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Note

Climat et commerce : pour un multilatéralisme en commun

Il y a urgence. Malgré les engagements pris dans le cadre de l’accord de Paris de décembre 2015, et les avancées modestes obtenues depuis au gré des forums diplomatiques pour le climat, le monde est en retard dans sa lutte contre le réchauffement de la planète. D’après le GIEC, la trajectoire mondiale est plus proche des 3°C de réchauffement à l’horizon 2100 que des 1,5°-2°C attendus de l’accord de Paris. Les acteurs publics et privés doivent s’engager plus résolument, et les grandes puissances économiques ont une responsabilité particulière en la matière.

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Introduction

« Notre maison brûle, et nous regardons ailleurs » : cette phrase de Jacques Chirac prononcée lors du IVème sommet de la terre de Johannesburg en 2002 a marqué. Elle appelait à un réveil collectif qui ne s’est réellement traduit que 13 ans plus tard avec la signature de l’Accord de Paris sur le climat de décembre 2015 qui fixe des objectifs généraux ambitieux, même si rien ne garantit que les contributions volontaires des États participants sur lesquels ils s’appuient suffisent à les atteindre. C’en était déjà trop pour l’administration Trump, qui s’est retirée de l’accord avant que les États-Unis n’y retrouvent leur place avec Joe Biden.

La maison brûle toujours, la multiplication des incendies de grande envergure l’illustre tragiquement, l’an dernier en Amazonie[1], en Californie et dans la forêt landaise, aujourd’hui un peu partout au Canada. L’objectif de contenir le réchauffement global à 1,5° C par rapport à la période pré-industrielle n’est plus jugé crédible même si on continue à lui reconnaître une valeur performative[2]. Alors viser +2°C serait sans doute plus réaliste, mais déjà très difficile. Aujourd’hui, dans les politiques climatiques, l’adaptation est mise au même rang que l’atténuation. Le gouvernement français travaille sur un plan d’adaptation à partir d’une hypothèse de +4°C pour la fin de siècle, qui serait la conséquence sur le territoire national d’un réchauffement global d’environ 2,8°C. Qu’on l’interprète comme signe d’une forme de réalisme ou de fatalisme face aux dynamiques de réchauffement, il reste que le constat est largement partagé : l’insuffisance des actions de lutte contre le changement climatique est aujourd’hui patente et alarmante.

Et pourtant, les initiatives et les débats ne manquent pas. Les entreprises – au moins occidentales – et leurs actionnaires sont engagés avec des intensités et des sincérités diverses dans des politiques ESG[3], et votent – ou pas- des résolutions « Say on Climate » sur leur stratégie climat. Les organismes de normalisation comptables, comme l’ISSB ou l’EFRAG, cherchent les meilleures formules pour intégrer les « externalités » environnementales dans les comptes et les critères de performance des entreprises.

Deux des trois premières puissances économiques mondiales affichent haut et fort une politique pour le climat. L’UE a pris un temps d’avance avec le Pacte vert (Green Deal) présenté par la Commission en décembre 2019, traduit pour l’action dans des propositions législatives détaillées en juillet 2021 dans le plan « Ajustement à l’objectif 55 » (Fit for 55). L’administration Biden, à force d’obstination et de persévérance, a suivi sous une forme très différente avec l’Inflation Reduction Act (IRA), promulgué en août 2022. Pour autant qu’elles soient efficaces pour conduire l’UE et les États-Unis à respecter leurs engagements dans l’accord de Paris, ce qui est loin d’être acquis, ces politiques ne peuvent à elles seules assurer l’objectif global de zéro émission à l’horizon 2050 : l’empreinte carbone conjointe de l’UE et des États-Unis ne représentait en 2018 que 25% du total mondial. Ce chiffre est d’ailleurs pour partie trompeur. Il présente une image figée d’une situation qui reflète le faible niveau de développement d’une partie importante de la population mondiale. Or celle-ci, légitimement, ne se satisfait pas du statu quo et souhaite déplacer les lignes en matière de production et de répartition de la richesse d’une manière qui spontanément n’a pas de raison d’être « zéro émission ».

Bien commun, le climat appelle à la fois des réponses nationales coordonnées et coopératives, et des solutions collectives. Il n’y a pas et il n’y aura pas de « préservation » du climat dans un seul pays. Et c’est là où le bât blesse. À défaut d’accord sur la mobilisation d’instruments plus engageants, comme ceux qui ont été utilisés dans le domaine commercial, le multilatéralisme climatique privilégie les engagements volontaires et la pression par les pairs. Il permet des progrès certes appréciables, comme l’accord sur la haute mer de New York de mars 2023, l’accord sur la biodiversité de Montréal de décembre 2022 ou les avancées de la Cop 26 sur le méthane en novembre 2021, mais lents et incrémentaux, là où l’urgence climatique appelle des actions rapides et ambitieuses. Alors que le monde se fragmente et que les acquis multilatéraux sont remis en cause, on ne peut se satisfaire de cet échec annoncé de coordination face à un défi qui n’est rien moins qu’existentiel. Pour l’éviter, il faut cristalliser une volonté commune et des actions plus déterminées, ce qui nécessite de repenser la coordination multilatérale pour lui redonner de la vigueur et redéfinir ses priorités.

1. Une fragmentation du monde qui pèse sur les perspectives de progrès climatique

L’envie de faire ensemble à travers des règles définies en commun s’est largement érodée, là où elle existe encore, plaçant le monde dans une situation d’équilibre instable reposant sur des acquis fragiles, peu propices à des avancées pourtant indispensables dans la lutte contre le réchauffement. Elle a souffert de s’être trop souvent résumée à l’ouverture au commerce international et à une invitation à favoriser le libre jeu des marchés.

Le rejet a d’abord été interne aux pays du Nord, jamais totalement acquis pour nombre d’entre eux au dessaisissement de l’État-nation au profit de délégations de compétences consenties à des instances internationales ou régionales comme l’UE, ou plus encore à des marchés mal régulés et sources d’inégalités. Le Brexit, l’élection de Donald Trump en 2016 avec notamment le retrait immédiat de l’accord de Paris et le blocage du mécanisme de règlement des différends de l’OMC, la montée des populismes en ont été autant de manifestations.

Il a aussi une dimension Nord-Sud. La montée en puissance des pays émergents, qui désormais pèsent dans la mondialisation, leur confère un pouvoir de blocage ou de transaction[4] dans le nouvel ordre mis en place à la fin de la guerre froide, perçu comme étant de conception occidentale et au bénéfice des intérêts du Nord. Cette perception est particulièrement sensible en matière climatique, problématique devenue identitaire pour l’UE. Les pays en développement sont conscients des risques auxquels les expose le changement climatique mais également du fait qu’ils ne sont pas responsables des gaz à effets de serre accumulés dans l’atmosphère depuis le début de l’ère industrielle. Dès lors, ils ne veulent pas supporter sans contreparties fortes les contraintes liées à la nécessité de réduire drastiquement à l’avenir les émissions de gaz à effet de serre, qui pourraient brider leur droit à se développer.

La pandémie de Covid a déstabilisé un peu plus l’ordre commercial multilatéral. Même si elle appelait des actions concertées et coopératives, notamment pour les livraisons d’équipements, de dispositifs médicaux et de vaccins – elles ont été mises en place au niveau européen –, la crise a surtout souligné la fragilité des chaînes d’approvisionnement en cas de rupture des lignes de transports et la dépendance à un ou deux grands producteurs, dont la Chine dans la plupart des cas, dans certains secteurs sensibles comme la santé. Cette dépendance à la Chine est également marquée dans le domaine des matériaux critiques nécessaires au développement d’une industrie décarbonée. La réponse à ces vulnérabilités et aux impératifs de souveraineté a produit une nouvelle salve de politiques industrielles et commerciales dont la dimension coopérative et de respect des règles multilatérales est loin d’être la première priorité, c’est le moins que l’on puisse dire. La volonté de limiter les vulnérabilités n’est d’ailleurs qu’un élément du retour du primat du politique dans les relations internationales y compris dans leur dimension économique[5]. Précédant et surplombant les sanctions et les bouleversements induits par la guerre d’agression russe en Ukraine, la rivalité sino-américaine a depuis une dizaine d’années dépassé le stade des disputes commerciales pour devenir stratégique et systémique. Le temps du « doux commerce », de l’ascension pacifique de la Chine[6], d’une mondialisation qui se voulait mutuellement bénéfique est désormais clairement révolu, c’est d’ailleurs l’un des rares points de convergence des deux dernières administrations américaines.

Deux tiers environ des relations commerciales entre Chine et États-Unis sont soumis à des mesures de restrictions, aujourd’hui étendues aux investissements dans les deux sens[7] et, malgré les déclarations récentes de la secrétaire au Trésor américaine Janet Yellen[8] et du conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan[9] précisant que l’objectif de la politique américaine est le « de-risking » et non le « decoupling », la relation entre les deux premières puissances mondiales se situe désormais clairement dans une logique de confrontation.

L’OMC de son côté a perdu ce qui faisait sa force : sa capacité à prévenir les guerres commerciales en traitant des inévitables contentieux avec un mécanisme de règlement des différends de facto contraignant et statuant sur la base d’un corpus de règles étendu. Depuis le refus de l’administration Trump – persistant sous Biden – de renouveler les membres de l’organe d’appel du mécanisme de règlement des différends, il n’y a plus d’instance multilatérale fonctionnelle pour interpréter les engagements commerciaux et les faire appliquer. En dépit des avancées parcellaires comme l’accord sur les subventions dans le domaine de la pêche adopté en juin 2022, la fonction de négociation est quant à elle très abimée depuis plus longtemps sur les sujets centraux avec l’échec du cycle de négociations lancé à Doha en décembre 2001.

La tentative d’organiser un monde à partir de règles et de projets communs, en privilégiant les démarches coopératives, ce que l’on peut appeler le multilatéralisme, est à l’arrêt. Malgré sa spécialisation commerciale et ses biais, l’OMC a constitué un élément essentiel de cette tentative[10] et sa paralysie n’est pas une bonne nouvelle. Peuvent en revanche continuer à prospérer un capitalisme aux caractéristiques chinoises lourdement interventionnistes sur lequel glissent les règles du commerce international[11], des politiques américaines qui au nom de la sécurité nationale s’affranchissent de toutes les disciplines et paraissent jouer sur la fragmentation du monde (notamment au travers du slogan de « friend-shoring »), des politiques industrielles parfois bien intentionnées mais non coordonnées et globalement sous-optimales en termes d’allocation des investissements.

Aux insuffisances des politiques climatiques mises en œuvre de par le monde, vient donc s’ajouter un échec de coordination de plus en plus flagrant. Or, ces deux menaces – l’inaction et la fragmentation – s’alimentent mutuellement : le climat appelle des actions concertées, rapides et substantielles, qui nécessitent un minimum de confiance dans le multilatéralisme – il faut bouger ensemble et être sûr que les partenaires s’engagent également, refusant les stratégies de passagers clandestins. La fragmentation est dommageable pour les politiques nationales qui doivent assurer le respect des objectifs communs, parce qu’elle en limite les bénéfices en segmentant les marchés et donc la possibilité d’un déploiement plus rapide et à meilleur coût des industries décarbonées. Elle conduit à une surenchère de subventions inutile et couteuse en argent public et limite les transferts de technologie. Cette perte d’efficacité nourrit l’inaction. Réciproquement, l’inaction globale sape l’élan de coopération, parce que ceux qui voudraient avancer ont l’impression de le faire seul, ce qui les incite à s’assurer que d’autres ne s’approprient pas les retombées industrielles et commerciales de leurs efforts climatiques.

Pour faire court, la fin de la mondialisation organisée et régulée nous rapproche des perspectives de « fin du monde » pour reprendre l’expression de ceux qui veulent nous alerter sur la catastrophe climatique qui vient.

Exemple emblématique des politiques que produit ce contexte, l’IRA prévoit des interventions massives pour favoriser l’émergence d’une industrie et d’une consommation vertes aux États-Unis à travers des subventions et crédits d’impôts qui sont pour partie assujettis à des clauses de contenu local, en contradiction claire avec les règles commerciales multilatérales : l’initiative est remarquable en termes d’engagement climat, mais elle l’est tout autant par ses entorses aux engagements internationaux. Finalement, l’IRA témoigne du dilemme actuel :

  • Coller aux règles multilatérales pour préserver un haut niveau de coordination et de confiance nécessaire à une action concertée et une répartition équilibrée des efforts entre partenaires, au risque de surseoir à court terme à l’action climatique
  • Intervenir résolument pour le climat, en mettant les règles au second plan, fragilisant les nécessaires coopération et coordination internationales en ce domaine.

Ces deux propositions ne sont pas contradictoires, mais elles relèvent de priorités différentes, entre lesquelles il faudra bien choisir.

2. La priorité à la lutte contre le réchauffement climatique se joue d’abord au niveau national

L’action pour le climat doit être la première priorité des acteurs publics. D’abord parce que le monde est en retard pour contenir le réchauffement et ses conséquences irréversibles, comme souligné par le GIEC, et que l’inaction des uns est prétexte à celle des autres, mais surtout parce qu’elle est lourde à engager et structurante pour nos sociétés. Changement des modes de production, des comportements de consommation, modifications du rythme et de la nature des régimes de croissance : même si la technologie peut en faciliter certaines dimensions, une lutte déterminée contre le réchauffement climatique conduit à des changements systémiques qui vont bousculer les situations acquises, comme le montre bien le récent rapport de Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz dans le cas de la France[12].

Fondamentalement, les problèmes de coordination des intérêts et des acteurs se jouent d’abord au niveau national, on l’a vu avec la crise des gilets jaunes en France en 2019–2020, ou lors d’élections régionales de mars 2023 aux Pays-Bas, pays dans lequel des mesures visant à réduire l’émission de gaz à effet de serre dans l’agriculture ont conduit à des réactions de défense (et de défiance) du monde rural traduites dans les urnes par le succès d’une formation politique agrarienne, le BoerBurgerBeweging (le « mouvement agriculteur citoyen ») constituée peu avant les élections[13].

La transformation écologique et énergétique rebat les cartes sectorielles dans les industries automobile ou aéronautique qui doivent se décarboner et repenser leurs chaînes d’approvisionnement, dans le secteur énergétique qui doit progressivement passer du fossile au renouvelable. Mais aucun secteur n’échappe à l’impératif de décarbonation. Celle-ci a de profonds effets redistributifs au sein de chaque pays, comme au niveau international. Comme l’a bien montré le président de la Fabrique écologique, Géraud Guibert, dans un ouvrage récent[14], le positionnement des classes sociales par rapport au climat peut être paradoxal. Globalement, l’empreinte carbone progresse avec la richesse avec une mention particulière pour les « ultra-riches » du fait de leur mode de consommation. Mais souvent, ce sont les classes populaires pourtant les plus exposées au risque climatique (habitat mal isolé, dépendance à la voiture, capacité à s’adapter limitée faute de moyens financiers…) qui apparaissent réticentes à l’idée de devoir prendre part activement à la lutte contre une menace climatique dont elles estiment que les puissants sont les premiers responsables et qui est  parfois vue comme un complot des élites contre le peuple. D’une certaine façon, elles ont « objectivement » raison puisqu‘elles seront en première ligne pour contribuer aux mesures susceptibles d’être prises pour atténuer le réchauffement : augmentation du coût des énergies fossiles, restrictions à l’utilisation de véhicules polluants, incapacité à payer le surcoût climat que présentent le plus souvent les produits « propres », vulnérabilité aux conséquences des restructurations industrielles. La « fin du mois » l’emporte sur la « fin du monde ». L’enjeu est donc de concevoir des politiques de « transition juste », capables d’atténuer le changement climatique tout en mettant la lutte contre les inégalités au cœur de ces politiques.

Le premier défi de la lutte pour le climat relève donc de l’économie politique. Il faut créer des alliances internes pour le climat.

L’IRA doit être interprété en ce sens. Dans un pays très « accro » aux énergies fossiles à la fois dans son mode de vie[15] et du fait de leur place dans l’économie de plusieurs Etats fédérés, où les climato-sceptiques occupent une grande partie de l’espace médiatique et peuvent compter sur l’appui d’un des deux grands partis du Congrès, mettre en œuvre une politique pour le climat n’allait pas de soi. Pour réunir à la fois le soutien des environnementalistes et des défenseurs des salariés[16] tout en réaffirmant la priorité de sécurité nationale, l’administration Biden a non seulement privilégié les subventions et crédits d’impôt (le « sucré »), mais les a soumis à des clauses de contenu local. Les engagements internationaux qui prohibent ce type de dispositions ne sont pas respectés mais, en l’occurrence, le choix se situait clairement entre « les règles sans le climat » et « le climat sans les règles ». Même si les autorités américaines essaient d’arrondir les angles en traitant sur un pied d’égalité leurs partenaires dans les accords de libre-échange et proposent des démarches coopératives de consolidation des chaînes d’approvisionnement en matériaux critiques à ses alliés dont l’Union européenne, il ne faut pas s’y tromper : l’IRA tel qu’il existe est là pour durer et, en dépit de ses défauts, c’est une bonne nouvelle pour le climat. L’UE en a pris son parti puisqu’après avoir félicité l’administration Biden pour son succès devant le Congrès puis contesté vigoureusement le plan, elle s’efforce désormais au niveau communautaire et plus encore des États membres qui en ont les moyens de s’inspirer des dispositifs mis en place par l’IRA et si possible de les contrebalancer.

L’engagement de l’UE pour le climat ne suscite guère d’objections de principe, sauf peut-être dans certains pays d’Europe centrale ou orientale, ou chez certaines formations politiques populistes siégeant à l’extrême-droite du Parlement européen. Avec la commission Von der Leyen, le climat a été placé au premier rang des priorités affichées, avec l’adoption du Pacte vert décliné ensuite en mesures législatives ou réglementaires du paquet Fit for 55 qui sont progressivement adoptées par le Parlement européen et incorporées dans les droits des États membres. L’économie politique climatique européenne est toutefois particulièrement complexe du fait de l’originalité institutionnelle de l’UE. Celle-ci doit tenir compte des intérêts nationaux des différents États membres qui sont plus difficiles à circonvenir que le sont par exemple des États américains récalcitrants[17]. Aux États-Unis, il suffit de mettre en face de leurs représentants au Congrès des législateurs d’États dont le poids y est plus important ; c’est en quelque sorte arithmétique. Au sein de l’UE, la situation est différente ; il y a bien sûr des règles de vote à la majorité qualifiée, mais celles-ci laissent plus de latitudes pour constituer des minorités de blocage. Et in fine, l’UE doit tenir compte du fait que la légitimité démocratique réside dans les États membres et qu’il est difficile de la diluer au nom d’une légitimité institutionnelle née des traités. On le voit dans les débats sur le nucléaire entre la France et l’Allemagne et d’autres, ou dans le pouvoir de résistance de cette dernière en matière de transformation du secteur automobile. L’économie politique climatique européenne vient buter sur une deuxième difficulté. La Commission à l’origine des propositions d’actions climatiques est naturellement encline à intervenir dans les domaines qui sont dans le champ des compétences communautaires, dans ses missions et son ADN. Puissance normative mais nain budgétaire, l’UE va privilégier la réglementation sur la subvention ou le financement public. Elle a dans ses compétences depuis le traité de Rome la politique commerciale extérieure et a cherché constamment à transposer au niveau multilatéral son propre « modèle » : la libéralisation du commerce régulée par le droit. Elle est forcément en défense du multilatéralisme commercial, de l’OMC et de son corpus de règles et sa politique climatique doit en permanence démontrer ou a minima afficher qu’elle est conforme aux règles, ce qui contraint de fait ses marges de manœuvre. Enfin, la primauté donnée à la concurrence non faussée au sein du marché unique la conduit à une grande prudence lorsqu’il s’agit de permettre aux États membres d’intervenir directement.

Il en résulte une politique pour le climat ambitieuse et sincère, mais composite et somme toute bancale. Elle privilégie la réglementation et l’incitation à la transformation climatique par le prix du carbone, au risque de négliger la question de l’acceptabilité sociale de cette politique. Elle prend des mesures aux frontières réelles comme le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF[18]) ou les restrictions à l’accès au marché européen de biens produits dans des conditions néfastes pour l’environnement et le climat, au nom de la prise en compte des procédés et méthodes de production, comme les produits forestiers, mais en les calibrant soigneusement pour minimiser les risques de contestation dans le cadre de l’OMC, même lorsque cela complique la recherche d’efficacité tant climatique qu’industrielle. En matière de subventions, faute de pouvoir intervenir massivement elle-même, elle laisse la main aux États membres mais avec réticence, permettant d’ailleurs à ceux qui disposent des plus grandes marges d’action budgétaires de donner des avantages compétitifs à leurs entreprises. Enfin, comme souligné plus haut, elle doit aussi composer avec les intérêts économiques des États membres, notamment des plus puissants d’entre eux.

Malgré une revendication assez justifiée de leadership climatique, l’UE a donc développé une politique qui n’a ni le caractère massif, ni la simplicité, ni la rapidité, ni l’acceptabilité sociale, ni l’efficacité industrielle de l’IRA américain, même si cette dernière reste encore à démontrer.

3. Prévenir les conflits commerciaux climatiques en mettant le multilateralisme au service du climat

Il faut donc éviter que les engagements internationaux (commerciaux ou autres) ne fassent obstacle à la constitution des coalitions politiques indispensables. Or, le risque est réel que ce soit le cas. Les accords commerciaux multilatéraux sont conçus pour éviter que chaque pays n’essaie de manipuler les termes de l’échange en sa faveur et au détriment de ses partenaires, stratégie vouée à l’échec (et même néfaste) dès lors qu’elle est pratiquée par tous. Cette motivation fondamentale explique par exemple les engagements à ne pas imposer de règles de contenu local ou à discipliner strictement les subventions publiques dès lors qu’elles imposent des coûts aux partenaires. Pour éviter des politiques industrielles et commerciales inefficaces et couteuses, ces disciplines ont toute leur légitimité. S’il est bien prévu (Article XX du GATT) que ces règles ne doivent pas être « interprété[es] comme empêchant l’adoption ou l’application » de politiques publiques poursuivant des objectifs légitimes, notamment environnementaux, il s’agit là d’exceptions, conditionnées au fait de ne pas « constituer soit un moyen de discrimination arbitraire ou injustifiable entre les pays où les mêmes conditions existent, soit une restriction déguisée au commerce international ».

En pratique, ces règles imposent des priorités : d’abord, ne pas distordre la concurrence ; ensuite, poursuivre les autres objectifs légitimes de politique publique. Elles sont lourdes de conséquences, parce qu’il est beaucoup plus difficile de réunir le soutien nécessaire à des politiques publiques ambitieuses dès lors qu’on limite fortement les possibilités de canaliser les bénéfices qui en découlent. C’est ce qui explique la structure de l’IRA et ses dispositions discriminatoires. Le cas américain n’est pas unique en la matière. Les efforts chinois pour développer les technologies « vertes » ont toujours été marqués par des dispositions discriminatoires favorisant leurs producteurs aux dépens des étrangers, l’industrie du solaire ou des véhicules électriques étant deux exemples parmi d’autres.

Autrement dit, les politiques climatiques significatives engagées par les deux plus grandes puissances sont empreintes d’une dimension protectionniste. On peut le regretter, mais cette réalité n’est pas près de changer, et elle s’explique par des logiques politiques qui trouveront probablement des échos dans beaucoup d’autres pays[19]. Dans ce contexte, nous considérons que donner la priorité à l’action climatique implique d’accepter que sa mise en œuvre prenne certaines libertés avec les engagements internationaux. Plutôt que de s’arc-bouter sur des règles qui sont et resteront de toute façon largement bafouées dans ce domaine – aucune de ces deux puissances ne changera de direction dans un futur proche, et dans ces conditions il y a peu de chances que beaucoup d’autres jouent un jeu fondamentalement différent –, la priorité devrait être de limiter leurs effets nocifs potentiels sur la coordination internationale. Les règles commerciales ont parfois été un frein ; trop s’appuyer dessus serait dangereux, mieux vaut s’entendre sur leur utilisation.

Un accord international organisant ex ante ces politiques d’aide au développement des technologies vertes de façon coordonnée semble hors d’atteinte. Mieux vaut donc partir des initiatives existantes et s’efforcer de limiter leurs effets pervers sur la coordination internationale. Pour le faire, le principe pourrait être d’aller vers la délimitation d’exemptions aux règles multilatérales, sur des domaines bien déterminés et selon des modalités encadrées.

Une suspension encadrée des règles, sous la forme d’une dérogation (waiver), a déjà été mise en place à l’OMC pour suspendre certaines limitations relatives aux droits de propriété intellectuelle sur les médicaments en 2003, pour faciliter l’approvisionnement des pays sans capacité de production, et de manière plus limitée sur les vaccins anti-Covid en juin 2022. Une telle disposition a déjà été proposée pour certaines politiques climatiques dès 2017 par l’ancien membre de l’organe d’appel américain James Bacchus[20]. Et si un accord – nécessairement à l’unanimité dans le cadre de l’OMC – ne pouvait pas être réuni pour une telle démarche, une clause de paix pourrait être envisagée. Engagement à ne pas contester certaines dispositions, cet outil n’a été utilisé à notre connaissance que par adoption unanime, par exemple pour abriter les dispositions de l’accord sur l’agriculture de Marrakech d’une contestation au titre d’autres dispositions (Accord sur l’agriculture, article 13). Mais une clause de paix pourrait également faire partie d’un accord plurilatéral, c’est-à-dire n’être signée que par une partie des pays membres de l’OMC ; elle n’engagerait alors que les signataires, mais cette garantie pourrait s’avérer suffisante si les principales puissances commerciales étaient impliquées[21]. Ces exemptions pourraient établir que les engagements portant sur les subventions ne s’appliquent pas (ou pas entièrement) à un ensemble précisément délimité de secteurs de production et de diffusion des technologies vertes. Elles pourraient comporter une dimension relative aux transferts de technologie.

Une délimitation constructive des exemptions suppose toutefois de fixer des règles. Elles pourraient s’inspirer de ce qui a été fait sur l’agriculture pour proposer une grille tenant compte des distorsions commerciales induites, mais aussi – et surtout – des effets environnementaux attendus. Dans une communication récente auprès de l’OMC, la Commission européenne ouvre d’ailleurs une porte dans ce sens : "The deliberations would consider the design of measures in a way that minimises negative spill-overs to other WTO Members and would give particular attention to the green dimension, notably the positive and negative impacts of industrial subsidies on both trade and the environment”[22]. Il est difficile de trouver une approche acceptable par les différents pays concernés pour tenir compte des effets environnementaux et des distorsions commerciales, même si l’on peut arguer que les « gains » climatiques bénéficient à tous, mais l’OMC fournit un lieu de délibération utile pour y travailler et elle peut, au besoin en collaboration avec d’autres institutions internationales (Banque mondiale, CCNUCC, OCDE…), mener des travaux pour appuyer cette démarche.

Pour ancrer durablement ces orientations, il serait également souhaitable de dessiner un rapprochement entre principes commerciaux de non-discrimination et impératif de lutte contre le changement climatique. Des solutions institutionnelles sont à imaginer. L’OMC pourrait admettre une forme de « Question Prioritaire Climatique » renvoyant à convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) l’évaluation de l’impact carbone d’une mesure proposée au titre du commerce, en demandant ensuite à la partie qui contesterait la recommandation de proposer une solution qui ne soit pas moins efficace du point de vue des émissions de gaz à effet de serre. Ce serait l’amorce d’une organisation internationale pour le climat et le commerce ou d’un secrétariat permanent commun OMC-CNUCC, perspective qui se substituerait à la demande de création d’une organisation mondiale de l’environnement réclamée en vain depuis plusieurs décennies par la diplomatie française.

Pour que ces assouplissements sur des domaines particuliers restaurent une meilleure application des règles pour le reste des échanges, ils devraient s’accompagner d’engagements renouvelés à respecter les engagements pris, y compris de notification et de délibération. Le problème du respect des engagements demeure donc – c’est inévitable –, mais il a de meilleures chances d’être résolu si les règles ont fait l’objet d’un accord sur une mise à jour, même partielle, apparaissent moins en contradiction avec les pratiques des grandes puissances, et tiennent compte des besoins spécifiques des pays en développement en facilitant les transferts de technologies et en leur accordant un traitement différencié qui leur soit favorable. 

Le principe de ces propositions peut se résumer de la façon suivante :

  • consolider le principe général d’un ordre économique international basé sur des règles ;
  • permettre des exceptions concertées pour que ces règles ne fassent pas obstacle aux initiatives indispensables pour accélérer la transition climatique ;
  • engager une réforme institutionnelle organisant une gouvernance visant à la fois l’impératif de lutte contre le changement climatique et le principe commercial de non-discrimination.

En somme, une combinaison de multilatéralisme autant que possible, et d’unilatéralisme concerté chaque fois que nécessaire.

4. Faire de l’Europe une puissance climatique

Pour l’UE, défendre ses intérêts et le climat suppose à la fois de mettre activement en œuvre sa transition et de contribuer à la coordination internationale, tout en préservant sa compétitivité. Ces objectifs ne sont pas antagoniques, parce qu’une position industrielle et commerciale forte est nécessaire à la fois pour maîtriser sa transition écologique et pour inciter les partenaires à négocier une évolution des règles, notamment en évitant que le statu quo ne devienne trop profitable pour certains d’entre eux.

Une stratégie cohérente pourrait s’articuler autour des éléments suivants. Le premier défi est de se donner les moyens de l’action climatique. C’est le sens du Pacte vert, qui structure l’action de la Commission et définit sa stratégie. L’UE a fait le choix de mettre la tarification du carbone au cœur de sa stratégie, mais cela ne dispense pas de mettre en œuvre une politique industrielle ambitieuse, y compris pour soutenir les filières dans lesquelles les ruptures nécessaires dessinent un contexte d’incertitude prononcée et un risque d’insuffisance des investissements privés. Là comme ailleurs, l’inaction (ou l’insuffisance de l’action) doit être considérée comme la première des menaces, mais la fragmentation du marché unique est un autre risque de taille, dès lors que les aides publiques sont importantes. Si l’assouplissement des règles sur les aides d’État a permis de dégager des marges de manœuvre supplémentaires, il est temporaire et expose à la menace d’une surenchère de subventions nationales dans les industries jugées stratégiques, qui serait clivante et potentiellement contreproductive. La réponse passe par le maintien du souci de minimiser les distorsions de concurrence au sein du marché unique, notamment en donnant la priorité aux aides sur l’amont des filières (recherche, développement, phase de pré-industrialisation), aux coopérations larges et ouvertes, et aux financements communautaires (l’utilisation des fonds disponibles est un premier pas).

Le second défi est de gérer les contraintes concurrentielles liées à la transition écologique. L’UE fait des choix qui se traduisent par des prix élevés sur le marché intérieur, parce qu’elle subventionne relativement peu la production et qu’elle taxe le carbone. Pour éviter que le commerce ne sape leur cohérence, il faut maîtriser les effets secondaires qui en découlent pour notre commerce extérieur. C’est pourquoi le Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) doit être appliqué, même s’il déplaît à nos partenaires, en s’efforçant d’inclure les contenus indirects en carbone dans toute la mesure du possible – même si les défis administratifs et techniques de mise en œuvre sont immenses, et nécessitent une attention particulière aux effets induits sur les pays pauvres et sur les petites entreprises. Les discussions d’équivalence doivent prendre en compte les impacts environnementaux mais aussi les distorsions commerciales. Ce mécanisme est indispensable à la cohérence de l’approche européenne : une politique climatique ambitieuse menée aux dépens de l’industrie ne serait pas soutenable politiquement.

Il s’agit également de se défendre des concurrences déloyales. L’augmentation massive des exportations vers l’Europe de véhicules électriques fabriqués en Chine pose par exemple question, parce que cette filière a été développée grâce à une aide publique massive, subventionnant les intrants locaux et imposant de fait les transferts de technologies comme condition d’installation de capacités de production sur place, tout comme l’utilisation de batteries fabriquées en Chine comme condition d’accès aux crédits à la consommation ; quant aux subventions à la production désormais privilégiées, elles sont conditionnées au mix de production, créant de fait une forte incitation pour les constructeurs européens ne fabriquant sur place que des véhicules à moteur thermique – l’accès au marché de l’électrique leur ayant été largement barré, de fait – à y localiser leur production de véhicules électriques vendus en Europe[23]. Les coûts de transport et les droits de douane (10% pour les voitures individuelles dans l’UE) imposeront une limite à ces exportations et il est probable que l’essentiel de la consommation européenne restera produite sur le continent, mais la trajectoire actuelle laisse augurer d’une pénétration significative et durable du marché automobile européen par les producteurs chinois. Ce contexte justifie d’examiner l’opportunité d’imposer des mesures compensatoires (parfois désignées sous le terme de « droits anti-subventions ») contre ces importations. Les difficultés d’une telle démarche sont évidentes, étant donné l’insuffisance actuelle des capacités de production en Europe (d’où une menace d’augmentation des prix à la consommation), l’importance des marques européennes dans les véhicules concernés (Dacia, BMW, demain Volkswagen[24]…) et la sensibilité politique du dossier. Pour autant, subir sans réagir cette vague d’importations risque de placer l’UE en position de faiblesse dans un secteur stratégique pour l’avenir de l’industrie, au bénéfice d’un concurrent dont la position a été construite sur des aides largement discriminatoires. Ce dossier apparaît aujourd’hui comme un test de la matérialité de la volonté régulièrement réaffirmée de la Commission européenne[25] d’utiliser activement les outils autonomes de politique commerciale dont elle s’est dotée depuis plusieurs années.

Vis-à-vis des États-Unis, la défense des intérêts européens commence par la négociation d’aménagements dans la façon dont les producteurs européens sont traités dans le cadre des subventions au titre de l’IRA : il ne s’agit ni de soutenir la logique de l’approche américaine, ni de nouer une alliance contre la Chine, mais de limiter les effets secondaires sur notre industrie.

Plus largement, de fortes incitations fiscales à l’achat de véhicules électriques, comme de toute autre « technologie verte », sont difficilement compatibles avec un manque de réciprocité, parce qu’elles aboutiraient à subventionner une concurrence étrangère elle-même subventionnée une première fois au stade de la production, ce qui serait dommageable pour l’industrie européenne et insoutenable politiquement. Si tel est le cas, il faut coupler ces incitations avec une utilisation active de mesures de rééquilibrage adaptées, comme des mesures compensatoires en cas d’exportations subventionnées – cela vient d’être souligné –, ou des restrictions d’accès aux marchés publics si l’ouverture n’est pas réciproque (l’instrument sur les marchés publics a été développé dans ce but et les marchés publics jouent un rôle limité pour les véhicules électriques, mais majeur dans d’autres domaines de la transition, comme l’éolien par exemple[26]). Une condition « miroir » envers les pays appliquant des clauses de contenu local pourrait même être étudiée : si ce type de clause n’est pas souhaitable en soi, il serait justifié dans le cadre d’un rééquilibrage.

Enfin, l’affirmation de notre politique climatique, en étant prêt à en tester la conformité avec les règles de l’OMC, doit s’accompagner d’une politique à destination des pays en développement -assistance technique, transfert de technologie, financement de l’adaptation – menée de manière coordonnée. C’est une condition indispensable pour que la démarche puisse s’inscrire dans une dynamique multilatérale.

Le troisième défi pour l’UE est d’utiliser son marché pour exercer une influence positive sur l’action climatique de ses partenaires. Il ne s’agit pas ici de relativiser l’importance pour l’UE de réduire de façon ambitieuse ses propres émissions – bien au contraire, la réalité de l’action européenne est une condition première d’une influence positive sur ses partenaires –, mais de tirer les conséquences d’un constat objectif : alors que ses émissions directes de gaz à effets de serre comptent pour moins de 9% du total mondial[27], l’UE est le premier importateur mondial de biens et services[28], si bien que ses importations sont un levier d’action puissant à l’échelle globale. Cette influence extérieure est l’un des objectifs principaux du MACF, qui exemptera les partenaires à concurrence de leurs efforts de tarification du carbone. C’est également le sens du renforcement des clauses environnementales dans les accords commerciaux bilatéraux, qui s’est manifesté par le conditionnement « essentiel » au respect de l’Accord de Paris, par un règlement des différends plus contraignant et par des cahiers des charges environnementaux plus exigeants associés aux préférences commerciales[29]. C’est, enfin, le but du règlement récent contre l’importation de produits issus de la déforestation ou des exigences de durabilité incluses dans celui sur les batteries. La limite est rarement simple à tracer entre protectionnisme et promotion légitime de règles environnementales vertueuses, si bien que nombre de nos partenaires dénoncent une démarche hypocrite ; elle semble pourtant solidement fondée au vu des défis de coordination qui viennent d’être soulignés, et constitue même l’un des leviers les plus puissants à la disposition de l’UE. Son utilisation nécessite néanmoins une forte cohérence dans l’action (pour ne pas imposer aux importateurs des règles injustes au regard de ses propres pratiques) et une position de négociation suffisamment forte – l’échec de la tentative européenne de taxation des émissions des vols internationaux l’a bien souligné.

Conclusion

La réponse au défi existentiel du changement climatique nécessite une action coordonnée vigoureuse. C’est au contraire une double menace qui pointe aujourd’hui : l’insuffisance des politiques climatiques sur fond d’effritement du multilatéralisme procède d’un cercle vicieux dans lequel la faiblesse des initiatives nationales fait échouer la coopération internationale, qui sape en retour les ressorts de l’action.

Pour sortir de cette spirale tragique, le risque d’inaction doit être traité en priorité. C’est une question de temporalité. Répondre à l’urgence climatique suppose de s’appuyer sur les moyens les plus rapidement mobilisables et s’il peut être compliqué de rassembler des coalitions majoritaires pour le climat au sein de chaque pays, la résolution dans le temps de ces difficultés est sans commune mesure avec le rythme de la négociation internationale qui se compte en décennies. C’est surtout une question d’efficacité. L’action pour le climat ne peut résulter d’une injonction internationale, décalée ou orthogonale par rapport aux déterminants internes des politiques climatiques – l’échec américain du protocole de Kyoto en a été la démonstration la plus éclatante. 

La coordination reste indispensable, il ne s’agit pas d’y renoncer mais plutôt de considérer qu’elle ne pourra se bâtir qu’à partir des actions nationales, ce dont ont pris acte d’une certaine façon les négociateurs de l’accord de Paris en s’appuyant sur les contributions volontaires des pays signataires. Plutôt que de brider les actions climatiques par un multilatéralisme commercial intransigeant, mieux vaut desserrer ses contraintes de façon ordonnée pour conjurer l’immobilisme et laisser aux alliances politiques progressistes l’espace nécessaire pour prendre corps et déployer leur action pour le climat.


[1] https://www.lemonde.fr/planete/article/2022/08/26/le-bresil-bat-son-record-d-incendies-en-amazonie-depuis-15-ans_6139073_3244.html

[2] Dans son rapport 2023, le GIEC estime que les engagements pris à la suite de l’accord de Paris sous forme de « contributions déterminées au niveau national » (NDC en anglais) conduisent à un scénario médian probable de 2,8°C de réchauffement à horizon 2100 et que compte-tenu du retard actuel pris dans la mise en œuvre des politiques sous-jacentes aux NDC, le réchauffement se situerait plutôt à 3,2°C

[3] Le terme se réfère aux critères environnementaux, sociaux et de gouvernance.

[4] Cf. Zaki Laïdi, « L’acquis, le requis et l’indécis de l’Europe géopolitique », le Grand Continent, avril 2023 https://legrandcontinent.eu/fr/2023/04/13/lacquis-le-requis-et-lindecis-de-leurope-geopolitique/

[5] Voir par exemple https://legrandcontinent.eu/fr/2023/05/18/destabilisation-et-debordement-la-mondialisation-en-desordre/.

[6] Théorisée en 2005 par Zheng Bijian dans https://www.foreignaffairs.com/articles/asia/2005–09–01/chinas-peaceful-rise-great-power-status et presque avalisée par le représentant pour le commerce américain Robert Zoellick qui en fixait le cadre acceptable pour les États-Unis dans « Wither China : from membership to responsabiliy » https://2001–2009.state.gov/s/d/former/zoellick/rem/53682.htm.

[7] Voir par exemple https://www.piie.com/research/piie-charts/us-china-trade-war-tariffs-date-chart.

[8] https://home.treasury.gov/news/press-releases/jy1425

[9] https://legrandcontinent.eu/fr/2023/04/28/un-green-new-deal-global-depuis-washington-le-monde-de-jake-sullivan/

[10] Tana Johnson: “International environmental regimes have proliferated since the 1970s but still lack a key element: a formal way to resolve inter-state disputes. Since its 1995 founding, the World Trade Organization (WTO) and its dispute settlement mechanism have filled the void” in “Information revelation and structural supremacy: the World Trade Organization’s incorporation of environmental policy“, The Review of International Organization, 2015.

[11] Mark Wu The “China, Inc.” Challenge to Global Trade Governance“, Harvard International Law Journal, Spring 2016. https://harvardilj.org/wp-content/uploads/sites/15/HLI210_crop.pdf

[12] Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz, Les incidences économiques de l’action pour le climat, Rapport pour la Première ministre, mai 2023. https://www.strategie.gouv.fr/publications/incidences-economiques-de-laction-climat

[13] Voir Batiste Morisson, « Le « mouvement agriculteur citoyen » aux Pays-Bas : naissance d’un nouveau populisme ? », La Grande Conversation, 20 avril 2023, https://www.lagrandeconversation.com/politique/le-mouvement-agriculteur-citoyen-aux-pays-bas-naissance-dun-nouveau-populisme/

[14] Géraud Guibert, Le grand malentendu climatique, éditions de l’Aube, avril 2023.

[15] « The American way of life is not negotiable” George HW Bush (1992).

[16] « Entendre climat et penser emploi », pour reprendre la formule de Jake Sullivan.

[17] La constitution américaine interprétée par la Cour suprême peut toutefois être un frein.

[18] Cet instrument va soumettre le fer et l’acier, le ciment, l’engrais, l’aluminium, l’électricité et l’hydrogène à un surcoût pour les importations en provenance de pays n’ayant mis en place un prix du carbone du niveau de celui pratiqué dans l’UE.

[19] Une illustration récente en est fournie par l’engagement du gouvernement canadien de fournir à Volkswagen un soutien équivalent à celui offert par les États-Unis dans le cadre de l’IRA si l’entreprise choisissait d’installer sa nouvelle usine de batterie au Canada (https://www.lesechos.fr/industrie-services/automobile/lasie-domine-tres-largement-les-projets-dusines-de-batteries-aux-etats-unis-1938876).

[20] https://www.cigionline.org/publications/case-wto-climate-waiver/

[21] Cela n’empêcherait certes pas une contestation par des pays membres non signataires de la clause de paix, mais leur pouvoir de représailles restant proportionnel à leur puissance commerciale, cette menace serait limitée dans ses conséquences pratiques.

[22] European Union, Reinforcing the Deliberative Function of the WTO to Respond to Global Trade Policy Challenges, 2023. WTO, WT/GC/W/864.

[23] Ce système, dit de « crédit dual », est explicitement calqué sur le Zero Emissions Vehicles Program (ZEV) californien (voir par exemple https://macropolo.org/analysis/china-electric-vehicle-ev-industry/). A la différence de la Californie, cependant, la Chine est en train de devenir massivement exportatrice.

[24] Voir par exemple https://europe.autonews.com/cars-concepts/vw-will-join-tesla-and-bmw-selling-china-built-evs-europe.

[25] Ce fut encore le cas de sa présidente dans son discours du 30 mars 2023 sur la politique européenne vis-à-vis de la Chine.

[26] Il est regrettable, de ce point de vue, que le processus de décision pour l’utilisation de cet instrument ne soit pas plus centralisé au niveau de la Commission, ce qui l’abriterait mieux des pressions politiques bilatérales.

[27] Chiffre pour 2019, d’après Eurostat (https://ec.europa.eu/eurostat/fr/web/products-eurostat-news/-/ddn-20220524–1). Selon cette source, l’emprunte carbone serait de l’UE (fondée sur la consommation et non la production) serait même inférieure, mais cette estimation repose sur l’hypothèse contestable consistant à calculer les émissions imputables aux importations sur la base des technologies de production dans l’UE.

[28] 15,8% du total mondial en 2021, devant les États-Unis (14,9%) et la Chine (13,7%) (source : Commission européenne, DG Trade Statistical Guide 2022, p. 20).

[29] Pour une analyse approfondie de cette question, voir Pascal Lamy, Geneviève Pons et Pierre Leturcq, « Comment « verdir » les accords commerciaux ? » in Verdir la politique commerciale de l’UE, Institut Jacques-Delors, 2020. 

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