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Rapport

Factures d’énergie : après le bouclier tarifaire, le filet solidaire

Comment atténuer durablement la hausse des prix de l’énergie pour les consommateurs (tout en préservant notre environnement et les finances publiques) ?

Publié le 

Synthèse des propositions

Proposition 1 : réaliser un bilan des mesures exceptionnelles de soutien aux consommateurs d’énergie mises en place depuis 2021. L’impact des mesures décidées au regard des objectifs poursuivis devra être analysé. Ce bilan recensera les difficultés rencontrées dans la mise en place des mesures et dans leur recours par les bénéficiaires et exposera les pistes d’amélioration (niveaux d’aide, mécanismes de déclenchement, nature du dispositif).

Proposition 2 : accroître la transparence du marché de la commercialisation d’énergie, renforcer la réglementation prudentielle applicable aux fournisseurs, assouplir celle portant sur les contrats de long terme.

Proposition 3 : en parallèle de l’extinction des boucliers tarifaires, dès cette année, le montant du chèque énergie devrait être doublé pour les 30 % de ménages les plus pauvres.

Proposition 4 : à partir de Linky et Gazpar, s’appuyer sur la collecte et l’analyse des données réalisées par le Ministère de la transition écologique (SDES)* de consommation et de caractéristiques socioéconomiques pour mieux appréhender la précarité énergétique. Il faut dès maintenant construire un ensemble d’indicateurs fiables pour proposer dans les deux ans des critères d’attribution des chèques énergie plus fins. Un travail doit être réalisé avec les énergéticiens pour tenir compte des autres types de consommation d’énergie (chaleur, bois, fioul par exemple).

Proposition 5 : renforcer la déduction directe du chèque énergie sur les factures, par exemple à travers un accompagnement personnalisé pour limiter le non-recours (proposition en lien opérationnel avec la proposition 8).

Proposition 5 alternative : transformer le chèque énergie en versement monétaire automatique, librement utilisable par les ménages. Le cas échéant, la possibilité d’être accompagné resterait ouverte.

Proposition 6 : dans le cas de garanties de revenus octroyée pour certains producteurs d’énergies décarbonées, reverser une partie des bénéfices réalisés au-delà d’un certain montant au budget de l’Etat et le flécher vers les chèques énergie/le filet de sécurité. Des analyses socio-économiques devraient fonder le choix des niveaux de versement respectifs.

Proposition 7 : publier un index recensant les engagements des fournisseurs à adapter leurs offres aux publics les plus précaires. Etudier l’intérêt de proposer des abonnements au kilovoltampère près.

Proposition 8 : tout bénéficiaire d’un chèque énergie doit bénéficier d’un accompagnement systématique (droit de tirage sur une visite de conseil ou un diagnostic) réalisé en lien avec le réseau de travailleurs sociaux de la collectivité chef de file (à établir en fonction du contexte local).

Proposition 9 : réaliser une analyse coût-avantages du développement d’offres groupées, correspondant aux besoins spécifiques des professions concernées, à l’initiative de leurs membres et sous l’impulsion des fédérations.

Proposition 10 a. : faire évoluer les financements que l’Etat apporte aux collectivités pour inciter à la réalisation d’audits et d’engagements à mener des actions structurantes d’optimisation de la consommation d’énergie.

Proposition 10 b. : former plus massivement à la réalisation d’audits fiables, afin d’assurer la réalisation effective de ceux-ci.

Proposition 11 : (synthèse) rendre plus flexible la mobilité et les besoins de déplacement. Développer toutes les alternatives au véhicule thermique en tenant compte des spécificités territoriales, sociales, et en poursuivant des logiques de sobriété.

Proposition 12 : revoir la fiscalité sur les véhicules thermiques pour financer la transition vers un système de transport bas carbone. Poser les bases d’un financement durable de celui-ci.


* https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000047254496#

La hausse impressionnante des prix des énergies en Europe a entraîné des difficultés exceptionnelles pour les consommateurs et des réponses diversifiées pour soutenir les ménages et entreprises. Par son soutien à grande échelle des consommateurs et de son économie – en complément d’un bouquet énergétique singulier –, la France s’est démarquée des autres pays européens avec des boucliers tarifaires inédits en Europe pour l’électricité et le gaz, aussi bien à destination des ménages que des entreprises. Si en moyenne, les prix de l’électricité fournie aux ménages européens ont augmenté de 20 %, ceux du gaz de 46 %, les Danois ont subi une hausse de leur facture d’électricité de 70 %, les Roumains de 112 %. Celle des Français a seulement cru de 9 %[1].

Les mesures exceptionnelles portant sur l’énergie auraient permis de limiter d’environ 2 points l’inflation en moyenne annuelle en 2022. D’ici à 2024, le bouclier tarifaire pourrait limiter l’inflation de près d’1 point depuis sa mise en place[2]. Ce bouclier a freiné les difficultés rencontrées par les ménages les plus précaires. Le taux de précarité corrigé de la météo a diminué de 2,5 points en 2021 grâce au chèque énergie et au chèque énergie exceptionnel[3] – ce qui concerne environ 710 000 ménages. Il n’a toutefois pas enrayé le problème de la précarité énergétique : 863 000 interventions pour impayés de facture d’énergie ont été réalisées en 2022, soit une hausse de 10 % en 2022 par rapport à 2021[4].

L’action menée envers les professionnels a contribué à éviter la disparition de nombreuses entreprises du fait de la vulnérabilité de certains secteurs consommateurs d’énergie, et en particulier de petites structures, comme l’a révélé la mobilisation des boulangers.

Mais l’effort budgétaire consenti n’est pas soutenable : ce sont environ 110 milliards d’euros qui ont été consacrés depuis fin 2021 aux aides d’urgence et dispositifs exceptionnels[5], dont une partie – le bouclier électricité – pourrait être prolongée jusqu’à 2025. En ordre de grandeur, ce soutien est comparable à l’ensemble des soutiens publics consacrés aux énergies renouvelables depuis une quinzaine d’années.

Pour rester en mesure, si la situation se renouvelait, d’activer des protections tarifaires, il faut des marges de manœuvre budgétaires : en particulier une charge de la dette contenue et des recettes provenant d’investissements productifs. C’est la raison pour laquelle les boucliers tarifaires exceptionnels doivent céder la place à des soutiens plus ciblés et à une régulation des marchés plus propice aux investissements de long terme.

On peut questionner la pertinence d’un soutien de l’Etat à une partie de l’économie française et à l’ensemble des ménages reposant principalement sur le gel des tarifs de l’énergie. De plus, en matière de lutte contre la pauvreté, peut-on considérer les dispositifs mis en place comme suffisants ?

Les incitations publiques dans le domaine de l’énergie doivent favoriser les modes de consommation bas carboneet contribuer à sortir les ménages consommateurs de la précarité. Elles pourraient être durablement financées par une partie des bénéfices réalisés par les énergies décarbonées, qui sont soutenues par la puissance publique. Dans le même temps, les marchés de l’énergie doivent être réformés afin de permettre aux professionnels de bénéficier d’un approvisionnement fiable et dans des conditions contractuelles transparentes.

1. Des mécanismes d’urgence à réserver aux situations de crise

Face à l’envolée des prix de l’énergie et afin de maîtriser leur impact sur la facture des consommateurs, une liste étoffée d’aides a progressivement été mise en place en France depuis l’automne 2021 :

  • des chèques énergie exceptionnels, en complément des chèques énergie existants, au bénéfice des ménages les plus modestes[6] ;
  • un chèque « fioul » pour soutenir les ménages modestes se chauffant au fioul ;
  • un chèque « bois », sous condition de ressources ;
  • une indemnité carburant de 100 euros, pour les ménages figurant parmi les 50 % de la population française les moins aisés et utilisant leur véhicule pour travailler, soit 10 millions de salariés pour une enveloppe totale d’un milliard d’euros[7]. Elle faisait suite à la remise carburant décidée en mars 2022, de 18 centimes d’euros (TTC) par litre de carburant entre le 27 mars et le 31 août, de 30 centimes d’euros TTC par litre de carburant entre le 1er septembre et le 31 octobre et de 10 centimes d’euros TTC par litre du 1er novembre au 31 décembre 2022 (montant pour la métropole, différencié pour les Outre-mer et la Corse). Le coût de ces remises a été de 7,7 milliards d’euros en 2022, financé sur le budget de l’Etat[8]. Elles ont été conçues comme une diminution de la fiscalité sur les carburants à destination de tous les usagers de véhicules utilisant des carburants fossiles[9] ;
  • Des boucliers tarifaires électricité pour limiter la hausse de la facture des consommateurs résidentiels et des petits consommateurs professionnels. Le gouvernement a refusé la hausse des prix des tarifs réglementés de vente telle qu’elle aurait dû découler de la législation en vigueur. La hausse proposée par l’autorité de régulation sectorielle, la CRE, était en moyenne de 36 % TTC pour le 1er février 2022, reflétant les conditions de marché et la réglementation en vigueur. Le gouvernement a décidé de limiter la hausse des tarifs réglementés de vente aux clients éligibles (consommateurs résidentiels, micro-entreprises, Corse et Outre-mer) à 4 % en moyenne, une mesure prolongée au 1er août 2022. Ce blocage des prix constitue une perte de revenu pour les fournisseurs d’électricité, compensée au titre des charges de service public de l’énergie. Ce bouclier tarifaire est complété par une baisse de l’accise sur l’électricité (ex-Taxe intérieure sur la consommation finale d’électricité). Le coût de ce bouclier était de l’ordre de 18 milliards d’euros en 2022, il est estimé à 29 milliards d’euros pour 2023[10]. La hausse des tarifs réglementés a été contenue à 15 % au 1er février 2023, alors que la formule réglementaire appliquée par la CRE induisait une hausse de 100 % TTC. La prolongation de ce bouclier tarifaire est examinée par le gouvernement ;
  • Des boucliers tarifaires gaz pour les consommateurs particuliers, les copropriétés et leurs syndicats. Ainsi, le bouclier tarifaire gaz pour les clients résidentiels (consommant moins de 30 MWh/an) et les petites copropriétés (consommant moins de 150 MWh/an) approvisionnés au tarif réglementé de vente de gaz naturel ont été gelés à leur niveau d’octobre 2021 (TTC) jusqu’au 31 décembre 2022. Une hausse de 15 % a été appliquée au 1er janvier 2023 jusqu’au 30 juin 2023, date d’extinction des tarifs réglementés. Les prix de vente auraient été supérieurs de 56,7 % TTC en l’absence de bouclier tarifaire[11]. Le bouclier tarifaire destiné aux logements collectifs et sociaux a une portée équivalente. Le bouclier tarifaire gaz dans son ensemble a un coût estimé à 6 milliards entre octobre 2021 et octobre 2022 ;
  • Des amortisseurs et guichets complémentaires, au bénéfice des TPE, PME, collectivités et associations, pour lesquels l’Etat prend en charge une partie de la facture d’électricité ;
  • Une augmentation du volume d’électricité proposé à prix réduit sur les marchés (hausse de 20 TWh du volume d’ARENH livré en 2022 à un prix révisé de 46,2 euros /MWh, dispositif ARENH+, par rapport à 100 TWh initialement prévus, vendus 42 euros /MWh), contribuant à baisser les prix de l’énergie fournie aux entreprises. EDF a demandé une indemnisation de plus de 8 milliards d’euros à l’Etat pour compenser l’effet de cette mesure[12] ;
  • Différents guichets d’aides à destination des entreprises particulièrement affectées par la crise énergétique et dont l’activité économique est menacée ainsi que des résidents en habitat collectif et de leurs gestionnaires de ce type de bâtiment[13] ;
  • Une dotation aux collectivités locales les plus fragilisées par la hausse des prix de l’énergie[14].

Ces mesures ont eu plusieurs objectifs : d’une part, amortir l’inflation, son impact sur la consommation des ménages, sur le tissu productif et sur l’emploi. C’est en partie ce qui explique le caractère indiscriminé des boucliers tarifaires (du point de vue du revenu) et des soutiens couvrant un large pan d’activités. D’autre part, il a été d’éviter l’exacerbation des situations de fragilité de certains ménages.

Ces objectifs ont-ils été atteints ? Un bilan et un retour d’expérience des aides d’urgence décidées depuis fin 2021 doit être fait, afin de mieux cerner leurs effets et les rendre plus opérants si une situation similaire survenait.

Proposition 1 : réaliser un bilan des mesures exceptionnelles de soutien aux consommateurs d’énergie mises en place depuis 2021. L’impact des mesures décidées au regard des objectifs poursuivis devra être analysé. Ce bilan recensera les difficultés rencontrées dans la mise en place des mesures et dans leur recours par les bénéficiaires et exposera les pistes d’amélioration (niveaux d’aide, mécanismes de déclenchement, nature du dispositif).

Nous devons également faire en sorte que de tels dispositifs ne soient plus nécessaires.

Ils ont un coût pour les finances publiques : celui des boucliers tarifaires a été estimé à 45 milliards d’euros bruts pour 2023, et il a été de 35 milliards d’euros bruts en 2022[15]. L’effort total hors recettes exceptionnelles a été estimé entre 110 et 170 milliards d’euros[16], soit deux à trois fois le budget du ministère de l’éducation nationale ! Par contraste, I4CE a estimé entre 15 et 30 milliards d’euros les besoins d’investissements privés et publics supplémentaires à réaliser chaque année entre 2021 et 2030 dans les secteurs des bâtiments, des transports et de la production d’énergie pour respecter une trajectoire de neutralité carbone[17].

Actuellement, cet argent n’est pas investi dans le système productif français, et il affaiblit notre balance commerciale. Nos achats d’énergie à l’étranger, d’environ 45 milliards d’euros par an en moyenne ces dernières années, se sont élevés à plus de 115 milliards d’euros en 2022[18]. Notre déficit extérieur est cette année largement imputable à la hausse des prix de l’énergie et à notre exposition aux combustibles fossiles importés.

Graphique n°1 : échanges de biens (exportations, importations, déficit commercial total et déficit « hors énergie et matériel militaire ») depuis 2005 – en valeur (Md€). Source : DG Trésor et douanes[19].

Malgré une hausse des exportations, le déficit commercial français s’est fortement aggravé en 2022 en raison de la hausse marquée de la facture énergétique.

Tout en opérant un transfert significatif de richesses hors de France, ce déficit contribue activement aux émissions de gaz à effet de serre responsables du dérèglement climatique et à la dégradation de nos conditions de vie pour les prochaines décennies, puisqu’il s’agit principalement d’énergies fossiles que nous importons.

Cette réponse d’urgence envoie un signal contradictoire avec le besoin de modération de la demande d’énergie, fossile en particulier, à court comme à long terme. La Cour des comptes n’a-t-elle pas souligné qu’en 2022, 39 % des dépenses de la mission écologie du budget de l’Etat sont défavorables à l’environnement[20] ?

L’argent public consacré à éviter une crise économique et sociale plus forte ne peut donc être mobilisé que sur une courte période. Il incarne la solidarité nationale en cas de difficultés économiques particulières, mais celle-ci ne peut exister qu’en s’appuyant sur une économie dynamique. Cela suppose d’avoir investi dans les secteurs productifs, dans notre tissu industriel, notre éducation, et de consacrer une part limitée de notre budget au remboursement de la dette publique et de ses intérêts. Or, dans un contexte de réduction de notre recours aux énergies fossiles, une des missions de l’Etat est d’engager la transition vers la décarbonation : l’inciter, la financer, l’accompagner.

Cette mission est d’autant plus cruciale que la décarbonation entraînera une hausse tendancielle des prix de l’énergie. En effet, il faudra financer la modernisation des infrastructures énergétiques (réseaux notamment), l’essor des énergies très capitalistiques (renouvelables, nucléaires), des actions de maîtrise de la demande, un renouvellement des équipements, le recours à des matériaux à plus faible empreinte carbone.

A cela s’ajoutera le coût des pollutions, qui devra être davantage pris en compte afin de mieux les contenir (coût carbone, mais également évaluations des impacts sur la biodiversité, la limitation de l’usage des sols, la capacité de stockage du puits de carbone naturel, etc.). La régulation des marchés de l’énergie devrait, à l’avenir, davantage intégrer ces considérations.

Cette transformation, coûteuse[21], des systèmes énergétiques implique de trouver des mécanismes de solidarité afin que les plus fragiles ne se retrouvent pas dans le dénuement et ne soient pas exclus d’une société écologique. Dans tous les cas, il s’agit de trouver une solution pérenne à un effort économique, qui devra être porté, partagé et réparti.

2. Protéger durablement les consommateurs en réformant les marchés de l’énergie

2.1. Remédier aux fragilités des marchés de l’énergie, exacerbées par la crise énergétique

Les difficultés économiques rencontrées par une partie des consommateurs et des entreprises du secteur de l’énergie depuis 2021 sont pour partie liées à des fragilités du fonctionnement actuel des marchés de l’énergie. Le gouvernement s’est efforcé de compenser par un effort financier massif, peu durable ces difficultés. Ces mécanismes ont été décrits en détail dans plusieurs notes récentes publiées par Terra Nova[22], qu’il ne s’agit pas ici de reproduire. Les boucliers tarifaires résultant de cette compensation, leur extinction dans de bonnes conditions devra être associée à des évolutions du cadre réglementaire. L’objectif est ici de rappeler ces liens entre une réforme complexe, portée à l’échelle européenne, et la situation ressentie par l’ensemble des consommateurs sur le territoire français.

Ce retour à des prix de l’électricité et du gaz non subventionnés par l’Etat repose sur plusieurs conditions :

  • il suppose, d’une part, de remplacer les boucliers tarifaires par une régulation des marchés valorisant davantage le long terme, au bénéfice des consommateurs, des contribuables et du climat.
  • d’autre part, il doit s’accompagner d’un soutien mieux ciblé et plus important pour sortir les plus fragiles de la précarité énergétique.

Les boucliers tarifaires effacent le signal donné aux consommateurs vers l’adaptation de leur consommation (report ou réduction). Financés par le budget de l’Etat et gagés sur les revenus exceptionnels des énergéticiens, en particulier issus de la vente d’électricité renouvelable, ils opèrent un transfert du contribuable et du producteur d’énergie au consommateur. Or, c’est le consommateur qui doit faire évoluer son comportement de consommation, tandis que l’argent du contribuable, le budget de l’Etat et les revenus des énergéticiens peuvent être légitimement employés à investir : dans des infrastructures décarbonant notre économie, dans l’éducation, la justice…

En particulier, le bouclier tarifaire portant sur l’électricité vise à amortir les hausses de prix et la volatilité des marchés pour mieux refléter la situation du système électrique, dans un contexte de crise. Il incarne l’objectif historique d’apporter à l’ensemble des consommateurs le bénéfice des investissements passés dans le parc de production. Cependant, aujourd’hui, l’Etat finance le déséquilibre de ce système, dans le cadre d’une régulation courant jusqu’à 2025. Les bases de ce financement du parc de production et de la répartition de ses bénéfices après cette date sont en cours de discussion au niveau européen. C’est l’occasion de remplacer les boucliers tarifaires pour l’électricité par un système protégeant durablement les consommateurs et notre environnement.

Celui-ci doit apporter des garanties de long terme aux investisseurs, tout en faisant bénéficier les consommateurs de ces efforts. L’installation de nouvelles capacités de production décarbonée est particulièrement concernée par ces problématiques. L’essor de contrats de long terme dans ce domaine est particulièrement souhaitable, comme le permettent les contrats pour différence.

Les contrats pour différence ou « Contracts for Difference » (CfD) sont des contrats liant l’Etat à un parc de production lui permettant d’avoir une rémunération fixe garantie par l’Etat sur plusieurs années. Avec ce type de contrat, le producteur vend sa production sur le marché de gros au prix de marché et l’Etat lui complète la différence de prix si le marché ne permet pas d’atteindre la rémunération fixée dans son contrat avec l’Etat. Quand les marchés sont plus élevés que la rémunération fixée dans le contrat de CfD, le producteur vend sur le marché et reverse à l’Etat le bénéfice réalisé au-delà de la rémunération fixée. En France, ce système a été présenté comme un moyen de financer les boucliers tarifaires – même s’il relève du budget général et pourrait contribuer à d’autres politiques publiques. Largement répandus en Europe, les contrats pour différence permettent ainsi à des moyens de production électrique d’assurer une rémunération convenable tout en évitant des « surprofits » lorsque les prix de marché sont élevés.

Ce corridor de prix, garantie de rentabilité pour les producteurs et amortisseur pour les consommateurs en cas de forte hausse des prix de marché devrait être appliqué aux nouvelles capacités de production d’énergies décarbonées.

Dans le même temps, il faut renforcer la transparence et la qualité des offres de fourniture d’énergie.

La multiplication des faillites de fournisseurs d’énergie, incapables d’assurer leurs engagements d’approvisionnement de leurs clients ; l’opportunisme de certains fournisseurs abandonnant leurs clients jugés les moins rentables ; leur refus de signer de nouvelles offres ; les hausses de tarifs parfois peu transparentes, rapides et mal appréhendées par leurs clients, résidentiels comme professionnels observés ces derniers mois… Tous ces phénomènes ont donné à voir de graves dysfonctionnements du secteur, soulignés dans la note de Terra Nova consacrée à la réforme des marchés de l’énergie.

La faillite ou la suspension de certaines offres par quelques fournisseurs illustre en particulier leur forte vulnérabilité à l’évolution des prix de marché. Elle traduit la fragilité de leur modèle d’affaires, la diversification insuffisante de leur approvisionnement ainsi que les failles de la régulation prudentielle en vigueur.

Le secteur de la commercialisation d’énergie doit être assaini[23], les propositions de réforme des marchés de l’électricité en discussion à l’échelle européenne constituant à ce titre une opportunité[24]. Il faut rendre impossibles ou improbables les pièges dans lesquels peuvent être enfermés certains ménages, avec des abonnements et des conditions opaques ou difficiles à maîtriser, pouvant entraîner des coûts considérables et des litiges[25].

Cela contribuerait à lutter contre le sentiment d’abandon des professionnels, et notamment des petites entreprises où le temps pouvant être consacré à la recherche de l’offre la plus fiable possible est contraint… et d’éviter les mesures palliatives prises en urgence, comme ce fut le cas pour les boucliers tarifaires à destination des petites entreprises et des collectivités, en partie prises pour cette raison.

Il est essentiel d’adopter une régulation encadrant davantage le secteur de la fourniture. Des propositions ont été formulées dans la note de Terra Nova précitée, allant dans le sens d’une diversification de l’approvisionnement des fournisseurs, d’un renforcement de la part des contrats de long terme (en lien avec les points abordés précédemment), d’un accroissement de la réglementation prudentielle afin de limiter les défaillances et les abus.

Pour assurer à chaque consommateur la certitude de disposer d’un fournisseur et cela dans des conditions économiques équitables et acceptables, cette note propose également de faire contribuer tous les fournisseurs au service de fourniture en dernier recours. Il s’agit d’un autre volet clé de la solidarité énergétique. Il incarne l’importance de construire un filet de sécurité complet en parallèle d’une amélioration du fonctionnement des marchés de l’énergie.

Cet affermissement de la régulation serait d’autant plus compréhensible dans un contexte de retour progressif à un fonctionnement « normal » des marchés, à savoir l’extinction du bouclier tarifaire.

Il est d’autant plus justifié que l’Etat et le contribuable ont dû fournir un effort pour pallier les défaillances des fournisseurs, consacrer des sommes importantes pour limiter les impacts des défauts de paiement et absorber le choc économique de la crise énergétique.

Eviter que cette situation se renouvelle, donner de la visibilité à l’ensemble des acteurs et protéger le consommateur sur une base transparente sera générateur de confiance pour toutes les parties prenantes… en particulier celles susceptibles d’investir dans la production décarbonée.

Cette régulation devra en effet permettre de dégager des bénéfices financiers pouvant être en partie réinvestis dans des infrastructures bas carbone – évitant ainsi de reproduire le scénario d’augmentation tardive des volumes d’ARENH mis à dispositions à prix réduit par EDF. La répartition entre investissements décarbonés et contribution à la solidarité nationale devra être formalisée en tenant compte de critères technico-économiques transparents.

En parallèle de cette réforme structurelle des marchés, les démarches d’information des ménages sur les offres de commercialisation doivent être poursuivies. Elles doivent renforcer la connaissance que les consommateurs particuliers peuvent avoir des types d’abonnement énergétique. Une campagne gouvernementale de communication doit être lancée en lien avec le médiateur de l’énergie.

Le principe de maintien d’un prix de référence publié par la CRE, accompagnant l’extinction prévue au 1er juillet 2023 des tarifs réglementés du gaz pour les ménages doit être soutenu.

Proposition 2 : accroître la transparence du marché de la commercialisation d’énergie, renforcer la réglementation prudentielle applicable aux fournisseurs, assouplir celle portant sur les contrats de long terme.

2.2. La sortie des soutiens exceptionnels doit s’accompagner d’un soutien plus affirmé aux plus précaires

Les ménages aux revenus les plus faibles doivent bénéficier de soutiens matériels renforcés et d’un accompagnement spécifique, destiné à réduire leur vulnérabilité.

Le revenu expliquant une grande partie de la précarité énergétique et étant un critère efficace de ciblage des politiques publiques[26], il doit être un des principaux supports de la mise en œuvre d’un dispositif pérenne.

A court terme, en l’absence d’identification précise des situations de précarité, il est ainsi préférable de demeurer parcimonieux dans les critères d’attribution. Cela permet de s’assurer qu’un maximum de bénéficiaires reçoivent effectivement cette aide. Toutefois, la précarité résulte d’une diversité de situations[27] : la dépendance aux énergies fossiles peut fortement varier en fonction du type de logement et de la localisation (commune urbaine, rurale, périurbaine…), et avec elle l’exposition aux hausses de prix. Les innovations technologiques telles que les compteurs avancés – Linky pour l’électricité, Gazpar pour le gaz – doivent désormais être mises à profit pour mieux repérer les passoires thermiques, dont les ménages fragiles en sont souvent les occupants.

La précarité énergétique est conçue comme la difficulté à disposer de la fourniture d’énergie nécessaire à la satisfaction de ses besoins élémentaires en raison de l’inadaptation de ses ressources ou de ses conditions de logement ou de déplacement[28]. 10 à 12 % des ménages, soit entre 3 et 3,6 millions, se trouvent en situation de précarité énergétique dans leur logement, quantifiée en associant la part des revenus consacrée à l’énergie et leur niveau de revenu[29]. La précarité associée à la mobilité concerne à divers titres 13 millions de Français (20 % de la population)[30], du fait de dépenses de carburant élevées, d’un faible revenu et/ou d’absence d’alternative à la voiture thermique voire de moyen de déplacement.

En 2022, 5,8 millions de ménages étaient destinataires du chèque énergie classique, pour un budget prévu de 900 millions d’euros. Le montant du chèque dépend du revenu et de la composition du ménage, la moyenne se situant autour de 150 euros (les chèques ont un niveau situé entre 48 et 277 euros par an et par foyer).

Après bénéfice du chèque énergie, la précarité diminue de quasiment dix points au sein du public cible (elle passe de 49 à 40 %). Parmi les ménages les plus modestes (revenu fiscal de référence inférieur
à 5 600 € par an et étant composés d’une à trois personnes), ce taux diminue de plus de quinze points, pour atteindre entre 40 et 55 % (simulations du CGDD[31]). S’il atténue la précarité, il ne la supprime pas.

Le CGDD a modélisé l’impact, à budget constant, d’un recentrage des soutiens aux ménages les plus précaires. Cette modulation, fondée sur la connaissance des conditions de logement et les relevés météorologiques locaux abaisserait, selon les catégories, le taux de précarité à 20 % (il peut être supérieur à 70 % avant octroi du chèque).

On ne peut donc se satisfaire de la situation actuelle. En 2022, en incluant les chèques exceptionnels, 2,9 milliards d’euros ont été consacrés aux chèques énergie. Ces efforts ont réduit la précarité énergétique et amélioré les conditions de vie de 710 000 ménages affectés par la crise énergétique. La précarité reste élevée dans certaines catégories de la population, et les difficultés matérielles dans ce domaine se sont accrues, en témoigne la hausse de 10 % des impayés observée en 2022 par rapport à 2021.

A moyen terme, mieux cibler les chèques énergie est donc essentiel pour résorber plus significativement la précarité énergétique. Dès à présent, il faut s’interroger sur les montants respectifs de ces engagements financiers, et investiguer les actions complémentaires à engager pour accroître leur efficacité.

En ordre de grandeur, distribuer à 10 millions de ménages un soutien de 400 euros (ou à 5 millions de ménages un soutien de 800 euros) coûterait 4 milliards d’euros : un tel effort est-il hors de portée ?  Sachant qu’en régime « hors crise », un peu moins de 5 millions de ménages disposent d’un chèque d’environ 150 euros, pour un coût estimé à 900 millions d’euros ? Les chèques exceptionnels ont porté ce montant à 2,9 milliards d’euros, avec un périmètre varié (chèque énergie exceptionnel de 100 à 200 euros pour les 12 millions de ménages les plus modestes, chèques fioul et chèques bois[32]).

Le montant total de cet effort public et le taux de précarité énergétique restant sont des sujets ouverts de débat. Faut-il se contenter de réduire le taux de précarité énergétique à 20 % ? A quel coût ? C’est un point méritant une discussion ouverte.

L’évolution des soutiens aux plus fragiles doit porter sur le montant du chèque et le niveau de précarité ; les destinataires de ces soutiens ; le mode de distribution ; l’accompagnement vers la sortie de la précarité.

A court terme, dans un contexte d’extinction des boucliers tarifaires, et hors évolution des bénéficiaires, il faut conforter les chèques énergie dédiés au soutien aux plus vulnérables, par exemple les 3 premiers déciles de la population (niveau de vie inférieur ou égal à 1 450 euros par mois pour une personne seule)[33], ceux qui sont les plus touchés par la précarité énergétique[34]

Proposition 3 : en parallèle de l’extinction des boucliers tarifaires, dès cette année, le montant du chèque énergie devrait être doublé pour les 30 % de ménages les plus pauvres.
Proposition 4 : à partir de Linky et Gazpar, s’appuyer sur la collecte et l’analyse des données réalisées par le Ministère de la transition écologique (SDES)[35] de consommation et de caractéristiques socioéconomiques pour mieux appréhender la précarité énergétique. Il faut dès maintenant construire un ensemble d’indicateurs fiables pour proposer dans les deux ans des critères d’attribution des chèques énergie plus fins. Un travail doit être réalisé avec les énergéticiens pour tenir compte des autres types de consommation d’énergie (chaleur, bois, fioul par exemple).

Ce ciblage plus précis permettra de recentrer les chèques énergie sur ceux souffrant de précarité énergétique. A enveloppe publique égale, le chèque pourra être augmenté pour les ménages précaires du point de vue énergétique, permettant à davantage d’entre eux d’améliorer leurs conditions de vie[36]. En effet, si les dispositifs actuels permettent de réduire la précarité, il n’est pas satisfaisant qu’elle demeure à un niveau élevé pour certaines catégories de la population (plus d’un ménage sur deux parmi le premier décile[37]).

Le recours au chèque énergie doit être simplifié, afin de réduire encore le taux de non-recours – un ménage éligible sur cinq ne le sollicite pas. A titre d’illustration complémentaire, l’indemnité carburant ouverte début 2023 n’avait touché que la moitié de son public en février 2023. La période d’ouverture pour la demander a dû être prolongée de plusieurs semaines.

Plusieurs options sont possibles pour la matérialisation de ce chèque : soit le renforcement de sa déduction directe sur la facture, qui aurait l’avantage de lier clairement le chèque énergie à une politique publique. Soit un versement monétaire direct, dont les plus précaires pourraient se servir pour satisfaire leurs besoins. Ce dernier pourrait être associé à une indemnité « transports », destinée à réduire en une seule fois les deux facteurs de précarité énergétique. Un montant forfaitaire serait une incitation à réduire les consommations énergétiques, puisque le ménage conserverait le reliquat pour d’autres dépenses.

Ces différentes possibilités permettent de limiter les démarches administratives, et donc d’éviter le non-recours. Dans tous les cas, les modalités d’utilisation doivent être les plus simples possibles.

La démarche de vérification de l’éligibilité et de demande peut être vécue comme complexe, a fortiori par des ménages en situation d’exclusion : elle pourrait être facilitée par un accompagnateur (agence locale de l’énergie, travailleurs sociaux par exemple). Être éligible au chèque énergie ouvrirait la possibilité d’être aidé pour ses démarches de facturation, de compréhension et d’amélioration de sa consommation d’énergie. Cette proposition, en cohérence avec les préconisations formulées dans la note consacrée à la sobriété et publiée en août 2022 par Terra Nova[38] vise à faire encore baisser le taux de non-recours.

Proposition 5 : renforcer la déduction directe du chèque énergie sur les factures, par exemple à travers un accompagnement personnalisé pour limiter le non-recours (proposition en lien opérationnel avec la proposition 7).

Proposition 5 alternative : transformer le chèque énergie en versement monétaire automatique, librement utilisable par les ménages. Le cas échéant, la possibilité d’être accompagné resterait ouverte.

Les énergies décarbonées devraient être durablement mobilisées pour contribuer à l’émancipation énergétique des plus fragiles.

Il s’agit en effet de trouver une source de financement cohérente avec le besoin que l’on cherche à satisfaire, tant dans sa logique que dans son volume, tout en ayant un effet d’éviction réduit sur les investissements en matière de transition écologique.

Outre cela, pour être ressentie comme juste, la transition énergétique doit rendre visibles certaines formes de solidarité. Cela doit se traduire par certains flux de financement et la redistribution de bénéfices exceptionnels réalisés dans le domaine de l’énergie. Tant par leur logique et les symboles qu’ils incarnent, ces mécanismes ont toute leur place dans le système énergétique durable et solidaire qu’il s’agit de construire.

Les énergies renouvelables produisent à coût variable faible : elles peuvent dégager une rentabilité importante en cas de prix de vente suffisamment élevés sur les marchés et de conditions environnementales favorables[39].

Cela a été le cas en 2022, assurant des bénéfices exceptionnels aux producteurs d’électricité renouvelable. Ces électricités ont été des contributrices nettes au budget de l’Etat. A travers la forme des contrats de soutien public dont elles disposent et les prélèvements de solidarité exceptionnels dont elles font l’objet, elles ont apporté une vingtaine de milliards d’euros au budget de l’Etat, utilisé pour financer les boucliers tarifaires. Cela pourrait être réalisé de manière structurelle et porter sur les investissements dans les nouvelles capacités de production, à condition toutefois de maintenir des incitations suffisamment importantes à investir.

La puissance publique et le contribuable contribuent à soutenir l’émergence de filières décarbonées (garanties de financement, prêts, facilités d’investissement, etc.) et à sécuriser des retours sur investissement. Dès lors, une partie des bénéfices tirés de la production issue de ces capacités, notamment en situation exceptionnellement favorable, doit être transférée vers le budget de l’Etat, contribuant ainsi à la solidarité nationale. C’est pourquoi les contrats pour différence mentionnés plus haut sont particulièrement utiles.

Ce principe était abordé par la note portant sur la réforme des marchés de l’électricité publiée par Terra Nova en janvier 2023[40]. La puissance publique apporte de la visibilité à l’investisseur, en retour, elle y trouve un moyen de financer la cohésion sociale. Il s’agit donc de conditionner le soutien apporté aux entreprises à un partage des bénéfices réalisés. Les besoins de soutien des plus fragiles s’accentuant lorsque la rentabilité des énergies renouvelables s’élève, ce mécanisme doit contribuer à éviter un creusement des inégalités associé à la transition énergétique.

Les énergies décarbonées ayant vocation à être produites localement, en volume croissant, il s’agirait d’une source de financement pérenne de la solidarité. Ce serait un « dividende décarbonation » au bénéfice de notre pacte social.

Proposition 6 : dans le cas de garanties de revenus octroyée pour certains producteurs d’énergies décarbonées, reverser une partie des bénéfices réalisés au-delà d’un certain montant au budget de l’Etat et le flécher vers les chèques énergie/le filet de sécurité. Des analyses socio-économiques devraient fonder le choix des niveaux de versement respectifs.

A titre de signal politique, les bénéfices exceptionnels des énergies fossiles, lorsqu’ils existent, pourraient de nouveau faire l’objet d’un prélèvement destiné à financer des dispositifs de solidarité, comme ce fut le cas en 2022 (Contribution exceptionnelle de solidarité, CES). Cela montre que si les énergies renouvelables sont mises à contribution pour leurs revenus exceptionnels, les énergies fossiles également.

Toutefois, dans une trajectoire de réduction de la consommation d’énergie fossile, les revenus issus de l’exploitation des énergies fossiles ont vocation à être réduits : il n’est pas souhaitable de considérer qu’il s’agira d’une ressource pérenne, et donc de fonder une politique publique dessus.

Par ailleurs, il convient d’étudier l’intérêt de proposer aux consommateurs les plus fragiles, par exemple situés dans les trois premiers déciles de revenu, des abonnements plus finement ajustés à leur consommation. Plutôt que par tranche de puissance, ils pourraient être proposés au kilovoltampère (kVA) près. Les compteurs avancés, comme Linky, ouvrent cette possibilité : si cela permettait aux plus modestes d’ajuster leur facture à leurs besoins, alors cette possibilité devrait leur être proposée.

Les fournisseurs d’énergie devraient être incités par le gouvernement à faciliter le choix d’une offre adaptée pour les ménages les plus modestes – contribuant également à limiter les impayés. Le gouvernement  devrait publier un index classant les offres les plus adaptées à ces publics, et mentionnant le nom des opérateurs concernés. Cet index devrait prendre en considération la simplicité des démarches, leur transparence et la fiabilité de ces opérateurs pour des publics souvent démunis face aux démarches des fournisseurs d’énergie. Il devrait contribuer à ce que la concurrence entre les fournisseurs ne se fasse pas au détriment de la qualité et de la robustesse de leurs offres vis-à-vis des plus fragiles. Le médiateur de l’énergie pourrait être impliqué dans ce contrôle.

Proposition 7 : publier un index recensant les engagements des fournisseurs à adapter leurs offres aux publics les plus précaires. Etudier l’intérêt de proposer des abonnements au kilovoltampère près.

Il sera dans ce cadre impératif de proposer au consommateur des éléments clairs, pertinents et pédagogiques de compréhension de ces nouveaux dispositifs afin qu’ils soient appropriés. Cette transformation ne peut être opaque, à l’insu du consommateur au prétexte de sa précarité : elle doit au contraire être un outil d’émancipation et d’amélioration de la prise en main de ses conditions de vie – sans considérer que chacun puisse s’improviser négociant en électricité.

Ce coup de pouce monétaire et ces abonnements plus personnalisés – qui permettraient de réduire le nombre d’impayés, en forte augmentation depuis le début de la crise énergétique[41] – doit être systématiquement lié à un accompagnement pour optimiser sa consommation d’énergie.

Reprendre le contrôle de sa facture, de son budget, passe par une connaissance accrue des enjeux associés à la consommation d’énergie.

Cette dimension, essentielle, devrait être prise en charge par les collectivités territoriales, en première ligne sur les solidarités liées à l’énergie. En effet, les départements sont chefs de file dans la lutte contre la précarité énergétique. Ils partagent des compétences en matière d’action sociale avec le bloc communal. Ces collectivités animent des réseaux de travailleurs sociaux (centres communaux d’action sociale, CCAS par exemple) qui connaissent et échangent régulièrement avec les publics fragiles, ces derniers cumulant généralement plusieurs difficultés socio-économiques. Le savoir-faire de ces travailleurs sociaux, les liens déjà noués et l’appui qu’ils peuvent proposer font d’eux des alliés importants de la résorption de la précarité énergétique.

Proposition 8 : tout bénéficiaire d’un chèque énergie doit avoir accès à un accompagnement systématique (droit de tirage sur une visite de conseil ou un diagnostic) réalisé en lien avec le réseau de travailleurs sociaux de la collectivité chef de file (à établir en fonction du contexte local).

Cet accompagnement devrait être adapté au profil du ménage : locataire, propriétaire, dans le parc social ou privé. Il pourrait par exemple déboucher sur l’adaptation des abonnements souscrits par les ménages – ce qui suppose la présence d’accompagnateurs formés à ces pratiques.

Les agences locales de l’énergie – fondées par des collectivités locales souhaitant disposer d’une institution dédiée aux actions de maîtrise des consommations et de développement des énergies renouvelables ; ou les représentants locaux du Service public de la rénovation mis en place dans les collectivités territoriales s’ils sont distincts (le format institutionnel peut varier en fonction des collectivités) pourraient mettre en œuvre cet accompagnement.

Pour les locataires, l’accompagnement porterait sur l’optimisation de la consommation. Pour les propriétaires (occupant ou bailleurs privés), l’accompagnement devrait déboucher sur un parcours d’amélioration du bâtiment. Dans le cas de propriétaires bailleurs du parc privé, la démarche serait donc double, à destination du locataire et du propriétaire. En parallèle, il faut poursuivre les incitations fortes à destination des bailleurs sociaux pour la rénovation de leur parc.

Le chèque énergie doit être un marchepied vers une sortie de la précarité : il peut constituer un outil de mise en relation, de sensibilisation et d’engagement de travaux visant à réduire les difficultés énergétiques.

Cette ambition renforce l’intérêt d’améliorer la qualité et le volume des prestations de rénovation accessibles aux ménages, dans un contexte où l’offre est très contrainte et où la confiance ainsi que la coordination des acteurs reste largement à construire.

Au-delà donc de l’apprentissage de la maîtrise de la facture, il s’agit de guider les publics précaires vers les démarches de rénovation en tenant compte de leur statut (locataire ou propriétaire).

A long terme, les politiques de rénovation des bâtiments, avec un effort sur la formation de la main d’œuvre, la certification des entreprises, le développement local (France, Europe) des matériaux et équipements bas carbone seront un rempart solide et collectif contre la précarité. Rendre plus accessibles les logements de qualité du point de vue environnemental, en massifiant les techniques susceptibles de le faire, en améliorant le ciblage des soutiens publics et en menant une politique industrielle adéquate sera à cet égard important. Un préalable à cet objectif largement partagé mais dont l’atteinte reste hypothétique serait notamment de disposer d’outils de suivi fiables, tant pour ce qui concerne l’analyse du bâti, de la demande de rénovation, que l’état de la filière (qualification, résultats des travaux).

2.3. Renforcer la position des petits consommateurs professionnels

Les entreprises et les collectivités ont également été fragilisées par la crise énergétique. Elles doivent s’approprier la gestion d’un approvisionnement en un bien essentiel. De même que leur consommation d’énergie s’optimise, ces conditions d’approvisionnement se négocient, au même titre que d’autres intrants de leur activité économique. Cette dernière doit intégrer les contraintes liées à la production, au transport, à la distribution et à la fourniture d’électricité et de gaz, qu’elles soient de nature technique ou environnementale. Les professionnels doivent donc penser les conditions d’exercice de leur activité en optimisant leur réponse à ces contraintes.

Dans la même temporalité que l’extinction des différents boucliers tarifaires amortisseurs et aides exceptionnelles, les fédérations doivent être mobilisées pour sensibiliser et conseiller leurs adhérents sur l’importance de suivre, maîtriser et optimiser sa facture d’énergie. Elles doivent mener une campagne de communication, d’information afin que ces consommateurs soient plus actifs dans le choix de leur type de fourniture d’énergie, et surtout créer des groupements de consommateurs sollicitant des offres groupées. Elles regrouperaient plusieurs consommateurs, représentant des volumes importants d’énergie : de quoi peser dans leurs relations avec les fournisseurs d’énergie.

Proposition 9 : réaliser une analyse coût-avantages du développement d’offres groupées, correspondant aux besoins spécifiques des professions concernées, à l’initiative de leurs membres et sous l’impulsion des fédérations.

Ainsi, l’énergie devient un intrant dont l’abonnement de fourniture est à négocier et à surveiller attentivement, en parallèle d’un effort de maîtrise de sa consommation. La responsabilisation des entreprises doit s’effectuer en parallèle d’une réforme des marchés de l’énergie telle que discutée actuellement en Europe[42].

Il est d’autant plus essentiel de commencer dès aujourd’hui que le signal-prix a vocation à s’intensifier dans le champ des bâtiments et des transports, en vue de réduire les consommations carbonées. La réforme du marché carbone européen constitue un des supports de cette transition. Sans évolutions de leur approvisionnement et modes de consommations, les consommateurs professionnels pourraient voir leur facture s’alourdir davantage

Le marché carbone européen, ou système d’échange de quotas d’émissions (SEQE) de gaz à effet de serre, fixe un plafond d’émissions et des droits à polluer. Ceux-ci peuvent être échangés entre entreprises, ce qui donne un prix aux émissions de gaz à effet de serre. Les secteurs les plus polluants comme l’industrie de l’énergie ou la sidérurgie sont concernés. Progressivement, à partir de 2027, les transports routiers et le bâtiment seront inclus dans ce système.

Dans les collectivités territoriales, les audits de consommation d’énergie devraient être plus systématiques, afin qu’elles acquièrent une connaissance plus fine de leurs besoins physiques, qu’elles puissent les optimiser et ajuster leurs abonnements en fonction. Nombre de leurs contrats de fourniture sont obsolètes et gagneraient à être réévalués à leur profit. De plus, la vision qu’elles peuvent avoir de leur patrimoine bâti présente un fort potentiel d’amélioration.

Proposition 10 a. : faire évoluer les financements que l’Etat apporte aux collectivités pour inciter à la réalisation d’audits et d’engagements à mener des actions structurantes d’optimisation de la consommation d’énergie.

Les certificats d’économie d’énergie (CEE) pourraient être mobilisés pour apporter aux collectivités des financements nouveaux dans ce domaine.

L’Etat – ainsi que ses opérateurs – pourrait lier plus fermement l’octroi de financements issus du fonds vert ou de programmes comme « Action cœur de ville », voire une fraction des dotations de fonctionnement à la réalisation de telles démarches.

Proposition 10 b. : former plus massivement à la réalisation d’audits fiables, afin d’assurer la réalisation effective de ceux-ci.

3. Réduire la dépendance aux énergies fossiles dans les transports, autre versant de la précarité énergétique

Sans alternative viable et immédiatement accessible, certains ménages ont été fortement éprouvés par la hausse des prix des carburants. Accéder à son travail, en chercher un, devient particulièrement difficile dans ce contexte. Cette hausse des prix est alors un facteur d’exclusion sociale. Nous devons faire en sorte que cela ne soit plus une fatalité : il faut sortir de la dépendance aux énergies fossiles dans les transports.

L’observatoire national de la précarité énergétique estime que 13 millions de Français sont dépendants de leur véhicule et/ou fortement contraints par un besoin de mobilité coûteux[43]. Dans ce cadre, la remise à la pompe a pu être un appui financier pour les ménages, limitant l’impact immédiat de la hausse des prix sur leur budget. Cette remise incarne la solidarité de crise, et évite la rupture d’activités essentielles – en particulier pour des travailleurs de « première ligne » dépendants de leur véhicule.

Toutefois, ce mécanisme doit être une solution transitoire, notamment parce qu’il présente d’importantes fragilités. Si une correction a été effectuée, le soutien financier n’a dans un premier temps pas visé les plus précaires, et manque encore une partie du public le plus fragile. En effet, les ménages des premiers déciles de revenus sont beaucoup moins motorisés que les ménages situés dans les déciles les plus élevés (or, l’indemnité s’adresse à ceux qui disposent d’un véhicule et qui travaillent)[44]. Les ménages du 1er décile parcourent huit fois moins de kilomètres avec leur véhicule que ceux du 10e décile. Que dire de ceux qui n’ont pas les moyens d’avoir le permis, un véhicule, et rencontrent des difficultés à trouver un emploi (ou accéder aux services publics) pour ces raisons ? Ceux-ci ne sont pas ou peu concernés par les dispositifs actuels d’aide.

Ces aides doivent être redirigées dès maintenant vers des moyens de transport décarbonés, rapidement déployables et accessibles à tous. Elles devraient ainsi réduire la précarité liée aux transports, améliorer le pouvoir d’achat des ménages tout en favorisant la décarbonation.

Les mesures que nous proposons sont à mettre en regard des ordres de grandeur de financement mobilisés en 2022 et 2023 (autour de 9 milliards d’euros au total) pour la remise à la pompe et l’indemnité carburant.

Certaines ont déjà été évoquées par Terra Nova en août 2022, et/ou s’articulent avec des actions incitatives lancées par le gouvernement :

  • Incitations financières pour accroître le recours au covoiturage et le taux de remplissage des véhicules (Plan covoiturage de décembre 2022) ;
  • Conforter le principe de voies réservées aux véhicules à fort taux de remplissage (covoiturage, transports en commun urbains, cars express haute fréquence, etc.) ;
  • Développement d’une offre sociale de location de véhicules électriques ;
  • Essor du ferroviaire là où il est pertinent (développement des RER métropolitains, doublement de la part du fret ferroviaire…). Il faut notamment garder à l’esprit que deux Français sur trois n’habitent ni dans une métropole ni dans une communauté urbaine… et que les RER métropolitains ne seront pas accessibles à tous ;
  • Développement de la mobilité collective (cars interurbains ou pour assurer des liaisons entre la deuxième couronne et les centres urbains par exemple, notamment lorsque le rail est trop coûteux et pour des volumes inadaptés à la demande) ;
  • Régulation des livraisons rapides et de la logistique du dernier kilomètre afin de réduire la part des mobilités carbonées dans ces services ;
  • Poursuite de l’optimisation des sites et de l’organisation du travail afin de limiter le besoin de déplacements en journée (bureaux de passage, espaces de restauration confortables à proximité, mutualisation des déplacements…) ;
  • Adaptation des horaires de travail pour lisser les périodes de pointe et ainsi réduire l’engorgement des transports (routiers comme ferroviaires) ;
  • Faciliter les trajets à vélo, y compris en dehors des grands centres métropolitains (protection des itinéraires, espaces de parking, lutte contre les vols, aides à l’achat et à la réparation, en lien avec le plan vélo, dont le renouvellement a été annoncé en septembre 2022).
Proposition 11 : (synthèse) rendre plus flexible la mobilité et les besoins de déplacement. Développer toutes les alternatives au véhicule thermique en tenant compte des spécificités territoriales, sociales, et en poursuivant des logiques de sobriété.

Les mesures de court et moyen terme doivent s’articuler avec des investissements plus massifs dans les infrastructures. Ceux-ci se déploieront sur une plus longue période et doivent être planifiés dans les années qui viennent en cohérence avec les besoins et nos objectifs de neutralité carbone.

La fiscalité associée à l’achat, la détention et l’usage de véhicules, par les professionnels comme par les particuliers devra être revue, dans l’esprit des publications récentes de Terra Nova, comme celle consacrée à la sobriété (août 2022).  Cette fiscalité devra :

  • réduire les avantages fiscaux associés à la mobilité thermique, en particulier à destination des entreprises ;
  • favoriser le renouvellement du parc automobile en optimisant son empreinte carbone et matière[45], tout en respectant des contraintes de sécurité ;
  • être financée, c’est-à-dire assise sur des ressources durables ;
  • privilégier les techniques et pratiques les plus sobres du point de vue de la consommation de ressources.

Les revenus tirés de cette fiscalité devront financer la transition vers un nouveau système de mobilité, décarbonée et plus inclusif.

Proposition 12 : revoir la fiscalité sur les véhicules thermiques pour financer la transition vers un système de transport bas carbone. Poser les bases d’un financement durable de celui-ci.

 

Conclusion

La puissance publique est dans son rôle lorsqu’elle intervient pour contrer les effets d’une crise majeure, internationale. Mais cet engagement ne peut fonctionner que lorsqu’il s’appuie sur une économie et des finances publiques robustes, c’est-à-dire avec une charge de la dette maîtrisée, des investissements contribuant à la prospérité du pays sur le long terme, et un réel dynamisme économique. Cet effort financier collectif doit également être perçu comme juste et légitime par les citoyens : les moyens mis en œuvre permettent-ils efficacement d’atteindre les différents objectifs ?

Si elles ont évité une situation plus difficile encore pour les ménages précaires et pour notre tissu économique, les mesures exceptionnelles de soutien mises en place dans le contexte de la crise énergétique doivent être reconfigurées.

Les chèques énergie doivent être plus ciblés, revalorisés et  mieux associés à différents dispositifs d’accompagnement destinés à sortir de la précarité énergétique.

Les boucliers tarifaires devraient s’éteindre progressivement, pour laisser la place à une régulation des marchés favorisant les investissements de long terme dans la production décarbonée. C’est dans ce cadre que les bénéfices découlant de ces investissements devraient profiter au consommateur. Ces positions ont vocation à nourrir les discussions de réforme des marchés de l’électricité en cours à l’échelle européenne.

Si les énergies fossiles devront être mises à contribution, cette solidarité devra durablement s’appuyer sur les bénéfices issus de la production d’énergie décarbonée, soutenue par la puissance publique.

Ce filet de sécurité sera associé, dans les transports, à des mesures destinées à rendre plus flexibles les besoins et modes de déplacement. Elles seront associées à des investissements dans les mobilités décarbonées, et devront être soutenues par une évolution de la fiscalité. Elles devront être réalistes, en veillant à ce que les Français aient à disposition des solutions adaptées à leurs réalités territoriales quotidiennes.

Annexe : les tarifs progressifs ou duals, des idées séduisantes pour succéder au bouclier tarifaire mais complexes, et donc incompatibles avec l’urgence de la situation

Rédigée par le groupe énergie de Terra Nova.

Depuis de nombreuses années est avancée la proposition consistant à faire varier le prix unitaire (exprimé en €/MWh) en fonction de la quantité totale d’énergie consommée, revenant ainsi sur le principe d’une simple proportionnalité entre le montant de la part abonnement et la consommation d’énergie.

Une telle tarification est supposée répondre à un double objectif :

  • un objectif de redistribution : un transfert serait opéré, depuis les ménages qui consomment le plus d’énergie vers ceux qui en consomment le moins ; en conséquence, la consommation des premiers kWh serait plus abordable qu’avec la tarification actuelle ;
  • un objectif de sobriété : les ménages qui consomment le plus seraient davantage incités à réaliser des économies d’énergie qu’avec la tarification actuelle.

Pour définir un barème de prix progressifs, il faut fixer à la fois :

  • des « tranches » de consommation, exprimées en MWh/an/ménage, reflétant pour chaque ménage et pour chaque année la quantité d’énergie correspondant d’une part aux besoins essentiels (la « consommation de base »), d’autre part aux besoins considérés comme superflus ;
  • un prix unitaire pour chacune de ces tranches, exprimé en €/MWh, plus faible pour la première tranche que pour la seconde.

Par exemple, en juillet dernier Terra Nova a publié une proposition de « tarification duale » pour les ménages, consistant à :

  • leur rendre accessible une première tranche « de base » de consommation d’électricité et de gaz (5 MWh/an pour le total des deux énergies, étant supposé que le fournisseur d’électricité d’un ménage soit la même entreprise que son fournisseur de gaz), à un prix administré inférieur à celui en vigueur actuellement dans le cadre du bouclier tarifaire ;
  • leur facturer leur éventuelle consommation supplémentaire au prix du marché de gros, à un niveau « fortement désincitatif » au vu des prix constatés depuis l’été 2021.

La tarification progressive de l’énergie a déjà fait l’objet de mise en œuvre dans différentes régions du monde, en particulier en Italie, au Japon, ainsi que dans quelques régions du Canada ou des États-Unis. En Belgique, elle a fait l’objet d’annonces politiques mais pas d’une implémentation concrète. De même, en France elle a été l’objet principal d’une proposition de loi, adoptée en 2013 par le Parlement, mais censurée ensuite par le Conseil constitutionnel (voir ci-après). Les différents exemples de réussites et d’échecs dans l’implémentation d’une tarification progressive de l’énergie, aujourd’hui bien documentés, permettent de formuler plusieurs constats relativisant l’intérêt d’une idée pouvant paraitre séduisante au premier abord.

Sur l’objectif de redistribution : pour être efficace, le soutien aux ménages les plus précaires passe par un dispositif ciblé, tenant directement compte des revenus

La redistribution opérée par une tarification progressive s’effectue au bénéfice des foyers qui consomment le moins, et au détriment de ceux qui consomment le plus. Or, il existe une forte disparité des niveaux de consommations énergétiques au sein des foyers dont le niveau de vie est comparable, notamment chez les plus précaires. La taille du logement (qui dépend avant tout du nombre de personnes dans le ménage), la zone climatique d’habitation et les caractéristiques du logement ou de l’équipement de chauffage en matière de performance énergétique jouent un rôle considérable, analysé entre autres par le Commissariat général au développement durable et la Cour des comptes[46]. Il faut dès lors affiner les critères d’attribution des aides, comme l’expose la proposition 3 de la note qui précède, plutôt que d’accroître leurs biais.

De nombreux ménages aux revenus modestes ont aujourd’hui des consommations importantes d’électricité ou de gaz en raison de la mauvaise isolation de leur logement, à laquelle ils ne peuvent pas remédier (soit en raison du montant des travaux à envisager, soit parce qu’ils ne sont pas propriétaires de leur logement).

A contrario, certains foyers aisés disposent de logements bien isolés, d’appareils performants, voire de petits contrats d’électricité dédiés à des consommations qui pourraient difficilement être qualifiées d’essentielles (résidences secondaires, piscine chauffée, porte de garage automatique, etc). Il serait injuste qu’une telle mesure de solidarité fasse baisser les factures de ces ménages.

La lutte contre la précarité énergétique ne peut pas être efficacement traitée par une structure de prix qui s’appliquerait à tous les ménages sans distinction selon leurs ressources, contrairement au chèque énergie dont l’obtention dépend d’un critère social.

Sur l’objectif de maîtrise de la demande : pour l’électricité, la priorité consiste à cibler les jours et les heures où la production est la plus émettrice de CO2, ce qui est incompatible avec une tarification progressive intelligible

L’électricité ne se stockant que difficilement, le recours à des centrales chères et polluantes peut être requis durant certaines périodes pour répondre à la demande des consommateurs, de même que la production issue de pays frontaliers dont le mix électrique est plus carboné que celui obtenu en France avec les installations renouvelables (hydrauliques, solaires, éoliennes) et nucléaires. Cela engendre alors des coûts financiers et environnementaux importants ainsi qu’une dégradation de la balance des paiements.

Pour réduire les émissions de gaz à effet de serre ainsi que le coût d’approvisionnement en électricité, la priorité doit donc reposer sur une réduction de la consommation durant les périodes de pointe, ou à la rigueur sur un décalage vers des périodes où la production d’électricité génère moins d’émissions de CO2.

C’est pour cette raison qu’en France ont été développé des tarifs qui diffèrent en fonction de l’heure et/ou du jour de la consommation ; il en existe plusieurs formules (« heures pleines/heures creuses », « effacement jour de pointe », « Tempo »), chacune distinguant de 2 jusqu’à 6 prix différents. Si une tarification progressive, dont le prix unitaire varie avec la consommation annuelle, devait s’additionner à une tarification horo-saisonnière, dont le prix unitaire varie avec l’heure ou le jour de l’année, il est vraisemblable que les ménages seraient confrontés à une complexité inextricable lors de la lecture de leurs factures, qui se composent d’ores et déjà de multiples termes[47].

Une telle difficulté est d’autant plus importante qu’une tarification progressive simple, sans aucune différenciation horo-saisonnière, n’est même pas toujours correctement assimilée : des études menées sur la tarification progressive appliquée en Californie montrent qu’elle était mal comprise par les ménages, qui avaient adapté leur consommation exactement comme si le prix n’était pas progressif[48].

Par ailleurs, de nombreuses impasses techniques et juridiques quant à sa concrétisation

  • Critères d’établissement d’une tranche de base :

Toute définition des tranches de consommation qui se voudrait équitable nécessiterait de tenir compte des principaux déterminants de la consommation d’énergie : taille du ménage, zone climatique de l’habitation, types d’énergies de chauffage (plusieurs sources d’énergie pouvant être utilisées pour un même logement : électricité, gaz, fioul, bois, pétrole liquéfié, etc.), type d’occupation du logement (principale ou secondaire), etc. Sommes-nous prêts à mener rapidement et de manière constructive un tel débat, débouchant sur des solutions satisfaisantes ? Outre cela, les consommations d’énergie peuvent être mutualisées avec d’autres ménages, en particulier pour les logements collectifs, ce qui constitue un obstacle à une individualisation des consommations, alors qu’il s’agit d’un pré-requis essentiel à toute tarification dont la progressivité serait significative. En 2013, la loi qui prévoyait d’instaurer une fiscalité progressive (à défaut d’une tarification, jugée incompatible avec des marchés ouverts à la concurrence) pour l’électricité, le gaz et l’eau, avait été censurée par le Conseil constitutionnel précisément en raison son incompatibilité avec le principe d’égalité devant les charges publiques, au vu des nombreuses exceptions prévues par le législateur.

  • Incompatibilité avec des marchés ouverts à la concurrence :

Pour être efficace, la progressivité devrait porter sur l’ensemble de la consommation d’énergie domestique (au moins sur l’électricité et le gaz) alors que les fournisseurs sont souvent deux entreprises en situation de concurrence. Par exemple, parmi les sites résidentielles la part de marché d’EDF s’élève à 70 % pour l’électricité, et celle d’Engie à 60 % pour le gaz. Il est inenvisageable d’établir une facture unique pour l’électricité et le gaz pour chaque ménage, à moins d’imposer que les deux fournitures soient liées (ce qui constituerait un écart majeur par rapport aux règles européennes des marchés de l’énergie), ou bien de confier la facturation à un acteur tiers distinct des fournisseurs (ce qui aurait sans doute un coût très significatif).

Si la progressivité s’appliquait distinctement pour chaque énergie, avec une tranche « de base » pour l’électricité et une autre tranche pour le gaz, alors elle risquerait d’inciter simplement les ménages à utiliser ces deux sources d’énergie en parallèle, limitant l’effet du dispositif.

Enfin, si le prix était significativement différent selon les tranches de consommation, alors il pousserait les ménages à chercher des contournements possibles, certains étant facilités par l’existence d’un marché en concurrence. Par exemple, il serait aisé pour un ménage de « diviser » sa consommation annuelle en plusieurs contrats successifs durant l’année, en changeant régulièrement de fournisseur, puisqu’en l’état actuel du droit européen un ménage peut choisir à tout moment de résilier son contrat en vigueur et de choisir un autre fournisseur. Des changements de nom du titulaire du contrat pourraient également être réalisés. Le suivi de la consommation annuelle d’un même foyer ne pourrait relever que d’un acteur tiers distinct des fournisseurs, ayant accès à des données administratives sur la composition des foyers.

Il convient de noter que parmi les exemples de tarification progressive mis en œuvre à l’étranger, de nombreux d’entre eux concernent des régions où la fourniture d’énergie fait l’objet d’un monopole (comme par exemple en Californie), et non d’un marché ouvert à la concurrence entre plusieurs fournisseurs. C’est également le cas du marché de l’eau, souvent pris en exemple pour l’application de prix progressifs, toujours organisé selon un monopole au moins local.

Au regard de ces différents éléments, une nouvelle tarification ne pourrait être selon mise en place sur le court terme, et donc prendre la suite dans l’immédiat du bouclier tarifaire. Ces réflexions devraient toutefois pouvoir s’intégrer dans une réforme de marché plus large, comme celle en cours au niveau européen.


[1] https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php?title=Electricity_price_statistics#Electricity_prices_for_household_consumers et https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php?title=Natural_gas_price_statistics#Natural_gas_prices_for_household_consumers

[2] https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/08646f73-b855–4fb7-b443-a07539703a6d/files/e0a4e751–1c77–4497-b7d3-a36d89ad52a4

[3] https://onpe.org/sites/default/files/onpe_tableau_de_bord_2022_s2-vf-vf.pdf et https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/thema_essentiel_25_precarite_energetique_2021_mars2023.pdf

[4] Médiateur de l’énergie, 30 mars 2023 : https://www.energie-mediateur.fr/hausse-de-10-des-interventions-pour-impayes-des-factures-denergie-en-2022/

[5] https://www.lesechos.fr/economie-france/budget-fiscalite/le-cout-du-bouclier-tarifaire-sur-lenergie-sannonce-plus-lourd-que-prevu-1879721

[6] https://www.ecologie.gouv.fr/cheques-energie-exceptionnels#scroll-nav__3

[7] https://www.service-public.fr/particuliers/actualites/A16169

[8] Cour des comptes, 2022, Analyse de l’exécution budgétaire 2022. Mission écologie, développement et mobilités durables, avril 2022 : https://www.ccomptes.fr/system/files/2023–04/NEB-2022-Ecologie-developpement-mobilite-durables.pdf

[9] Carburants concernés : Gazole, le gazole pêche, le gazole non routier (GNR), les essences (SP95, SP98-E5, SP-95-E10), le gaz pétrole liquéfié carburant (GPL-c), le gaz naturel véhicule (GVN) sous forme comprimée (GNC) ou liquéfiée (GNL), le super-éthanol (E85) et l’éthanol diesel (ED95) hors secteur aérien 

[10] https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/08646f73-b855–4fb7-b443-a07539703a6d/files/e0a4e751–1c77–4497-b7d3-a36d89ad52a4

[11] https://www.cre.fr/Actualites/publication-des-baremes-applicables-pour-les-tarifs-reglementes-de-vente-de-gaz-naturel-d-engie-fevrier-2023

[12] https://lenergeek.com/2022/08/11/arenh-edf-reclame-indemnisation-8–34-milliards-euros/

[13] Il existe également un bouclier ciblant les gestionnaires de bornes de recharge de véhicule électrique.

[14] https://www.cre.fr/Actualites/presentation-de-l-ensemble-des-boucliers-mis-en-place-par-le-gouvernement

[15] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/textes/l16b0273_projet-loi et https://www.budget.gouv.fr/files/uploads/extract/2023/PSTAB%202023%20-%20web.pdf

[16] https://www.lesechos.fr/economie-france/budget-fiscalite/le-cout-du-bouclier-tarifaire-sur-lenergie-sannonce-plus-lourd-que-prevu-1879721

[17] https://www.i4ce.org/publication/edition-2022-panorama-financements-climat/

[18] https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/f7b3e557–391b-496a-86c3-a9ba56690aa2/files/ec66d5ba-b19e–4b86–9da9-a6069c407f17

[19] https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/f7b3e557–391b-496a-86c3-a9ba56690aa2/files/ec66d5ba-b19e–4b86–9da9-a6069c407f17

[20] https://www.ccomptes.fr/system/files/2023–04/NEB-2022-Ecologie-developpement-mobilite-durables.pdf

[21] https://www.strategie.gouv.fr/publications/incidences-economiques-de-laction-climat

[22] https://tnova.fr/economie-social/finances-macro-economie/decorreler-les-prix-de-lelectricite-de-ceux-du-gaz-mission-impossible/

[23] https://www.la-croix.com/Economie/fournisseurs-alternatifs-delectricite-tourmente-parfois-tentes-tricher-2022–08–26–1201230340

[24] Voir la contribution de Terra Nova : https://tnova.fr/economie-social/finances-macro-economie/decorreler-les-prix-de-lelectricite-de-ceux-du-gaz-mission-impossible/

[25] https://www.energie-mediateur.fr/wp-content/uploads/2022/05/mne_ra2021_web.pdf

[26] https://theses.hal.science/tel-01900400 et https://onpe.org/sites/default/files/onpe_tableau_de_bord_2022_s1_vf.pdf

[27] https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/revue/3–169OFCE.pdf

[28] Elle peut être mesurée à travers le taux d’effort énergétique (TEE), pour lequel un ménage est considéré comme étant en situation de précarité énergétique lorsque ses dépenses énergétiques sont élevées (par exemple, 8 % de son revenu), et son revenu par unité de consommation inférieur au 3e décile (30 % de la population les plus pauvres) de revenu par unité de consommation. D’autres mesures, comme le ressenti du froid ou la privation, de déplacement par exemple peuvent être utilisés.

[29] https://onpe.org/sites/default/files/onpe_tableau_de_bord_2022_s1_vf.pdf

[30] Ibid.

[31] https://www2.assemblee-nationale.fr/content/download/462417/4512981/version/1/file/58–2_Ch%C3%A8que+%C3%A9nergie_Rapport.pdf

[32] Chèque fioul de 100 à 200 euros pour les 1,6 millions de ménages les plus modestes chauffés au fioul, chèque bois de 50, 100 à 200 euros pour les 2,6 millions de ménages modestes utilisant ce mode de chauffage

[33] https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F33667

[34] https://www2.assemblee-nationale.fr/content/download/462417/4512981/version/1/file/58–2_Ch%C3%A8que+%C3%A9nergie_Rapport.pdf

[35] https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000047254496#

[36] https://www2.assemblee-nationale.fr/content/download/462417/4512981/version/1/file/58–2_Ch%C3%A8que+%C3%A9nergie_Rapport.pdf, p. 74

[37] https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/thema_essentiel_25_precarite_energetique_2021_mars2023.pdf

[38] https://tnova.fr/ecologie/transition-energetique/comment-donner-limpulsion-pour-une-sobriete-collective-efficace-et-aller-au-dela-des-symboles/

[39] https://www.cre.fr/Actualites/la-cre-reevalue-les-charges-de-service-public-de-l-energie-a-compenser-en-2023-a-32–7-md

[40] https://tnova.fr/economie-social/finances-macro-economie/decorreler-les-prix-de-lelectricite-de-ceux-du-gaz-mission-impossible/

[41] https://onpe.org/sites/default/files/onpe_tableau_de_bord_2022_s1_vf.pdf et https://www.energie-mediateur.fr/hausse-de-10-des-interventions-pour-impayes-des-factures-denergie-en-2022/

[42] A suivre en parallèle d’une réforme concernant les obligations de couverture demandées aux fournisseurs, post-ARENH.

[43] https://onpe.org/sites/default/files/onpe_tableau_de_bord_2022_s2-vf-vf.pdf

[44] Ibid.

[45] https://www.iddri.org/fr/publications-et-evenements/decryptage/politiques-de-conversion-anticipee-du-parc-de-vehicules

[46] Les effets économiques de la fiscalité environnementale sur les ménages et les entreprises, septembre 2019

[47] Voir le tableau en annexe sur la composition du prix de l’électricité et du gaz.

[48] Ito K., How Do Consumers Respond to Nonlinear Pricing? Evidence from Household Electricity Demand, avril 2012

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