de relever de 20 à 25% l’objectif 2020 de baisse des émissions par rapport à 1990 et de faire en sorte que le prix du permis remonte d’ici là aux alentours de 20€.

Il est clair qu’une évolution des positions américaines serait déterminante pour débloquer la situation :

Le tout récent National Climate Assessment publié par la Maison Blanche est un vigoureux plaidoyer pour un engagement fort des Etats-Unis dans la lutte contre le réchauffement climatique. Si le Président Obama réussit à convaincre le Congrès de prendre des mesures concrètes d’ici la prochaine COP21, le débat européen en serait radicalement transformé.

Par ailleurs, une remontée progressive des prix du gaz et de l’électricité américains, du fait notamment des hausses de coûts de production des gaz de schiste, réduisant le différentiel de compétitivité énergie de l’industrie européenne par rapport la concurrence américaine, calmerait les appréhensions des chefs d’entreprise européens.

Il est clair également, que l’expression d’une solidarité énergétique de l’Europe de l’Ouest et des Etats-Unis avec les pays frontaliers de l’Ukraine et de la Russie, et à court terme, une résolution pacifique de la crise ukrainienne contribueraient largement à désamorcer les craintes exprimées par ceux-ci.

Mais sans attendre la levée de ces préalables, l’Europe pourrait prendre des initiatives, à l’exemple de la Grande-Bretagne. Peut-être parce que l’Angleterre est une île, et que l’opinion anglaise mesure mieux le danger d’une élévation du niveau de la mer pour ses terres côtières, le pays, travaillistes et conservateurs confondus, a adopté une politique de long terme consensuelle, fixant des objectifs de réduction d’émission à moyen et long terme, et une politique énergétique cohérente avec ces objectifs (redéveloppement du nucléaire et poursuite de la croissance du parc d’énergies renouvelables) . Concernant le marché du carbone, les Britanniques n’ont pas hésité à instaurer un prix plancher des permis d’émission (16£ en 2014, 20£ en 2020), après accord avec la grande industrie sur des mesures dérogatoires adéquates.

En France, il est probable que certains grands industriels seraient prêts à suivre cet exemple, d’autant plus que l’impact d’une hausse du permis sur le coût de l’électricité serait plus faible, étant donné l’importance du nucléaire dans la production française. Mais les mesures de redressement du marché européen du carbone n’auront d’effet que si l’Allemagne y adhère, compte tenu de son poids économique et de son rôle directeur sur les prix du marché de gros de l’électricité en Europe du Nord-Ouest. Or les industries énergie-intensives y sont autrement plus puissantes et bénéficient d’un prix d’électricité incroyablement bas du fait de la production d’électricité à base de charbon (et de multiples exemptions de taxes et de charges). L’enjeu d’un redressement du marché du carbone y est donc d’un autre ordre de grandeur.

On ne voit pas quel sens peut avoir une coopération énergétique franco-allemande, ce que peut signifier cet « Airbus de l’énergie » appelé de ses vœux par le Président de la République, si l’une des priorités affirmées de la politique énergétique européenne, la lutte contre le dérèglement climatique, est mise de côté par l’industrie allemande. Dans l’agenda des discussions avec nos partenaires d’Outre Rhin, la relance du marché du carbone, à l’image de ce qu’ont fait les Britanniques, doit être placée en tête [10] .

  1. * L’auteur de cet article est dirigeant au sein d’une entreprise européenne du secteur de l’énergie. L’article exprimant ses vues personnelles, et n’engageant pas son entreprise, l’auteur signe d’un pseudonyme.

  2. Engagements de l’Union européenne : 20 ou 30 % par rapport à 1990. Déclarations :

    Etats-Unis : 17 % par rapport à 2005 (équivalent à 4 % de réduction par rapport à 1990)

    Canada : 17 % par rapport à 2005

    Japon : 25 % par rapport à 1990

    Nouvelle-Zélande : 10 à 20 % par rapport à 1990 si accord international complet

    Russie : 15 à 25 % par rapport à 1990, si engagement des principaux émetteurs dans la réduction des émissions

    Chine : 40 à 45 % son intensité carbonique (quantité de CO2 émis par unité de produit intérieur brut (PIB)) d’ici 2020 par rapport à 2005

    Inde : 20 à 25 % de son intensité carbonique (hors émissions agricoles) par rapport à 2005

    Brésil : 36 à 39 % par rapport à un scénario de référence « business as usual » (soit 20 % par rapport à 2005) principalement à travers la lutte contre la déforestation

  3. La mise en place d’une taxe carbone à l’échelle communautaire avait déjà été envisagée en 1992. Face à l’opposition politique d’une part et à l’impossibilité de mettre en œuvre une mesure fiscale européenne relevant de la prérogative des Etats d’autre part, ce projet avait été abandonné. L’idée d’un marché du carbone (EU ETS) est donc née de l’échec de la mise en place d’une taxe du fait de ce double blocage politique et institutionnel.

  4. Les pays industrialisés et notamment l’Europe ont complété le dispositif précédent par des mécanismes dits de flexibilité qui engagent ces pays à participer financièrement à la réduction des émissions et au développement des projets écologiques dans les pays en développement, notamment ceux qui subissent déjà les effets des changements climatiques. Le principe est le suivant : une entreprise d’un pays industrialisé investit dans un projet de réduction des émissions de gaz à effet de serre dans un pays en développement. En échange des réductions constatées, un volume équivalent de permis (Certified Emission Reduction) lui est délivré. Cet investisseur pourra les utiliser dans son pays au même titre que les permis d’émission européens ou les vendre sur le marché. L’objectif du mécanisme est double :

    Pour l’entreprise du pays industrialisés, le mécanisme offre l’opportunité de satisfaire ses obligations en finançant ou en réalisant des projets de réductions des émissions peu coûteuses dans les pays en développement.

    Pour les pays en développement, l’opération contribue à financer et réaliser des projets qui contribuent à leur développement durable.

    Les mécanismes de flexibilité ont eux aussi connu des maladies de jeunesse. Le dispositif de certification international permettant de vérifier la véracité des réductions d’émissions de multiples petits projets au quatre coins du monde a mis du temps à se mettre en place. Dans l’intervalle, des permis ont été émis pour des projets douteux. Mais là encore le système commence à se roder. Il permet aux entreprises des pays industrialisés de récupérer des permis à moindre coût.

  5. Pour chaque filière de production (75 filières au total), on définit un volume d’émission de référence par unité produite. Il correspond à l’émission de CO2 des dix installations industrielles de la filière les plus performantes d’Europe. Il permet de définir pour chaque entreprise de la filière ce que devrait être un volume d’émission raisonnable.

    Les entreprises se voient allouer des permis d’émission gratuits à proportion de ce volume d’émission raisonnable.

    Cette proportion varie selon les secteurs. Depuis 2013, elle est de 100% de permis gratuits pour les secteurs exposés à la concurrence internationale ; de 0% de permis gratuits pour le secteur de la production d’énergie et de 80% pour tous les autres secteurs, cette proportion devant se réduire au fil du temps pour atteindre 30% en 2020 et 0% en 2030.

  6. Plus précisément, 88% des permis sont répartis entre les Etats membres de l’Union, à proportion des émissions de leurs émissions de 2005 ; 10% sont répartis entre certains Etats membres aux fins de solidarité et 2% sont répartis entre les Etats membres déjà très performants.

  7. Dans l’hypothèse d’un permis à 8€/tonne (source CDC Climat).

  8. Air Liquide, Aurubis, Basf, Ineos, KGHM, Lafarge, Lhoist, Solvay, UPM, YARA, Wienernerger, Arcellor Mittal, Dow, Total.

  9. « Pour une transition énergétique, levier de performance écologique et économique en France et en Europe » dossier AFEP/Cercle de l’industrie, janvier 2014. On peut résumer la position du patronat en une ambition et deux conditions.

    L’ambition est de –40% de gaz à effet de serre émis en 2030 par rapport à 1990.

    Les deux conditions sont que l’Europe qui ne représente que 11% des émissions mondiales, ne soit pas seule à agir et que les grands pays émetteurs non-européens (Chine, Etats-Unis, …) s’engagent sur une baisse d’émissions en valeur absolue et que l’industrie ne soit pas seule à agir, autrement dit que le marché du carbone soit élargi ou complété par une taxe sur les émetteurs du secteur diffus, entreprises et ménages.

    S’y ajoutent évidemment les revendications patronales récurrentes de soutien plus affirmé en faveur de la compétitivité des entreprises. D’autres propositions de bon sens accompagnent cette prise de position :

    Effort prioritaire donné à l’axe innovation-industrialisation-filières technologiques par le financement de démonstrateurs en matière de technologie « bas carbone », de mobilité et de stockage d’énergie.

    Mise en œuvre de mesures sectorielles, d’approche filières (bâtiment, mobilité durable, amont de la chaine des énergies renouvelables, …) et d’une politique renforcée de maîtrise de l’énergie.

  10. La lutte contre l’effet de serre ne se joue évidemment pas par le seul effet du marché du carbone. Le développement des énergies renouvelables, comme on l’a dit plus haut, a sa dynamique propre et ses procédures de soutien. Par ailleurs, dans des secteurs non concernés par le marché du carbone, le gouvernement, fidèle à ses engagements de campagne présidentielle, a marqué sa volonté de poursuivre sa politique de lutte pour le climat, par l’instauration à partir du 1er avril 2014, d’une contribution climat énergie. D’un montant initial de 7€ par tonne de CO2 émis en 2014, la contribution devrait atteindre 22€ en 2016. Cette taxe s’applique à toutes les énergies fossiles (produits pétroliers, gaz, charbon). S’agissant des produits pétroliers, elle est compensée en 2014 par une baisse d’un montant égal de la TICPE de manière que le prix de l’essence et du fioul n’augmente pas en 2014. Cette contribution devrait rapporter 1,5 Md€ en 2015 et 4 Mds€ en 2016. Néanmoins, les secteurs les plus fortement émetteurs directement et indirectement, sont précisément ceux qui sont concernés par le marché du carbone. C’est la raison pour laquelle cette note est consacrée à ce marché.

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