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Note

Nouveaux enjeux pour les marchés de gros de l’électricité

Dans le contexte du débat sur la loi sur la transition énergétique, Terra Nova publie une étude s’interrogeant plus spécifiquement sur les nouveaux enjeux du marché de gros de l’électricité en Europe.

Publié le 

Par Jeannou Durtol [1] * , ingénieur-économiste
Esther Jourdan, experte énergie et climat
Pierre Musseau, expert en politiques énergie-environnement
Benjamin Ollivier*, spécialiste de la régulation

Introduction

L’Agence Internationale de l’Energie (AIE) estime dans un récent rapport [2] que 2 200 milliards d’euros devront être investis dans le secteur de l’électricité en Europe entre 2014 et 2035 pour remplacer les centrales existantes et remplir les objectifs de réduction des émissions de CO2. Les marchés de gros de l’électricité européens ne semblent cependant pas en mesure de fournir les signaux nécessaires à une telle transformation : avec un parc actuel en situation de surcapacité, les prix sur les marchés de gros sont trop bas pour inciter à conserver de nombreuses centrales qui seraient pourtant nécessaires pour assurer la sécurité d’approvisionnement à moyen terme.

Bien que les marchés de gros ne jouent qu’un rôle marginal dans le prix de l’électricité pour le consommateur final en raison de multiples paramètres (poids des infrastructures régulées de transport et de distribution, niveau des taxes et contributions diverses, existence de tarifs réglementés basés sur les coûts et non sur les prix des marchés de gros), ils jouent un rôle fondamental en matière de signaux à court, moyen et long terme pour équilibrer l’offre et la demande d’électricité.

Dans ce contexte, la présente note analyse les causes, tant politiques qu’économiques, des dysfonctionnements des marchés de gros de l’électricité en Europe. Elle détaille ce que doivent être les différents objectifs de la politique énergétique, et le nécessaire nouvel équilibre entre intervention publique et jeu des marchés qui doit en découler. Enfin, elle propose des pistes de réformes, tant pour l’intervention publique en matière de définition du mix énergétique que pour le fonctionnement des marchés de gros européens.

1 – Le modèle des marchés de l’électricité, conçu dans un contexte particulier, n’est plus adapté à la situation actuelle

Il n’existe pas aujourd’hui à proprement parler de politique énergétique européenne : si l’énergie a joué un rôle majeur dans la construction européenne [3] , il a fallu attendre le traité de Lisbonne en 2007 pour que l’Union Européenne (UE) dispose de compétences clairement définies en la matière [4] . Historiquement, l’UE a néanmoins influé sur les marchés de l’énergie, principalement à travers deux autres piliers de compétence européenne : le marché intérieur et l’environnement. Les trois paquets législatifs « marché intérieur » adoptés entre 1996 et 2009 ont progressivement introduit des principes de concurrence pour la fourniture d’électricité aux industriels et aux particuliers et ont instauré une séparation stricte entre activités de production/fourniture d’électricité et activités de transport d’électricité. Le paquet énergie-climat adopté en 2008 a quant à lui introduit un objectif de 20% de réduction des émissions de CO2 par rapport à 1990 et de 20% de consommation d’énergie finale produite à partir d’énergies renouvelables en 2020. Enfin, le paquet sur les infrastructures transeuropéennes de 2012 a tenté de répondre aux besoins de réseaux pour la sécurité d’approvisionnement, mais aussi et surtout pour l’intégration d’une part croissante d’énergies renouvelables. Mais ces politiques introduites successivement au titre des compétences européennes en matière d’environnement, de marché et de réseaux transeuropéens manquent de cohérence. C’est pourquoi elles sont parfois désignées comme responsables des dysfonctionnements actuels des marchés de gros de l’énergie en Europe.

La crise des marchés électriques doit cependant faire l’objet d’un diagnostic plus structurel : les politiques européennes ont en réalité simplement renforcé l’impact d’autres facteurs endogènes (design du marché, question des cycles d’investissement) et exogènes (impact de la crise économique).

Le premier facteur explicatif des dysfonctionnements actuels des marchés de gros de l’électricité et du marché ETS [5] est l’impact de la crise économique : le faible niveau de demande a induit une surcapacité des moyens de production électrique installés, les acteurs du secteur de l’énergie ayant investi sur la base de projections de la demande trop optimistes. Il est également la cause principale de la forte baisse du prix du CO2 sur le marché européen ETS, le nombre de quotas mis sur le marché n’ayant pas été ajusté pour prendre en compte l’évolution du niveau d’activité économique.

Le deuxième facteur explicatif est le changement considérable du « merit order gaz – charbon » depuis 2011. Les prix du gaz ont continué d’augmenter en Europe (multipliés par deux entre 2005 et 2012), alors que les prix du charbon ont significativement baissé (divisés par deux depuis 2011) [6] . La chute du prix du quota de CO2 à moins de 5€/tCO2 depuis 2013 ne permet pas de rétablir l’équilibre économique en faveur de la production d’électricité à partir de gaz. Les centrales charbon deviennent alors économiquement plus compétitives que les centrales gaz, entrainant une hausse des émissions de gaz à effet de serre. En 2013, on a ainsi observé en Europe une augmentation de la part d’électricité produite à partir de charbon, et une mise sous cocon de centrales gaz. Des centrales gaz neuves avaient pourtant été construites par les énergéticiens en anticipation du déclassement des centrales charbon, sous l’effet combiné du marché ETS et des directives visant la protection de l’environnement [7] .

Enfin, le développement des énergies renouvelables (ENR) a un effet direct et un effet indirect sur les marchés de l’électricité. L’impact direct des ENR réside dans la modification de l’ordre d’appel («  merit order  ») des moyens de production : en effet, les énergies renouvelables ayant un coût marginal de production quasi-nul, elles décalent le «  merit order  », qui veut qu’on ait d’abord recours aux moyens de production ayant les coûts marginaux les plus faibles. Ce faisant, elles réduisent le nombre d’heures durant lesquelles les moyens de production ayant les coûts marginaux les plus élevés sont appelés, diminuant par conséquent la rentabilité des installations ainsi décalées. L’impact indirect réside quant à lui dans l’accentuation de la baisse, en moyenne, des prix des marchés de gros, en raison d’une part de la situation de surcapacité générale du parc, et d’autre part du décalage du «  merit order  ». Face à ces constats, il convient de rappeler que le développement des ENR en Europe est planifié, et que la trajectoire prévue pour atteindre les objectifs 2020 n’a pas été dépassée. Les investissements dans le développement de capacités thermiques fossiles se sont ainsi poursuivis en parallèle du développement des ENR. La situation de surcapacité européenne ne peut ainsi pas être attribuée au seul développement des ENR, mais semble être notamment la conséquence d’une mauvaise anticipation des conséquences qu’auraient les ENR sur le système dans son ensemble.

Les dysfonctionnements des marchés de gros de l’électricité en Europe posent ainsi la question des investissements à mettre en œuvre pour atteindre les objectifs climatiques (en favorisant les moyens de production bas carbone) et assurer la sécurité d’approvisionnement électrique en Europe, le tout à un prix acceptable pour les consommateurs finals, ménages ou industriels.

Le design actuel des marchés de l’électricité est en effet le reflet d’une vision libéralisatrice et de l’ancienne situation de notre système énergétique dans les années 1990, mais n’est plus adapté aux objectifs futurs : l’enjeu principal était en effet d’optimiser l’usage d’un parc de centrales thermiques à base de combustibles fossiles – peu coûteux à l’époque – et majoritairement amorti. Les marchés de l’électricité devaient alors permettre d’optimiser le «  dispatching [8]  » (c’est à dire les coûts marginaux à court terme) et d’intégrer les marchés nationaux dominés par des acteurs historiques bénéficiant, dans certains cas, d’une rente de monopole ou d’oligopole.

Les enjeux sont désormais tout autres : malgré la situation de surcapacité actuellement constatée en Europe, l’âge moyen des centrales du parc est élevé. Il sera donc nécessaire à moyen terme de créer des conditions économiques incitatives à l’investissement dans de nouveaux moyens de production et de flexibilité.

Compte tenu des objectifs climatiques, les nouveaux moyens de production et de flexibilité devront émettre peu de gaz à effet de serre. Les ENR et le nucléaire remplissent cette condition. Leur particularité par rapport aux centrales thermiques fossiles réside cependant dans la répartition relative des coûts fixes et coûts variables dans le coût complet de production : les ENR et le nucléaire sont des moyens de production capitalistiques, alors que les centrales thermiques fossiles nécessitent des investissements plus faibles mais ont des coûts d’exploitation plus élevés. Dans leur état actuel, les marchés de l’électricité ne permettent pas d’assurer le développement de ces moyens de production à un coût acceptable pour la collectivité. En effet, le coût complet de production d’électricité de ces centrales dépend fortement du coût de financement du capital, lui-même fortement dépendant du risque associé au projet. Une baisse du coût du capital de 10% à 5% fait ainsi baisser le coût de revient du kWh éolien ou solaire de 25 à 30% [9] . Une exposition totale des nouveaux moyens de production aux marchés de l’électricité conduirait à une hausse importante du risque pour les investisseurs, qui se traduirait par une hausse des coûts de financement et donc par une hausse du coût complet de production de l’électricité. L’exposition des nouveaux moyens de production capitalistiques aux marchés de l’électricité, dans leur design actuel, ne permettrait donc pas de satisfaire aux objectifs de minimisation du coût pour la collectivité.

Enfin, la structure actuelle des marchés de l’électricité n’incite pas non plus à l’investissement dans des moyens de flexibilité pour assurer l’équilibre offre-demande à tout instant, notamment dans les moyens de production de pointe (pour garantir la sécurité d’approvisionnement lors des pics de demande, sachant qu’une partie importante de l’électricité d’origine renouvelable – l’éolien et le solaire – est « fatale » et ne produit donc pas de manière garantie au moment où le système en a besoin). Il convient par ailleurs de souligner que la problématique du financement des moyens de pointe est indépendante du niveau actuel des prix du marché de gros. En effet, ce problème existait déjà dans les années 2007–2009 où les prix de l’électricité avaient atteint des sommets. Certaines solutions, en plus du recours aux centrales thermiques, peuvent d’ores et déjà répondre aux besoins de flexibilité de manière compétitive, notamment par la mobilisation de stations de pompage hydraulique ou l’adaptation des grands barrages. D’autres solutions n’en sont encore qu’au stade du développement : les «  smart grids  » qui permettront de mieux gérer l’intermittence en forçant les consommations ou en réalisant de l’effacement diffus, les solutions de stockage par la chaleur («  power-to-heat  » [10] ), par air comprimé, par batterie ou par volant d’inertie, les technologies «  power-to-gas  » permettant de produire de l’hydrogène par électrolyse de l’eau, qui peut ensuite être injecté dans le réseau de gaz ou transformé en « gaz naturel » par le procédé dit de méthanation.

Les marchés actuels de l’électricité doivent désormais être repensés pour intégrer les enjeux de long terme et favoriser l’investissement dans des nouveaux moyens de production et de flexibilité émettant peu de gaz à effet de serre, tout en permettant l’optimisation de l’utilisation des moyens existants sur le court terme.

2 – Un nouvel équilibre est nécessaire entre l’intervention publique et les marchés

2.1 – Les enjeux de sécurité d’approvisionnement, de politique industrielle et d’aménagement du territoire nécessitent des objectifs spécifiques

Comme le souligne la Cour des Comptes dans son évaluation de la mise en œuvre par la France du Paquet énergie-climat [11] , l’objectif majeur de réduction des émissions de gaz à effet de serre est remis en cause par la complexité de sa déclinaison, tant au niveau international (Protocole de Kyoto), européen (3×20 avec objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre, de développement des ENR et d’efficacité énergétique, ainsi que la création du marché ETS) que national (Grenelle de l’Environnement, loi POPE). Cette multiplicité de textes et dispositifs, ciblant des objectifs et des horizons temporels différents, ne permet pas de disposer d’une vision d’ensemble sur la trajectoire à suivre pour réduire les émissions de gaz à effet de serre à moyen (2020/2030) et long terme (2050).

Par ailleurs, le marché carbone européen, qui avait pour objectif de permettre une réduction des émissions de gaz à effet de serre dans « des conditions économiquement efficaces et performantes » [12] grâce à la répartition de l’effort de réduction sur un grand nombre de secteurs (industriels et énergétiques), est en crise depuis fin 2011. Le prix trop bas du CO2 ne permet pas de fournir un signal-prix adéquat pour inciter énergéticiens et industriels à réduire les émissions de gaz à effet de serre via des actions d’efficacité énergétique et des arbitrages entre moyens de production. Au contraire, la forte baisse du prix des quotas de CO2, qui s’explique par la crise économique européenne subie depuis 2009 ainsi que les choix politiques de création et de maintien de quantités importantes de quotas sur le marché n’a pas permis de générer les investissements et arbitrages indispensables à la transition énergétique.

Face à ces constats, de nombreux experts recommandent l’adoption d’un seul et unique objectif pour la politique énergétique : la réduction des émissions de gaz à effet de serre, en particulier dans le cadre des négociations européennes en cours sur les objectifs 2030 du Paquet Energie Climat. Si un ETS réformé pourrait contribuer significativement à réduire l’écart de coût entre les énergies faiblement émettrices de CO2 et les énergies fossiles, le choix d’un seul objectif masquerait cependant la multiplicité des objectifs de la transition énergétique, parmi lesquels la sécurité d’approvisionnement, la protection de l’environnement, la politique industrielle et l’aménagement du territoire, ainsi que la compétitivité.

La mise en place d’objectifs spécifiques pour le développement des énergies renouvelables, les actions d’efficacité énergétique et la substitution des consommations d’énergie fossile se justifie ainsi par leur capacité à répondre à l’ensemble de ces enjeux. La construction de moyens de production d’énergie renouvelable sur le territoire français et européen, tout comme la diminution globale de la consommation par le biais d’actions d’efficacité énergétique ou la réduction des consommations d’hydrocarbures via le transport électrique ou les pompes à chaleur, permettent de réduire la dépendance aux pays tiers et de diminuer le déficit commercial, améliorant ainsi la sécurité d’approvisionnement. Les énergies renouvelables et les actions d’efficacité énergétique doivent en outre s’imposer comme un pan central de la politique industrielle nationale, car elles permettent de canaliser les investissements et de développer des filières structurées et génératrices d’emploi local, constituant des gisements de croissance pour l’avenir.

2.2 – Certains objectifs ne peuvent être réalisés par le seul jeu des marchés de gros de l’énergie et du CO2 : l’intervention publique est donc nécessaire

L’existence d’objectifs variés est justifiée, mais ceux-ci ne sont pas, ou seulement imparfaitement, pris en compte par les mécanismes de marché existants. Il est donc nécessaire de déterminer un nouvel équilibre entre le jeu des marchés et la politique énergétique.

Les différentes composantes du mix énergétique ne présentent pas les mêmes caractéristiques en termes de sécurité d’approvisionnement, voire de sûreté : ses grandes orientations doivent par conséquent découler d’un choix collectif et revêtent dès lors une dimension politique. De même, les critères fixés aux gestionnaires de réseaux en matière de défaillance du système électrique reflètent l’appréciation par la puissance publique et le gestionnaire de réseau de transport du risque que les consommateurs et les citoyens, dans leur ensemble, sont prêts à prendre : les normes qui s’y rapportent relèvent donc là aussi d’une décision politique.

Si les marchés peuvent contribuer à l’émergence d’un système énergétique compétitif, ils ne peuvent conduire qu’à une optimisation partielle, fonction des critères effectivement pris en compte par les différents acteurs de marchés, et ne peuvent donc permettre à eux seuls d’atteindre l’ensemble des objectifs de la transition énergétique. Il convient donc de définir clairement quels sont les objectifs assignés aux marchés : l’optimisation économique du parc à court terme, la prise en compte de la contrainte des émissions de CO2 dans certains secteurs, voire peut-être la continuité de l’alimentation électrique.

Le rôle des pouvoirs publics, quant à eux, est de s’assurer que soient mis en œuvre les investissements nécessaires pour atteindre les objectifs de diversification du mix énergétique et de sécurité d’approvisionnement dans son ensemble, de protection de l’environnement, de politique industrielle et d’aménagement du territoire, et ce, au moindre coût dans la durée pour la collectivité. Dans le cas contraire, ils doivent intervenir par des outils adéquats. Ils peuvent stimuler l’offre, notamment par le soutien à la R&D, par la structuration et le financement de filières, et peuvent aussi agir sur la demande par des mécanismes de soutien tels que les tarifs d’achat. Chacun de ces outils présente cependant des avantages et inconvénients spécifiques, et leur adéquation avec l’objectif poursuivi doit être clairement évaluée. Ils doivent être mobilisés avec précaution et faire l’objet d’un suivi attentif et d’évaluations régulières pour éviter des dérives comme celles rencontrées par le passé avec les tarifs d’achat pour l’électricité photovoltaïque. L’inadéquation entre l’objectif poursuivi et l’outil utilisé ou une intervention publique mal calibrée peuvent remettre en question la crédibilité du processus et occasionner d’importants surcoûts.

3 – Quel rôle pour les pouvoirs publics en matière de mix énergétique ?

3.1 – Mieux prévoir et fixer des objectifs crédibles pour améliorer la cohérence des politiques publiques

Si les pouvoirs publics et les parties prenantes du débat démocratique (citoyens, producteurs, consommateurs, représentants de l’industrie et des salariés, organisations de protection de l’environnement, élus nationaux et territoriaux etc.) ont donc légitimement un rôle à jouer dans la définition du mix énergétique, il est cependant nécessaire de définir les modalités d’une gouvernance qui prenne en compte les signaux économiques et les externalités, positives ou négatives, liés aux différentes filières de production et au système énergétique dans son ensemble, en assurant une flexibilité et une visibilité suffisantes aux industriels et acteurs du marché.

C’est dans cette optique que s’inscrit l’objectif de réduction de la part du nucléaire de 75% à 50% en 2025 contenu dans le projet de loi de transition énergétique. L’affirmation d’un simple objectif, compte tenu de la complexité des décisions à mettre en œuvre, est cependant nettement insuffisante. Le défi auquel font face les pouvoirs publics consiste donc à établir des scénarios d’évolution du mix énergétique crédibles et susceptibles d’être effectivement déclinés en investissements réels. Il est d’autant plus nécessaire pour les pouvoirs publics de mener cet exercice de prospective et de modélisation du mix énergétique – c’est-à-dire de l’offre – que l’évolution de la demande en énergie dépend fortement des politiques susceptibles d’être mises en œuvre dans d’autres domaines aussi vastes que le transport ou le bâtiment.

Les pouvoirs publics doivent à cet égard être en mesure de produire des scénarios économiques crédibles, et d’organiser un dialogue régulier et constructif entre l’ensemble des acteurs du secteur qui développent eux aussi de tels scénarios. Afin de faciliter la réussite de ce dialogue, la rationalisation des compétences au sein des différentes entités publiques en charge de telles missions apparaît souhaitable.

Le code de l’énergie prévoit un exercice de planification pluriannuelle des investissements (PPI) pour l’électricité et le gaz, avec un horizon de 5 à 10 ans. Il est complété par le bilan prévisionnel du gestionnaire de réseau de transport RTE (qui couvre, une année sur deux, un horizon allant jusqu’à 20 ans) et le schéma décennal de développement du réseau (horizon de 10 ans) qui visent à assurer l’adéquation entre évolution de l’offre et de la demande d’un côté et développement des infrastructures de transport d’électricité de l’autre, en incluant notamment les échanges avec nos voisins.

Or, la transition énergétique s’inscrivant dans une perspective de plus long terme, il est aujourd’hui nécessaire d’avoir des outils de modélisation et de prévision partagés et des mécanismes de gouvernance pour débattre d’un avenir à plus long terme (30 à 40 ans, soit la durée de vie moyenne d’une centrale électrique), tout en étant capables de traduire  les résultats de cette analyse long terme en décisions opérationnelles à court et moyen terme. Ce processus est par nature itératif et évolutif et nécessite donc des instruments de politique publique et des processus de décision suffisamment réactifs et flexibles, tout en offrant aux industriels la prévisibilité nécessaire pour leur permettre d’investir.

C’est dans cet esprit que le Gouvernement a proposé, dans le cadre du projet de loi sur la transition énergétique, un renforcement des PPI existantes au sein d’une Planification Pluriannuelle de l’Energie (PPE) qui doit fixer, pour des périodes de 5 ans, des objectifs quantitatifs de développement de capacités de production pour chacune des filières. Cette nouvelle PPE doit être définie en cohérence avec les budgets carbone d’une durée de 5 ans également proposés dans le projet de loi.

Si ces propositions vont dans le bon sens, cette programmation risque de rester un outil trop simpliste et rigide, qui ne répondra pas aux exigences du pilotage fin et réactif d’un secteur aussi complexe et en constante évolution que le secteur énergétique.

Les objectifs quantitatifs de développement de capacités fixés dans la PPE devraient ainsi être assortis de critères précis d’évaluation et de pilotage qui les justifient. Ces indicateurs pourraient s’articuler autour de quatre grandes catégories : la sécurité d’approvisionnement, la protection de l’environnement, la politique industrielle et l’efficacité en termes de coûts actuels et futurs, en tenant compte des externalités.

Les indicateurs de sécurité d’approvisionnement devraient permettre d’évaluer l’adéquation entre les objectifs de développement fixés et la capacité du système électrique à répondre à la demande, en base et à la pointe, et à assurer une certaine indépendance énergétique : les indicateurs devraient ainsi porter sur l’aptitude du système électrique dans son ensemble à la fourniture d’énergie, de puissance et de services systèmes, ainsi que le niveau d’indépendance par rapport à des fournisseurs de combustibles extérieurs à l’Union européenne.

Les indicateurs environnementaux devraient se focaliser sur les émissions de CO2 ainsi que sur les autres types de pollutions (particules, radioactives) et les pressions sur l’environnement (exploitation des ressources bois / agricoles / eau, modification des milieux).

Les indicateurs de politique industrielle devraient quant à eux évaluer les caractéristiques des différentes filières en termes de création de valeur ajoutée, de génération d’emplois et de leur répartition sur le territoire, et de retombées économiques au sens large.

Les indicateurs d’efficacité et de compétitivité devraient enfin mettre les trois types d’indicateurs précédents en perspective par rapport aux coûts actuels et futurs, directs et indirects, à l’impact de ces coûts sur les consommateurs et l’économie et aux externalités des différentes technologies.

En fonction des résultats observés pour ces indicateurs, les pouvoirs publics devraient être mis en position d’adapter, après les concertations nécessaires, très rapidement les objectifs de développement (ou de réduction) de capacités pour toutes les filières (renouvelables ou non) déclinés à court, moyen et long terme et révisés tous les 5 ans (voire tous les 3 ans pour les filières les moins matures) en fonction des performances réelles de chacune d’entre elles.

Ces indicateurs permettraient en outre d’améliorer l’efficacité des outils de soutien utilisés, selon l’objectif particulier poursuivi (sécurité d’approvisionnement, R&D, politique industrielle, protection de l’environnement…) et au regard de leur coût pour le contribuable ou le consommateur d’énergie. Ils feraient ainsi l’objet d’un suivi spécifique par un unique comité de pilotage ad hoc [13] , aux prérogatives nettement élargies par rapport aux divers comités proposés dans l’actuel projet de loi, qui risquent de s’avérer insuffisants pour assurer un réel pilotage de la transition énergétique.

Proposition : Compléter la nouvelle Programmation Pluriannuelle de l’Energie, par un ensemble d’indicateurs publiés et évalués sur une période de 3 à 5 ans, afin de clarifier les objectifs poursuivis, notamment en matière de sécurité d’approvisionnement, de protection de l’environnement et de politique industrielle, et d’adapter au mieux les mécanismes de soutien dans un souci d’efficacité-coût.

3.2 – Traduire les objectifs de politique énergétique en instruments concrets et flexibles

Afin de décliner la nouvelle Programmation Pluriannuelle de l’Energie ainsi modifiée, il convient d’avoir recours à des outils concrets de gouvernance des différentes filières : les énergies renouvelables et la filière nucléaire, où l’intervention publique est forte, sont à ce titre emblématiques. Deux mécanismes visant à orienter le développement de ces filières peuvent être proposés.

Les énergies renouvelables

Face aux défauts des marchés de l’électricité, la Commission Européenne a adopté le 9 avril 2014 de nouvelles lignes directrices sur les aides d’Etat à la protection de l’environnement et à l’énergie, censées réduire les distorsions sur les marchés, et qui limitent notamment les marges de manœuvre des gouvernements nationaux dans la mise en place de futurs mécanismes de soutien aux énergies renouvelables. Elles imposent notamment, sauf exception, l’évolution vers la neutralité technologique [14] comme principe général des mécanismes de soutien et le recours progressif aux appels d’offres, plutôt qu’aux guichets ouverts, afin d’assurer une concurrence entre producteurs d’électricité d’origine renouvelable.

Les principes prônés par la Commission Européenne ne sont pas nécessairement compatibles avec la prérogative des Etats de définir leur mix énergétique: bien qu’engendrant potentiellement des surcoûts à court terme, le développement de filières diversifiées permet de ne pas obérer l’avenir et participe à l’amélioration de la compétitivité de ces filières. Des filières aujourd’hui marginales pourraient être porteuses d’avantages importants dans le futur, sans qu’il soit possible à la puissance publique de le prévoir à l’heure actuelle. Le développement d’un mix énergétique équilibré est également indispensable au foisonnement de la production d’énergie fatale : les courbes de production du solaire et de l’éolien ne suivant pas la même structure temporelle, les productions électriques de ces technologies ne sont pas corrélées. En outre, si les appels d’offre présentent l’avantage de révéler les prix et de pouvoir sélectionner les meilleurs projets en fonction des critères définis préalablement, leur mise en œuvre doit être limitée aux projets de taille significative portés par des acteurs industriels en mesure de répondre aux exigences imposées par ce processus. Des dispositifs de guichets ouverts, quoique améliorés (permettant notamment le contrôle des volumes), resteront donc nécessaires à l’avenir pour permettre l’émergence de nouvelles technologies (énergies marines, géothermie etc.) et de projets de petite taille.

Les lignes directrices de la Commission Européenne ne doivent en outre pas masquer le fait que les insuffisances des marchés ne se résument pas aux distorsions dues aux mécanismes de soutien aux énergies renouvelables. Le marché actuel révèle en effet ses limites face à trois évolutions structurantes : la gestion de l’intermittence, le basculement vers des moyens de production capitalistiques à faible coût marginal et le développement des moyens de pilotage de la demande.

A terme, compte tenu de leur compétitivité croissante par rapport aux moyens de productions conventionnels, et à condition de disposer d’un signal de prix carbone conforme aux objectifs de long terme et d’une architecture de marché adéquate, le développement des énergies renouvelables pourrait ne plus nécessiter aucun mécanisme de soutien particulier. A titre transitoire, un soutien spécifique, dont l’analyse coûts-bénéfices dans la durée doit être régulièrement faite par la collectivité, est cependant nécessaire pour permettre l’investissement dans les énergies renouvelables.

Dans l’optique d’une refonte des rôles respectifs des marchés et de l’intervention publique, les mécanismes de soutien aux énergies renouvelables doivent être compatibles avec l’optimisation à court terme du système électrique (les marchés n’étant qu’un moyen), mais surtout allouer les risques inhérents à l’activité de production d’énergie aux acteurs les mieux à même de les supporter, afin d’en limiter le coût total pour la collectivité. Il s’agit donc de mettre en œuvre des dispositifs qui permettent de diminuer le coût de financement des énergies renouvelables en fournissant des garanties suffisantes aux investisseurs, tout en favorisant l’intégration des énergies renouvelables au système électrique.

A titre transitoire, indépendamment de la refonte de la structure du marché, il serait pertinent d’initier les producteurs à vendre sur les marchés, tout en assurant une juste compensation des surcoûts de production et sans augmenter le risque financier et donc les coûts de financement. Les acteurs visés devraient être des gros producteurs, et une telle disposition pourrait ne porter, dans un premier temps, que sur une partie de la production. Une telle phase transitoire, en initiant les acteurs concernés aux différents mécanismes régissant le marché de l’électricité (marché spot , mécanisme d’ajustement, services système), inciterait au développement d’outils de prévision et de solutions techniques de lissage de production. Le nouveau système devrait s’appliquer à l’ensemble des nouveaux moyens de production de taille significative, en évitant tout effet rétroactif [15] .

A l’heure actuelle, les tarifs d’achat ne font porter que le risque industriel aux producteurs d’énergies renouvelables, le risque prix étant porté par la collectivité. Les systèmes de soutien qui permettraient une évolution vers une vente sur le marché complétée du versement d’une prime se déclinent selon deux grandes catégories : des primes fixes ex ante ou des primes variables ex post, ces dernières étant calculées comme la différence entre un prix de référence préalablement défini de manière à assurer une juste rémunération des moyens de production et le prix de marché. Ces deux catégories ne sont pas équivalentes. Une prime ex post annule, comme dans le cas des tarifs d’achat, le risque prix de moyen et long terme, tandis qu’une prime fixe ne permet que de diminuer le risque d’une évolution défavorable des marchés. Cette deuxième catégorie entraînerait donc mécaniquement une hausse du coût de financement et ne permettrait pas de minimiser le coût de soutien pour la collectivité. Le choix d’un système basé sur le versement d’une prime ex post, sur un modèle proche du système des « Contrats pour Différence », doit donc être privilégié. Il est de fait choisi en Grande-Bretagne, pour les renouvelables comme le nucléaire : on retrouve une nécessité commune de pallier les carences du marché grâce à des contrats de long terme qui donnent une visibilité sur les recettes à ceux qui investissent dans un actif fortement capitalistique.

Dans une telle configuration, le niveau du prix de référence accordé aux producteurs, qui détermine le calcul de la prime ex post, pourrait être défini sur la base d’appels d’offres pour les installations de grande taille, de manière à limiter le coût du dispositif par le jeu de la concurrence. Le recours aux appels d’offres permettrait en outre aux pouvoirs publics de piloter le développement des filières conformément aux objectifs définis dans la nouvelle PPE. Il sera cependant nécessaire d’améliorer la procédure d’appels d’offre existante pour la rendre plus efficace, plus sûre juridiquement pour les candidats et moins risquée pour la collectivité dans les filières où l’intensité concurrentielle est faible.

Pour les installations de petite taille, pour lesquelles il n’est ni possible ni souhaitable d’organiser des appels d’offres en raison des coûts administratifs qu’ils représentent, et pour lesquelles les acteurs ne sont pas capables d’agir sur des marchés, un système de guichet ouvert avec des tarifs d’achat doit être maintenu. A ce titre, le nouveau système de tarif d’achat pour les petites installations photovoltaïques, dont le niveau s’ajuste automatiquement pour les nouvelles installations en fonction du nombre d’installations déjà en fonctionnement ou ayant effectué une demande de raccordement, a montré son efficacité, bien qu’il reste perfectible.

A terme, lorsque les marchés de l’électricité auront été réformés pour mieux prendre en compte les évolutions structurantes exposées précédemment, et si toutefois la structure de coût des énergies renouvelables (ou de certaines filières en particulier) devait nécessiter le maintien d’un système de soutien en complément de la valorisation de l’électricité sur les marchés, le mécanisme pourrait évoluer vers le versement d’une prime fixe ex ante, basée non pas sur la quantité d’électricité produite en MWh, mais sur la puissance de l’installation. Pour éviter toute augmentation artificielle de la puissance des installations dans le seul but de bénéficier de la prime, un seuil minimum d’heures de fonctionnement en équivalent pleine puissance pourrait être imposé [16] . Ce système aurait pour avantage d’accroître l’intégration aux marchés tout en favorisant le développement de solutions techniques de stockage ou de bridage afin de réduire l’intermittence de certaines énergies renouvelables.

Proposition : La rémunération des moyens de production d’électricité renouvelable pourrait reposer sur une valorisation de l’électricité sur les marchés, associée au versement d’une prime ex-post assurant une prévisibilité du revenu total, afin d’initier le processus d’intégration des énergies renouvelables aux marchés tout en limitant le coût des mécanismes de soutien pour la collectivité.

La filière nucléaire

Le projet de loi sur la transition énergétique prévoit l’objectif précédemment cité de diminuer la part du nucléaire de 75% à 50% en 2025, ainsi que le plafonnement du parc nucléaire installé en France à 63,2 GW.

Le premier objectif n’apparaît pas suffisamment concret ni crédible pour être applicable en tant que tel : dans une perspective de stagnation de la demande, cet objectif impliquerait la fermeture massive de tranches nucléaires, qu’il serait extrêmement coûteux de remplacer dans un délai aussi court. Le second point constitue en revanche une limite claire, mais insuffisante pour préparer l’avenir et donner à l’opérateur du parc nucléaire français une visibilité indispensable compte tenu des conséquences économiques de tels choix.

Le développement des énergies renouvelables ainsi que les caractéristiques du parc nucléaire actuel (investissements futurs liés au renouvellement des centrales, surcapacité du parc nucléaire en base conduisant à de fortes quantités vendues à l’export en période de creux de consommation, et donc de prix faibles) nécessitent pourtant effectivement de s’interroger sur la place de la filière nucléaire et aux signaux à donner à l’opérateur EDF.

L’avenir du nucléaire dans le mix électrique doit également être analysé à l’aune de l’évolution du mix européen. Le nucléaire compte aujourd’hui pour 13% des capacités installées en Europe, dont la moitié sont en France, et produit 27% de l’électricité européenne. L’âge moyen du parc est en Europe de 30 ans, comme en France. Les fermetures annoncées de centrales en Allemagne d’ici 2023 et en Belgique d’ici 2025 vont encore un peu plus déséquilibrer la répartition de la production nucléaire sur la plaque européenne. Dans le même temps, la production croissante d’énergie renouvelable intermittente pourrait progressivement réduire les besoins en base au niveau européen, aujourd’hui principalement assurés par le nucléaire et le charbon. D’ici 2030 cependant, le maintien d’une production en base nucléaire de 20 à 30% en moyenne en Europe pourrait rester souhaitable pour limiter l’appel des centrales à charbon. Les projets actuellement en construction sont situés en Finlande, en France et en Slovaquie, chaque chantier rencontrant des retards importants. De nouveaux réacteurs sont annoncés en Angleterre, en Finlande ainsi que dans plusieurs pays d’Europe de l’Est, avec pour chaque projet de nombreuses incertitudes.

En fonction du degré de progression des renouvelables et de l’efficacité énergétique, en fonction aussi des lancements de nouveaux réacteurs et de la durée de fonctionnement de ceux qui existent, il sera pertinent pour la France de reporter ou d’anticiper une baisse de sa production nucléaire. La mise en œuvre d’une trajectoire crédible de diminution de la capacité du parc nucléaire installé devrait donc s’appuyer sur des plafonds intermédiaires réalistes, tout en permettant à l’opérateur d’optimiser ses choix économiques en matière de réduction de la capacité de production. Les pouvoirs publics n’ayant qu’une connaissance très partielle des données économiques dont dispose l’opérateur, il est en effet légitime de permettre à celui-ci de prendre les décisions les plus rationnelles pour maximiser la valeur du parc qui resterait en opération, plutôt que d’imposer a priori la fermeture de telle ou telle centrale. Cette latitude laissée à l’opérateur ne porterait naturellement pas sur les contraintes de sûreté, qui continueraient à être définies par l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN).

En cohérence avec la nouvelle Programmation Pluriannuelle de l’Energie, des plafonds de puissance s’appliquant au parc nucléaire installé pourraient ainsi être définis à moyen et long terme et révisés tous les 5 ans par les pouvoirs publics en fonction du développement des autres filières, de l’évolution du mix européen, et en tenant compte de la marge limitée de l’opérateur du parc nucléaire et de l’ampleur des potentiels coûts échoués en cas de fermeture d’un réacteur dont la prolongation aurait par ailleurs été validée par l’ASN. De la même manière que le projet de loi de transition énergétique crée des budgets carbone, il pourrait ainsi définir des plafonds de puissance nucléaire installée évolutifs.

Un tel mécanisme permettrait de mieux encadrer le plan stratégique qu’EDF doit produire selon le texte actuel du projet de loi de transition énergétique, en clarifiant les rôles respectifs de l’exploitant et de la puissance publique, celle-ci ayant le dernier mot.

Proposition : Plutôt qu’un objectif à horizon 2025 difficilement applicable en lui-même, et en complément du plafond déjà prévu par le projet de loi, les pouvoirs publics pourraient fixer à la filière nucléaire des plafonds de puissance crédibles et révisables régulièrement, en fonction du développement des autres filières et de l’évolution du mix électrique européen, et en cohérence avec la nouvelle Programmation Pluriannuelle de l’Energie.

4 – Quelles réformes pour les marchés de l’électricité ?

4.1 – Contrats de long terme et optimisation de court terme sur les marchés de l’énergie

Pensés de manière à fournir un signal basé sur les coûts marginaux de court terme, afin de permettre le développement des échanges et de la concurrence, les marchés de l’électricité européens ne permettent pas de rentabiliser la construction ou le renouvellement et le développement de moyens de production très capitalistiques (éolien, photovoltaïque d’une part, nucléaire et hydraulique d’autre part).

Inciter à développer ces derniers nécessite de fournir à l’investisseur une garantie suffisante quant au prix futur de l’électricité. En raison de leur faible profondeur temporelle, il n’apparaît pas possible de compter sur les marchés de gros de l’électricité pour apporter des signaux suffisants, sauf à voir se succéder des cycles d’investissement et de désinvestissement, préjudiciables à la recherche du moindre coût, voire dangereux pour la sécurité d’approvisionnement, ce qui n’est pas acceptable dans le cas d’un bien aussi essentiel que l’électricité.

Un travail de fond crucial doit être mené au niveau européen pour définir une nouvelle structure de marché qui prenne en compte les évolutions structurantes (basculement vers des moyens de production capitalistiques, intermittence et pilotage de la demande) qui affectent le système électrique. De manière coordonnée avec la nouvelle PPE, la possibilité d’instaurer un acheteur unique qui conclurait des contrats de long-terme sur une partie de la production pourrait être examinée.

Le rôle des marchés «  spot [17]  » serait alors réorienté vers l’optimisation du parc à court terme et le «  dispatching  ». Le processus en cours à l’échelle européenne de rédaction et de mise en œuvre des codes de réseaux, qui instaurent des règles d’harmonisation entre tous les Etats Membres, doit à ce titre permettre des améliorations notables en la matière (marchés infra-journaliers, rôle crucial des mécanismes d’ajustement et des règles d’équilibrage).

Les énergies intermittentes constituent à ce titre un défi particulier en matière d’optimisation du parc électrique. Plusieurs pistes de réflexions permettant de mieux faire face aux déficits de production comme de mieux valoriser les pics de production des énergies à coût marginal nul peuvent être évoquées.

Il convient ainsi de s’interroger en premier lieu sur le rôle en la matière des centrales thermiques : le changement considérable du «  merit order  » gaz-charbon, qui pourrait conduire à dépendre de centrales charbon fortement émettrices de CO2 pour l’équilibrage du système électrique, appelle une réponse des pouvoirs publics, notamment par le biais des différents outils permettant d’augmenter le coût des émissions de CO2 [18] .

L’intermittence croissante du système électrique contribue en outre à donner un nouveau rôle aux moyens de stockage de l’électricité. En plus du rôle traditionnel des grands barrages dans l’optimisation saisonnière ou annuelle du parc de production, certains moyens centralisés, tels que les stations de transfert d’énergie par pompage (STEP) ou certaines réserves hydrauliques adaptées, permettent quant à eux une optimisation à l’échelle d’une journée ou d’une semaine, et peuvent ainsi contribuer à la gestion de l’intermittence. D’autres moyens, plus diffus («  smart grids  », ballons d’eau chaude), permettent également d’agir sur l’optimisation de court-terme.

Les possibilités de construire de nouveaux moyens de stockage centralisés sont peu nombreuses, en raison de la rareté des sites adaptés. Les moyens existants sont quant à eux principalement entre les mains de grands opérateurs en concurrence. Ces derniers devraient en théorie utiliser ces moyens de stockage en fonction des signaux de prix du marché et de leurs anticipations d’évolution de ceux-ci, de même que les acteurs qui placent des moyens de modulation de la demande chez les consommateurs.

Les épisodes de prix négatifs apparaissant ponctuellement sur les marchés de l’électricité posent à ce titre question. Un épisode de prix négatif ne constitue pas nécessairement un dysfonctionnement : il peut survenir en période de faible demande conjuguée à une forte production fatale, lorsque certains producteurs conventionnels sont prêts à payer un « acheteur » d’électricité plutôt que de supporter les coûts d’arrêt et de redémarrage de leur installation. Les épisodes de prix nuls ou négatifs constituent alors une incitation forte à stocker (ou, si cela n’est pas possible, à cesser de produire [19] ).

Pour que des moyens d’optimisation de court-terme soient bien utilisés, il conviendrait donc de s’assurer d’une part, que les prix « spot » donnent le bon signal, ce qui renvoie à la conception des mécanismes de soutien aux renouvelables évoquée plus haut, et d’autre part que les moyens de stockage centralisés sont utilisés par leurs opérateurs conformément aux signaux du marché, en particulier en période de prix négatifs. Une étude approfondie de cet enjeu est nécessaire, car il est crucial pour le bon fonctionnement du système électrique d’aujourd’hui, et surtout de demain. Les solutions peuvent aller d’une gestion confiée à un acteur unique (le gestionnaire du réseau par exemple) à l’introduction d’un marché organisé des produits de stockage en complément des marchés de l’énergie. Il s’agirait alors de créer un accès des tiers aux moyens d’optimisation de court-terme, en imposant aux détenteurs de STEP ou de réserves hydrauliques adaptées à la gestion de l’intermittence de vendre leurs capacités sur un marché spécifique. Les agrégateurs pourraient alors tirer profit d’un tel marché pour optimiser la production et le foisonnement de multiples installations de production d’énergie intermittente.

Un tel marché doit cependant être envisagé avec précaution, car il viendrait se superposer avec d’autres composantes du système actuel (marchés de l’énergie, marché de capacité, services systèmes), au risque de polluer les signaux de prix. Il serait de plus difficile de définir les produits à échanger, car les moyens de stockage ont des constantes de temps qui diffèrent beaucoup.

Proposition : Des travaux européens doivent être entrepris pour redéfinir les rôles respectifs des contrats de long terme et de l’optimisation de court terme sur les marchés de l’énergie. Des pistes de réflexion peuvent d’ores et déjà êtres avancées concernant cette dernière.

4.2 – Les enjeux de sécurité d’approvisionnement à long terme et le coût de la capacité

Face aux risques de défaillance à moyen et long terme et à l’insuffisance des signaux transmis par les seuls marchés de l’énergie, plusieurs Etats Membres ont entrepris ces dernières années la création de mécanismes ou marchés visant à rémunérer également la capacité disponible (c’est-à-dire la puissance, en MW) pour répondre aux contraintes spécifiques rencontrées (risques à la pointe ou en base, thermosensibilité plus ou moins prononcée, taille du pays, du réseau et du marché…).

La Commission européenne, via sa direction générale de l’énergie, s’est d’abord montrée réticente à ces démarches unilatérales et non coordonnées, sans pour autant pouvoir proposer rapidement une solution différente. Ce n’est qu’avec les lignes directrices sur les aides d’Etat à la protection de l’environnement et à l’énergie adoptées en avril 2014, que la Commission européenne a, par le biais de sa compétence exclusive en matière de concurrence, repris la main sur ce sujet. Les lignes directrices fixent ainsi un certain nombre de principes généraux devant être respectés par ces mécanismes : il s’agit notamment de l’égalité de traitement entre centrales actuelles et nouvelles, de la neutralité technologique, de l’éligibilité des alternatives à la production (effacement, stockage) ainsi que de la prise en compte des interconnexions avec les pays voisins. Les lignes directrices précisent ainsi que les opérateurs d’un pays tiers pouvant effectivement fournir des capacités doivent pouvoir participer aux différents mécanismes nationaux.

En France, la loi NOME du 7 décembre 2010 prévoit la mise en œuvre d’un marché de capacités à l’hiver 2016–2017 : chaque fournisseur d’électricité aura une obligation, basée sur la consommation de ses clients à la pointe, de détenir des garanties de capacités, issues de ses propres moyens de production ou acquises auprès d’autres opérateurs. Si le mécanisme français a le mérite d’être basé sur une logique de marché pouvant théoriquement permettre l’atteinte de l’objectif à moindre coût, il a néanmoins suscité des questions par rapport aux avantages qu’il accorde à l’opérateur historique et à l’égalité de traitement qu’il assure à des producteurs situés en dehors du territoire français. A l’échelle du seul territoire français, le marché de capacités pourrait en outre souffrir d’importants défauts en se révélant étroit, très volatil et par conséquent peu susceptible de transmettre les bons signaux aux différents acteurs pour la construction de nouveaux moyens de production.

D’autres pays ont opté pour des mécanismes différents : la Belgique a ainsi fait le choix d’une réserve stratégique, c’est-à-dire du recours à la contractualisation d’une certaine puissance afin d’assurer sa disponibilité, et par conséquent de renforcer la sécurité d’approvisionnement.

En dehors du respect des principes généraux fixés par la Commission, la compatibilité et la cohérence des différents mécanismes nationaux posent d’importantes difficultés, la multiplication de ces derniers allant à l’encontre d’une plus grande intégration des marchés européens de l’énergie.

Ce repli sur des solutions nationales provient d’une même insuffisance initiale : il n’existe pas de définition partagée de la sécurité d’approvisionnement et des critères techniques qui la sous-tendent à l’heure actuelle (nombre d’heures de défaillance autorisées et valorisation des pertes en cas de défaillance par exemple) à l’échelle européenne. Il n’est donc pas possible de parvenir à l’heure actuelle à créer un marché européen intégré en matière de capacités sans consensus en la matière.

Il est désormais indispensable que les Etats Membres établissent des critères communs (qui pourront être différenciés par zone ou par pays, mais devront être approuvés par la majorité) : compte tenu du niveau d’interconnexion entre les Etats Membres, un black-out dans un pays peut en effet se répercuter à de nombreux autres quasi-instantanément. Il est donc crucial que les Etats Membres s’engagent vis-à-vis de leurs partenaires sur le niveau de sécurité d’approvisionnement qu’ils assurent. Pour éviter tout comportement de passager clandestin, les Etats devraient en outre s’engager sur les mesures à appliquer en cas de défaillance (ce qui impliquera une coordination étroite des gestionnaires de réseau) : en cas d’échec à assurer le niveau de sécurité d’approvisionnement requis, les Etats ne doivent pas pouvoir repousser les difficultés de gestion du réseau chez leurs voisins mais en assumer la responsabilité.

Lorsqu’un consensus aura été trouvé, les Etats membres, les régulateurs et les gestionnaires de réseau devront travailler à l’harmonisation des modèles nationaux, de la même manière qu’ils travaillent aujourd’hui à l’harmonisation des marchés de l’énergie.

Proposition : Les Etats Membres doivent décider de critères techniques communs, potentiellement différenciés par zone, en matière de sécurité d’approvisionnement, puis travailler à l’harmonisation des différents mécanismes valorisant la capacité.

Conclusion

Les dysfonctionnements actuels des marchés de l’électricité font peser des inquiétudes sur le développement des moyens de production et de flexibilité nécessaires à la transition énergétique et à la sécurité d’approvisionnement en Europe. Ces difficultés ne sont pas uniquement liées à l’existence d’objectifs multiples – et légitimes – fixés à la transition énergétique, mais bien à la mauvaise articulation entre une intervention publique nécessaire et le rôle dévolu aux marchés de l’électricité, ainsi qu’à la mauvaise architecture de ces derniers. Il convient dès lors de clarifier les objectifs assignés à l’intervention publique, notamment en matière de politique industrielle et de sécurité d’approvisionnement, et de la rendre plus efficace, par le recours à des outils de pilotage plus précis et à des mécanismes de soutien mieux adaptés pour assurer la réalisation des investissements nécessaires. Le rôle des marchés doit enfin être repensé, pour mieux prendre en compte les enjeux de long terme, tout en valorisant également la flexibilité à court terme.

  1. * Jeannou Durtol et Benjamin Ollivier sont des pseudonymes.

  2. World Energy Investment Outlook, Juin 2014

  3. Communauté Européenne du charbon et de l’acier en 1952 et Communauté européenne de l’énergie atomique en 1958

  4. Depuis le Traité de Lisbonne, les compétences de l’UE en matière d’énergie sont partagées avec les Etats Membres et visent à assurer le bon fonctionnement du marché de l’énergie, assurer la sécurité d’approvisionnement, promouvoir l’efficacité énergétique et l’interconnexion des réseaux.

  5. Marché européen des quotas de CO2

  6. Notamment en raison de l’exploitation des gaz de schiste aux Etats-Unis, qui a favorisé la substitution du charbon par le gaz sur le sol américain, et l’export du premier vers l’Europe

  7. Directives GIC et IED

  8. Le dispatching (ou conduite réseau) recouvre les actions liées au maintien de l’équilibre offre-demande, à la maîtrise du plan de tension et des transits sur les réseaux nationaux et les interconnexions européennes.

  9. Voir note Terra Nova, « Transition énergétique : financer à moindre coût les énergies renouvelables », novembre 2012.

  10. Le stockage par chaleur, mis en œuvre depuis plus de trente ans en France avec les ballons d’eau chaude et le tarif heures pleines – heures creuses, est également déployé au Danemark et depuis plus récemment en Allemagne, notamment en faisant fonctionner des pompes à chaleur quand l’énergie éolienne est excédentaire. La chaleur peut être plus facilement stockée et réinjectée en fonction des besoins. Ces dispositifs sont installés en complément de chaudières traditionnelles dans les réseaux de chaleur ou comme solution de chauffage pour des bâtiments individuels.

  11. Cour des Comptes, Evaluation de la mise en œuvre par la France du Paquet énergie-climat, janvier 2014.

  12. Directive 2003/87/CE, article 1.

  13. Si le comité de pilotage doit être unique pour une plus grande clarté et une réelle efficacité, les scénarios considérés doivent quant à eux naturellement être multiples et permettre un dialogue continu entre parties prenantes.

  14. La neutralité technologique implique que toutes les technologies de production d’énergie doivent être traitées à égalité. Dans le cas des mécanismes de soutien aux énergies renouvelables, le respect du principe de neutralité technologique imposerait des appels d’offres ouverts à toutes les technologies de production d’énergie, selon les mêmes critères.

  15. Un mécanisme de transition permettant aux moyens de production actuels bénéficiant d’un tarif d’achat de passer au nouveau système pourrait néanmoins être envisagé, sur la base du volontariat. Le risque est cependant d’augmenter le coût global pour la collectivité sans bénéfice particulier, si seuls les producteurs qui espèrent recevoir une plus grande compensation effectuent réellement ce changement.

  16. Un seuil minimum de production (en MWh) serait ainsi attribué au producteur, égal au produit de la puissance maximum de son installation par un nombre d’heures en équivalent pleine puissance. Pour s’assurer de dépasser ce seuil, un producteur pourrait ainsi diminuer sa puissance maximum – via le bridage – ou augmenter le nombre d’heures de fonctionnement effectif, via le stockage par exemple.

  17. Le marché « spot » désigne le marché où s’échange l’électricité achetée pour livraison le jour même ou le lendemain

  18. Voir note Terra Nova, « Lutte contre le réchauffement climatique : peut-on encore sauver le marché du carbone ? », juin 2014

  19. Les mécanismes actuels de soutien aux énergies renouvelables possèdent à ce titre un biais, car ils n’incitent pas les opérateurs qui le peuvent à cesser de produire en cas d’épisode de prix négatif, le montant reçu dépendant exclusivement de leur production. Dans le cadre du nouveau mécanisme de soutien aux énergies renouvelables proposé plus haut, la solution pourrait consister à ne pas verser de prime en cas d’épisode de prix négatif, ce qui inciterait les producteurs à ne pas produire, ou à verser une prime compensatoire en cas de non-production. Le biais des mécanismes de soutien actuels n’explique cependant pas à lui seul la survenance des épisodes de prix négatifs.

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