Comment en finir avec les « smicards à vie »

Comment en finir avec les « smicards à vie »
Publié le 27 juin 2022
On parle souvent d’augmenter le salaire minimum pour mieux valoriser les carrières des salariés les plus faiblement rémunérés. Mais on devrait aussi porter une attention plus soutenue à un phénomène peu évoqué : l’importance des salaires minimums conventionnels qui bloquent, par un mécanisme complexe de « plancher collant », les salariés au niveau du SMIC malgré leur progression de carrière.

Le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, l’avait noté lors de l’entretien qu’il avait accordé à La Grande Conversation en février dernier : de nombreuses conventions de branche disposent de minima de rémunération (ou salaires minimum conventionnels) inférieurs au Smic. Cette situation résulte le plus souvent d’une insuffisante activité de négociation salariale et/ou de négociations n’ayant pu aboutir de façon répétée. De sorte que, quand une entreprise des branches concernées embauche une personne peu ou pas qualifiée en début de carrière, elle la paie au Smic car la loi qui fixe l’ordre public social l’y contraint. Mais du point de vue de la progression de sa rémunération, la situation sera très différente : la personne embauchée est en effet inscrite dans la grille salariale au coefficient correspondant au bas de l’échelle, si bien qu’elle ne pourra espérer dépasser le Smic qu’une fois qu’elle aura franchi le ou les différents coefficients qui l’en séparent dans la convention de branche. Si l’on peut espérer en franchir un tous les 12 ou 18 mois par exemple et que la convention de branche compte 8 coefficients en-dessous du Smic (cas extrême), la personne devra en théorie patienter entre 8 et 12 ans avant de voir sa rémunération augmenter. En outre, à chaque fois que le Smic augmente, le nombre de branches dont les conventions ont des minimas qui lui sont inférieurs, augmente aussi de ce même fait. Une mécanique difficile à comprendre et particulièrement injuste, qui enferme les petits revenus dans un rythme de progression décourageant et qui procure un sentiment de manque de perspective et de déni de reconnaissance.

C’est ainsi que, dans certains secteurs de l’agroalimentaire, des ouvriers se trouvent aujourd’hui et depuis de longues années « scotchés » au salaire minimum alors même que leurs compétences et leur expérience s’accroissent avec le temps. Cette situation est un facteur d’injustice, voire de ressentiment pour les intéressés : l’existence de minima conventionnels inférieurs au Smic écrase en effet le bas de l’échelle des rémunérations, puisque des salariés qui relèvent de qualifications différentes finissent par être tous rémunérés au niveau du Smic lequel tend à s’imposer comme une norme salariale qui ne dit pas son nom. Elle nuit également à l’attractivité des secteurs et métiers concernés : singulièrement en période de recul du chômage, elle aiguise en effet les tensions de recrutement et les pertes d’activité potentielle. Et ce n’est pas non plus une bonne nouvelle pour les régimes de protection sociale car ce mécanisme accroît la masse salariale ouvrant droit à des allègements de cotisation sociale sur les basses rémunérations.

Le nombre de salariés concernés par les conventions de branche dont le premier coefficient est conforme au Smic varie dans le temps mais reste d’année en année inférieur à ce que l’on pourrait attendre : après avoir connu une hausse entre 2016 et 2018 (de 8,6 à 10 millions), il tend même à baisser depuis (de 9,8 millions en 2019 à 9,4 millions en 2020). Au 31 décembre 2020, 37 branches sur les 171 du secteur général comptant plus de 5.000 salariés avaient un salaire minimum conventionnel inférieur au Smic, comme le relève le dernier rapport du Groupe d’experts sur le Smic.  

Depuis 2020, dans le cadre de la revalorisation des conditions de travail des « salariés de la deuxième ligne » suite à la crise du Covid-19 et aux disparités qu’elle avait mises en exergue, l’Etat a toutefois exercé une forte pression sur les partenaires sociaux pour qu’ils ajustent à la hausse les minima de branche les plus problématiques. Au 1er janvier 2021, une quarantaine de branches professionnelles de plus de 5.000 salariés avaient encore des salaires minimum conventionnels inférieurs au Smic. Début octobre de cette même année, la moitié d’entre elles avaient réussi à renégocier leurs grilles de rémunération (et souvent pas uniquement les premiers coefficients de ces grilles). Il faut dire que les problèmes de recrutement dans plusieurs de ces branches avaient rendu nécessaire une augmentation de l’attractivité des métiers concernés (c’est le cas notamment dans la branche hôtellerie café restauration).

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La situation reste cependant précaire. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il est à craindre que les augmentations récentes et futures du Smic ne creusent à nouveau progressivement l’écart avec les minima d’un grand nombre de conventions si l’activité de négociation salariale dans les branches ne permet pas de corriger régulièrement ces écarts. C’est ce que l’on a commencé à observer ces derniers mois. Après la revalorisation du Smic d’octobre 2021 (+2,2% après +1% au 1er janvier 2021, soit +3,2% sur l’ensemble de l’année), ce sont 108 branches qui se sont retrouvées mécaniquement avec au moins un niveau de rémunération inférieur au Smic. Alors même que plusieurs branches avaient consenti des efforts sur leur grille de rémunération dans les mois précédents, 30% des salariés du secteur privé se sont finalement trouvés soumis à des conventions de branche ayant des minima inférieurs au Smic.

Alors que le niveau du Smic focalise toutes les attentions, ce problème occupe assez peu de place dans le débat public. Pourtant, mettre fin à ces pratiques aurait un effet substantiel pour de très nombreux salariés qui sont exposés à cette situation de « plancher collant ». Tandis qu’une hausse généralisée et indistincte du Smic ne vaut pas reconnaissance des mérites particuliers et des compétences acquises, qu’elle accentue l’accumulation d’un très grand nombre de salariés dans les parages du salaire minimum et qu’elle méconnaît le fait que le premier facteur de pauvreté des salariés réside dans le nombre d’heures travaillées plutôt que dans le niveau du salaire horaire, un déblocage à grande échelle de ces mécanismes permettrait à des centaines de milliers de femmes et d’hommes de se voir plus honnêtement reconnus dans leur travail et de connaître une mobilité salariale positive plus régulière.

Des chercheurs ont d’ailleurs montré que, dans les entreprises de plus de 10 salariés, une augmentation des minima de branche entraîne des revalorisations salariales plus fréquentes qu’une augmentation équivalente du Smic (« toutes choses égales par ailleurs, dans les entreprises de 10 salariés ou plus, un surcroît de 1 % des minima conventionnels augmente la probabilité de revalorisation de 2,1 points, contre 0,8 point pour un surcroît similaire du Smic »). Les mêmes chercheurs concluent qu’à l’horizon de quelques trimestres, c’est-à-dire au-delà de ses effets instantanés, une augmentation de 1 % du Smic rehausse les salaires de base individuels (c’est-à-dire les salaires bruts moins les primes et heures supplémentaires) de 0,08 % en moyenne, tandis qu’une hausse similaire des minima conventionnels les augmente de 0,14 %, soit près du double. Bref, non seulement l’augmentation des minima de branche accroît davantage la probabilité des revalorisations que l’augmentation du Smic, mais, à moyen terme, elle est aussi plus efficace pour accroître les salaires de base. Mieux : la hausse des minima conventionnels se transmet de manière plus homogène à l’ensemble de la distribution des salaires que la hausse du Smic. Au total, l’augmentation des minima de branche sert mieux la cause de la dynamique salariale que l’augmentation du Smic.

Pour sortir de cette situation, l’Etat pourrait inviter les branches professionnelles à réviser leurs conventions par la négociation pour supprimer les échelons en-dessous du Smic de telle sorte que le Smic devienne véritablement un « salaire d’entrée » et non une condition durable de rémunération et que la politique salariale des entreprises reconnaisse mieux les mérites et compétences de chacun. Mais en réalité ce genre d’initiative est insuffisante. La dernière en date, prise au sortir de la pandémie a produit des résultats sensibles, mais n’a pas permis de résoudre durablement le problème. La même initiative avait du reste été prise en 2005 par Gérard Larcher, alors ministre du travail, et avait déjà permis de réduire drastiquement le nombre de conventions de branche disposant de minima inférieur au Smic : entre fin 2007 et fin 2008, il était passé de 18 à 6. Mais la suite a, là encore, montré que cet équilibre n’avait rien de pérenne.

Pour aller plus loin, il faut sans doute que les pouvoirs publics activent un levier plus contraignant au terme de la séquence de négociation pour les branches qui n’auraient toujours pas adapté leur salaire minimum conventionnel au Smic et qui viendraient à s’en écarter rapidement par la suite. On peut penser par exemple à un dispositif de conditionnalité sur les aides publiques liées aux basses rémunérations (les exonérations de charges patronales, en particulier) comme le suggère la CFDT. Cette hypothèse avait déjà été évoquée au début du quinquennat Sarkozy et discutée dans le cadre du projet de loi en faveur des revenus du travail (2008).

Le projet était de sanctionner les branches conservant des minima salariaux inférieurs au SMIC et ne parvenant à aucun accord pendant plusieurs années. Une vingtaine de branches rassemblant 1 million de salariés au total étaient alors concernées. L’idée était plus précisément d’aménager le barème de l’allègement général des « cotisations Fillon » (jusqu’à 1,6 Smic) afin de prendre comme référence le salaire minimum conventionnel applicable aux salariés sans qualification, au lieu du Smic, dans les branches où il lui est inférieur, comme le résumait un rapport du Sénat. Cette substitution aurait rendu l’allègement moins avantageux pour les entreprises jusqu’à 1,6 Smic et donc créé une forte incitation à revaloriser les minima conventionnels. A ce compte-là, la perte d’allègements se serait en effet élevée à 26% dans la branche des succursalistes du commerce de l’habillement, à 11% dans la parfumerie de détail et esthétique, etc. Des pertes comparables à l’écart séparant le salaire minimum conventionnel du Smic dans chacune de ces branches.

Ce projet avait cependant buté sur une difficulté qu’il importe de rappeler ici. Il était en effet apparu inéquitable de pénaliser toutes les entreprises au sein d’une même branche, y compris les entreprises vertueuses en matière salariale. On pouvait bien sûr considérer qu’il appartenait à ces entreprises de faire pression sur leur branche pour éviter de telles pénalités. Mais cet argument ne tenait pas compte du fait que certaines branches sont dominées par quelques grands groupes qui, s’ils sont récalcitrants, peuvent durablement bloquer le jeu.

Ces difficultés expliquent que le gouvernement ait finalement renoncé à son ambition en accordant d’abord aux branches des délais d’application lointains, puis en décidant de ne déclencher le dispositif que si un certain seuil de non-conformité était franchi, seuil qui n’a finalement pas été atteint.

Pour surmonter cette difficulté, il faudrait exempter de pénalités les entreprises couvertes par un accord d’entreprise qui, pour la mise en œuvre de toutes les dispositions de la convention collective, substitue au salaire minimum national professionnel un salaire minimum égal ou supérieur au Smic. Cette contrainte serait en outre de nature à stimuler la négociation d’entreprise dans un contexte de tensions sur le pouvoir d’achat. Elle permettrait en tout cas de mettre fin à une situation d’injustice qui voit des salariés stationner plusieurs années au Smic, des jeunes entrants non qualifiés être rémunérés de la même façon que des salariés expérimentés et des entreprises grever les comptes de la protection sociale en accumulant une importante masse salariale ouvrant droit à des exonérations de charges sociales.

Traiter ce dossier complexe, c’est s’attaquer à l’une des racines des inégalités salariales et du mal-être au travail. Il est temps d’en prendre conscience.

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Alexandre Durain