Entretien

L’avenir de l’écologie politique : entretien avec Bruno Latour

L’avenir de l’écologie politique : entretien avec Bruno Latour
Publié le 2 mars 2022
« Où atterrir ? » Demandait Bruno Latour dans son précédent ouvrage, pour formuler la question qui se pose à tous les terriens confrontés à la crise climatique. Il vient de publier, aux côtés du sociologue Nikolaj Schultz, un nouveau livre intitulé « Mémo sur la nouvelle classe écologique », qui explore la dimension politique de cette crise. Il a accordé un entretien à La Grande Conversation sur la thèse qu’il y défend : l’émergence nécessaire d’une nouvelle classe dirigeante, consciente de l’enjeu de l’habitabilité de la planète.
Propos recueillis par Jean-Louis Missika. Ecoutez le podcast dont cet entretien a été tiré : ici.

La Grande Conversation : Commençons par une définition. C’est quoi la nouvelle classe écologique ?

BRUNO LATOUR : Il faut prendre la notion de classe dans la tradition de Marx. Elle est liée aux rapports de production, comme nous l’avons tous appris dans notre jeunesse. Elle organise encore beaucoup d’esprits, pas simplement à gauche. Nous reprenons le même terme de classe, mais nous l’appliquons à un autre problème, qui est notre résumé de ce qu’on appelle la crise écologique : celui des conditions d’habitabilité de la Terre. Ce n’est pas une crise qui porte sur un sujet qui s’ajouterait aux problèmes habituels. Elle est le centre de la question politique fondamentale de notre temps : comment peut-on se reproduire, durer dans le temps, engendrer, avoir des enfants, ce qui réclame un monde habitable ? Si cette question devient centrale, elle définit autrement les alignements d’intérêts et donc, par conséquent, de classes. Elle mange par petits bouts les définitions de toutes les classes, au sens culturel comme au sens social. C’est cette redistribution, réalignement ou reclassement, qui nous semble pertinente. On est au milieu d’un processus peu visible, mais bon ! un texte écrit par un philosophe et un sociologue, un vieux philosophe et un jeune sociologue, n’a pas vocation à être empirique, il doit être à la fois un peu provocateur, et dire comment les choses pourraient avancer.

LGC : Dans le livre, vous proposez des définitions parfois différentes de ce concept de classe. Vous venez d’évoquer une dimension culturelle et une autre sociale. Vous utilisez souvent la notion de classe pivot. Et souvent aussi, vous opposez la classe écologique aux classes dirigeantes actuelles, ce qui est une définition plus politique. Ce concept de classe, vous l’utilisez dans un sens métaphorique ?

BL : Non, c’est un imbroglio ! C’est l’imbroglio dans lequel nous sommes. Cette question de l’habitabilité est partout à la fois, dans les relations entre les uns et les autres, dans les émotions des uns et des autres. Tous les partis, tous les acteurs, rajoutent de l’écologie à leurs discours classiques. En un certain sens, cette classe n’est pas encore advenue et elle est déjà tellement ambiguë, comme vous l’avez bien vu. Elle est en soi et pas pour soi ! Elle est là, mais elle ne sait pas comment se rendre présente. C’est pour ça que nous avons écrit ce livre : pour tenter de la rendre visible et consciente d’elle-même. Davantage que le mot classe, c’est le mot reclassement qui nous intéresse. Les Français se sentent un peu perdus dans l’organisation sociale actuelle, ce n’est pas un mauvais moment pour poser cette question : comment est-ce que vous vous reclassez ?

Nous avons une dette à l’égard du travail de Norbert Elias. Cette notion de classe écologique s’entend au sens de classe dirigeante qui en remplace une autre, comme la bourgeoisie a remplacé l’aristocratie dans son scénario. L’approche d’Elias a été critiquée, mais je pense qu’elle est très puissante. Et elle nous renvoie au « sens de l’histoire ». La classe dirigeante est celle qui dispose d’une rationalité supérieure, et qui reproche aux autres leur irrationalité. C’est ainsi que la bourgeoisie a dit à l’aristocratie : vos histoires de batailles et de conquêtes, c’est complètement irrationnel par rapport à ce qu’on peut faire en produisant et en commerçant. La notion de développement a été le principe de rationalité qui a présidé à la domination de la bourgeoisie et de la pensée libérale. Le désastre politique actuel s’explique par l’épuisement du développement comme moteur de l’histoire, et l’incapacité de la classe dirigeante à l’admettre. Tout le monde sent qu’il y a quelque chose de pourri au royaume du développement et du libéralisme. Les forces politiques ne savent pas où se situer dans ce nouveau paradigme. On continue à avoir une force d’extrême droite, des forces libérales, des forces socialistes, mais qui sont dans un état lamentable.

La classe écologique en émergence peut signifier aux classes dirigeantes actuelles que leur projet de vie collective est irrationnel. Pourquoi ? Parce que le monde dans lequel elles veulent nous transporter n’existe pas, il n’est pas habitable. Elle peut affirmer : « Nous, nous travaillons le cœur de ce qu’a toujours été l’anthropologie politique, c’est à dire la question de l’existence dans des collectifs qui sont territorialisés et où l’on se pose la question essentielle de leur durée et de leur reproduction ». Cette question traverse toute la politique. De nos jours, tous les partis, de l’extrême gauche à l’extrême droite en passant par le centre, se posent des questions sur l’engendrement, sur la durée, sur la survie.

Que ce soit l’extrême droite, avec son thème fantasmatique du grand remplacement, et son obsession de défense du territoire, ou l’extrême gauche avec extinction-rébellion, ou la question du féminisme et de la haine des femmes. Tout le monde a cette question à l’esprit : est-ce qu’on va durer ? Et l’éco-dépression se loge aussi dans cette question. C’est le rôle de la philosophie de nommer ce problème et de montrer qu’il existe parce que la rationalité qui formait l’horizon de l’histoire est devenue obsolète et un frein à l’histoire.

LGC : Vous parlez du sens de l’histoire, vous utilisez la notion de conflit de classe, mais pour qu’il y ait un conflit de classe, il faut qu’une classe s’oppose à une autre classe. Or, on a le sentiment à vous lire que cette classe écologique, c’est l’humanité tout entière, puisqu’en fait, elle doit se battre pour sa survie. Est-ce qu’il peut y avoir un sens de l’histoire ? Est-ce qu’il peut y avoir un conflit de classes s’il n’y a qu’une seule classe ?

BL : Joseph de Maistre a dit « Il n’y a point d’homme dans le monde… » pour souligner les différences de culture entre les peuples. Cette classe écologique regroupe des êtres humains qui ont conscience de la crise de l’habitabilité. Ce n’est pas toute l’humanité. C’est une classe-pivot. J’emprunte le terme aux travaux de Bruno Karsenti. Il n’y a pas un conflit de classe, il y a une multitude de disputes, de désaccords. Cette profusion caractérise les oppositions sur l’habitabilité. Cette classe-pivot établit un rapport entre le haut et le bas de la société, en quelque sorte, avec un projet qui s’oppose au projet de développement par la production et la distribution de biens. Donc, la nouvelle classe-pivot est en lutte, mais ces luttes sont dispersées, elles sont un peu partout. Parfois, elles rassemblent, comme sur le climat. Elles se rassemblent et même s’organisent géopolitiquement. Parfois, elles sont complètement dispersées. Pour que cela devienne un conflit organisé, il faut des descriptions par les acteurs eux-mêmes des situations de conflit dans lesquelles ils se trouvent. C’est mon obsession depuis longtemps. Pour le moment, ces situations de conflit ne s’additionnent pas et ne trouvent pas de débouchés politiques. Vous avez vous-même publié dans Terra Nova une note – Le paradoxe français – qui montre la distance entre les systèmes de valeurs des Français et leur représentation idéologique, médiatique et politique, qui va dans le sens de ce que nous essayons de dire dans notre livre. Il n’y a plus d’alignement entre la façon dont les gens vivent les conflits actuels et la représentation de ces conflits, tels qu’ils sont médiatisés et politisés. Le conflit entre les chasseurs et les écologistes est un bon exemple. La version médiatique est : les chasseurs et les Verts sont des ennemis. Les chasseurs le croient, les écologistes aussi. Si vous lisez le livre de Charles Stepanoff – L’animal et la mort – qui propose une anthropologie de la chasse à partir d’une enquête immersive qui a duré deux années, vous comprenez que cette opposition n’a aucun sens. Il y a les bons chasseurs et les mauvais chasseurs, les bons et les mauvais défenseurs des animaux. On ne peut pas être pour ou contre la chasse en général. Tous les conflits sont comme ça. Et le travail qu’il faut mener pour voir les luttes se lier, les conflits s’organiser, consiste à nommer les choses, à décrire précisément les situations. L’ambiguïté de la notion de classe écologique, qui est tantôt une classe populaire, tantôt une classe dirigeante, tantôt une classe pivot, tantôt une classe trop large, tantôt une classe trop petite, c’est la situation-même que nous vivons.

LGC : C’est ce que vous écrivez des oppositions sur la viande à un moment donné ?

BL : Sur la viande, sur l’urbanisme, sur la mobilité, à chaque fois, on est dans des sujets de dispute. On réussit à changer les alignements d’intérêts et d’affiliation quand on commence à décrire la situation dans laquelle on se trouve. C’est ce que nous essayons de faire avec les ateliers « Où atterrir » où nous demandons aux participants de décrire leurs situations de vie. Et on s’est aperçu que la condition pour arriver à effectuer ce travail est que les gens ne donnent pas leur opinion. Parce que les opinions, vous l’avez montré de façon claire dans votre livre, Le business de la haine, sont devenues des armures, elles ne disent plus rien. Les opinions sont aliénées. Elles ont été vampirisées. Il faut commencer par dire aux gens : « on ne s’intéresse pas à vos opinions, décrivez les attachements dans lesquels vous vous trouvez », et ces descriptions sans opinions vont créer des affiliations et des relations entre les différents intérêts.

LGC : Vous utilisez beaucoup ces deux notions : le monde où l’on vit, le monde dont on vit, et vous dites que l’objectif est de réussir à superposer ces deux mondes…

BL : C’est inspiré de ce passionnant livre de Pierre Charbonnier – Abondance et liberté – qui a beaucoup de qualités. J’ai repris cette formule parce qu’elle est particulièrement forte. Au fond, comprendre l’écologie, c’est avoir conscience que l’origine des biens dont nous bénéficions vient d’ailleurs. Ça peut être les anciennes colonies, ou les pays en voie de développement, ou ailleurs. Ça peut être produit par des catégories exploitées, comme on le voit avec le travail des enfants, le travail forcé. C’est ailleurs, et dans cet ailleurs, il n’y a pas les mêmes droits. Dans le monde dans lequel on vit, on a des droits et on a des privilèges. Il y a une frontière comme la frontière européenne, et elle est particulièrement bien défendue. Mais en fait, évidemment, cet espace dans lequel on se trouve ne vit pas en autarcie. Nous pouvons y vivre grâce au monde dont on vit, où les gens ne bénéficient pas des mêmes protections, juridiques ou démocratiques. Qu’est-ce que la question écologique ? Au fond, c’est celle de l’entrée dans le politique de cet extérieur. Cela peut être le gaz à effet de serre, ou le bois, ou l’eau que nous utilisons. Il faut sortir l’écologie de son pré carré, les trucs verts qui s’ajouteraient aux sujets politiques vraiment importants. La question écologique, c’est la prise de conscience que le monde où l’on vit dépend d’un monde dont on vit, qui – lui – n’est pas représenté politiquement. Dans ce cadre, toutes les questions sociales, de justice, de domination sont des enjeux écologiques.

LGC : Dans votre livre, vous soulignez que les écologistes ont négligé la bataille des idées et qu’en la négligeant, ils n’ont pas réussi à fédérer cette nouvelle classe.

BL : Ils ont pensé à tort que faire rentrer la nature dans la politique ne posait pas de problèmes fondamentaux. Les écologistes sont souvent très scientistes. Pour eux, c’était une évidence scientifique. J’ai écrit Politiques de la nature, il y a presque 25 ans, qui abordait cette question et en montrait la complexité. Qu’est-ce qu’un sujet, qu’est-ce que la politique, ou un État national, comment cela s’agence avec la nature ? Moi, je suis arrivé à toutes ces questions par la sociologie des sciences, donc par un doute profond sur la représentation qu’on se fait de la science. Vous avez vu le film Don’t look up, les écologistes sont comme les deux scientifiques du film, ils pensent que les dérèglements climatiques sont tellement impressionnants, effrayants, et scientifiquement démontrés, qu’ils suffisent au fond à entraîner les esprits. Ce n’est pas comme ça que cela marche. En politique, les faits ne suffisent pas. J’ai montré moi-même, dans un travail ancien sur Pasteur – Pasteur : guerre et paix des microbes – que s’il avait pensé de cette façon, il serait resté inconnu, tout juste un précurseur. Ce qui limite la bande passante de l’écologie politique est cette incapacité à appréhender ensemble l’histoire, les sciences, la culture, les arts, les romans. C’est tout un travail qui n’a pas été mené. On ne peut pas le reprocher aux écologistes. Je reconnais que c’est un peu vache d’évoquer cette question au moment où ils sont en campagne, mais bon, je pense que c’est important de rappeler qu’une vision scientiste des faits à propos de la nature et de la politique est une impasse. Les faits scientifiques ne déterminent pas la décision politique. Il n’y a pas de politique sans controverses.

LGC : Puisque vous parlez de vacheries, il y a une phrase dans votre livre, fréquemment citée : « Pour le moment, l’écologie politique réussit l’exploit de paniquer les esprits et de les faire bailler d’ennui. D’où la paralysie de l’action qu’elle suscite trop souvent. » Est-ce l’explication de son faible succès auprès des électeurs ? Elle génère de l’angoisse et semble susciter peu de désir ou de passion.

BL : Oui, on cite cette phrase souvent. On l’a même utilisée pour embêter Jadot dans une émission de radio, ce qui m’a beaucoup gêné. Ce n’était pas sympa, mais elle est mal interprétée. Ce n’est pas la faute des écologistes. Non, c’est notre faute à tous. La panique vient de l’annonce de la catastrophe climatique. Elle crée une angoisse existentielle insurmontable. La catastrophe vous est extérieure, vous la regardez depuis votre fenêtre, vous n’êtes pas dedans. Pour échapper au sentiment d’impuissance, il faut comprendre que les conditions d’habitabilité, c’est ce qui nous permet d’exister et de bien vivre. Il faut faire passer le débat des conditions de production à celles de l’habitabilité. C’est ce que montre très bien Charbonnier dans son livre. Cette question a toujours fait partie de la définition du politique, mais d’une façon invisible. Elle était dans le droit de propriété, elle était dans l’exploitation des ressources, mais toujours cachée. Maintenant, elle est clairement posée. Elle est au cœur du débat politique et elle oblige tout le monde à bouger. Il faut que les sociologues acceptent de changer un peu leur définition du social. Il faut que les politiciens acceptent de modifier un peu la définition du politique, que la question de la nation, de l’État-nation et la question des frontières soient un peu modifiées. Bref, les 75 questions que l’on pose dans notre Mémo, elles veulent dire : au travail ! Reprenons toutes ces questions les unes derrière les autres, comme les socialistes l’ont fait lorsqu’il a fallu, au milieu du XIXᵉ siècle, se défaire du libéralisme.

LGC : Justement. Vous donnez cet exemple dans votre livre et vous dîtes que cette vision socialiste, il a fallu près d’un siècle pour l’élaborer. Vous suggérez qu’il faudra beaucoup de temps pour construire la vision écologiste et opérer ce changement de paradigme. Pendant ce temps, les experts du GIEC nous disent qu’on dispose d’une quinzaine d’années pour agir avant qu’il ne soit trop tard. N’est-ce pas ce décalage temporel qui explique le sentiment d’impuissance éprouvé par beaucoup d’entre nous ? Les gens ont conscience de ce décalage. Ils sentent qu’il faudra énormément de temps pour dévier la course de cet immense tanker qu’est l’économie de la production fondée sur l’exploitation des ressources terrestres.

BL : Ça peut avoir un côté décourageant, ce conflit temporel. Mais moi, je crois qu’il faut le travailler sérieusement, comme une tragédie. Nous ne disposons pas du temps qu’ont eu les socialistes pour passer d’une version paternaliste et charitable de la question sociale à la fin du XIXᵉ siècle, jusqu’au Front populaire. Mais si l’on s’intéresse au modèle productif, les choses se sont passées très vite. Les infrastructures du pétrole et du gaz, et ce qu’on appelle la grande accélération, c’est l’après-guerre, ça va des années 1950 aux années 2000. Ce qui a été fait peut être défait en un temps très court. La vitesse de réaction des humains, des sociétés n’est pas donnée d’avance, elle est variable. Ce conflit temporel définit la situation. C’est une tragédie, mais cette situation tragique n’est pas désespérée. Il faut accepter cette dimension tragique : nous sommes confrontés à un problème existentiel, pas à un problème managérial.

LGC : Il y a un impensé dans votre Mémo sur la nouvelle classe écologique, vous ne dîtes rien sur la version libérale de la transition écologique qui fait le pari qu’elle ira plus vite par la prise de conscience des investisseurs, des entrepreneurs, des dirigeants. L’économie capitaliste est en train de comprendre que sa survie dépend de la nécessité absolue de décarboner, d’abandonner l’économie brune au profit de l’économie verte. La transition ne sera-t-elle pas plus rapide et plus efficace si elle est conduite par la régulation dans le cadre d’une économie libérale ? De façon sous-jacente dans votre Mémo, il y a l’idée qu’il faut une sorte de révolution politique pour opérer ce changement de classe dirigeante. Si on doit attendre que les partis écologistes deviennent majoritaires aux élections, ça risque de prendre un certain temps. Je ne préjuge pas du résultat de Yannick Jadot lors de cette campagne présidentielle, mais même les Verts allemands, que l’on considère comme les plus proches de l’exercice du pouvoir, ont encore une fois été battus par les deux partis traditionnels. Même s’ils participent au pouvoir, ils n’ont pas le leadership. En Allemagne, lors de la récente élection législative, il n’y a pas eu de changement de classe dirigeante, mais un simple changement de coalition. La voie réformiste n’est-elle pas préférable?

BL : Mais il n’y a rien de révolutionnaire dans notre Mémo. Nous en appelons à une nouvelle association. Nous parlons de reclassement. Il va y avoir des industriels, des investisseurs, des ingénieurs dans la classe écologique. Donc je suis embarrassé par cette question. Je pense qu’il faut une multiplicité d’approches pour opérer la transition. C’est un changement de paradigme et c’est très important de le penser comme changement de paradigme. Ça va provoquer des reclassements et des conflits. On va avoir des conflits très intéressants sur l’énergie, les transports, la consommation, etc., comme il y en a eu dans les années d’après-guerre. Donc, on reste dans la politique. Et même dans une politique très classique avec une relève qui vient de l’opposition. Ce qui veut dire, en un certain sens, que nous devons sortir de la radicalité telle qu’elle est imaginée à gauche, cette idée qu’on va sortir du capitalisme, en faisant la révolution. Une idée qui la paralyse. En même temps, il faut assumer le fait que l’écologie et la gauche représentent l’opposition à cette version libérale de la transition, qui est toujours à un doigt du greenwashing et de la continuation du business as usual, et qui s’appuie sur toutes les possibilités de géo engineering. Donc, il va y avoir des conflits très durs. Et pour mener ces conflits, il faut construire cette classe écologique, porteuse d’une rationalité supérieure et ayant raison sur le sens de l’histoire.

Le problème fondamental n’est pas la révolution. Il faut en finir avec cette conception religieuse de la politique, avec cette idée que la pureté politique réclame une transformation radicale. On ne peut pas réduire la question écologique à la révolution, parce qu’elle est trop dispersée, trop multiple. Elle s’adresse à trop de gens différents. Elle est beaucoup trop conflictuelle et elle ne peut pas s’unifier dans cette espèce de grand récit révolutionnaire, alors même qu’elle est très radicale, parce qu’elle change le paradigme.

LGC : Mais vous écrivez que la classe écologique doit s’emparer du sens de l’histoire. Il n’y a pas de sens de l’histoire sans un grand récit historique !

BL : Le grand récit historique, c’est que la modernité qui était fondée sur la notion de développement libéral et socialiste, sur les rapports de production, c’est fini. Et donc maintenant, la modernité repose sur la capacité à maintenir l’habitabilité de la Terre. Ce qui suppose d’ailleurs, non pas un sens de l’histoire, mais des tas de sens de l’histoire. Parce que la territorialisation, la multiplicité des territoires, l’atterrissage ne se déploient pas dans le même espace-temps. Ça, c’est la partie cosmologique de notre affaire.

LGC : Vous évoquez la question des sacrifices. Dans le groupe de 50 Français, petite communauté citoyenne que Terra Nova a constitué avec BVA pour animer La Grande Conversation, on voit que cette perception des sacrifices à faire est très présente quand on parle écologie. On est passé du déni à la culpabilité qui consiste à dire : « je ne suis pas prêt à faire des sacrifices ». Le faible score des écologistes aux élections un peu partout en Europe s’explique aussi par ce sentiment qu’ont les gens que s’ils votaient pour les écologistes, il faudrait faire des sacrifices. Et donc, cette question est au cœur de cette apathie que nous ressentons tous. Est-ce possible d’avoir un grand récit historique qui parle de progrès, de bonheur, de lendemains qui chantent, tout en disant que ça ne va pas être marrant tous les jours ?

BL : Certes, mais dans le système actuel de destruction générale, ce n’est pas marrant tous les jours.

LGC : Mais les gens savent ce qu’ils ont aujourd’hui, et ils anticipent que les sacrifices leur feront perdre du confort ou de la liberté…

BL : Oui, mais ils savent aussi ce qu’ils perdent si on continue comme ça. Ce n’est pas une situation simple. C’est une situation dans laquelle l’inquiétude est générale. Les gens s’inquiètent pour leurs enfants et leurs petits-enfants. Cette éco-anxiété est très déprimante. Les gens de mon âge se disent brusquement : « si je ne me sacrifie pas, les choses vont empirer ». C’est pour cela qu’il faut en revenir inlassablement à cette question centrale de l’habitabilité de la planète pour qu’elle devienne le moteur de nos intérêts. Et c’est pour cela aussi qu’il faut décrire ces intérêts, pour prendre conscience de ce à quoi nous tenons entre mobilité, habillement, nourriture, installation, enfants, éducation, etc. C’est tout à fait normal que les gens soient paralysés. Elle est effectivement paralysante, cette situation. Mais qu’est-ce qu’on fait ? On ne reste pas comme ça dans une situation de panique. Il faut travailler. Le champ des forces politiques est encore indéterminé aujourd’hui. La preuve, c’est que tout le monde parle d’écologie dans un sens différent.

LGC : Une dernière question liée à l’actualité politique en France. Quel est votre sentiment sur cette incapacité de la gauche et des écologistes à s’unir, à discuter ensemble, à trouver un terrain d’entente ? Et même s’il ne s’agit que d’intentions de vote, les scores annoncés montrent que l’addition de la gauche et des écologistes représente à peine un quart de l’électorat ? S’agit-il d’un problème spécifiquement français ? Pourquoi la gauche s’effondre-t-elle, sans que pour autant les écologistes arrivent à émerger?

BL : L’effondrement de la politique est général et universel, de l’Inde à la Russie, de l’Amérique à l’Angleterre ou au Brésil, il y a un problème général d’impuissance et d’affaissement des États. Et la montée en puissance des autocrates est aussi un symptôme de cet effondrement. Se passer de la démocratie, c’est l’idée aussi bien de Trump, de Bolsonaro, d’Orban, d’Erdogan et évidemment des Russes et des Chinois. Au fond, la démocratie avait un sens quand on était embarqué dans ce mouvement de développement et qu’on traitait le seul problème important qui était la distribution et la répartition des biens qui étaient produits. Maintenant que cette question de la répartition de la production cesse d’être centrale, la politique s’effondre et la démocratie s’affaiblit.

Mais l’autre raison, c’est l’absence de travail et de projection dans l’avenir. La gauche semble n’avoir pour seul programme que de rester la gauche telle qu’elle était définie du temps de Mitterrand, dans les années 1980, il y a 50 ans maintenant. Elle s’épuise à maintenir indéfiniment cette idée qu’il faut une rupture radicale, idée à laquelle plus personne ne croit. Face à cela, les écologistes n’ont pas défini leur projet clairement, comme étant différent et allant dans une autre direction que cette éternelle recherche de radicalité. On peut dire que c’est de l’acharnement thérapeutique, de tenter de maintenir en vie cette gauche de 1981. Donc, là aussi, un manque de travail. Oui, ils vivent encore sur une idée du social qui est périmée et une idée fausse de ce qu’est l’action politique. Sachant cela, il faut se donner du mal. Il faut créer des revues. Il faut mener un travail idéologique. Nous avons écrit ce Mémo quand j’ai découvert qu’il n’y avait pas d’école du parti à EELV. Il faut travailler, former, transmettre…

Ouvrages et film cités dans l’entretien

  • Pierre Charbonnier, Abondance et liberté : une histoire environnementale des idées politiques, La Découverte, Paris, janvier 2020.
  • Norbert Elias, Sur le processus de civilisation : recherches sociogénétique et psychogénétique, publié en allemand à Bâle en 1939, traduction française par Pierre Kamnitzer en deux volumes : La civilisation des mœurs, Calmann Lévy, collection Liberté de l’esprit, Paris, 1974. La dynamique de l’Occident, Calmann Lévy, collection Liberté de l’esprit, Paris, 1975.
  • Bruno Karsenti, Cyril Lemieux, Socialisme et sociologie, Editions EHESS, Paris, juillet 2019.
  • Bruno Latour, Nikolaj Schultz, Mémo sur la nouvelle classe écologique : comment faire émerger une classe écologique consciente et fière d’elle-même, Les empêcheurs de penser en rond, Paris, janvier 2022.
  • Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, La Découverte, Paris, octobre 2017.
  • Bruno Latour, Politiques de la nature, La Découverte, Paris, 1999.
  • Bruno Latour, Pasteur : guerre et paix des microbes, suivi de Irréductions, La Découverte, Paris, 1984.
  • Jean-Louis Missika, Henri Verdier, Le business de la haine : Internet, la démocratie et les réseaux sociaux, Calmann Lévy, collection Liberté de l’esprit, Paris, février 2022.
  • Charles Stepanoff, L’animal et la mort : chasses, modernité et crise du sauvage, La Découverte, sciences sociales du vivant, août 2021.
  • Don’t look up, Déni cosmique, comédie dramatique américaine écrite et réalisée par Adam McKay, diffusée sur Netflix en 2021
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Bruno Latour