Climat : que va choisir l’Europe ?
L’Union européenne, à travers son Pacte Vert, ne s’est pas seulement engagée à respecter les accords de Paris pour la défense du climat. Elle veut également assurer la compétitivité de son industrie, continuer de se conformer aux règles du système multilatéral, et restaurer la discipline budgétaire. Peut-elle tenir tous ces objectifs simultanément ? Et, si non, quel renoncement serait le moins coûteux ?
L’UE peut-elle atteindre tous ses objectifs en même temps ? Peut-elle parvenir à transformer son économie pour devenir le premier continent neutre en carbone, tout en préservant sa compétitivité, en conservant son statut de meilleur élève du système multilatérale et en respectant les principes de vertu budgétaire qu’elle s’est imposés ? Non, très probablement. Il lui faudra renoncer à quelque chose. Toute la question est de savoir à quoi.
Quand, en 2019, l’UE a lancé le « Pacte Vert pour l’Europe » (European Green Deal) et s’est donné pour but d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050, son objectif principal était de peser de tout son poids sur l’accord de Paris pour contenir la hausse des températures mondiales, à un moment où le retrait des Etats-Unis menaçait la survie même de cet accord. Mais l’Europe avait un second objectif, clairement énoncé : devenir un leader de l’industriel verte. C’est pourquoi Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, a affirmé que pour l’Europe, le Pacte vert était l’équivalent du « premier homme sur la Lune ».
Difficile de dire si l’accord de Paris se serait effondré sans l’engagement de l’Europe en faveur de la neutralité climatique. Il reste que l’UE peut être félicitée pour avoir engagé ce que beaucoup considéraient comme impossible. L’ensemble de législations résultant du Pacte vert a été mis en place en l’espace de quelques années, et il est vraiment impressionnant. L’UE s’est appuyée sur un vaste éventail d’instruments, allant de la régulation (avec par exemple l’interdiction de vendre de nouvelles voitures émettrices de CO2 d’ici 2035) à la tarification du carbone (via l’extension du champ d’application du marché de quotas d’émission).
Les choses ont changé, toutefois, depuis 2019. Premièrement, la Chine est devenue un leader mondial dans plusieurs technologies vertes comme les panneaux solaires et les batteries de voiture électrique. En la matière, sa puissance et sa rapidité de mouvement sont telles qu’elle pourrait bien avoir établi un avantage comparatif permanent. Deuxièmement, la mise en place par Trump des droits de douane sur les importations chinoises – et leur maintien sous l’administration Biden – ont causé des dommages durables au système multilatéral. En pratique, l’Organisation mondiale du commerce est un mort-vivant. Troisièmement, les prix du gaz ont augmenté à la suite de l’invasion russe en Ukraine, et l’Europe a perdu l’accès à une source illimitée d’approvisionnement en gaz qui lui donnait un avantage non-négligeable dans la compétition globale pour les ressources énergétiques. Quatrièmement, les Etats-Unis ont rejoint la course à la neutralité carbone, mais à leur manière. Leur loi sur la réduction de l’inflation de 2022 (IRA) change la donne, puisqu’elle exclut la tarification du carbone, qu’elle ne plafonne pas le budget alloué aux subventions, et parce que l’accès aux subventions est conditionné à des exigences de production locale entraînant des distorsions de concurrence.
Dans ce contexte, ce qui ressemblait à une stratégie cohérente et bien pensée apparaît de plus en plus fragile. Jusqu’à présent, l’UE s’est abstenue de prendre des libertés avec l’ensemble des contraintes qu’elle s’est engagée à respecter. Elle prévoit toujours d’atteindre la neutralité climatique d’ici à 2050. Et elle compte toujours atteindre cet objectif tout en renforçant sa compétitivité, notamment dans les industries vertes de demain. Elle souhaite toujours éviter de s’écarter des principes et des règles multilatérales. Et elle a toujours l’intention de maintenir son cadre budgétaire. Si elle a préparé des projets de réforme, ceux-ci ne laissent pas de place significative à la prise en compte du coût budgétaire de la transition verte.
Cependant, la réalité pourrait bientôt obliger l’UE à réévaluer ses objectifs. Après avoir investi tant de capital politique dans le Pacte Vert, il est difficile d’imaginer comment elle pourrait explicitement abandonner son objectif de neutralité climatique. Elle pourrait tout au plus prétendre qu’elle le vise encore, ne pas atteindre les cibles qu’elle s’est données pour 2030, et reconnaître peu à peu qu’elle est passée de la position de leader à celle de suiveur.
Le risque que ce scénario se concrétise est réel car l’UE n’a pas mis en place le mécanisme de gouvernance interne dont elle aurait besoin pour garantir le respect des règles par les États membres. La gouvernance climatique repose en grande partie sur des mécanismes de coordination non-contraignants, qui ne donnent à l’UE ni les moyens de sanctionner les États à la traîne, ni de récompenser les États qui tiennent leurs objectifs. Si elle contrôle directement certaines mesures, comme l’interdiction de vendre de nouveaux véhicules émettant du carbone et l’attribution de quota d’émission, il appartient aux États membres de les mettre en œuvre. Les voitures ont par exemple une longue durée de vie. A moins que les politiques publiques découragent leur prolongation ou se mettent à subventionner l’investissement dans de nouveaux véhicules, elles pourront pendant longtemps rester en circulation et continuer à émettre du carbone.
Renoncer à la compétitivité pourrait être tentant, car l’efficacité climatique exige d’opter pour l’approvisionnement le moins coûteux. S’il s’avère que les voitures chinoises à zéro émission sont moins chères que celles fabriquées en Europe, les défenseurs cohérents du climat plaideront en faveur de l’achat de voitures chinoises. Mais l’Europe ne peut pas se permettre de perdre la bataille de revitalisation de son industrie. Les priorités ont changé et l’UE est désormais déterminée à préserver sa compétitivité. Elle tentera de le faire, quitte à faire des sacrifices sur ses valeurs en cours de route.
Renoncer au multilatéralisme n’est pas la bonne voie. Ce qui fait l’ADN de l’UE, c’est son attachement aux normes, et personne ne peut se substituer à elle dans son rôle de gardien du système mondial. Si l’UE déserte et abandonne la lutte pour les règles, cela pourrait signifier la fin du multilatéralisme. Malheureusement, cette issue est de plus en plus probable. Une UE affaiblie n’aura pas l’endurance nécessaire pour sauver le système mondial.
La solution la moins dommageable consisterait à assouplir la contrainte budgétaire. Cela pourrait se faire soit par le biais d’une exception verte, soit par la création d’un système d’endettement commun gagé par un accord sur de nouvelles ressources propres. ne telle démarche comporte certes des risques pour la stabilité macroéconomique, mais ce serait certainement moins risqué que de sacrifier la compétitivité ou de laisser le système multilatéral aller à vau-l’eau.
Malheureusement, cette perspective est de moins en moins probable. La volonté allemande de respect de la discipline budgétaire a été réaffirmé par le ministre des Finances, Christian Lindner, et cette perspective reste populaire en Allemagne. Le problème est qu’en s’en tenant à son engagement de rigueur budgétaire, l’UE risque de perdre gros sur d’autres fronts. Il est illusoire de croire que la transformation de l’économie européenne peut se faire à moyens budgétaires constants.