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Transition verte : quel rôle pour la finance ?

Transition verte : quel rôle pour la finance ?

Pour développer une nouvelle économie « durable », la transition verte nécessite de nombreux investissements. Comment orienter les investisseurs vers les enjeux de long terme ? Au delà des déclarations d’intention, des outils incitatifs ont été mis en place. Mais quelle est leur efficacité ?

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Publié le 8 décembre 2021
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Finance durable : un enjeu essentiel pour la transition écologique, bilan du quinquennat et perspectives

Pour orienter nos économies vers un développement durable, il faudra mobiliser des financements importants. Où en sont les projets permettant de « verdir » la finance ? Une série de projets ont été développés depuis 2017, relayés par une forte dynamique européenne. Cependant, tous les engagements du candidat Macron n’ont pas encore été mis en œuvre.
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Publié le 17 janvier 2022

La finance durable de Monsieur Macron

La Grande Conversation a publié, le 8 décembre dernier, un texte de Philippe Zaouati proposant un bilan des actions menées dans le quinquennat en cours pour mobiliser la finance sur des objectifs de la transition environnementale. Dans cette réponse, l’auteur exprime ses doutes sur la capacité actuelle du secteur de la finance à contribuer à la lutte contre le réchauffement.

1. Secteur financier : la différence entre “jouer son rôle” et “faire sa part”

Le candidat Macron écrivait en 2017 : “J’attends du secteur financier qu’il joue son rôle, en mettant ses capacités de financement et sa créativité au service de cette transition, en créant des supports financiers attractifs pour l’épargne de long terme, et de façon plus générale en favorisant le long terme et en prenant conscience de sa responsabilité.

Cette déclaration surprend car le candidat ne proposait absolument aucune réglementation ni incitation alors que le rôle du secteur financier privé n’est pas de se mettre spontanément au service de la transition écologique et énergétique mais de faire fructifier ses investissements. L’appel à une prise de conscience semblait tout de même une étape à la fois complètement dépassée en 2017 et totalement insuffisante.

Les acteurs financiers sont des entreprises commerciales en concurrence les unes avec les autres. Que ce soit pour leur compte propre (investissements des banques) ou pour le compte de leurs clients, particuliers ou institutionnels comme les fonds de pension, ces acteurs recherchent les meilleures performances financières. Il s’agit de maximiser le rendement ajusté du risque de leurs portefeuilles d’investissements.

S’agissant des mandataires, cette responsabilité fiduciaire est totalement structurante : maximiser la performance financière des actifs dans l’intérêt du seul bénéficiaire exclut de gérer “au premier chef” (cf. note 1) dans l’intérêt de la société dans son ensemble (quoique cela veuille dire). La gestion par défaut exclut donc un investissement responsable ou durable qui serait, par définition, un investissement fondé sur des critères extra-financiers indépendants donc des objectifs de performance financière et donc de l’intérêt financier de l’investisseur lui-même. Un investissement responsable qui maximiserait la performance financière ne serait plus un investissement vraiment responsable puisqu’il serait choisi par n’importe quel gestionnaire. Naturellement, une telle “coïncidence” serait de toutes manières limitée à un très petit nombre d’investissements potentiels (sans impact négatif!), par exemple dans les technologies climatiques, représentant bien moins de 1% de ce qui est communément associé aux encours sous gestion “durable”.

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Pour le reste, l’approche durable étant la prise en compte d’externalités négatives (comme les émissions de GES par exemple) justement considérées jusque-là comme gratuites, l’exigence de rentabilité de la finance traditionnelle crée une impasse pour le financement de la décarbonation de l’économie. Cela coûte plus cher de produire plus proprement les mêmes biens (acier propre, hydrogène vert etc.). De tels investissements verts seraient structurellement moins rentables que la poursuite du business as usual carboné. Ils ne seront finalement pas sélectionnés par l’entreprise dont les investisseurs en fonds propres exigent qu’elle crée et même maximise la valeur actionnariale, c’est-à-dire la valeur pour eux-mêmes. Bill Gates dit la même chose : “réduire les primes vertes est la chose la plus importante que nous puissions faire pour éviter une catastrophe climatique”. Il donne l’exemple d’une compagnie aérienne passant du kérosène à un biocarburant et qui verrait ses coûts d’approvisionnement augmenter de 141 %. Le terme “prime verte” renvoie à ce surcoût (qu’il faut payer) entre un produit ou un processus qui implique l’émission de GES et une alternative qui ne le fait pas. Gates poursuit en écrivant que les gouvernements ne disposent que de deux leviers pour réduire ces primes vertes : réduire le coût des alternatives zéro carbone ou facturer les coûts cachés de la pollution (idéalement, les deux). De manière tout à fait significative, à aucun moment il ne fait référence à la finance… verte ou pas.

Il ne faut pas confondre “jouer son rôle” et “faire sa part ». Parler de finance verte devrait signifier que ce surcoût vert reviendrait, au moins en partie, aux apporteurs de capitaux, aux financeurs. Ce n’est bien sûr pas le cas pour M. Macron. Dans le paradigme financier, l’exigence de rentabilité des investisseurs est identique pour les projets verts et bruns d’une entreprise, seule l’adéquation risque-rendement compte. Comme la rentabilité de l’investisseur, c’est le coût du capital payé par l’entreprise, ces financiers n’influencent pas sur la sélection des projets en fonction de bénéfices environnementaux ou sociétaux, mais en fonction des cash-flows prévisionnels. Les cash-flow “verts” avec des capex importants et des bénéfices à long terme sont structurellement défavorisés par rapport à l’exploitation à court-terme des actifs carbonés existants.

La finance privée ne joue ainsi aucun rôle singulier dans la transition, ni incitation, ni accélération. Elle rate de loin l’objectif quantitatif – pour rappeler l’ordre de grandeur, la Cour des comptes européenne estimait l’investissement annuel nécessaire à 1115 milliards d’euros entre 2021 et 2030 en Europe. Elle ignore l’objectif qualitatif puisque l’État reste seul pour faire franchir à l’actif vert le fossé de la rentabilité (“grâce à une utilisation intelligente de l’argent public (« de-risking » de projets)” (cf. note 1).

Par exemple, il n’y aurait pas eu de nouvelles énergies renouvelables intermittentes sans les 120 à 150 milliards d’euros d’argent public investis pour leur soutien (à travers des prix de rachat garantis), un soutien de fait au bénéfice des producteurs d’électricité d’origine éolienne et photovoltaïque. Ce sera également vrai des prochains EPR. Les mains se tendent maintenant vers l’État pour payer le surcoût de l’atténuation dans de nouveaux secteurs (batteries, automobile, hydrogène vert à usage industriel, infrastructures diverses, etc.) et fabriquer de nouveaux actifs financiers « investissables ».

Le financement de la transition devient l’opportunité d’un ruissellement à l’envers, l’argent public – qui est aujourd’hui essentiellement la dette de tous les contribuables – sert à rendre les projets bancables pour assurer aux investisseurs la rentabilité (excessive) qu’ils recherchent. L’État joue le rôle de l’investisseur social et environnemental de référence, soit (sachant qu’il ne pourra pas tout), mais le secteur financier finance tout ce qui est rentable, quelle que soit la couleur du projet. Ce qui explique qu’en moyenne pour 1€ investi dans le vert, on investit encore 3€ dans le brun (y compris une part de l’Etat d’ailleurs). Un rapport de Reclaim Finance révélait que les 60 plus grandes banques du monde ont accordé 3800 milliards de $ aux entreprises actives dans les secteurs du pétrole, du gaz et du charbon depuis l’Accord de Paris, avec des financements plus hauts en 2020 qu’en 2016, cela particulièrement de la part de grandes banques françaises.

Finalement, le secteur financier n’agit pas sur les paramètres de risque-rendements qui sont ses inputs. C’est l’État qui doit déformer différentiellement les risque-rendements verts et bruns pour jouer sur les productions relatives d’actifs financiers verts et bruns (et donc sur les productions d’actifs physiques sous-jacents verts et bruns). Il devrait le faire de manière beaucoup plus systématique et pas seulement en réduisant le risque du vert ou en augmentant la rentabilité du vert, mais aussi en dégradant la rentabilité du brun (taxe carbone, durcissement des normes d’émission, interdiction à terme, etc.). Aucune de ces déformations n’est endogène aux marchés financiers.

2. Le cas emblématique de l’obligation verte

Selon l’économiste Michael Jensen, “il n’est pas de proposition en économie plus solidement confirmée que l’hypothèse d’efficience des marchés financiers”. Critiquer cette déclaration va bien au-delà de cette note, mais disons pour simplifier que ce qui est tout à fait consensuel, c’est qu’il n’y a pas d’arbitrage sans risque disponible dans le marché (le fameux “no free lunch”). Imaginez donc deux actifs, un vert et un brun, de la même classe de risque et générant exactement les mêmes flux de revenus. Si le prix de l’actif vert s’appréciait relativement à celui du brun, un arbitrage serait mis en place par les professionnels pour un profit certain : vendre le titre vert et acheter le titre brun.

Le cas de l’obligation verte est très intéressant parce qu’il illustre exactement ce que prédit la théorie. Les risques d’une obligation verte et d’une obligation classique sont strictement identiques (c’est le risque crédit ou risque dit émetteur) et les investisseurs ne peuvent pas faire autrement que de les “pricer” de manière similaire.

Finalement, faisant une analogie avec le prêt d’un acheteur considérant un véhicule électrique et un véhicule à moteur thermique, tout se passe exactement comme si le prêt et en particulier le taux d’emprunt octroyés par la banque étaient identiques, que cet acheteur finance l’un ou l’autre des véhicules. Si l’acheteur choisit finalement le véhicule propre, que son banquier appelle finalement “vert” son prêt n’apporte rien. Le prêt lui-même n’aura joué strictement aucun rôle différenciant dans la sélection de l’acheteur. Ce qui compte, ce sont les incitations pécuniaires (bonus de l’État ou de la Région) et l’effort personnel (couvrant le reste à charge) de l’acheteur. Ici, l’État aura fait sa part, l’acheteur aura fait sa part, mais « la finance » n’aura joué que son rôle. Elle n’aura pas fourni d’incitation et donc ne contribue pas à l’accélération de la transition.

C’est exactement cela, l’obligation verte – avec le risque supplémentaire que le projet sous-jacent ne soit pas vert. Là, la vigilance des ONG est utile car on a le droit de ne pas vouloir financer une nouvelle centrale thermique à charbon ou une extension d’aéroport (a fortiori avec une obligation verte). Mais financièrement, quelle que soit la qualité du projet sous-jacent, il n’y a aucun transfert d’une prime verte vers les porteurs obligataires : l’entrepreneur vertueux paiera exactement le même taux pour financer son projet vert que l’alternative brune. Et les banquiers se diront « fiers » de lancer ces obligations vertes (et curieusement jamais “honteux” de lancer des obligations brunes). M. Macron écrivait “en poursuivant l’émission d’obligations vertes, l’État donnera un signal clair et fort” (cf. note 1). Vraiment? Mais un signal de quoi et envers qui? C’est le monde à l’envers. Ce n’est pas l’obligation verte qui rend le projet vert, c’est le projet vert qui peut rendre l’obligation verte. Le fameux fléchage fonctionne en réalité dans l’autre sens. Ce sont les émetteurs (d’obligations) vertueux qui sont priés de contribuer sans aucune contrepartie au greenwashing de la sphère financière. En réalité, l’État et ses agences (AMF notamment) donnent un très mauvais signal. Particulièrement en autorisant les banques commerciales à émettre des obligations vertes alors qu’elles disposent du “green loan” (copié-collé de l’obligation verte pour le marché bancaire) pour marquer leurs financements verts, prolongeant ainsi la fiction d’une réallocation active de l’argent en faveur de la transition, jusqu’à l’absurde dans ce dernier cas puisque les banques créent directement la monnaie en prêtant (elles ne transfèrent pas l’argent de la poche des épargnants vers leurs débiteurs).

La confusion a été installée à un tel niveau, que certains observateurs considèrent la taxonomie verte comme une fin en soi. Elle n’est en fait qu’une condition nécessaire mais absolument pas suffisante d’une déformation du marché en faveur de la transition. Bien sûr qu’on doit d’abord s’accorder sur ce qui est vert et ce qui ne l’est pas. Mais pour fertiliser justement cette taxonomie, il faut des mesures supplémentaires, fiscales par exemple. Mais au pays des niches fiscales, M. Macron n’en veut pas “Je propose de simplifier la fiscalité de l’épargne avec un taux de prélèvement unique de 30% pour tous les produits financiers. Ainsi, la fiscalité ne sera plus un élément déterminant du choix des épargnants. C’est une mesure indispensable pour redonner la liberté de choix aux épargnants, et pour retrouver une allocation de l’épargne qui s’adapte à l’horizon d’investissement et aux préférences des épargnants. La stabilité retrouvée des règles du jeu favorisera la mobilisation des capitaux privés pour la transition écologique” (cf. note 1). Ladite “flat tax” qui a bel et bien été mise en place revendique au contraire une neutralité totale entre vert et brun. On ne voit absolument pas pourquoi la “liberté” favoriserait la transition… Cette déclaration ne s’appuie sur aucune théorie ni observations (d’ailleurs pas un seul mot sur le sujet dans les 3 rapports du comité d’évaluation des réformes de la fiscalité du capital de France Stratégie).

Aujourd’hui, le “sceau” vert n’est pas synonyme de conditions de financement privilégiées, ce qui rend la politisation du sujet de la taxonomie (le bras de fer entre français et allemands qui vont verdir du même coup le gaz et le nucléaire) difficile à comprendre et le sujet très loin des approches et des objectifs fondés sur la science.

3. La “liberté de choix” et l’investissement socialement responsable (ISR)

Pour que les épargnants puissent exercer leur “liberté de choix”, une offre s’est développée de manière massive mais elle se déploie à l’intérieur du cadre le plus traditionnel de la sphère financière.

Pour en comprendre les raisons, il faut revenir au concept initial de l’investissement socialement responsable (ISR), une prise en compte pour des raisons morales de critères extra-financiers indépendamment des objectifs de performance financière, et donc de l’intérêt financier de l’investisseur lui-même. Ces investisseurs responsables ne souhaitaient pas financer certains secteurs comme celui de l’alcool, du tabac, etc. Une position morale tout à fait légitime, mais individuelle ou communautaire (les critères extra-financiers des uns ne vont pas nécessairement coïncider avec ceux des autres), et procédant historiquement par exclusion. Cette exclusion – « quoi qu’il en coûte » – assumait donc un coût d’opportunité potentiel ; celui de la surperformance des valeurs exclues, ces “sin stocks”, ces actions “du péché” que l’on refusait d’acheter. Une telle position ne visait pas à réformer le monde ni la finance d’ailleurs. Ce qu’elle a échoué systématiquement à faire : en 2021, les marchands d’armes ont battu des records absolus de ventes et l’industrie du tabac a fait plus de 600 milliards de ventes.

Cette conception potentiellement coûteuse était inacceptable du point de vue de l’industrie financière et ne répondait pas à la demande générale. Suivre le marché pour la gestion passive (c’est-à-dire se contenter de la performance moyenne) ou espérer “battre le marché” pour les plus motivés, oui, mais sous-performer n’a jamais été un argument de vente solide en matière financière…

Le monde financier ne se lie pas volontairement les mains pour une raison simple : une contrainte supplémentaire (par exemple sur l’univers “investissable”), c’est une espérance de performance diminuée. C’est tout à fait général. Si, au Monopoly, un joueur respectait une règle supplémentaire (il ne peut pas acheter les terrains bruns !) qui ne serait pas imposée aux autres joueurs, eh bien, en moyenne, il aurait statistiquement perdu la partie avant d’avoir lancé le premier dé. Les autres peuvent faire tout ce qu’il peut faire (comme acheter et vendre des actions du secteur brun), et plus ! Ils le dominent nécessairement. C’est bien pourquoi les tricheurs (délits d’initiés par exemple) ne respectent pas les règles : cela leur donne un avantage. S’imposer des règles (environnementales par exemple) plus strictes que les autres, ce serait comme une entreprise qui s’infligerait  seule un handicap mortel de compétitivité-coût. C’est bien la raison pour laquelle on plaide pour la mise en place d’une forme de taxe carbone aux frontières de l’Europe afin d’assurer des règles du jeu équitables et corriger l’écart de sévérité des réglementations entre l’intérieur et l’extérieur de l’espace européen.

Dès qu’une ambition entame la rentabilité, la demande s’effondre. La finance solidaire est certainement un exemple de finance responsable. Là, il y a une véritable concession sur la rentabilité des projets présentant un bénéfice social. Dès lors, cette finance « hors marché » ne représente que 0,02 % des patrimoines des français.

Le concept initial a donc été détourné par ceux qui proposent ce que proposent tous les autres (c’est-à-dire la performance financière), et « en même temps » de « sauver le monde ». On rase donc gratis, pas demain mais aujourd’hui !

Les investisseurs professionnels responsables (d’abord et avant tout sur le plan fiduciaire) sont évidemment transparents sur leurs engagements réels, quand on les recherche. Le “et en même temps” marketing est bien une subordination de la préférence pour la soutenabilité à la performance financière. Il n’y a aucun changement du paradigme. Selon PGGM, le deuxième plus gros fonds de pension néerlandais :

  • “La zone verte est la zone responsable. Les investisseurs de cette zone font de leur mieux pour contribuer à un monde plus durable, à condition que ce ne soit pas au détriment de la performance attendue par leurs bénéficiaires. Dans cette zone, l’idée est de contribuer au rendement sociétal aussi longtemps que cela n’affecte pas le rendement financier individuel. Dans cette zone, les investisseurs considèrent que contribuer au développement durable dans le cadre de leur mandat est l’une de leurs motivations intrinsèques ;
  • la zone rouge : dans cette zone, la contribution au bien collectif se fait en sacrifiant une partie du bien individuel. Cela se traduirait par une réduction de la pension de retraite des bénéficiaires afin de contribuer à un monde durable. C’est la zone de la tragédie des biens communs et de la tragédie de l’horizon, pour reprendre l’expression de Mark Carney. Cette option ne relève pas du mandat des gestionnaires de fonds de pension”.

PGGM confirme bien là son impuissance: le mandat d’un gestionnaire de fonds et les incitations produites par le système vont à contresens de ce qui serait nécessaire, car c’est précisément en investissant dans la zone rouge qu’on éviterait ladite tragédie des horizons/communs. La préférence pour la soutenabilité des investisseurs dit verts est toujours subordonnée de fait à la performance financière, ce qui la vide totalement de substance.

Quand M. Macron écrit “Toutes les études montrent que les Français sont attachés à l’impact environnemental et social de leur épargne, autrement dit à donner un sens à leur épargne”. C’est vrai mais trompeur : les motivations financières les plus traditionnelles (l’arbitrage risque-rendement) passent toujours avant la durabilité, il s’agit donc d’une préférence qui n’accepte pas de renoncer à la moindre fraction de rentabilité – par exemple pour assumer des coûts qui seraient justement associés à ce que serait une véritable durabilité. Une préférence, toutes choses égales par ailleurs, qui ne veut plus rien dire. La même que celle d’un mandataire comme PGGM forcément.

D’ailleurs, techniquement il n’y a pas d’autres critères de décision que l’optimisation de l’argent car la machinerie ISR repose généralement sur l’utilisation de notations ESG réalisées par une poignée d’agences américaines (non réglementées) qui ne mesurent absolument pas l’impact des entreprises notées sur la biosphère et encore moins l’impact des fonds eux-mêmes. Pas de bénéficiaires finaux, pas d’obligations de moyens, pas d’impact quantifiable et mesurable et surtout pas d’obligations de résultats. Il s’agit d’un formalisme (autorisé par le label ISR officiel) qui consiste essentiellement à fabriquer une notation ESG moyenne supérieure à celle d’un indice de marché de référence.

Pour ce faire, certains fonds excluent parfois le secteur de l’énergie, dans une approche d’exclusion traditionnelle. C’est une posture discutable, car si l’on peut vivre sans fumer ni boire d’alcool, notre monde ne peut pas fonctionner sans énergie, laquelle est même au cœur de la transition énergétique… Ces mêmes fonds investissent d’ailleurs dans le secteur financier qui… finance le secteur énergétique. La majorité des fonds ISR adopte cependant une position strictement opposée. Ils n’excluent aucun secteur a priori. A travers l’engagement actionnarial, pourrait-on finalement convaincre Total de renoncer à ses nouvelles explorations d’énergies fossiles ou donne-t-on passivement son accord à un pseudo plan climat proposé par l’entreprise ?

Quoiqu’il en soit leur optimisation méthodologique est construite sous contrainte de déviations géographiques et sectorielles très limitées par rapport à leur indice de référence. Dans les deux cas, en réalité, on colle en général à un indice de référence comme le MSCI, qui représente 85% de la capitalisation boursière de la zone euro. Autrement dit, contrôlant le risque d’écart de performance entre le portefeuille ISR et cet indice de référence, ces fonds et l’indice de référence sont essentiellement des biens substituables, et cette alternative échoue à sortir du paradigme risque-rendement habituel et du monde du « business as usual » associé et carboné.

Après des années de matraquage marketing intensif de l’industrie financière, de soutien de nouveaux marchands de doute, de capture des régulateurs et d’impasse bureaucratique bruxelloise, une réaction est en train de se produire avec la multiplication d’expressions publiques dont la plus remarquée aura été celle de Tariq Fancy, ancien CIO Sustainability de Blackrock. Pour les plus téméraires des marketers verts pour lesquels le “et en même temps” était devenu un “et en plus”, (une proposition mathématiquement absurde), le temps est à l’orage . Dans le désordre : Morningstar a collecté des données sur environ 52% de l’univers d’investissement européen (plus de 15 000 fonds): seulement 2,7% sont classés à l’article 9 de la réglementation “SFDR” (“Sustainable Finance Disclosure Regulation” classifie ainsi les produits qui auraient un objectif d’investissement durable). Pour le think thank Influence Map, 71% des 593 fonds ESG analysés ($265 milliards d’actifs sous gestion) sont en contradiction avec les accords de Paris et 55% des 130 fonds dits climat ($67 milliards) agissent à l’encontre du scénario +1,5°C. Dans une étude[, 3 chercheurs de l’EDHEC montrent que la problématique est essentiellement la même pour des fonds « thématiques » comme les fonds climat : 100 % des fonds analysés devraient tomber dans la catégorie greenwashing compte tenu de la faiblesse du rôle des déterminants Climat. Tout cela n’empêche pas l’AMF de prévoir la possibilité d’une communication dite “réduite” pour les fonds qui “prennent en compte dans leur gestion les critères extra-financiers sans en faire un engagement significatif”

Espérons que les révisions de la directive MiFID II et de la directive sur la distribution d’assurance (DDA) qui visent à inclure les préférences des clients en matière de durabilité soient l’occasion d’une vraie clarification. La manière dont on interrogera les clients sur leur sensibilité à ce sujet sera déterminante. Quelles concessions en termes de rentabilité seront-ils prêts à faire pour favoriser la transition ? Quels risques supplémentaires seront-ils prêts à prendre pour favoriser la transition ?

4. Risques antagonistes et impuissance face au chaos climatique qui s’annonce

« Nous savons que le changement climatique fait peser une systémique à long terme sur la sécurité du système financier. Il faudra trouver des moyens pour mitiger ce risque. Je suis favorable à une prise en compte des agendas environnementaux, notamment climatiques, dans la régulation prudentielle. Cela pourrait se traduire par un système de bonus/malus en fonction du type d’actifs pour les exigences en capital des banques et des assurances » (cf. note 1).

M. Macron précise ce qui le préoccupe ici, ce n’est pas le risque que l’activité humaine représente pour la stabilité du climat lui-même, avec ses conséquences potentielles désastreuses, mais le risque que le changement climatique fait peser sur le système financier. Ce n’est du tout pas le même objectif de protéger notre “maison commune” et de protéger le système financier. C’est exactement la même inversion que celle des notations ESG qui ne mesurent pas l’impact d’une entreprise sur notre biosphère et ses populations mais le contraire : l’impact potentiel du monde extérieur sur l’entreprise (et ses actionnaires).

En outre, cela débouche sur une impasse car les risques associés au changement climatique, théorisés par l’ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre Carney, sont en réalité antagonistes : le statu quo du monde carboné du Business As Usual est associé à la montée des risques physiques (et de responsabilité) alors que la décarbonation de l’économie est associée par construction aux risques de transition. Plus on décarbone (plus on transitionne), plus on augmente le risque de transition, plus on diminue les risques physiques (et de responsabilité). Et inversement. C’est un point crucial qui permet d’expliquer l’inertie actuelle : la transition, c’est un risque potentiel pour le système financier lui-même ! “Success is failure”, a dit Carney lui-même. Le budget carbone encore disponible aujourd’hui pour limiter le réchauffement à +2°C impliquerait de laisser dans le sol la majorité des ressources connues de charbon, de pétrole et de gaz – dévalorisant les actifs associés devenus « stranded assets », ou « actifs échoués » (évalués grossièrement à un tiers du marché britannique des actions et des obligations (en valeur) par Carney en 2015). Malheureusement, il y a une asymétrie temporelle, les risques physiques sont lointains et vus comme beaucoup moins “chers” par les modèles économiques et financiers actuels que les risques de transition qui seraient des coûts à payer aujourd’hui (comme ceux subis par le secteur automobile). La dévaluation temporelle liée à l’actualisation des flux est défavorable à la mise en œuvre de la transition (100€ dans 20 ans ne valent que 10€ actualisés à 12%). Ce genre de “détail”, assorti d’autres simplifications (croissance exogène et indépendante du climat, courbes de dommage hors-sol et minorant l’impact climatique), avait conduit l’économiste Nordhaus, dans une analyse de type coût-bénéfice, à calculer un scénario “optimal” de maximisation du bien-être économique qui entraînait une augmentation de la température de +3,5°C !

M. Macron ne propose aucune boussole pour sortir de cette ornière. Le système de bonus/malus n’a pas été mis en place. Naturellement, les banques, elles, réclamaient l’option gratuite du bonus vert… alors que ce système ne devrait d’ailleurs être qu’un malus sur les actifs bruns (“penalizing brown factor”), pour diminuer leur production par les banques, sans affaiblir un outil prudentiel mis en place pour gérer les risques des bilans des institutions financières. “Vert” n’est certainement pas corrélé à un niveau de risque particulier. Un projet vert peut naturellement être très risqué (surtout s’agissant d’innovation technologique). Sans parler de contribuer aux investissements dans l’énergie propre dans les économies en développement (qui représenteront l’essentiel de la croissance des émissions de GES au cours des prochaines années) ? Qui va surmonter le risque (de ces) pays ?

Ce manque de vision renforce le statu quo puisque les investisseurs sont laissés à leurs propres spéculations sur l’avenir. Le jeu mortifère des multiples scénarios donne l’avantage au statu quo et à la gestion passive (répliquer passivement l’indice de marché comme on l’a vu, une formule low-cost en plus). Car sur quelles transitions les investisseurs pourraient-ils miser sans prendre des risques très importants ?

Après ce qu’ils ont découvert de chaînes d’approvisionnement par temps de Covid, pensez-vous que les investisseurs sont confiants par exemple dans l’approvisionnement nécessaire à la fabrication de centaines de millions de batteries requises pour l’électrification du secteur automobile ? Même la colonne vertébrale qu’est le système énergétique n’est plus définie en France, pays d’ingénieurs. Le gestionnaire national du Réseau de transport d’électricité a publié en octobre 2021 six scénarios pour le système électrique français, après ceux de négaWatt, ceux de l’Ademe, ou bien ceux de l’Agence internationale de l’énergie pour parvenir, en trente ans, au « zéro émission nette ». Quel est le vôtre?

Même les autorités de contrôle comme l’ACPR utilisent des scénarios hors-sol: pas de transition, transition rapide, transition ordonnée, transition retardée, mais qu’est-ce que cela peut bien représenter concrètement? Il s’agit finalement de rassurer en produisant les résultats de stress-tests, la ligne Maginot du système financier.

Il nous manque toujours une vision et une feuille de route du futur souhaitable, et M. Macron n’en produit pas. C’est complexe, on ne peut pas répondre à la question du futur de manière isolée, il faut développer une approche systémique. M. Macron relance bien un Haut-Commissariat au Plan mais qui ne fournit pas de plan.

Après “Le plan d’investissement public de 50 milliards d’euros que je propose vise à accélérer l’évolution vers une économie durable, avec notamment un volet de 15 milliards d’euros consacré à la transition écologique, et 5 milliards d’euros à la montée en gamme de notre agriculture” (cf. note 1), le plan “France 2030”, doté de 30 milliards d’euros déployés sur 5 ans, vise à développer la compétitivité industrielle et les technologies d’avenir. Ce n’est pas plus un plan pour la transition, il ne n’intègre aucune approche systémique pour juger de la pertinence des multiples objectifs évoqués pour “mieux comprendre, mieux vivre, mieux produire”. Saupoudrage.

Pourtant la demande est bien là, de tous bords. Patrick Martin, chef d’entreprise et Président délégué du MEDEF répondait au Shift Project : “On veut un plan. Les entreprises ne pourront pas anticiper et accompagner, notamment socialement la transition si une feuille de route n’est pas co-élaborée puis déclinée dans la durée et la stabilité. L’imprévisibilité est un facteur totalement anxiogène et démotivant”.

5. Conclusion

M. Macron n’a pas trahi ses engagements car les exigences du candidat pour le secteur financier étaient dérisoires. Mais il y a tout de même une contradiction pour celui qui écrivait : “L’enjeu est d’enclencher rien moins qu’une nouvelle révolution industrielle en redéployant les investissements vers les infrastructures d’énergie bas carbone, les bâtiments à haute qualité environnementale, l’efficacité énergétique, la valorisation du capital naturel et humain, le recyclage des déchets, l’adaptation aux changements climatiques et l’agro-écologie. La prise en compte des impacts environnementaux et sociaux doit être au cœur de ce nouveau modèle. Cette économie durable n’est pas un secteur ou une partie de l’économie, elle l’englobe en totalité, et c’est la raison pour laquelle le secteur financier est concerné au premier chef” (cf. note 1).

Ces déclarations définissaient parfaitement la nature du changement attendu (ou espéré) : il doit être systémique et inclure évidemment le secteur financier qui doit réallouer les actifs en faveur de la transition. Attirer la lumière des projecteurs sur un petit bout de finance appelée verte n’a aucun sens si, “et en même temps”, on charge les bilans avec de nouveaux actifs bruns. Si on ne faisait qu’ajouter du vert au monde carboné du business as usual, on ne diminuerait pas les émissions de GES.

Cette vision a pourtant été confirmée depuis par de nouvelles déclarations comme celle du ministre de l’économie Bruno Le Maire auprès de la place financière de Paris : «  La finance, c’est le nerf de la guerre climatique, la finance sera verte ou ne sera pas ». On peut répondre aujourd’hui sans aucun doute qu’elle ne l’est pas et qu’elle ne le sera pas, si elle reste livrée à elle-même comme le suggère M. Macron.

Les objectifs dérisoires affichés en 2017 par M. Macron paraissaient bien contradictoires avec l’urgence climatique : “Je suis favorable par exemple à une obligation de proposer au moins un fonds labellisé dans toute offre bancaire ou d’assurance-vie, comme c’est le cas aujourd’hui dans l’épargne salariale” (Cf. note 1). Ce qui sera à peu près réalisé en 2022, après 5 ans, par le biais de la loi Pacte de 2019 qui impose aux assureurs de proposer dans leurs contrats multi supports au moins un fonds dit “solidaire”, un fonds labellisé ISR et un fonds Greenfin (finance verte).

Pour résoudre le problème de la destruction de la couche d’ozone, on n’a pas donné aux consommateurs la possibilité d’acheter un modèle de réfrigérateur (plus cher…) n’utilisant pas un réfrigérant destructeur de l’ozone. Des négociations ont été conduites (et ralenties par les lobbys…) pour aboutir à un accord multilatéral international, le Protocole de Montréal signé en 1987, qui a établi des normes visant à éliminer progressivement l’utilisation de CFC destructeurs d’ozone dans le monde. Pour réduire la mortalité routière, d’un facteur 50 compte tenu de l’augmentation du trafic, on n’a pas compté sur la bonne volonté des entreprises et des citoyens, une politique a été menée sur plusieurs plans indissociables, la qualité de l’infrastructure routière, la sécurité du véhicule (passive et active) et le comportement des usagers (éducation, prévention, et la répression). De plus, lorsque l’infrastructure a des caractéristiques de réseau (comme pour les transports), les investissements pertinents doivent être coordonnés. Il s’ensuit qu’une grande partie de ces dépenses doivent être effectuées ou à tout le moins pilotées par l’État, sans que cela induise la mutualisation des coûts et la privatisation des profits qui est la nouvelle pratique des dirigeants post-libéraux.

Le réchauffement climatique est le plus grand défi auquel l’humanité a été confrontée, et le logiciel libéral du laisser-faire se présente clairement comme un handicap quand il s’agit aujourd’hui de protéger un bien public mondial comme l’habitabilité de notre biosphère.

Nombreux qui travaillent pour préserver le climat sont partisans de réformer les marchés pour les “assagir” mais se trompent sur l’essence du marché – la liberté de spéculer. Nous constatons chaque jour les ressources déployées pour arbitrer le système. Comme le trading à haute fréquence qui a su gagner quelques millisecondes en se rapprochant de plateformes de cotation de quelques centaines de mètres (compte tenu de la vitesse du signal dans le câble). Le volontariat ne fonctionne tout simplement pas. La fixation sur l’exigence de transparence est aussi un leurre. Pour transformer le secteur automobile, on n’a pas seulement demandé aux constructeurs de l’information – combien de grammes de CO2 leurs véhicules émettent au kilomètre. Non, on a forcé cette mesure à l’échappement des véhicules tout en abaissant graduellement les seuils acceptables. Et le degré de liberté qu’on a laissé aux constructeurs/consommateurs, au marché !, a conduit à une augmentation massive de la vente des SUV en France (les modèles à forte rentabilité). Déclaration de M. Senard, inspirateur de la Loi Pacte : “Je considère que la taxe sur le poids est complètement inutile. La demande se porte sur des véhicules plus gros. Or, le client est roi. Je ne vois pas pourquoi on devrait le culpabiliser ainsi. En France, la voiture est déjà taxée 20 % de plus qu’en Allemagne. On veut préserver les emplois dans la filière automobile ? Commençons par alléger la fiscalité sur la mobilité. L’information est une condition nécessaire (si l’on base des réglementations dessus), mais certainement pas suffisante. Aujourd’hui l’information utile n’existe pas et celle qui existe n’est pas contrôlée (elle est fournie par les entreprises elles-mêmes).

M. Macron n’a pas hésité à largement réduire les libertés individuelles, à juste titre, pour protéger le pays dans la pandémie. Pourquoi serait-ce un tel tabou pour nous protéger du réchauffement climatique ? Les français ont finalement compris que toutes les mesures étaient liées à une seule contrainte physique, la saturation des 5000 lits de réanimation. Pourquoi M. Macron ne partage-t-il pas avec les français et les autres pays des informations en termes physiques (comme le budget carbone) pour construire la tendance que doit suivre la France. Espérons que le candidat Macron de 2022 quittera le terrain de l’idéologie (des marchés) pour aller vers une forme concrète d’efficacité.

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L’écologie, « combat du siècle » ? La transformation de la finance n’a pas eu lieu

En décembre dernier, La Grande Conversation a publié un texte de Philippe Zaouati (« Finance durable : un enjeu essentiel pour la transition écologique, bilan du quinquennat et perspectives »), proposant un bilan des actions menées dans le quinquennat en cours pour mobiliser la finance sur des objectifs de la transition environnementale. Après une première réponse de Julien Lefournier (« La finance durable de Monsieur Macron ») mise en ligne sur notre site le 17 janvier 2022, voici une deuxième réponse critique proposée par l’Institut Rousseau.

Introduction : L’écologie, « combat du siècle »

On peut lire sur une page du site de l’Elysée nommée « L’écologie, combat du siècle » que le gouvernement a pour « ambition […] une transformation en profondeur de la finance privée » dans le sens d’une meilleure prise en compte des enjeux climatiques. De nombreuses initiatives en faveur de la finance durable ont ainsi été lancées au cours du quinquennat. Deux commissions Climat ont été créées au sein des régulateurs bancaire et des marchés financiers, dont l’objectif principal est le suivi des engagements des institutions financières françaises. L’Etat a également contribué à la promotion de Finance for Tomorrow, un consortium d’institutions financières principalement privées, notamment à travers son soutien au lancement de l’Observatoire de la Finance Durable, dont le rôle est là encore de réaliser le suivi des pratiques et engagements des acteurs financiers. L’action du quinquennat en faveur de la finance durable s’est soldée par la publication du rapport Perrier, du nom du président d’Amundi, rédigé à la demande du ministre de l’Economie afin de présenter des pistes de renforcement de la finance durable.

Sur le plan réglementaire, l’action a principalement été menée au niveau européen. On compte notamment le règlement « Disclosure », qui décline les obligations de transparence quant à la prise en compte des enjeux climatiques. Il a été transposé en France par l’article 29 de la loi énergie-climat en 2019. L’Etat a également facilité l’accès aux offres d’épargne verte à travers la loi Pacte.

L’ensemble de ces actions, détaillé par Philippe Zaouati en introduction de cette série, est-il en mesure d’engager « une transformation en profondeur de la finance privée » ? Au prisme de notre analyse, il apparait fortement insuffisant.

Cette note se propose d’appréhender les mécanismes qui compromettent aujourd’hui la durabilité de la finance, et singulièrement sa capacité à tenir compte du réchauffement climatique et de la transition bas-carbone. A notre sens, la finance durable doit reposer sur deux piliers, conditionnant les leviers permettant de faire des agents financiers des acteurs de la transition.

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D’une part, la finance doit être en mesure d’identifier les risques associés au réchauffement climatique (risques physiques) et à la transition écologique (risque de transition). On montrera que cela est impossible sans une action franche de l’Etat, du fait de l’incertitude radicale, dite knightienne, associée à ces risques. Il s’agit en somme de prendre acte du fait que le mécanisme d’évaluation des risques/rendements est défectueux en présence de telles incertitudes, et de supplanter ce mode de coordination par un rôle accru de l’Etat.

D’autre part, elle doit tenir compte de ces risques une fois ceux-ci mis au jour par l’action de l’Etat. La domination des stratégies d’investissement de court-terme, ou spéculatives, sur les marchés financiers l’empêche. Cela est une conséquence de l’excessive liquidité des marchés, résultat de décennies de libéralisation financière. Nous montrerons que les actions visant à rendre la finance durable ne peuvent aboutir si elles ne s’inscrivent pas dans un mouvement plus large de réglementation et de cloisonnement des marchés, qui obligerait les investisseurs à tenir compte des enjeux de long-terme.

1. Mise en perspective des réformes en faveur de la finance durable privée : un ancrage néo-libéral franc

1.1. L’efficacité limitée d’une l’approche par l’incitation pour encadrer une « défaillance de marché »

Les actions du dernier quinquennat en matière de finance durable sont caractérisées par leur ancrage idéologique profondément néo-libéral.  Fidèles à la doctrine selon laquelle la liberté économique et le libre jeu de l’entreprise ne doivent pas être entravés, ou le moins possible, les mesures gouvernementales ont eu pour objectif principal d’inciter les acteurs financiers à s’orienter vers une finance dite « verte ». L’architecture réglementaire actuelle fait principalement appel au bon vouloir des acteurs financiers. L’efficacité de cette approche se heurte toutefois à des limites profondes : l’incapacité d’une finance déréglementée et auto-régulée à prendre en compte les enjeux écologiques.

Ainsi, les efforts français et européens en matière de finance durable se sont concentrés sur des objectifs de transparence de l’information, formant ainsi l’hypothèse que l’accès à l’information permettrait aux acteurs des marchés financiers d’intégrer spontanément les exigences environnementales dans leurs stratégies d’investissement. L’article 29 de la loi énergie-climat sur le reporting extra-financier des acteurs de marché est censé garantir la publication systématique des modalités de prise en compte des critères Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance (ESG) dans les politiques d’investissement et les procédures de gestion des risques, tout en incitant à la prise en compte des risques climatiques. Cependant, ce type d’approches qui met l’accent sur la publication des données relatives au climat se fonde sur l’hypothèse implicite selon laquelle une fois les risques pleinement révélés, les acteurs financiers répondront de manière rationnelle et alignée sur l’intérêt public.

Cette conception trouve ses racines dans « l’hypothèse des marchés financiers efficients », appliquée au secteur financier et à sa perception de la politique climatique. Cette approche ne saurait toutefois être considérée comme un moyen suffisant pour encadrer le comportement des acteurs financiers : en effet, le dérèglement climatique est encore souvent perçu comme une externalité économique, c’est-à-dire que les investisseurs considèrent que les conséquences environnementales néfastes de leurs décisions d’investissement n’affecteront pas directement la rentabilité de leur portefeuille. Les acteurs financiers transfèrent le coût des risques environnementaux de leurs décisions à la société dans son ensemble. Il s’agit ici d’un cas d’aléa moral, vecteur de déresponsabilisation des investisseurs qui ne supportent pas le coût de leurs actions, qui souligne la limite majeure de l’hypothèse selon laquelle les acteurs financiers ajusteront leur comportement dans le sens d’un alignement avec les objectifs de préservation du climat.

Cela est d’autant plus vrai que les enjeux environnementaux tombent dans la catégorie des défaillances de marché à de multiples égards, c’est-à-dire qu’ils relèvent d’une situation dans laquelle le marché concurrentiel ne peut réguler efficacement les activités économiques. La responsabilité fiduciaire des gestionnaires d’actifs illustre bien la manière dont cette défaillance de marché grève les capacités des acteurs financiers à rendre leurs comportements plus vertueux. Le rôle juridiquement défini des gestionnaires d’actifs est d’optimiser le rendement du risque financier des actifs sous gestion, pas de participer à la conversion écologique de l’économie. Il en résulte une hiérarchisation des objectifs dans laquelle la mesure de l’impact écologique de l’investissement n’est pas prioritaire. Ainsi, à partir du moment où les prérogatives des gestionnaires d’actifs ne portent pas explicitement sur l’utilité écologique de l’allocation de ressources, il est plus rationnel pour eux de laisser d’autres acteurs s’en charger et de profiter des efforts de ces derniers en faveur de la transition écologique sans en supporter le coût financier.

1.2. Les limites de la gestion de risque actuelle face à l’incertitude radicale inhérente aux dérèglements climatiques

1.2.1. L’incertitude knightienne, produit de la conjonction de trois facteurs d’incertitude 

L’une des difficultés à encadrer correctement les risques climatiques et environnementaux en finance provient du fait que les approches actuelles d’encadrement et de supervision du risque financier se heurtent aux difficultés d’anticiper les évolutions liées au dérèglement et à la transition climatique. La doctrine de supervision en vigueur pour les risques financiers plus classiques (solvabilité, liquidité, etc.) devient caduque face aux risques climatiques. En effet, le paradigme probabiliste des méthodologies traditionnelles de gestion des risques en finance ne permet de modéliser ni les effets d’inertie de l’activité humaine, ni l’ampleur des conséquences à terme du changement climatique. Le changement climatique est porteur d’une incertitude radicale, dite knightienne, qui désigne une situation où l’avenir est totalement inconnu et le risque non quantifiable. Cela est dû principalement à la conjonction de trois facteurs :

Le premier est celui de l’incertitude socio-économique qui naît de l’impossibilité de prévoir la trajectoire de transition énergétique de l’économie mondiale. Il existe de nombreux scénarios possibles de transition, associés à une multiplicité de facteurs économiques, sociologiques, technologiques et géopolitiques qui empêchent la modélisation suffisamment précise de l’évolution de nos sociétés au regard de la question climatique.. Les autres facteurs tiennent à l’incertitude épistémique, qui naît de la connaissance imparfaite des phénomènes climatiques naturels et à la difficulté de représenter ceux-ci dans des modèles prédictifs, et de l’incertitude stochastique, inhérente à la variabilité naturelle et chaotique du dérèglement climatique qui découle des relations non-linéaires et non déterministes évoquées plus haut. Ainsi, en dépit de tous les progrès en termes de connaissance et de modélisation que les équipes scientifiques pourraient réaliser, il ne sera jamais possible de prévoir l’évolution des événements climatiques avec certitude.

Ces trois facteurs conjoints d’incertitudes ont pour effet de rendre la finance aveugle aux risques liés au dérèglement et aux transitions écologiques. Les risques sont perçus comme trop incertains, diffus et lointains, et échappent donc au fonctionnement actuel des modèles de risques probabilistes des acteurs financiers.

Le mécanisme de formation des prix, qui oriente les décisions des investisseurs, est ainsi défectueux en présence de telles incertitudes. Car les prix se forment selon les anticipations que les investisseurs font de l’avenir. En retour, la réalisation de cet avenir est dépendant du bon reflet de ces anticipations dans le mécanisme des prix, car alors celui-ci permet d’allouer les ressources dans un sens conforme à la réalisation de l’avenir anticipé. « La description de l’avenir est un déterminant de l’avenir ». Or, dans le cas du réchauffement climatique et de la transition bas-carbone, cette description est rendue extrêmement complexe par les incertitudes mentionnées plus haut. Les anticipations des acteurs financiers ne peuvent donc en tenir compte de manière fiable, et dès lors le business as usual prévaut. Les banques françaises et européennes ont donc accumulé des centaines de milliards d’actifs financiers liés à l’exploitation ou à l’utilisation des énergies fossiles qui apparaissent sûrs selon les critères d’analyse actuels mais sont en réalité très exposés aux risques climatiques en ce qu’ils risquent de devenir des « actifs échoués ». Leur dévalorisation future au moment de l’indispensable transition écologique pourrait profondément menacer la stabilité du système financier.

1.2.2. Le risque de transition différé mais amplifié par l’effet d’inertie public et privé

Il est à noter que les acteurs financiers ne sont pas les seules parties prenantes dont l’action est ralentie et limitée par la difficulté de prévoir les évolutions environnementales à venir. La puissance publique est également confrontée à ces trois facteurs d’incertitude, et l’effet d’inertie qu’ils provoquent est encore renforcé par la doctrine néo-libérale qui rechigne à faire intervenir l’Etat dans le fonctionnement des marchés financiers. En conséquence, le rôle des régulateurs et superviseurs se restreint pour l’instant au suivi et à l’analyse des actions volontaires du secteur, à l’instar des commissions climat crées récemment au sein de l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) et de l’Autorité de Contrôle Prudentiel (ACPR). L’absence de politique publique volontariste en matière de climat a pour effet de masquer à court terme l’ampleur du risque de transition auquel les banques sont exposées à moyen et long terme, et mène donc acteurs privés et publics à négliger la nécessité de mesurer et de contrôler ce risque. Les incertitudes citées plus haut empêchent pour le moment la formation du risque de transition, qui désigne la menace de voir des actifs « s’échouer » du fait de leur incompatibilité avec une économie bas carbone, de se former. Ce risque ne se matérialisera que lorsque l’Etat jouera pleinement son rôle face au changement climatique et mettra en œuvre les actions nécessaires à la décarbonation de notre économie.

La cécité des acteurs publics et privés aux dérèglements climatiques n’est évidemment pas acceptable. Au-delà du fait que des rapports d’ONG démontrent régulièrement les conséquences désastreuses des investissements des banques et des fonds d’investissement pour le climat, le fait de repousser la mise en œuvre des politiques publiques écologiques ne peut que repousser la formation du risque de transition tout en renforçant la brutalité du choc lorsque celui-ci se matérialisera. Une transition écologique retardée et désordonnée aurait des conséquences bien plus néfastes sur le système financier qu’une conversion anticipée et planifiée de l’économie, qui apporterait plus de certitudes aux acteurs financiers. Le rapport récemment commandé par Bruno le Maire à Yves Perrier concernant l’alignement des acteurs financiers avec les objectifs de l’Accord de Paris constitue une illustration emblématique des compromis et des défaillances de la stratégie du gouvernement en matière de finance durable. Sur la forme, il faut d’abord mentionner le fait qu’Yves Perrier est le président d’Amundi, que l’ONG Reclaim Finance citait récemment dans un rapport pour pointer la contradiction profonde entre leurs engagements affichés en faveur du climat et la poursuite de leurs investissements dans l’expansion pétro-gazière du fait de leur stratégie de gestion passive. Sur le fond, et d’une manière assez symptomatique, le rapport ne comporte pas d’objectifs contraignants, de mesures concrètes ni même d’indicateurs permettant de mesurer la progression des acteurs financiers dans la baisse de leur empreinte carbone. Yves Perrier s’en tient à préconiser la création d’un groupe de travail au sujet des trajectoires de sortie des secteurs les plus polluants et risqués, et ne prend pas non plus position en faveur de l’arrêt de l’expansion des investissements dans les énergies fossiles. Les recommandations du Comité scientifique de l’Observatoire de la finance durable ne sont pas non plus reprises.

La section suivante s’attachera à dessiner une stratégie alternative qui permettrait d’engager les transformations structurelles requises pour faire de la finance un accélérateur de la transition écologique.

1.3. Pur une stratégie plus ambitieuse d’alignement des activités financières publiques et privés sur les impératifs de reconstruction écologique

1.3.1. Renforcer le rôle de l’Etat-investisseur

Compte-tenu des difficultés des marchés financiers à internaliser et contrôler les risques climatiques et environnementaux, il est nécessaire qu’un élément extérieur aux marchés réduise cette incertitude en adoptant des mesures volontaristes en faveur de la transition écologique. Seul l’Etat peut, et doit, jouer ce rôle stabilisateur. Cette démarche devra faire converger les différents champs d’action budgétaires, fiscaux et réglementaires.

Conceptuellement, il s’agit pour l’Etat d’ancrer les anticipations des investisseurs dans un certain futur bas-carbone, parmi l’ensemble des possibles. Cela passe par la planification des transformations bas-carbone à réaliser et l’alignement des investissements publics sur la trajectoire retenue. En cela, l’Etat se substituerait au marché pour ce qui relève de la « description de l’avenir ». Mais il ne se substituerait pas au mécanisme de formation des prix. Il lui permettrait au contraire de jouer son rôle dans l’allocation des ressources. En ancrant les anticipations des financiers dans un scénario de transition, celui-ci s’intègre aux décisions d’investissement des investisseurs via les prix. Paradoxalement, la solution de la planification est une solution par le marché. Elle conjugue contrainte externe et coordination interne.

Nous recommandons donc l’élaboration d’une loi de programmation pluriannuelle du financement de la reconstruction écologique (LPFRE), comme il en existe en matière de recherche et de défense, qui permettrait de planifier des investissements de transition ambitieux et de long terme. Par-là, l’Etat fournirait un dessin de l’avenir aux marchés financiers, leur permettant de le refléter dans les prix et décisions d’allocation du capital. En outre, pour être à la hauteur de l’enjeu climatique, cette loi devrait programmer une hausse significative des investissements publics de transition, aujourd’hui largement insuffisants. Dans un rapport publié récemment, l’Institut Rousseau estime que nous aurions besoin d’investir 5 000 milliards d’euros de 2022 à 2050, soit 182 milliards d’euros par an pour atteindre la neutralité carbone en 2050.  Parmi ces dépenses, il faut prendre en compte que seulement 57 milliards d’euros par an correspondent à des investissements supplémentaires (soit 2,3 % du PIB français en 2021), c’est-à-dire qu’ils s’ajoutent à ceux déjà prévus dans un scénario tendanciel (par exemple les dépenses « vertes » actuelles, et celles dont nous pouvons anticiper la réorientation). Sur ces 57 milliards d’euros supplémentaires, 36 milliards d’euros d’investissements devraient être pris en charge par l’État : c’est un peu moins que le premier plan d’urgence mis en place dès le début de la pandémie en mars 2020 (42 milliards d’euros). Il nous faut un plan d’urgence pour le climat aussi !

Au niveau européen, la mise en œuvre des investissements nécessaires à la transition écologique suppose une remise en question du cadre juridique actuel. Le pacte de stabilité européen est fondé sur un certain nombre de règles, dont les deux principales sont bien connues : le déficit public doit être inférieur à 3 % du PIB, et la dette publique brute doit être inférieure à 60 % du PIB. Ces critères freinent actuellement notre capacité à planifier les investissements publics nécessaires pour atteindre nos objectifs environnementaux. Dans le cadre de la pandémie de coronavirus, la mise en place de plans de relance a été rendue possible par l’activation temporaire d’une dérogation à ce pacte de stabilité. Les dépenses relatives aux secteurs d’investissements liés à la transition écologique devront à leur tour être exclues de manière pérenne du calcul du déficit public.

Si l’Etat veut assumer son rôle face aux impératifs écologiques, il pourra également redéfinir le rôle des banques publiques d’investissement qui sont également sous exploitées actuellement, alors même qu’elles ont été conçues pour remédier à des failles de marché tels que les enjeux environnementaux. Ces structures ont pour cela besoin d’une direction politique et d’une stratégie assumée par les États d’augmenter suffisamment leur capital propre (par exemple pour Bpifrance, aujourd’hui sous-capitalisée) ou leurs engagements (par exemple la Banque Européenne d’Investissement, surcapitalisée) afin de leur permettre d’investir. Pour aller encore plus loin et permettre aux banques publiques d’être des chevilles ouvrières de la transition, il est nécessaire de revoir en profondeur les doctrines d’action des banques publiques d’investissement dans le domaine du dérèglement écologique en leur permettant de déroger aux principes d’intervention « à des conditions de marché ». Trois tâches sont prioritaires dans une optique de reconstruction écologique : réorienter radicalement les investissements des banques publiques d’investissement, libérer leur action des contraintes réglementaires qui restreignent excessivement leur champ d’action (notamment l’obligation d’investir en co-financement ou en co-investissement, leur profil de risque trop bas ou leur soumission à la règle des aides d’États) et surtout, augmenter leur puissance en redéfinissant leur lien avec la Banque centrale européenne (BCE) qui pourra leur fournir des liquidités en volume suffisant, selon un mécanisme d’achat d’obligations coordonné en dehors des strictes conditions de marché. Une première étape pourrait être de doter Bpifrance, l’Agence de la transition écologique (ADEME) et la Caisse des dépôts de capitaux et de dotations budgétaires supplémentaires leur permettant d’investir directement et rapidement dans des opérations de reconstruction écologique.

L’enjeu des prochaines années est de pouvoir mobiliser des fonds rapidement, dans des volumes importants, et de les investir directement là où l’exige l’impératif écologique, même lorsque cela n’est pas immédiatement rentable financièrement ou lorsque cela contrevient à la prétendue libre concurrence. Cela implique un changement radical de nos modes de financement et une action volontariste de l’État, des banques centrales et des banques publiques d’investissement, ainsi que le renoncement à un certain nombre de dogmes établis.

1.3.2. Compléter l’arsenal de règlementation financière pour mieux intégrer les risques climatiques

La règlementation prudentielle européenne devra également évoluer pour adopter une approche contraignante vis-à-vis des risques climatiques. Pour cela, un nouveau paquet réglementaire devra compléter le corpus de règles actuellement appliquées par les superviseurs de la BCE et des autorités nationales compétentes, en y incorporant des mesures ambitieuses participant de la prise en compte des enjeux écologiques par la finance. La règlementation financière en matière de climat devra être structurée autour d’une approche duale, en contraignant à la fois les risques que le changement climatique fait peser sur la stabilité financière (simple matérialité), et ceux auxquels les acteurs financiers exposent l’environnement et la société (double matérialité).

Du point de vue de la stabilité financière, la règlementation devra durcir le contrôle de l’exposition du système financier aux risques de transition et risques physique. Cela pourra notamment passer par l’obligation pour les banques et les assurances de remettre des plans de transition, dont la crédibilité et la mise en œuvre seront contrôlées régulièrement par les autorités de supervision.

Pour aller plus loin, le législateur pourrait également mettre en place un coussin de capital règlementaire supplémentaire, sur le modèle de l’actuel coussin contracyclique. Il viserait spécifiquement les institutions financières n’alignant pas leurs pratiques avec la transition écologique. Ce coussin de fonds propres supplémentaire viserait à parer aux inévitables pertes à venir lorsque le risque de transition se matérialisera et que les actifs échoués des banques perdront massivement de la valeur du fait des évolutions règlementaires, technologiques ou financières. De ce fait, la calibration du montant de ce coussin dépendra de l’exposition des banques aux industries les plus émettrices de gaz à effet de serre (ex. : énergies fossiles, secteurs aériens et automobiles, etc.). Ce nouveau coussin réalignera également, et partiellement, les intérêts économiques des banques avec le risque qu’elles font peser sur l’environnement, et diminuera de fait l’aléa moral qui caractérise actuellement le contexte de leurs prises de décisions.

Afin de lutter également contre les risques que les activités du secteur financier font peser sur le climat, la régulation financière devra intégrer systématiquement la perspective de double-matérialité. À cet effet, nous réaffirmons l’importance de continuer, d’amplifier et d’accélérer les travaux d’élaboration d’une taxonomie brune : la transformation indispensable de notre économie passera par une réorientation des investissements vers des activités plus soutenables, et de fait par un processus de sortie des investissements considérés comme préjudiciables à l’environnement. Pour y arriver, les régulateurs et superviseurs devront pouvoir se fonder sur une nomenclature commune à l’échelle européenne sur laquelle établir les règles visant à dissuader ou interdire les investissements dans certains secteurs d’activités. En permettant d’interdire le financement des activités les plus polluantes, l’élaboration et la publication d’une taxonomie brune emportera des conséquences vertueuses systémiques sur l’ensemble du secteur économique.

Enfin, face aux limites structurelles de l’approche probabiliste actuellement en vigueur en matière de contrôle des risques financiers, régulateurs et superviseurs pourront s’inspirer d’approches méthodologiques étrangères aux secteurs financiers, notamment de cadres d’analyse en rupture avec l’évaluation traditionnelle des risques reposant sur une approche probabiliste. Ces méthodologies dites « exploratoires » se défont de l’objectif illusoire de modéliser les risques et les possibilités d’optimisation des choix selon un futur probable (approches de type predict-then-act), pour leur préférer l’exploration d’une diversité de futurs possibles, et l’évaluation de la performance de différentes options de gestion au regard de cette diversité. Ici, le principe sous-jacent n’est plus de décider en fonction d’indicateurs prédéfinis comme dans les méthodes de gestion des risques conventionnelles, mais d’adapter son comportement de manière dynamique en fonction des corrélations identifiées. C’est d’ailleurs l’une des limites principales de la méthodologie de l’exercice de stress-tests climatiques mené cette année par la BCE, qui n’envisage qu’un nombre limité de scénarios et restreint de fait la pertinence de sa modélisation de la vulnérabilité du secteur financier. Ces lacunes soulignent qu’abandonner le paradigme probabiliste est une exigence fondamentale pour qui entend contrer l’aggravation par le secteur financier du dérèglement climatique.

1.3.3. Redéfinir le rôle des banques centrales

Au sens large, les impératifs écologiques devront nous conduire à rompre avec le cadre traditionnel de la politique monétaire. La banque centrale dispose d’un pouvoir de création monétaire qui s’exerce aujourd’hui uniquement au profit des banques privées, par la mise à disposition de liquidités, et toujours en échange de collatéraux. C’est ce qui lui permet de jouer son rôle de prêteur en dernier ressort et d’influer sur les taux d’intérêt dans l’économie. Au lieu d’un taux d’intérêt unique, la banque centrale pourrait fixer des taux d’intérêt différents en fonction de la soutenabilité environnementale des actifs qu’on lui apporte en contrepartie. La banque centrale pourrait également favoriser l’achat et stimuler ainsi le prix des actifs soutenables ou au contraire renchérir le coût afin de décourager l’achat d’actifs bruns. Il en va de même concernant sa politique d’achat direct d’actifs : les actifs seraient ainsi affectés d’une surcote ou d’une décote en fonction de leur compatibilité avec la transition bas-carbone et non plus seulement en fonction de leur notation financière. Ce faisant, la BCE exercerait une influence directe sur la structure économique et sur les formes de l’activité économique. En d’autres termes, elle exercerait une « politique » monétaire, au sens d’une activité décisionnelle fondée sur l’atteinte d’objectifs préalablement discutés et définis de manière démocratique. Cette stratégie implique de renoncer au principe de neutralité de marché pour toutes les activités qui touchent à la reconstruction écologique, en incluant le climat dans le mandat de la BCE aux articles 119 et 127 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne ou par une simple décision du Conseil des gouverneurs. Pour finir, l’Institut Rousseau défend également l’idée que le pouvoir de création monétaire des banques centrales puisse être employé différemment, notamment pour financer une part de l’effort de reconstruction écologique. Une solution pourrait être l’introduction raisonnée dans le système économique de monnaie libre de dettes, dans des volumes limités et décidés sous contrôle démocratique. Les États seraient ainsi dégagés de leurs contraintes actuelles en matière d’investissements budgétaires, et pourraient jouer leur rôle dans la reconstruction écologique.

2. Le capitalisme financiarisé est antinomique de la transition écologique

2.1. Décloisonnement, déréglementation et prise en compte du long-terme : un triangle d’incompatibilité

Comme nous l’avons montré en première partie, l’approche financière classique considère que la bonne prise en compte des risques financiers induits par le changement climatique devrait conduire à une réallocation des actifs. La mise en œuvre et la planification d’investissements publics de transition permettent de surmonter les incertitudes associées à ces risques. Cependant, adresser l’enjeu climatique en fixant les anticipations des marchés dans la transition repose implicitement sur le postulat que les investisseurs sont en mesure de correctement refléter dans les prix de marché la rentabilité à long-terme des entreprises sous-jacentes. Or, les logiques spéculatives, dominantes sur les marchés, l’empêchent.

L’école de la Régulation propose un modèle alternatif à celui de l’efficience informationnelle des marchés financiers pour analyser les comportements des marchés financiers. Elle tient notamment compte du rôle clef de la liquidité, déterminant la considération que les agents financiers portent à la rentabilité à long-terme. C’est avec ce cadre conceptuel, bien plus robuste que l’hypothèse d’efficience des marchés, qu’il s’agit d’analyser si et comment la finance contemporaine peut tenir compte des enjeux climatiques, qui se déploient sur le temps long.

Considérons, pour simplifier, qu’il existe deux stratégies d’investissements sur les marchés financiers. La première, de long-terme, vise à acheter une action et à la garder en portefeuille sur une très longue période, afin de réaliser un profit via les dividendes distribués. La seconde, de court-terme, vise à acheter une action dans le but de réaliser une plus-value sur sa revente. Elle vise à prévoir la psychologie du marché (haussier ou baissier, et dans quelle ampleur) pour estimer le potentiel de plus-value. Ce qui importe pour l’investisseur de court-terme est d’anticiper ce que les autres investisseurs anticipent quant à l’évolution du prix de l’actif, dans un jeu de miroir caractéristique du concours de beauté keynésien. Keynes nommait cette seconde stratégie spéculation. Elle est fondamentalement permise par la capacité qu’ont les propriétaires de titres à les revendre, c’est-à-dire à la liquidité des marchés.

En ce qu’elle autorise à réaliser des plus-values immédiates, en tirant partie des variations de prix, les stratégies d’investissements court-termistes tendent à dominer celles de long-terme. C’est d’autant plus vrai que les marchés sont liquides, car alors les achats et ventes sont plus aisés et moins coûteux, créant des variations de prix suivant l’humeur des marchés. Une liquidité élevée des marchés financiers induit ainsi un comportement court-termiste des investisseurs, dont la référence est le prix de marché plutôt que la rentabilité de l’entreprise sous-jacente. André Orléan, tenant de l’école de la Régulation, souligne que « l’importance relative des fondamentalistes [investisseurs de long-terme] et des spéculateurs [investisseurs de court-terme] est fonction du degré de liquidité des marchés ». Ce mouvement conduit à une autonomisation de la sphère financière par rapport à l’économie réelle. La finance, via sa focalisation sur les mouvements de prix de marché à court-terme, devient sa propre norme et s’émancipe des logiques productives sous-jacentes. C’est là un mécanisme que l’on pourrait nommer de « désencastrement » de la finance.

Pour les néo-libéraux et économistes néo-classiques, la liquidité des marchés est censée favoriser l’investissement (en en réduisant le coût) et la stabilité financière (en distribuant le risque sur les marchés et donc en réduisant les nœuds de vulnérabilité). Elle réduit les coûts de transaction, et donc facilite le processus de détermination des prix. C’est en somme un vecteur de l’efficience des marchés financiers. Au fétichisme de la marchandise du capitalisme industriel s’est ajouté, à l’ère du capitalisme financiarisé, un fétichisme de la liquidité, sans laquelle les marchés financiers cessent de fonctionner.

Or, la liquidité des marchés financiers est une fonction de leur déréglementation et de leur décloisonnement. Les politiques de libéralisation financière conduites depuis une quarantaine d’années en France, en Occident et ailleurs ont justement eu pour objet (entre autres) de renforcer la liquidité des marchés financiers, porteuse des bienfaits mentionnés au paragraphe précédent.

La déréglementation correspond à la réduction ou la suppression des contrôles existants sur les marchés et services financiers. Il s’agit par exemple de lever les mesures de contrôle du crédit et des taux d’intérêt, d’alléger les réglementations et taxations bancaires et de bourse. En France, les instruments de contrôle du crédit et des intérêts (contrôle des taux d’intérêts, contrôles quantitatifs sur les volumes de crédit et sur le réescompte auprès de la banque centrale…) ont été progressivement abandonnés dès les années 1970, mouvement parachevé par la réforme des statuts de la Banque de France en 1993 qui consacre l’objectif de stabilité des prix en lieu et place d’un objectif plus large de régulation de la monnaie et du crédit. Mais, et c’est plus important pour notre propos, les années 1980 ont aussi initiées une grande vague de déréglementation des marchés boursiers en France. Dès 1983, l’accès au marché boursier est ouvert aux entreprises plus petites, et les cotations en Bourse sont unifiées. De nouveaux marchés de produits dérivés, le MATIF et le MONEP, sont créés en 1986 et 1987, renforçant la liquidité des titres financiers sous-jacents en facilitant la réalisation de nouvelles opérations avec ceux-ci.  En 1989, les taux de commission sur les transactions boursières sont libéralisés. Par ailleurs, en 1990, la fiscalité sur les revenus du capital est sensiblement réduite. La déréglementation boursière se poursuit dans les années 1990 et 2000, notamment via la libéralisation des bourses jusqu’alors organisées sur un mode mutualiste et monopolistique. La directive MIF (Marchés d’Instrument Financiers) l’étend à toute l’Union Européenne en 2007. L’objectif est de réduire les coûts de transactions et d’augmenter la liquidité des marchés en favorisant la concurrence entre intermédiaires boursiers.

Par les réformes de déréglementation, les entraves aux transactions financières sont allégées ou supprimées, réduisant d’autant les coûts de transaction associés à l’achat et à la vente de titres. Elles facilitent la revente des titres et favorisent la liquidité, et donc les comportements courts-termistes. Au contraire, et hypothétiquement, un « marché » boursier extrêmement réglementé où les coûts de transaction seraient tels qu’ils seraient prohibitifs à l’échange de titres désinciterait complètement toute revente. L’investisseur devrait donc garder en portefeuille son obligation ou action jusqu’à échéance (obligation) ou jusqu’à la faillite de l’entreprise sous-jacente (action). L’investisseur prendrait ainsi la décision d’investir en tenant uniquement compte de la rentabilité de long-terme de l’entreprise, aucune plus-value de cession n’étant réalisable. 

Le décloisonnement consiste à créer des marchés financiers unifiés ou à réduire l’étanchéité entre différents marchés. Cela passe notamment, au niveau international, par la remise en cause du contrôle des changes et l’instauration de la libre circulation des capitaux, et au niveau national par la fin de la séparation entre banques de dépôts et banques d’investissements. Dès 1957, le Traité de Rome pose l’horizon d’une libre circulation des capitaux entre les Etats partis au Traité. Le contrôle des changes est abandonné par la France à la fin des années 1980, puis le Traité de Maastricht crée, en 1992, un marché européen unifié du capital, inaugurant un cycle de renforcement de l’intégration financière à l’échelle du continent. La séparation entre banques de dépôts et banques d’investissement a été mise en œuvre en France dès la loi bancaire de 1984, consacrant le principe de « banque universelle ». Elle regroupe ainsi les activités à fort besoin de liquidité (activités de marché) et celles permettant de recueillir des liquidités (dépôts). Elle permet ainsi de renforcer l’effet de levier des banques et ainsi d’augmenter les capitaux disponibles pour investir en Bourse. La loi de 1986, elle, entame le décloisonnement des marchés de capitaux, permettant à une plus grande diversité d’acteurs d’y participer.

Les réformes de décloisonnement renforcent la profondeur des marchés financiers, et donc abaissent les coûts de transaction. En augmentant le nombre de participants aux marchés ou en permettant à de nouveaux capitaux d’être investis sur ces marchés, la facilité avec laquelle il est possible de revendre un titre s’accroit. Le décloisonnement favorise ainsi les comportements court-termistes. Au contraire, un cloisonnement extrême des « marchés », qui ne comprendraient qu’un seul investisseur chacun, empêcherait toute revente de titres. L’investisseur devrait donc le garder en portefeuille, et devrait ainsi uniquement tenir compte de la rentabilité de l’entreprise sous-jacente.

Ces deux exemples, fictifs, de réglementation et de cloisonnement extrêmes, mettent en exergue le rôle que jouent les marchés secondaires en autorisant la vente et l’achat des droits de propriété (les actions). Cette facilité avec laquelle il est possible d’échanger des droits de propriété est caractéristique du capitalisme financiarisé. 

Ce cadre analytique peut être résumé en un triangle d’incompatibilité déréglementation-décloisonnement-prise en compte du long-terme (cf. figure 1). Parvenir à une bonne prise en compte du long-terme de la finance ne peut se faire dans des marchés déréglementés et décloisonnés, suivant le raisonnement présenté ci-dessus. L’élément clef est ici le rôle que joue la liquidité dans la fixation des intérêts de la finance sur le court-terme. Alternativement, il est possible de rendre les marchés plus soucieux du long-terme avec des marchés financiers déréglementés si ceux-ci sont fortement cloisonnés. L’élément clef est ici la restriction de la profondeur du marché, qui renforce les coûts de transactions désincitant aux comportements court-termistes. Enfin, les marchés financiers peuvent être plus fortement portés sur le long-terme avec des marchés décloisonnés si ceux-ci sont fortement réglementés. L’élément clef est ici le rôle joué directement par les coûts de transaction dans la restriction des comportements court-termistes.

En 2015, Mark Carney, gouverneur de la Banque d’Angleterre, posait le premier jalon d’une accélération de la prise en compte des enjeux climatiques par le monde de la finance. La pierre angulaire du défi climatique auquel le système financier est confronté réside selon lui dans la « tragédie des horizons ». Les enjeux climatiques, et les risques qu’ils posent, se déployant dans le long-terme, la finance ne peut en tenir compte du fait de son horizon principalement court-termiste. Au prisme de notre analyse, cette tragédie, dont le sens confère à un destin indépendant des actions du protagoniste, apparaît en réalité délibérément et structurellement organisée par l’architecture réglementaire des marchés financiers et quarante ans de politiques financières inadaptées. La libéralisation financière, à travers la déréglementation et le décloisonnement, est le premier vecteur du court-termisme de la finance.

Cette logique du court-terme sur les marchés financiers percole dans l’économie réelle. Le rendement exigé du capital (return on equity) par les actionnaires est une mesure de leur court-termisme, du fait de son utilisation comme taux d’actualisation. Plus il est élevé, plus les actionnaires sont myopes. Or, la prime de risque moyenne sur les actions dans l’OCDE était en 2020 d’environ 12% dans l’OCDE, contre 5% au tournant des années 2000. Ce qui faisait dire à Patrick Artus que « rien de majeur ne changera si le rendement exigé du capital reste aussi élevé ». Avec une telle préférence pour le présent, impossible en effet d’anticiper l’avenir. Cette focalisation sur le court-terme empêche les entreprises de réaliser les investissements de transition. D’une part, il faudrait réduire la distribution de dividendes pour la réallouer à de tels investissements. D’autre part, ces investissements sont souvent conséquents et rentables sur le long-terme. Ce sont autant d’éléments contraires à la logique spéculative mise en exergue par Keynes.  

2.2. La politique financière du quinquennat achevé : un approfondissement des logiques spéculatives

Une action en faveur de la finance durable devrait tenir compte des enjeux de long-terme à travers les leviers associés de réglementation et cloisonnement des marchés tels qu’ils ont été présentés. La distinction entre déréglementation et décloisonnement est importante car elle met en exergue le fait que, dans une zone de libre circulation du capital telle que l’Union européenne, le levier de cloisonnement des marchés est strictement limité par les traités. La réglementation devrait ainsi compenser la faiblesse des marges de manœuvre disponibles sur ce premier levier du cloisonnement.

Or, la politique du dernier quinquennat ne s’est pas inscrite en faux par rapport aux décennies de déréglementation financière et d’abaissement des contraintes portant sur le capital, dont elle a été le thuriféraire plutôt que le fossoyeur. En instaurant le Prélèvement Forfaitaire Unique (flat tax), « la stabilité retrouvée des règles du jeu » était censée favoriser « la mobilisation des capitaux privés pour la transition écologique ». Au prisme de notre analyse, cette mesure a plutôt contribué à éloigner la finance de la transition écologique. En instaurant un taux forfaitaire allégé sur les revenus du capital, elle réduit les coûts supportés par les actionnaires sur la réalisation de plus-values et sur les dividendes perçus. En cela, elle renforce la focalisation sur le court-terme, en favorisant la réalisation de plus-values par des actions spéculatives d’achat-vente désencastrées des performances de long-terme des entreprises sous-jacentes, et en incitant à la distribution de dividendes en lieu et place de leur réinvestissement (vert). L’exclusion des valeurs mobilières de l’Impôt de Solidarité sur la Fortune (renommé Impôt sur la Fortune Immobilière) a également contribué à alléger les contraintes pesant sur le capital. En abaissant le coût associé aux distributions de dividendes et à la réalisation de plus-values de marché, le passage de l’ISF à l’IFI favorise les comportements court-termistes. Enfin, la loi Pacte a simplifié et renforcé le système des retraites par capitalisation. Elle a par exemple allégé les cotisations versées sur des plans d’épargne retraite, avec l’objectif de décloisonner une partie de l’épargne des français pour l’orienter vers le financement des entreprises, ou plutôt vers les marchés financiers. Une hausse des capitaux échangés sur les marchés contribue à leur profondeur et à renforcer la demande pour les titres, contribuant à renforcer la liquidité des marchés et à alimenter les plus-values.

Au niveau européen, les débats sur une taxe sur les transactions financières communautaire, serpent de mer de l’intégration européenne, ont été relancés avec la crise du Covid. Un tel outil s’attaque directement aux coûts des transactions sur les marchés, surtout s’il inclut dans son assiette les transactions infra-journalières (80% des transactions) et le trading haute fréquence comme cela était proposé. Malheureusement, la France s’est opposée à sa mise en œuvre.

On voit ainsi que la promotion de la finance durable, c’est-à-dire s’inquiétant du long-terme, requiert des actions orthogonales à ce qui a été mis en œuvre sur ce dernier quinquennat, et en fait depuis les années 1980. Les propositions ne manquent cependant pas. Citons, sur le volet réglementation, la taxe sur les transactions financières (dont l’objectif est précisément de limiter les comportements spéculatifs), la réglementation des produits dérivés et l’interdiction des plus nocifs, les dispositifs de taxation des plus-values. Si l’ambition réformatrice ne nous effraie pas, l’économiste post-keynésien Steve Keen proposait même de mettre un terme à la durée de vie des actions, aujourd’hui « éternelles ». Dès lors que l’on s’approcherait de la date de fin de vie de l’action, toute vente serait effectuée à perte, car personne ne serait prêt à acheter le titre à un prix supérieur à la somme actualisée des dividendes futurs anticipés. Cela limiterait la possibilité d’échanger les actions, et donc de réaliser des plus-values de cession.

Sur le plan du cloisonnement des marchés, si les marges de manœuvre sont limitées du fait de la libre circulation des capitaux dans l’Union, citons néanmoins la séparation des banques d’affaires et des banques de dépôts. Elle empêcherait les banques de mobiliser les dépôts pour investir sur les marchés financiers, et restreindrait ainsi la profondeur des marchés. La limitation du recours à la capitalisation pour le financement des retraites y contribuerait également.

Il s’agit donc, pour le prochain quinquennat, de prendre acte de l’incompatibilité entre finance spéculative tournée vers le court-terme et finance durable, et donc de l’absolue nécessité d’inscrire la promotion de la finance durable dans une remise en cause des dispositifs de libéralisation financière.

Conclusion : vers une révision en profondeur des rapports entre flux financiers et capitaux naturels ? 

A terme, la nécessité d’agir face aux dérèglements climatiques devra nous conduire à rompre avec une partie des axiomes du paradigme économique néo-classique afin de repenser les relations entre Etats, acteurs de la finance privée et environnement. La Commission Européenne semble amorcer un premier pas vers cet objectif dans sa nouvelle stratégie pour le financement de la transition vers une économie durable, publiée en juillet 2021. Ce document d’orientation comporte en effet la mention notable de l’action suivante : « afin de renforcer la résilience économique et financière face aux risques en matière de durabilité, la Commission prendra de nouvelles mesures en matière de comptabilité, de notations de crédit et de réglementation microprudentielle et macroprudentielle. La Commission […] encouragera la comptabilisation du capital naturel. »

Cette mention, quoique anecdotique et non contraignante, fait toutefois l’effet d’une petite révolution dans le secteur de la réglementation financière habituellement relativement frileux à l’égard d’innovations de cet ordre. L’intégration du capital naturel dans la comptabilité d’entreprise peut en effet ouvrir la voie vers un changement de paradigme économique, en transformant notre regard sur les notions de dette et de profit. Parmi les nombreuses initiatives qui existent en la matière, certaines sont néanmoins bien plus ambitieuses que d’autres. Parmi elles, le projet de comptabilité CARE (Comprehensive Accounting in Respect of Ecology) propose un cadre conceptuel comptable explorant la convergence entre comptabilité et enjeux de préservation écologiques et sociaux. La comptabilité CARE propose de changer de perspective dans la manière de mesurer la performance, en internalisant des facteurs actuellement considérés comme « extra-financiers » : au passif, on considère tous les capitaux « naturels », « humains » et « économiques » comme des emprunts à rembourser. A l’actif, on comptabilise les coûts d’entretien associés qui représentent les efforts du gestionnaire pour préserver ses capitaux. Dans ce modèle, la solvabilité des entreprises est évaluée en tenant compte de tous les capitaux, et les trois types de capitaux ne sont pas substituables.

A notre sens, aller vers la mise en place de nouvelles normes comptables intégrant une telle perspective en triple capital serait, enfin, une mesure adaptée pour faire advenir la « transformation en profondeur de la finance privée » que le gouvernement appelle de ses vœux afin de lutter contre le dérèglement climatique que nous acceptons volontiers, nous aussi, de qualifier de « combat du siècle ».