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Rapport

Le nouvel âge de la Formation professionnelle

Si la formation professionnelle est devenue une question centrale ces dix dernières années, c’est parce qu’elle est tout à la fois un enjeu d’émancipation sociale et un objectif de compétitivité, de croissance et de développement. Des progrès significatifs ont été réalisés dans cette direction, mais un long chemin reste encore à parcourir et un nouvel élan doit être donné dans les cinq ans qui viennent.
Publié le 

Introduction : Concevoir la formation comme une protection et un enjeu de politique économique

L’enjeu de la formation ne peut se résumer à un objectif de compétitivité, d’émancipation sociale, de sécurité dans l’emploi, de projet sociétal, d’individualisation du marché du travail, de croissance ou de développement… Car il est tout cela à la fois. C’est pourquoi la formation ne peut pas être conçue comme une succession de mesures organisées en silo. Elle doit être au cœur de la politique économique et sociale, et nécessite une approche transversale. Saucissonner les publics et les politiques visant à développer l’offre de formation n’est pas à la hauteur de l’enjeu.

Des progrès ont été réalisés ces dernières années. Tout d’abord, l’attention portée à ce dossier s’est beaucoup développée : tout le monde en parle et le sujet est désormais très présent dans le débat public. C’est heureux car ça n’était pas le cas il y a encore 10 ans.

D’autre part, l’appétence à la formation s’est développée chez les salariés qui sont, dans l’ensemble, plus conscients de l’intérêt d’entretenir leur capital de compétences. L’accès à la formation a par ailleurs été simplifié et partiellement détaché du bon vouloir des employeurs, notamment grâce au Compte personnel de formation.

Mais les faits sont têtus et un long chemin reste encore à parcourir. En dépit de leurs efforts ces dernières années, la culture des progressistes en matière de formation est encore marquée par l’empreinte de l’élitisme méritocratique, de l’académisme pédagogique et de l’individualisme… Si bien qu’ils ne savent pas toujours bien répondre à ceux qui auraient le plus besoin de formation mais qui s’en méfient et réclament au préalable de la protection. Ce sont aussi bien souvent ceux qui sont les moins à même de s’orienter vers les formations les plus appropriées et qui ne peuvent se contenter d’une offre dans laquelle chacun ferait son marché à sa guise.

Dans le même temps, le besoin de formation s’est renforcé avec le développement économique et les mutations technologiques rapides qui affectent le marché du travail. Les progrès récents sont donc très insuffisants car parallèlement la nécessité de contrer l’obsolescence d’une partie de la force de travail s’est accrue.

C’est pourquoi nous avons décidé de consacrer un nouveau rapport à la formation professionnelle. Face à la lenteur des progrès, le vieillissement, la technologie, la part plus importante en France que dans le reste de l’Union européenne de la force de travail peu ou non qualifiée exigent une accélération des mesures visant à l’amélioration des compétences moyennes.

Pour y parvenir, il faut concevoir l’accumulation de capital humain comme un enjeu de la politique économique dans son ensemble et en faire un sujet transversal non « siloté » par ministère. Par ailleurs, cela ne doit pas être une injonction des élites aux peu qualifiés. Il faut investir pour que ceux qui changent d’emploi ou de secteur le fassent dans des conditions financières stables et pour que ceux qui considèrent que c’est une nouvelle promesse chimérique puissent avoir un emploi à la fin de la formation. La mobilisation des entreprises privées en la matière pourrait permettre cette évolution qui demande l’engagement de tous les acteurs.

Nous faisons dans ce sens dix propositions à la fin de ce rapport.

 

Partie I : Pourquoi les progressistes doivent renouveler leur philosophie de la formation professionnelle

Plusieurs enquêtes récentes traduisent les progrès de la formation professionnelle dans notre pays :

  • L’expérience en est désormais largement répandue : selon l’enquête AES 2018 (Formation des adultes), 51% des 18–64 ans (et 55% des 18–24 ans) avaient suivi une formation au cours des douze derniers mois (le plus souvent une formation non formelle mais à but professionnel). Selon l’Insee, le taux d’accès des personnes en recherche d’emploi à la formation professionnelle s’est lui aussi sensiblement accru (de 10,5% en 2015 à 15,3% en 2019), ainsi que le nombre de diplômes délivrés à des bénéficiaires de la formation continue (82 000 en 2002 contre 146 000 en 2018).
  • Une majorité de personnes s’informent sur les formations disponibles : selon le Baromètre de la formation professionnelle 2021 (Centre Inffo, panel de 1 626 actifs de 18 ans et plus), seuls 20% des sondés déclarent qu’ils ne se renseignent pas sur le sujet. Quatre actifs sur cinq font au contraire des démarches, consultent les offres disponibles sur Internet, etc.
  • Les besoins semblent mieux identifiés par les intéressés eux-mêmes : selon une enquête Harris Interactive récente conduite auprès d’un large échantillon de 7 000 répondants, seul un quart des enquêtés (26%) déclarent ne pas encore savoir très bien quelles compétences ils ont besoin d’acquérir pour la suite de leur vie professionnelle.
  • Le sentiment d’être responsable de son capital formation et de son employabilité est en forte croissance : selon le Baromètre de la formation professionnelle 2021, le sentiment que la formation professionnelle relève d’une responsabilité personnelle de chacun a beaucoup progressé ces dernières années : 78% en sont convaincus en 2021 (+14 points en un an !). Et seuls 22% étaient dans des « postures attentistes ». Par ailleurs, le Compte personnel de formation (CPF) est de mieux en mieux identifié : toujours selon le Baromètre de la formation professionnelle, 85% des sondés connaissent le CPF (dont 63% déclarent qu’ils « voient bien ce dont il s’agit ») et 38 millions de comptes étaient alimentés en 2020.
  • Au registre des bonnes nouvelles, on peut ajouter le premier bilan du CPF sur l’année 2020. En un an, selon l’enquête de la Caisse des dépôts et de la Dares, près d’un million de formations y ont été validées, soit un quasi-doublement des actions financées par ce biais pour développer les compétences (517 000 en 2019). Et la dynamique semble se maintenir : au premier semestre 2021, le nombre de dossiers déposés était équivalent à celui des 12 mois précédents. Au total, en 2020, 2,8% de la population active a eu recours au CPF (contre 1,5% en moyenne les années précédentes). Et ce dispositif semble profiter davantage à celles et ceux qui en ont le plus besoin : 36% des bénéficiaires en 2020 sont demandeurs d’emplois (contre 32% auparavant) ; les bénéficiaires ouvriers (qui ne représentent encore cependant que 10% des bénéficiaires) ont progressé de leur côté de 76% et les employés (49% des bénéficiaires) de 53% ; en outre, 38% des bénéficiaires ont un niveau de formation initiale inférieur ou égal au BEP/CEP. Ces progrès sont l’effet de la mise en place, grâce à la loi « Avenir professionnel » de septembre 2018, du « parcours d’achat direct » qui permet aux actifs d’accéder à des formations en liquidant l’argent crédité sur leur compte sans passer par un intermédiaire, par le biais d’une application mobile et du site Moncompteformation.fr
  • L’apprentissage, enfin, a connu une très forte progression depuis 2016–2017 : on comptait 526 000 apprentis en 2020 (+40% par rapport à 2019) et 718 000 en 2021 (+36,5%). Certes, cette progression était en partie alimentée par le recul des contrats de professionnalisation, expliquant que l’alternance dans son ensemble croisse moins vite que l’apprentissage. Mais au total, la dynamique est clairement positive.

 

L’analyse plus précise des mêmes enquêtes et sources de données invite cependant à tempérer l’optimisme et à mesurer le chemin qui reste à parcourir :

  • Les bénéficiaires de formations acquises par le biais du CPF ne sont ouvriers qu’une fois sur dix, alors même que les ouvriers représentent 20% de l’emploi total et que leurs besoins de montée en compétence sont souvent plus aigus que pour beaucoup d’autres. A quoi on peut ajouter que 62% des bénéficiaires ont un niveau de formation initiale supérieur ou égal au bac. En outre, les formations CPF sont majoritairement non qualifiantes.
  • L’expérience de la formation professionnelle reste moins répandue chez ceux qui en ont le plus besoin : selon AES 2018, alors que 51% des 18–64 ans déclaraient avoir suivi une formation au cours des douze derniers mois, seuls 44% des chômeurs (-7 points), 20% des inactifs (-31 points) et 22% de ceux n’ayant que le certificat d’études (-29 points) étaient dans ce cas. De même, selon AES 2018, 66% des cadres avaient connu une formation non formelle à but professionnel au cours des 12 derniers mois contre seulement 35% des ouvriers et 42% des employés.
  • Les plus démunis sont aussi ceux qui sont le moins informés et qui se renseignent le moins : selon le Baromètre de la formation professionnelle 2021 (Centre Inffo), c’est dans les CSP- et chez les chômeurs que l’on trouve la part la plus élevée de personnes se déclarant « mal informée » (38% des chômeurs, 44% des CSP-). 27% des ouvriers (+7 points par rapport à la moyenne) et 29% des chômeurs (+9 points) déclarent par ailleurs ne pas se renseigner sur l’offre de formation.
  • L’identification des besoins de formation est également moins claire chez ceux qui en ont souvent le plus besoin : selon l’enquête de Harris Interactive, près d’un tiers (31%) de ceux qui ont un niveau de diplôme inférieur au bac (+5 points par rapport à la moyenne) déclarent ne pas encore savoir très bien quelles compétences ils ont besoin d’acquérir pour la suite de leur vie professionnelle.
  • Le sentiment d’être responsable de son capital formation est également moins prononcé chez les plus modestes : selon le Baromètre de la formation professionnelle 2021, 31% des ouvriers (+9 points par rapport à la moyenne) et 30% des chômeurs (+8 points) sont dans des « postures attentistes » (i.e. selon eux, c’est avant tout « aux pouvoirs publics, aux branches professionnelles et aux entreprises d’être responsables des parcours de formation »).
  • Les moins diplômés sont aussi les moins proactifs et les moins autonomes dans la démarche de formation : ceux qui ont un niveau de qualification inférieur au bac émettent moins souvent des souhaits (76% contre 85% en moyenne), contactent moins souvent un organisme de formation (67% contre 77% en moyenne) et font moins souvent des recherches au sujet des formations disponibles (65% contre 76% en moyenne). Ils comptent également davantage sur la mobilisation des collectivités territoriales (64% contre 57% en moyenne) et des structures d’accueil et d’orientation (60% contre 55% en moyenne).
  • Les plus modestes, les plus précaires et les moins diplômés ont surtout une moindre confiance dans l’utilité et les bénéfices de la formation. Selon l’enquête Harris Interactive, alors que 27% des sondés dans leur ensemble jugent que la formation est inutile aux motifs « que l’on peut difficilement trouver des formations adaptées à son métier », « que l’on peut rarement mettre en pratique ce que l’on a appris » ou « que c’est une perte de temps car cela ne change souvent rien à sa vie professionnelle », ils sont 38% dans ce cas (+11 points) parmi ceux qui ont un niveau de diplôme inférieur au bac. Et ce, alors même que, selon les déclarations des sondés, l’expérience du chômage touche 55% des CSP- (+10 points par rapport à la moyenne) et 49% de ceux qui ont un niveau de diplôme inférieur au bac (+4 points). De même, 42% des CSP- jugent probable de se trouver au moins une fois au chômage dans les années à venir (+4 points).

 

L’appétit général pour la formation s’en ressent : selon AES 2018, seuls 28% des ouvriers et 31% des non diplômés auraient souhaité se former ou se former davantage au cours des douze derniers mois. Le désir de formation professionnelle augmente avec le niveau de formation initiale et diminue avec lui, à rebours des besoins objectifs des personnes concernées.

Ce rapide tour d’horizon des enquêtes récentes met en exergue le paradoxe de notre situation. Alors que la formation professionnelle s’impose dans les esprits et les pratiques comme une ressource majeure pour sécuriser les trajectoires professionnelles et qu’un nombre croissant de femmes et d’hommes se considèrent comme responsables de leur capital formation, un groupe d’actifs peu diplômés et/ou précaires reste à l’écart de cette dynamique : ils sont mal informés, se renseignent moins que les autres, se sentent moins responsables de l’entretien et du développement de leurs compétences et surtout sont beaucoup plus sceptiques quant à l’utilité de la formation professionnelle. Or ce sont précisément ceux qui en auraient le plus besoin puisqu’il y a un lien direct entre formation et taux de chômage. Le taux de chômage des moins qualifiés (diplôme inférieur au second cycle du secondaire) atteint 13,5% dans notre pays contre 9,3% dans l’OCDE et 7,7% en Allemagne.

 

1. La doctrine des progressistes en matière de formation

Ce constat oppose une forte limite à l’ambition des progressistes qui ont, les premiers, formalisé la nécessité d’investir fortement dans le capital humain à la fois pour soutenir la croissance à long terme de l’économie et pour pallier les insuffisances d’un Etat-providence qui savait assurer des revenus de substitution aux individus confrontés aux aléas de l’existence, mais ne savait pas sécuriser leurs trajectoires professionnelles. L’effort de formation initiale et continue était à leurs yeux le point où s’accordaient le mieux la recherche de la performance économique et celle de la justice sociale, la quête d’une montée en gamme de notre appareil productif et la lutte contre les inégalités les plus radicales : celles qui scellent les destins sociaux dès le plus jeune âge.

Que ce soit aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, en Allemagne ou en France, les progressistes ont rêvé depuis une trentaine d’années d’un monde où tout le monde apprend tout au long de sa vie, d’une société fluide où chacun a les moyens de se réinventer professionnellement en permanence, de rebondir en fonction des aspirations, des épreuves et des circonstances, de s’adapter aux mutations technologiques et de stimuler l’économie et la croissance.

Il n’est pas inutile de se remettre en mémoire l’histoire de ces idées. A la fin des Trente Glorieuses, alors que, sous la pression des chocs pétroliers et de la stagflation, le plein emploi cesse d’être une évidence dans de nombreux pays développés et que la croissance de l’activité ralentit, la préoccupation pour le niveau de qualification de la population active se fait plus vive (en 1980 encore, moins de 30% des élèves français sortant du système éducatif ont le bac, contre près de 80% en 2017). La pression de la concurrence internationale autant que l’exigence de justice sociale poussent les gouvernements européens à offrir aux classes populaires les mêmes perspectives de formation qu’aux classes moyennes. Les lois françaises sur la formation professionnelle (1971) et sur le collège unique (1974) illustrent cette préoccupation. Le long effort de démocratisation scolaire qui sera soutenu jusqu’au milieu des années 1990 ira dans le même sens, rompant avec les discours élitistes et les raisonnements malthusiens qui avaient jusqu’ici prévalu en matière d’éducation[1].

La nécessité d’investir massivement dans le capital humain, non seulement pour réduire les inégalités de destin mais aussi pour accroître le potentiel de croissance et augmenter la compétitivité de l’économie, va se trouver au cœur de la reformulation des projets progressistes de gauche dans la dernière décennie du XXe siècle, notamment au Royaume-Uni à la fin de l’ère Thatcher durant laquelle les conservateurs avaient surtout œuvré à dévaloriser les écoles du secteur public. Avec le New Labour de Tony Blair, l’éducation est placée au cœur des priorités du gouvernement. « We will make education our number one priority », déclare le Manifeste électoral travailliste de 1997. Sous son gouvernement, entre 1997 et 2007, les dépenses publiques d’éducation seront multipliées par deux et des efforts considérables seront réalisés pour réduire les effectifs par classe.

Dès 1997, l’objectif du New Labour et de sa « troisième voie » est de jeter les bases d’une « grande classe moyenne » plus méritocratique et animée d’une plus grande ambition de réussir[2]. La recherche de l’égalité passe désormais par une action publique qui distribue des compétences, des qualifications et des capacités productives, plutôt que par la redistribution et les revenus de transfert. Cette politique fait appel à la responsabilité individuelle. Son maître-mot est d’assurer à tous d’égales opportunités.

Cette vision sera encore plus explicitement développée dans l’essai que Tony Blair signe en 1998 avec le chancelier social-démocrate allemand Gerhard Schröder[3]. Ce texte pose parfaitement le cadre de la philosophie progressiste de ceux qui se nomment eux-mêmes alors les « nouveaux sociaux-démocrates ». Pour eux, l’éducation et la formation sont devenues « la sécurité la plus importante dans le monde moderne ». Sans elles, « les personnes non qualifiées sont condamnées à une vie de bas salaires, d’insécurité et de chômage » :

« La priorité absolue doit être l’investissement dans le capital humain et social.  Si l’on veut atteindre et maintenir un taux d’emploi élevé, les employés doivent réagir à des demandes changeantes. Nos économies souffrent d’un écart considérable entre le nombre d’offres d’emploi à pourvoir (par exemple dans le domaine des technologies de l’information et de la communication) et le nombre de candidats qualifiés.

Cela signifie que l’éducation ne doit pas être une occasion unique (a one-off opportunity) : l’accès à l’éducation et à la formation, et l’utilisation de leurs possibilités tout au long de la vie représentent la sécurité la plus importante dans le monde moderne. Par conséquent, les gouvernements ont la responsabilité de mettre en place un cadre qui permette aux individus d’améliorer leurs qualifications et de réaliser leur potentiel. Cela doit désormais être une priorité sociale-démocrate absolue.

(…)

Nous devons réformer l’enseignement post-scolaire et en améliorer la qualité, tout en modernisant les programmes d’éducation et de formation afin de promouvoir l’adaptabilité et l’employabilité dans la vie ultérieure. Le gouvernement a un rôle particulier à jouer en incitant les individus à épargner pour faire face aux coûts de l’éducation et de la formation tout au long de la vie – et en élargissant l’accès à l’éducation et à la formation par la promotion de l’enseignement à distance.

Nous devons veiller à ce que la formation joue un rôle important dans nos politiques actives du marché du travail pour les chômeurs et les ménages sans emploi. »

 

De l’autre côté de l’Atlantique, le président américain Bill Clinton développe une approche très voisine depuis le début des années 1990. Opposé dans un débat à George William Bush père en octobre 1992, il lâche une formule qui restera célèbre : « In todays knowledge-based economy, what you earn depends on what you learn ». L’idée est simple : dans une économie de la connaissance où les cycles d’innovation technologique sont très rapides, rien ne peut garantir que les emplois d’aujourd’hui seront encore là demain ; la seule garantie sérieuse, ce ne sont pas les assurances sociales et les revenus de substitution, mais la formation, l’adaptation continuelle à la transformation des emplois. Une garantie pour les individus, mais aussi une nécessité pour la croissance à long terme.

L’arc de ce nouveau progressisme qui est au pouvoir à la fin des années 1990 simultanément au Royaume-Uni, en Allemagne et aux Etats-Unis façonne une idéologie de l’éducation et de la formation qui en fait à la fois une protection individuelle supérieure aux ressources habituelles de l’Etat-providence, et un instrument de croissance et d’innovation pour les entreprises et l’ensemble de l’économie. Mais il en fait aussi une responsabilité individuelle et un levier des « politiques actives du marché du travail » (active labour market policies), comme le soulignait le papier de Tony Blair et Gerhard Schröder de 1998, invitant même les actifs à épargner pour financer eux-mêmes leur formation.

Cette idéologie de la responsabilité individuelle est dans le même temps entrée en résonance avec l’idée qu’il fallait, pour mieux protéger les individus, attacher les droits sociaux non plus à un emploi susceptible de disparaître, mais à la personne elle-même. C’est ce qui a été réalisé en France, par exemple, d’abord avec le Droit individuel à la formation (DIF), puis avec le Compte personnel de formation (CPF). Ces instruments sont censés permettre à chacun de devenir pilote de son propre navire et de l’émanciper du caractère prescriptif de l’entrée en formation, c’est-à-dire des intérêts immédiats des entreprises ou des injonctions de Pôle emploi. Mais tout le monde ne pilote pas son navire de manière aussi efficace : les dispositions à « se prendre en main », les informations et la confiance nécessaires pour cela sont en effet elles-mêmes très inégalement réparties dans la population, comme on l’a vu plus haut. Ceux qui ont « appris à apprendre » s’en sortent mieux que ceux qui sont sortis démunis ou en échec du système scolaire : les premiers sont du reste beaucoup mieux servis en formation continue que les seconds. Dans un pays comme le nôtre, ces inégalités de réussite scolaire reflètent malheureusement les inégalités d’origine sociale, comme le montrent avec une accablante régularité les enquêtes Pisa (voir infra, encadré 1).

 

2. Demande de protection vs demande de formation

La doctrine des progressistes en matière de formation professionnelle se heurte ainsi de plus en plus, dans les classes populaires des pays développés, à une demande sociale assez étrangère à ses fondements. La première demande sociale des plus vulnérables n’est pas tant une demande de formation que de protection et singulièrement de protection des emplois stables et durables assurant un pouvoir d’achat satisfaisant à des actifs peu diplômés et leur garantissant une sécurité face à l’avenir. Cette demande a marqué les récents scrutins nationaux aux Etats-Unis comme au Royaume-Uni, comme le soulignait récemment l’économiste Jean Pisani-Ferry[4] :

« L’impératif des démocrates est de reconquérir la classe ouvrière blanche qui a voté pour Trump en 2016 et à nouveau en 2020. Mais, depuis la présidence de Bill Clinton dans les années 1990, ils n’ont proposé aux travailleurs laissés pour compte que deux solutions : l’éducation et les prestations sociales. (…) Barack Obama et lui étaient fermement convaincus qu’une éducation plus poussée et de meilleure qualité était le meilleur moyen de faire face aux bouleversements du marché du travail induits par la numérisation et la mondialisation. Les Européens, d’ailleurs, partageaient pour la plupart cette philosophie, même s’ils mettaient davantage l’accent sur les transferts sociaux.

Mais les ouvriers ne sont pas d’accord. Ils ne veulent pas vivre de l’aide sociale et ne veulent pas non plus être renvoyés à l’école. Ils veulent plutôt conserver les bons emplois qui leur ont longtemps procuré revenus et fierté. Trump a gagné en 2016 parce qu’il a compris ce sentiment et l’a exploité pour gagner le vote de la classe ouvrière dans les États clés.

Cette évolution n’est pas propre à l’Amérique. Partout, la gauche a perdu le vote de la classe ouvrière. Au Royaume-Uni, Boris Johnson a conquis le « mur rouge » des travaillistes ; en France, l’extrême droite de Marine Le Pen est devenue le premier parti ouvrier (…). »

 

En effet, comme on l’a vu à travers l’analyse des récentes enquêtes sur le sujet, la volonté d’investir dans le capital humain ne soulève pas l’enthousiasme dans une large partie des classes populaires où l’expérience de la formation (initiale d’abord) est souvent associée à des échecs, à une perte de confiance voire à une humiliation ; où la mobilité géographique et professionnelle est d’abord appréhendée comme une épreuve (arrachement à un écosystème de relations et d’entraide, éloignements des amis, de la famille…[5]) ; et où l’on entretient la nostalgie des emplois d’autrefois, dans lesquels on pouvait passer la presque totalité de sa carrière. A la limite, la rhétorique de l’école tout au long de la vie et de la mobilité permanente est perçue dans une partie des classes populaires comme le discours des bons élèves, des diplômés, des « beautiful people » à destination des « derniers de la classe ».

Le regard accusateur qu’une partie des classes populaires porte à ce sujet sur les élites progressistes n’est pas totalement injustifié. Il s’ancre dans trois insuffisances du discours et de l’offre progressistes : leur complicité avec l’élitisme républicain en premier lieu, leur culte naïf de la méritocratie ensuite, et enfin leur manque de lucidité sur le besoin d’orientation et d’accompagnement des individus sur le marché de la formation.

L’élitisme pour commencer. Bien souvent, les élites progressistes ont été incapables d’imaginer d’autres parcours sociaux que les leurs et ceux qu’elles souhaitent pour leurs propres enfants ; il suffit pour s’en convaincre de constater leur manque d’intérêt pour le lycée professionnel, les filières technologiques du secondaire ou les établissements d’enseignement agricole… Au fond, elles ont souvent cru qu’il suffisait, pour résoudre le problème, de suivre les élans de générosité d’un égalitarisme ascendant : « Vous monterez tous en première classe ! » (ou comme le disait Sieyès : « Vous serez tous des maîtres ! »)[6]. Mais ces élans les ont conduites à une forme d’élitisme inavoué. A une époque pas si ancienne, soutenir le développement de l’apprentissage dans les milieux progressistes, c’était trahir la cause de la démocratisation scolaire, être accusé d’enfermer les jeunes dans des destins de second rang et de les livrer aux besoins conjoncturels des entreprises. L’essentiel des débats sur l’école portait sur les filières générales susceptibles de conduire à des études supérieures longues. Dès l’adolescence, les élèves qui choisissent une autre voie sont, encore aujourd’hui, regardés comme des perdants de la compétition scolaire. Pour ne rien dire de ceux – encore trop nombreux – qui sortent du système éducatif sans aucune qualification (quelques 90 000 personnes encore en 2017).

La conjugaison très française de la massification scolaire, du culte des diplômes et de la recherche de l’excellence a concouru à la société de défiance, à des rapports sociaux aigris et au ressentiment social. Les ressorts de ce ressentiment sont assez simples à comprendre. Les classes populaires, où l’on quittait souvent le système scolaire à 16 ou 17 ans il y a encore une cinquantaine d’années, sont sorties de leur « insularité collective » (Olivier Schwartz) : à la faveur de la massification scolaire, elles ont progressivement rejoint la culture mainstream, diversifiant leurs interactions sociales et investissant plus fortement que par le passé la scolarité de leurs enfants. Mais elles ont aussi souvent constaté que ces efforts étaient mal payés de retour quand leurs enfants se trouvaient en échec ou quand, armés d’un diplôme du secondaire ou du supérieur court, ils « ramaient » pour se stabiliser sur le marché du travail. Les dividendes de l’investissement familial dans l’éducation des enfants ne leur ont pas sauté aux yeux et l’expérience scolaire n’a pas toujours donné à leurs enfants le goût et l’envie de continuer à se former. S’est alors répandu dans la population le sentiment d’un moindre rendement des titres scolaires, alors même que le fait d’avoir un diplôme n’a sans doute jamais été aussi déterminant sur le marché du travail[7]. Le paradoxe de cette situation est que l’investissement dans le capital humain a désormais deux visages dans les milieux modestes : celui d’une formation initiale qui n’a probablement jamais été aussi investie par les parents, d’une part, et celui d’une formation continue qui reste sous-investie par leurs enfants, de l’autre.

Tyrannie méritocratique. Ces difficultés sont d’autant plus vivement ressenties que la massification scolaire poussée à partir des années 1970 a étendu comme jamais la sphère de la méritocratie : puisque tout le monde peut accéder au collège unique et la plupart au baccalauréat, l’échec ne peut plus être imputé, du moins en apparence, aux injustices de la naissance ou à une forme d’assignation sociale. La plus grande facilité d’accès au bac et au supérieur a validé chez beaucoup l’idée naïve selon laquelle « quand on veut, on peut ». Comme l’a récemment écrit l’actuelle ministre du logement et ancienne DGFP, « la méritocratie laisse croire aux gagnants qu’ils doivent tout à leurs efforts, et que les perdants n’ont qu’à s’en prendre qu’à eux-mêmes. Elle invite les premiers au sentiment de toute-puissance et, en miroir, humilie les seconds. »[8].

Certes, la massification scolaire a fait tomber des barrières d’accès et c’est une bonne chose. Mais elle n’a pas pour autant créé les conditions d’une compétition équitable qu’il suffirait à présent de laisser se dérouler librement pour que tous les talents trouvent leur juste rétribution. Faute de l’avoir compris assez tôt, on a laissé se développer ce que Michael Sandel appelle une « implacable diplômania qui a poussé les électeurs des classes laborieuses vers les partis populistes et nationalistes, et qui a creusé le fossé entre diplômés et non-diplômés »[9]. La valorisation – typiquement « troisième voie » – de l’ouverture, de l’initiative personnelle et des talents individuels est un mirage inaccessible pour beaucoup de personnes qui ne bénéficieront jamais des opportunités de la société ouverte et qui n’ont pas envie de retourner sur les bancs d’une école où ils n’ont pas de bons souvenirs. En outre, le logiciel méritocratique n’empêche pas nombre d’enfants de continuer à intérioriser le poids de leur origine sociale. A niveau scolaire équivalent, les élèves d’origine modeste sous-estiment leur potentiel, tandis que leurs camarades de milieux plus favorisés, au contraire, se voient mieux réussir à l’école et se sentent « à leur place » : les premiers se censurent, visent des formations plus courtes et moins valorisées alors que les seconds anticipent un parcours plus long et plus prestigieux[10]

La gestion collective du marché du travail. L’individualisme des partisans d’une troisième voie s’est également exprimé par le relatif mépris qu’ils ont longtemps entretenu à l’égard de la gestion collective du marché du travail. La portabilité individuelle des droits (par le Droit individuel à la formation, puis par le Compte personnel de formation) permettait d’attacher les droits sociaux aux personnes, et à chacun de s’émanciper en exerçant ces droits à sa guise, quelle que soit sa situation d’emploi. Mais elle ne suffisait pas à les orienter correctement sur le marché de la formation, à leur permettre de distinguer le bon grain de l’ivraie, les investissements prometteurs des investissements moins prometteurs, que ce soit pour eux-mêmes ou pour la collectivité dans son ensemble. Il ne suffit pas de « donner les clés » aux individus, surtout quand les plus modestes d’entre eux ont, comme on l’a vu dans les enquêtes, une idée très floue de leurs besoins et des chemins qu’ils pourraient emprunter pour s’en sortir. La désintermédiation de l’accès à la formation par le biais du « parcours d’achat direct » du CPF a d’ailleurs conduit le gouvernement et les partenaires sociaux à appeler à une meilleure concertation entre les salariés et les entreprises dans le choix des formations et à favoriser dans le futur des dispositifs d’abondement du CPF par les entreprises quand le salarié choisit une formation qui convient à leurs besoins.

Quoi qu’il en soit, pour aider les individus à faire les bons choix et tirer parti collectivement des investissements dans le capital humain, il faut doter chacun d’une boussole correctement réglée et adopter une vision plus holistique des évolutions du marché du travail.

S’ils veulent gagner la bataille de la formation professionnelle pour tous, les progressistes doivent donc relever un défi qui est à la fois politique et idéologique. Ils doivent commencer par renoncer à l’individualisme naïf qui les a longtemps animés. Devant la résistance des perdants qui sont aussi ceux qui ont le plus besoin de formation, il faut admettre que l’émancipation individuelle ne peut se dispenser d’un fort substrat de protection et d’accompagnement collectifs. La promotion de la mobilité individuelle et de la formation qui en est la condition ne peut être crédible auprès des publics les plus vulnérables qu’à la condition d’être associée à une protection et à une forme de gage immédiat d’utilité et de rentabilité.

Le développement du capital humain est une condition sine qua non de la montée en gamme de notre économie et du maintien d’un modèle social ambitieux, comme nous le montrerons dans la deuxième partie. L’intérêt objectif des plus modestes reste bien d’augmenter leur niveau de formation et leur employabilité. Et cet intérêt rejoint l’intérêt collectif de notre économie. Il conditionne également la cohésion sociale.

Mais la demande de protection doit être entendue. Pour cela, il faut envisager tout ce qui peut être fait pour que la formation professionnelle ne soit plus la promesse hypothétique d’un avenir meilleur, mais une inscription rapide dans le monde du travail pour ceux qui en sont le plus éloignés. Il faut aussi envisager tout ce qui peut être fait pour que la formation professionnelle soit pourvoyeuse d’estime de soi et de dignité, pour qu’elle s’inscrive positivement dans cette « économie morale » des épreuves de la vie dont parle Pierre Rosanvallon[11].

 

Partie II : L’enjeu de la formation s’est encore accru avec le développement technologique et le vieillissement de la population

La prise de conscience de la nécessité d’améliorer la compétence moyenne de la force de travail et de la maintenir dans le temps n’est pas à la hauteur de l’enjeu. En effet, nos récents travaux économétriques montrent que si le niveau moyen de formation a une influence sur la croissance de long terme, l’évolution des compétences de l’ensemble de la force de travail dans le temps a encore plus d’impact[12]. Or, la dégradation des compétences tant en littératie qu’en numératie est plus rapide en France que dans la plupart des pays de l’OCDE.

Ne disposant pas de données plus récentes de l’enquête PIIAC[13] sur les compétences des adultes que celles que nous avions analysées dans le cadre du rapport Terra Nova de 2014 et qui montraient leur forte dégradation avec l’âge en particulier en France[14], nous avons étudié et compilé de multiples statistiques européennes sur l’évolution des métiers et des compétences. Toutes convergent pour montrer une situation alarmante : la France est le deuxième pays après la Roumanie où le taux d’inadéquation des compétences horizontales est le plus élevé d’Europe ; c’est aussi l’un des pays où l’inadéquation verticale, c’est-à-dire la proportion de qualifications inexploitées, est importante.

Accroître le nombre de diplômés, développer des dispositifs visant à réduire le nombre de jeunes qui sortent du système scolaire sans rien ou encore individualiser les dispositifs de formation continue ne suffisent pas à garantir le développement et l’amélioration des compétences de la force de travail ni à réduire les inégalités originelles.

Il est donc urgent que le système de formation initial et continue évolue plus rapidement pour atteindre ce double objectif : améliorer la compétence moyenne et la maintenir dans le temps. L’apprentissage tout au long de la vie, selon la formule de Sophie Boissard, devrait en ce sens être un droit opposable.

 

1. L’accumulation de capital humain est encore trop lente et inégalitaire en France

L’accumulation de capital humain est le processus par lequel un individu amasse, au fil de sa vie d’écolier, puis d’étudiant, puis de salarié (en tout cas de travailleur), des compétences de toute sorte (connaissances de base, mais aussi expertises professionnelles, hard skills, soft skills, etc.) lui permettant, d’une part, de s’épanouir personnellement et, d’autre part, de réussir professionnellement dans un contexte général d’évolution rapide des compétences requises sur le marché du travail, et de mobilité accrue. Favoriser l’accumulation de capital humain ne constitue pas une logique adéquationniste pour autant. Si la garantie d’un emploi en fin de formation peut renforcer la motivation de suivre des formations, l’objectif doit rester le maintien des compétences générales, car l’évolution des emplois est difficile à appréhender comme le montrent les très rapides changements des « emplois de demain ». De plus, la capacité à assumer des emplois non routiniers est de plus en plus valorisée. Le niveau de qualifications ne suffit plus à garantir le maintien dans l’emploi. Les travailleurs doivent développer des capacités à occuper des emplois dont les tâches ne sont pas répétitives. En conséquence, le rythme de déploiement du Compte personnel de formation (CPF) est trop lent pour répondre à l’accélération de l’évolution de la demande de compétences alors que la proportion de peu ou pas diplômés est plus importante en France que dans la plupart des autres pays européens.

1.1. La proportion de diplômés a augmenté, mais sa progression ralentit et cette massification reste inégalitaire et insuffisamment qualitative

A) La part des diplômés reste plus faible en France que dans de nombreux autres pays malgré une forte progression

La part d’adultes diplômés du second cycle du secondaire et/ou du supérieur a progressé depuis les années 1990 en France pour atteindre près de 80%. Elle est aujourd’hui environ égale à celle de la moyenne des pays de l’OCDE, mais reste inférieure à celle de nombreux pays. Par exemple, en 2018, au Canada, aux États-Unis, en Suisse et en Allemagne, plus de 85% de la population âgée de 25 à 64 ans dispose d’au moins un diplôme du second cycle du secondaire.

 

Graphique 1 : Ceux qui ont au moins un diplôme du second cycle du secondaire ou du supérieur sont majoritaires

Le constat est le même si on se focalise sur les diplômés du supérieur ou sur la part des diplômés en pourcentage des actifs âgés de 25 à 64 ans.

Si l’objectif d’une politique de capital humain ne peut pas consister exclusivement dans l’augmentation du nombre de diplômés du supérieur, le taux de chômage comme le niveau de salaire restent directement liés au niveau d’étude. Un diplômé du supérieur à bac + 2 aura un salaire annuel moyen deux fois plus élevé qu’une personne sans diplôme. Par ailleurs, le taux de chômage atteint 50% trois ans après la sortie du système scolaire pour ceux qui n’ont pas de diplôme contre 11% pour ceux qui sortent de Master et 6% pour les diplômés d’Ecole d’ingénieurs ou de commerce.

La France en la matière est proche des taux de chômage observés en fonction du niveau de diplôme en moyenne dans les pays de la zone euro. Mais en Allemagne, le taux de chômage des étudiants du secondaire est de 3.3% contre 8.9% en France et celui des étudiants du supérieur de 2.6% contre 5.3% en France !

 

Graphique 4 : Le taux de chômage des moins diplômés en France est proche de celui de la moyenne de la zone euro

Il faut agir tant sur la diminution du nombre de jeunes qui sortent du système scolaire sans qualification que sur la part des 25–64 ans ayant comme diplôme le plus élevé un diplôme du second cycle du secondaire, part qui stagne en France autour de 40% depuis une vingtaine d’années.

 

Graphique 5 : Un jeune Français sur cinq entre 20 et 24 ans est sans emploi, sans formation ni en train de faire des études

B) Une démocratisation qui peine à réduire les inégalités d’accès

La démocratisation par l’allongement de la scolarisation et l’augmentation de la proportion de diplômés permettent un accroissement du niveau moyen des salaires par un effet de structure. Mais les inégalités d’accès persistent. L’élargissement des effectifs dans le secondaire et dans le supérieur peine à réduire les inégalités intragénérationnelles.

La réussite et le parcours scolaire restent intimement corrélés aux origines sociales comme le montrent les enquêtes PISA de l’OCDE (voir encadré 1 ci-après).

Encadré 1 : Les enquêtes PISA, miroir des inégalités de destin en France

De l’enquête PISA 2018, il ressort que la France est l’un des pays développés où l’origine sociale des élèves pèse le plus fortement sur leurs performances scolaires. Les élèves français issus de milieux défavorisés (quartile inférieur de l’indice PISA de statut économique, social et culturel) obtiennent des résultats inférieurs de 107 points à ceux des élèves issus de milieux favorisés (quartile supérieur), contre un écart moyen de 89 points dans les autres pays de l’OCDE. Par ailleurs, environ 20% des élèves de milieux favorisés mais seulement 2% des élèves de milieux défavorisés sont parmi les élèves très performants en compréhension de l’écrit, contre 17% et 3% en moyenne dans l’OCDE. Enfin, l’origine sociale prédit en France 21% de la variation des performances des élèves en mathématiques contre 14% en moyenne dans l’OCDE et l’on observe des résultats comparables en sciences.

Dès les petites classes, des inégalités sociales sont visibles entre enfants. Elles s’accumulent ensuite au fil de la scolarité, résultant de socialisations différenciées dans le cadre familial (conditions de vie, capital culturel, etc.), de cadres scolaires hétérogènes (ambiance et niveau moyen des classes, contenu des cours, qualification des enseignants, environnement des établissements, etc.), qu’amplifient encore l’obsession et la forte pression qui pèse en France sur les performances académiques…

En outre, les réformes ont progressivement diversifié les cursus et les diplômes. Ainsi, au collège, puis au lycée, se multiplient encore les canaux de reproduction et de distinction sociale via les choix d’options, de langues, d’établissements ou de filières. Les inégalités sociales (y compris de genres) d’orientation viennent redoubler les inégalités d’apprentissage. Les enfants issus de classes populaires sont surreprésentés dans les filières professionnelles et, dans une moindre mesure, technologiques.

Le cas du baccalauréat est emblématique. En apparence, il s’est largement démocratisé puisque le nombre de bacheliers a explosé : jusqu’au début des années 1950, moins de 5% d’une classe d’âge y accède ; en 1985, la proportion de bacheliers dans une génération est de 29 % ; elle atteint 87% en 2020 selon l’INSEE (42.6% général, 16.5% technologique et 20.9% professionnel). Cela implique bien sûr une meilleure scolarisation des enfants issus des classes populaires. Selon nos calculs, d’après les chiffres de l’Education nationale, 68% des enfants de cadres supérieurs et professions intermédiaires nés entre 1970 et 1974 ont eu leur bac contre 41% des enfants d’ouvriers et d’employés. Pour ceux nés entre 1990 et 1994, la proportion passe respectivement à 81% et 58%. Mais ce sont les baccalauréats technologiques, créés en 1968, et les baccalauréats professionnels, mis en place en 1985, qui portent la moitié de la massification du diplôme.

Des évolutions semblables sont observables au niveau du supérieur en France. En 2019, 2,7 millions d’étudiants étaient inscrits dans l’enseignement supérieur contre 858 000 en 1980. En 2019, six étudiants sur dix étaient inscrits à l’université, deux fois plus qu’en 1980. L’augmentation du nombre de diplômés a permis une ouverture du supérieur aux classes moyennes et populaires. Toutefois, l’origine sociale pèse encore fortement sur les trajectoires, prolongeant et amplifiant les inégalités accumulées par les élèves jusqu’au secondaire. Les enfants de cadres sont trois fois plus nombreux à étudier dans le supérieur que les enfants d’ouvriers, selon l’INSEE. Les premiers représentaient 34.4% des étudiants en 2019–2020 contre 11.5% pour les seconds. Dans les formations d’ingénieurs, la proportion d’étudiants ayant des parents cadres monte à 44.3% alors que celle des enfants d’ouvriers tombe à 8.5% ! En revanche, les filières courtes (bac +2) comptent deux fois plus d’enfants de milieux populaires que d’enfants de cadres, d’après l’Observatoire des inégalités[15].

Par ailleurs, la mobilité intergénérationnelle demeure limitée en France : quatre générations sont nécessaires, en moyenne dans les pays développés, pour que les enfants des familles modestes se hissent au niveau moyen comme le montrent les calculs de l’OCDE. Deux suffisent au Danemark ! Le système éducatif et social n’a qu’un effet limité sur les inégalités originelles.

 

Graphique 6 : Il faut en moyenne quatre à cinq générations pour que les enfants d’une famille à faible revenu atteignent le revenu moyen, contre 6 pour la France.

Un enfant français de parents dont les revenus font partie des 20% les plus faibles a 34% de chances de se retrouver lui-même dans ce même quintile, c’est-à-dire ni plus ni moins qu’aux Etats-Unis (33,7%). Et un enfant né de parents dont le revenu fait partie des 20% les plus élevés a plus de chances d’y rester lui-même (39,1%) qu’aux Etats-Unis (36,5%). Ces calculs[16] précisent que la reproduction sociale est surtout marquée pour ceux ayant des revenus faibles ou élevés, c’est-à-dire particulièrement en haut et en bas de la distribution.

1.2 Une formation continue inégalitaire et inadaptée au vieillissement de la population active et à l’évolution du marché de travail

De son côté, la formation continue, qui pourrait pourtant résoudre de nombreux problèmes posés par le système français de formation initiale, est encore largement inadaptée et inégalitaire. Malgré les évolutions institutionnelles récentes, le développement de la portabilité des droits à la formation, la création du Compte personnel de formation (CPF) abondé en euros d’un montant plus élevé pour les peu qualifiés et d’un Conseiller d’orientation professionnelle, le caractère inégalitaire et peu adapté aux évolutions du marché du travail reste criant.

A) La montée en puissance du CPF est trop lente pour réduire significativement les inégalités d’accès à la formation continue

En 10 ans, les choses n’ont que peu évolué. Bien sûr, le taux de participation à la formation a un peu progressé puisqu’il atteignait 51% en 2016 contre 44% en 2006[17]. Mais les diplômés sont toujours ceux qui en bénéficient le plus puisque 74% des diplômés du supérieur ont participé à une formation durant les 12 derniers mois (vs 64% en 2006) contre 42% des CAP-BEP (vs 36% en 2006) et 22% des sans diplômes. La situation s’est dégradée pour ces derniers qui étaient 24% à suivre une formation en 2006 ! Pire, le taux de participation des sans diplômes tombe à 0 pour les formations formelles, c’est-à-dire celles menant à un diplôme ou à un titre reconnu.

Encadré 2 : Les inégalités d’accès à la formation selon le statut et la catégorie socioprofessionnelle

La formation continue est davantage accessible aux personnes en emploi (59% d’entre elles s’étaient formées au cours des 12 derniers mois en 2016), qu’aux personnes au chômage (44%) ou inactives (20%). Parmi les personnes en emploi, il y a également d’importantes disparités d’accès. Elles dépendent du statut, avec en 2016 51 % des salariés qui ont participé à au moins une formation non formelle à but professionnel au cours des 12 derniers mois, contre seulement 33 % des non-salariés. Les salariés du secteur public se forment également davantage (62% en 2016) que ceux du secteur privé (45%). Il y a en outre d’importantes variations en fonction des catégories socioprofessionnelles : parmi les actifs occupant un emploi, les cadres et professions intellectuelles supérieures sont ceux qui se forment le plus (66%), suivi par les professions intermédiaires (61%), alors que les ouvriers (35%), les agriculteurs (30%), les artisans, commerçants et chefs d’entreprise (25%) se forment nettement moins en moyenne. Enfin, la taille d’un établissement favorise l’accès à la formation continue : 62% des salariés d’un établissement de 250 salariés ou plus ont accédé à la formation en 2016, alors qu’ils sont 37% dans les établissements comptant 1 à 9 salariés.

Par ailleurs, la France continue de se caractériser par un taux de formation non formelle[18] très élevé et un taux de formation formelle faible[19]. Si les formations non formelles peuvent mener à une certification, elles sont souvent spécifiques au poste de travail. Les statistiques d’accès durant les quatre dernières semaines ne font que confirmer les résultats de 2016.

Ces tendances se sont accentuées pendant la pandémie. Selon l’enquête sur les forces de travail menée annuellement par Eurostat et établissant le taux de participation aux formations durant les quatre dernières semaines, le taux de formation a significativement chuté en France. C’est surtout la formation non formelle qui en a fait les frais comme le montrent les graphiques ci-après.

Bien sûr, le renforcement du Compte personnel de formation (CPF) par la loi de septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel comme le développement des dispositifs spécifiques aux jeunes sortis du système scolaire sans diplôme devraient contribuer à réduire ces inégalités. La proportion de demandeurs d’emplois mobilisant leur CPF a fortement crû. Les diplômés y sont encore surreprésentés. Mais leur proportion n’a rien à voir avec celle du taux d’accès à la formation puisqu’ils représentent 39% des dossiers contre 21% pour les CAP et BEP. Les sans diplômes ne représentent cependant que 0.4%.

En revanche, les inégalités daccès en fonction de la taille des entreprises et des secteurs restent importantes. Le taux d’accès à la formation varie de 71.2% dans le secteur financier et l’assurance, à 26.6% dans le secteur de l’hôtellerie restauration. Et la durée de formation reste majoritairement comprise entre 4 et 12 heures, le temps de la montée en puissance du CPF. Enfin, le taux de participation des femmes reste plus faible (48% d’entre elles ont suivi une formation au cours des 12 derniers mois contre 53% des hommes).

B) Une formation continue inadaptée face au vieillissement et aux mutations technologiques

La proportion des plus de 30 ans étudiants est particulièrement faible en France comme le taux de formation des plus de 45 ans.

 

Graphique 12 : En France, la proportion de plus de 30 ans aux études est inférieure à celle observée dans d’autres pays de l’Union européenne

Plus spécifiquement, les entreprises offrant des formations continues aux technologies de l’information et de la communication à leurs employés sont peu nombreuses en France et n’augmentent pas comme le montrent les graphiques ci-dessous. Les entreprises françaises mettent moins l’accent sur la formation continue aux technologies de l’information et de la communication que leurs voisines européennes, et cela quelle que soit la taille des entreprises.

Or, même si les enquêtes PIACC commencent à dater désormais, l’évaluation des compétences des adultes menée par l’OCDE il y a 10 ans démontrait une très forte dégradation avec l’âge en France (cf. graphiques ci-après pour mémoire).

En attendant les résultats de la nouvelle évaluation PIACC prévue en 2022, nous pouvons mettre en évidence l’inefficacité relative de la formation en France par la forte inadéquation de compétences dans notre pays. Posséder des compétences appropriées est une des voies d’accès à l’emploi. Dans une économie mondialisée qui évolue rapidement, les compétences déterminent dans une certaine mesure le niveau de compétitivité et la capacité à stimuler l’innovation. De plus, une inadéquation entre l’offre et la demande de compétences peut engendrer une utilisation sous-optimale des compétences d’un individu dans l’activité qu’il exerce, ce qui peut constituer un facteur d’insatisfaction pour les travailleurs et un frein à la productivité, ainsi qu’à la croissance.

Étant donné qu’il n’existe aucun indicateur communément admis pour mesurer l’inadéquation des compétences au sein du système statistique européen, Eurostat a développé des statistiques expérimentales pour favoriser le débat politique sur cette question. À l’aide des données de l’enquête sur les forces de travail de l’UE, ou EU Labour Force Survey (EU-LFS) en anglais, Eurostat propose des indicateurs expérimentaux mesurant l’inadéquation des compétences « verticale » et « horizontale ».

Les mesures « horizontales » se concentrent sur les décalages entre le niveau d’étude atteint et les professions exercées.

Pour les 15–34 ans, c’est en France que l’inadéquation des compétences horizontales est le plus élevé après la Roumanie ! En effet, plus d’un jeune Français sur trois (35%) travaille dans une branche qui ne correspond pas à son niveau de diplôme, alors que la moyenne européenne est de 29%. Ce sont les Français qui étudient les langues, les arts, les sciences, les mathématiques et l’informatique qui sont le plus susceptibles de trouver un emploi ne correspondant pas à leur domaine d’études.

 

Graphique 15 : Les Français entre 15 et 34 ans en tête des taux d’inadéquation des compétences horizontales les plus élevés en Europe

Une autre mesure de l’inadéquation sur une population plus large montre également la mauvaise performance française. La mesure verticale de l’inadéquation identifie les personnes diplômées de l’enseignement supérieur occupant des emplois ne nécessitant pas de diplôme de l’enseignement supérieur. Les données sont ventilées par activité économique (selon la nomenclature NACE).

La France se trouve dans le top 5 des taux de surqualification les plus élevés d’Europe. Le taux de surqualification y est particulièrement haut dans les industries relatives au commerce de gros et de détail, à la réparation de véhicules à moteur et de motos (44.6% en moyenne européenne, contre 43.7% en France), et aux transports (49.7% en moyenne européenne, contre 43.4% en France), alors qu’il est au plus bas dans les industries relatives à l’éducation (5.1% en moyenne européenne, contre 5.7% en France) et aux services professionnels (8.7% en moyenne européenne, contre 12.7% en France).

 

Graphique 16 : Le taux de surqualification en Europe selon le secteur d’activité

Si le taux de « surqualification » est en augmentation dans la plupart des pays de l’Union européenne, il a augmenté de 5 points de pourcentage en France, passant de 22.7% en 2008, à 27.7% en 2020, en raison d’une forte augmentation des industries relatives au commerce de gros et de détail, à la réparation de véhicules à moteur et de motos et aux transports.

 

Graphique 17 : Le taux de surqualification est en augmentation en particulier en France

Tant pour les populations jeunes que pour les plus séniors, les indicateurs convergent pour montrer l’inefficacité relative persistante de la formation en France. Certes, les premières évaluations de la généralisation de la Garantie jeunes (et peut-être demain du Contrat d’engagement jeunes) montrent un impact positif sur l’emploi. Selon une étude de la DARES (2019), 29 % des bénéficiaires sont en emploi 8 mois après l’entrée en dispositif, 41 % au bout de 19 mois. Ce dispositif, qui consiste en un accompagnement des jeunes de 16 à 26 ans en situation de précarité, aurait augmenté le taux d’emploi des bénéficiaires de 10 points à 11 mois, principalement à l’emploi durable. Par ailleurs, le CPF « démocratise » l’accès à la formation, mais l’enjeu en termes de croissance de long terme est très au-delà.

 

1.3 Une évolution permanente des demandes des entreprises en matière de qualifications

Le déclin des salaires réels des travailleurs peu qualifiés durant les quatre dernières décennies, les changements non-monotones dans les niveaux de revenus[20], les changements non-monotones dans la composition de l’emploi en faveur des plus qualifiés et enfin la polarisation de l’emploi, avec une croissance importante des emplois à hauts et bas salaires, mais une stagnation de l’emploi à salaires moyens, sont les conséquences bien établies de l’impact de la mondialisation et des nouvelles technologies[21].

Toutefois, des modèles plus récents ont démontré que les biais induits par le commerce international et le changement technologique pouvaient être plutôt modélisés en termes de tâches et non de niveau de qualification[22]. L’essor du commerce mondial combiné aux changements technologiques explique que la part des travailleurs effectuant des tâches répétitives (routinières), tant dans l’emploi que dans la distribution des salaires, ait diminué, car elles sont plus facilement délocalisables. En conséquence, le niveau de qualification ne suffit plus à garantir le maintien en emploi.

 

Tableau – un exemple de classification des emplois routiniers

Source : Mathilde Lemoine, Les données d’index de routine et de potentiel de délocalisation sont tirées des calculs de Goos et Manning (2014), Autor, Levy et Murnane (2003) et Blind et Krueger (2013). Les occupations sont classées par salaire annuel moyen européen. Plus l’index de routine est élevé, plus l’occupation est intense en tâche routinière.  Plus l’index de délocalisation est élevé, plus l’occupation concernée est délocalisable.

Par ailleurs, les enquêtes menées auprès des chefs d’entreprises pour identifier « les emplois de demain » montrent que leur évolution est extrêmement rapide[23]. Gestionnaire de médias sociaux, hôte Airbnb, influenceur, spécialiste du référencement, développeur d’applications, chauffeur Uber, ingénieur automobile sans conducteur, producteur de podcasts ou opérateur de drones sont quelques-uns des emplois qui n’existaient pas il y a 10 ans.

Pour illustrer ce phénomène, nous avons comparé les résultats du questionnaire réalisé tous les deux ans par le Forum Economique Mondial sur l’avenir de l’emploi[24]. Il rassemble les projections des plus grandes entreprises du monde, avec 65% de l’échantillon composé de sociétés multinationales, et 35% de grandes entreprises locales. Après application de critères de représentativité, l’échantillon final comprend 15 industries et 26 pays représentant 80 % du PIB mondial. L’enquête demande aux cadres supérieurs de partager la planification de la transformation de la main-d’œuvre de leur entreprise avec un horizon temporel allant de 2 à 5 ans.

À deux ans près, des postes tels que les spécialistes de l’automatisation des processus, les analystes de la sécurité de l’information, et les spécialistes de l’internet des objets font leur apparition parmi ceux connaissant une demande croissante de la part des employeurs. La rapidité avec laquelle émerge la recherche de profils pour ces postes nouveaux ainsi que la polarisation du marché du travail plaident pour une formation continue adaptable et surtout garantissant le maintien des compétences générales préalables indispensable à l’apprentissage de nouvelles compétences spécifiques. Au cours de la prochaine décennie, une part non négligeable des emplois nouvellement créés se situera dans des métiers encore inconnus, ou des métiers existants qui subiront des transformations importantes en termes de contenu et d’exigences de compétences.

Note:  – Roles marked with * indicate that they may be seeing also as stable across one industry but in increasing (or decreasing) in demand in another.

           – Roles in gray are the one appearing or disappearing in the list from one year to another

Source: World Economic Forum (Future of Jobs Reports), Edmond de Rothschild

En France, les directeurs généraux, les professionnels de la vente et du marketing, les représentants des ventes, grossistes et fabricants, ou encore les spécialistes des ressources humaines ne font plus partie des métiers dont la demande est croissante. En revanche, à l’instar d’autres pays, de nouveaux postes voient le jour comme les spécialistes de l’intelligence artificielle et du machine learning, les spécialistes du Big Data, des spécialistes de l’internet des objets ou encore, par exemple, des spécialistes de la transformation numérique.

Note:  Roles in gray are the one appearing or disappearing in the list from one year to another

Source: World Economic Forum (Future of Jobs Reports), Edmond de Rothschild Economic Research

 

2. La compétence moyenne est clé pour la croissance et la cohésion sociale

Le but de la politique d’éducation était principalement d’accroître la part de diplômés dans chaque classe d’âge sans véritable considération pour la qualité du capital humain qu’une telle politique pouvait engendrer. Sa conception élitiste accentuée par la volonté de gagner des places dans le classement de Shanghai tout en laissant la France s’effondrer dans les classements PISA montre les limites d’une telle politique. Elle s’oppose aux fondements même de la croissance, car c’est la compétence moyenne qui l’influence le plus. Mais elle ne favorise pas non plus l’ascension sociale.

Les théories de la croissance montrent qu’il n’y a pas de hiérarchie dans la contribution aux innovations. Celle des chercheurs n’est pas supérieure à celle d’un employé qui améliore le processus de production ou de vente de son entreprise.

 

2.1 Le niveau « moyen » de compétences est déterminant

Le niveau moyen de capital humain a un impact sur la croissance, car les rendements du capital humain sont fonction croissante du stock accumulé en la matière : la connaissance est cumulative. Le capital humain détermine le progrès technique et la production de connaissance. La diffusion des innovations est fortement corrélée à la qualification moyenne de la main-d’œuvre. La plus forte proportion de diplômés du supérieur secondaire ainsi que la mise en place d’une formation continue permettant une meilleure utilisation des nouvelles technologies expliquent près de 40% de la différence de croissance potentielle entre les États-Unis et la Zone euro, selon Cette et Lopez[25].

  • Un stock élevé de capital humain facilite l’absorption de technologies supérieures pour l’économie en question, ce qui augmente la productivité globale des facteurs de production.
  • La production de biens de consommation est fonction du stock de connaissances de l’économie (qui est un input supplémentaire, en plus des inputs de capital et de travail). Un stock important de connaissance dans l’économie augmente donc la productivité globale des facteurs dans la production de biens de consommation.
  • Un stock élevé de capital humain peut contribuer à constituer un avantage comparatif au sein du commerce international pour un pays. Un pays qui aura une abondance de force de travail qualifiée de par son investissement en capital humain pourra se spécialiser dans des activités relativement intensives en capital humain. À travers le temps, le pays abondant en capital humain acquerra une position dominante dans les industries à haute valeur ajoutée qu’il exportera tout en important des biens « intensifs » en facteur travail à moindre valeur ajoutée. L’investissement en capital humain détermine donc les relations commerciales de long terme et la dynamique des avantages comparatifs. Cette application du théorème de Heckser-Ohlin montre qu’une politique d’investissement en capital humain peut mener à une forte compétitivité internationale future dans certains secteurs. Un stock élevé de capital humain mène donc à une spécialisation dans des activités d’innovation et de technologie avancées qui sont à la base de la croissance par l’innovation.
  • Un stock élevé de capital humain donne un avantage comparatif dans l’activité de recherche et développement qui utilise intensivement le facteur travail qualifié. Les activités de R&D permettant de produire de la connaissance au rendement marginal croissant, car génératrice d’externalités positives, le pays doté d’un stock de capital humain qualifié verra la productivité globale de ses facteurs augmenter plus vite que celle d’un pays avec un stock de travail qualifié plus faible.
  • Le caractère non rival et non exclusif de la connaissance implique que toute connaissance antérieure augmente la productivité de la recherche actuelle, ce qui permet au stock de connaissance de croître sans être borné, et de manière exponentielle. Ainsi, un niveau déjà élevé de capital humain facilitera l’assimilation de nouveau capital humain, lui-même générateur de progrès technique et de croissance. C’est le phénomène dit de croissance cumulative.
  • Le capital humain s’ajuste plus difficilement et plus lentement que le capital physique : si une économie débute avec un stock élevé de capital humain, elle peut croître rapidement en ajustant à la hausse son stock de capital physique qui est plus flexible à l’ajustement. Un ratio élevé de capital humain/capital physique permet donc de croître plus rapidement et plus fort.
  • Il existe des externalités intergénérationnelles du niveau de capital humain : l’investissement en capital humain d’une génération n’est pas seulement vecteur de croissance présente, mais aussi de croissance future, car il permet d’accumuler des stocks suffisants (institutions, connaissances, santé, éducation) pour une croissance encore plus élevée dans le futur.
  • Tout le stock de capital humain d’un pays ne contribue cependant pas à la croissance. L’investissement en capital humain, contrairement à l’investissement en capital physique, peut être réalisé dans des activités non génératrices de croissance, appelées « rent-seeking » (les individus augmentent leur part de richesse, mais n’en créent pas de nouvelle). Étant donné que l’investissement en capital humain est déterminé par les rendements privés de celui-ci pour l’individu, l’État doit faire en sorte que les rendements soient plus forts dans les activités créatrices de richesse et de croissance pour que l’investissement en capital humain ait un effet positif sur la croissance et n’ait pas pour seule conséquence une hausse de la part de richesse des individus ayant été formés.

 

2.2 Le capital humain permet l’assimilation des innovations technologiques et leur diffusion, en particulier dans les pays proches de la frontière technologique

Les innovations technologiques voient leur contribution à la croissance augmenter de manière très importante depuis les années 1980, avec des taux plus importants pour les pays fortement dotés en travail qualifié. Par ailleurs, il existe un fondement institutionnel à la croissance. Les institutions favorables à la croissance évoluent à mesure que le pays se rapproche ou non de la frontière technologique. Si un pays se trouve loin de la frontière technologique, on doit favoriser la croissance par imitation et donc le système de financement interbancaire, l’investissement massif dans les grandes entreprises, etc. Si un pays est proche de la frontière technologique, les institutions doivent favoriser la flexibilité du marché du travail, des marchés financiers, et encourager les initiatives pour parvenir à l’innovation[26].

  • Le niveau moyen d’éducation d’un travailleur améliore la productivité des autres travailleurs par un effet de « compétence collective ». L’effet d’agglomération permet des échanges d’informations entre agents qui augmentent la productivité globale des facteurs. L’investissement individuel en capital humain des agents sera donc sous-optimal, car il ne prendra pas en compte les externalités positives sur les autres agents économiques. Le gain privé d’une formation n’intègre pas son impact sur la collectivité.
  • Cet effet d’agglomération existe aussi au niveau des firmes. La productivité individuelle d’une firme croît également en fonction de l’investissement agrégé en capital humain et en technologie des firmes du même secteur ou de la même agglomération. Le capital humain contribue à la diffusion de la connaissance tacite et du « learning by doing » entre les firmes et entre les travailleurs.
  • La transmission intergénérationnelle de capital humain au sein des familles est vecteur de croissance. Les individus ayant un environnement familial doté en capital humain seront plus aptes à entreprendre, innover et à créer de la richesse.

 

L’adéquationnisme des formations ne peut pas constituer la seule réponse au problème de manque de qualification de la main-d’œuvre française et guider l’évolution des formations initiales comme continues. La meilleure qualification initiale des travailleurs américains a permis une meilleure adoption des TIC et une meilleure diffusion de ces dernières dans l’économie américaine. Les États-Unis dépensent beaucoup plus pour l’éducation tertiaire[27] (3% du PIB contre 0.9% en France 0.8% en Italie 1% en Allemagne). L’Europe s’est « focalisée » sur un système éducatif beaucoup plus spécialisé/technique/professionnel (vocationnal training) alors que les États-Unis privilégient la formation générale.

 

2.3 La capacité institutionnelle de la France à éviter une dépréciation et une obsolescence des compétences dans le temps

Plus d’impact sur la croissance de long terme que l’augmentation du nombre moyen d’années d’études

Alors que la majorité des gouvernements et toutes les organisations internationales mettent en avant l’importance de l’investissement dans la « qualité » de la population pour reprendre les termes de Theodore W. Schultz, les progrès sont lents voire décroissants. Certes la part des diplômés a augmenté significativement depuis 20 ans, mais, on l’a vu, sa progression ralentit. Le report de l’âge de départ à la retraite pose de nouveaux problèmes dans un contexte de dégradation des compétences avec l’âge et d’inadéquations verticales comme horizontales. Cette question est d’autant plus importante que parallèlement, les mutations technologiques accélérées par les échanges internationaux ont fait évoluer considérablement la demande de travail en faveur de travailleurs capables d’effectuer des tâches non routinières aux dépens de ceux effectuant des tâches cognitives et manuelles routinières.

Pourquoi les investissements en capital humain semblent être mis au second plan alors que plus d’un siècle de recherche académique et économétrique a montré leur importance pour la croissance, le bien-être et la cohésion sociale ? Pourquoi le coût du travail prime sur le maintien des compétences ? Pourquoi encore 20% d’une classe d’âge sort du système scolaire sans diplôme ni compétences dans certains pays développés ? Pourquoi la formation continue reste réservée pour l’essentiel aux diplômés alors que la diffusion des innovations passe aussi par les moins qualifiés ? Pourquoi la formation continue n’est que marginalement accessible aux plus de 45 ans alors que l’âge moyen des travailleurs augmente ?

Peut-être à cause du mystère du « human capital puzzle » largement étudié dans la littérature économique, selon lequel le niveau d’éducation n’avait pas de lien avec la croissance dans les pays développés. Mais nous avons pu dépasser ces limites économétriques en intégrant les travaux d’Aghion et Howitt sur la frontière technologique dans une équation de croissance du PIB par habitant de long terme[28]. Dans nos travaux, la croissance de long terme dépend du niveau de formation initiale, de l’accumulation de capital humain[29], de l’emploi, de la distance à la frontière technologique, de la variation du stock de capital physique, des dépenses publiques, de l’indice des prix à la consommation, du ratio d’ouverture, du taux d’intérêt, des conditions de crédit et de la qualité des institutions. Le capital humain et physique est endogène.

Grâce à l’intégration de la frontière technologique, nos résultats sont concluants et montrent que dans les pays les plus développés technologiquement, l’accumulation du capital humain est particulièrement importante.

  • L’accumulation de capital humain a deux fois plus d’impact sur la croissance de long terme que le niveau moyen de formation si un pays est proche de la frontière technologique.
    • Une année d’étude supplémentaire engendre 6% de croissance de long terme en plus et une unité d’accumulation de capital humain 15% en plus.
    • Pour la France qui est un peu plus loin de la frontière technologique (cf. tableau ci-dessous), c’est 13.3%.
  • Les pays les plus proches de la frontière c’est-à-dire ceux pour lesquels l’accumulation a plus d’influence que le niveau moyen (le flux que le stock) sont par ordre décroissant :

1

USA

21

Luxembourg

41

South Africa

2

Switzerland

22

Russia

42

Mexico

3

Denmark

23

Brazil

43

Bermuda

4

Canada

24

Qatar

44

Macao

5

Belgium

25

Ireland

45

Turkey

6

Netherlands

26

Taiwan

46

Iceland

7

Austria

27

New Zealand

47

Chile

8

Finland

28

Israel

48

Colombia

9

UK

29

Czech

49

Peru

10

Norway

30

Greece

50

Thailand

11

France

31

Argentina

51

Indonesia

12

Germany

32

China/Hong Kong

52

Philipines

13

Italy

33

UAE

53

India

14

Japan

34

Saudi Arabia

54

Pakistan

15

Spain

35

Singapore

  

16

Cyprus

36

South Korea

  

17

Portugal

37

Egypt

  

18

Australia

38

Malaysia

  

19

Sweden

39

Hungary

  

20

Poland

40

Romania

  

Ainsi, les pays développés et en particulier la France devraient attacher plus d’importance au processus d’accumulation du capital humain en évitant dans un premier temps sa dépréciation, mais surtout en accompagnant son développement. Cela signifie a minima le maintien des compétences, le développement de capacités cognitives transversales puisque la demande de travail a évolué non seulement en faveur des plus qualifiés, mais aussi en faveur des travailleurs capables d’effectuer des tâches non routinières, quel que soit leur niveau de qualification.

Espérons que ces travaux convaincront les plus réticents et ceux qui considèrent que l’effet de structure, c’est-à-dire l’arrivée de classes d’âge dont la proportion de diplômés est plus importante, suffira à résoudre le problème. Ils démontrent en effet que si l’accumulation du capital humain dépend de son niveau initial, son rythme d’accumulation dépend de lobsolescence des compétences et de leur dépréciation.

Par ailleurs, et de façon contre-intuitive, les compétences des jeunes, même diplômés, se dégradent vite quand elles sont spécifiques au secteur informatique et digital. De plus, un environnement à complexité limitée mène à une atrophie des connaissances et à une dépréciation du capital humain. Enfin, le vieillissement appelle d’autres types de formation continue. Ainsi, les situations accélérant la dépréciation du capital humain se sont multipliées et sont protéiformes.

Des initiatives sont prises pour faire évoluer le rôle social et environnemental de l’entreprise, l’objectif consiste à « réengager les salariés et les associer au projet d’entreprise ». Il devrait toutefois être « qualitatif » en mettant en place un environnement favorable à l’accumulation de capital humain. Un des moyens d’accélérer cette prise de conscience est de faire évoluer la comptabilité pour faire de la masse salariale un actif. De nombreux travaux sont en cours et notamment ceux d’Alexandre Rambaud.

Toutefois, ce n’est pas suffisant, car le capital humain est générateur d’externalités positives. Le gain collectif d’un tel investissement est supérieur au gain privé. L’entreprise ne peut pas être le seul vecteur de l’accumulation de capital humain.

« Il existe cinq sources de production et d’amélioration du capital humain : (1) Les infrastructures et services de santé qui affectent l’espérance de vie et la vitalité des individus ; (2) la formation professionnelle (incluant l’apprentissage) organisée par les entreprises ; (3) le système éducatif de l’école élémentaire au supérieur ; (4) les programmes d’études et de formation pour adulte non organisés par des entreprises ; (5) la migration des individus et des familles pour saisir des opportunités d’emploi. »  (Schultz, 1960)

L’attention est actuellement focalisée sur l’environnement, mais la société ne peut se développer ni gérer les conséquences du vieillissement sans remettre l’humain au cœur du système capitaliste. Le rééquilibrage des rapports de force en faveur de l’homme ouvre un champ nouveau d’organisation économique soutenable. Paradoxalement, c’est aussi en renforçant la valeur du capital humain que nous parviendrons à faire évoluer le système.

 

2.4 La pandémie renforce le risque de dégradation de la qualité de l’offre de travail

Les études économétriques montrent quun des effets les plus importants des pandémies une fois que les gouvernements mettent fin aux mesures de restrictions, de distance sanitaire et de confinement est la chute de l’offre de travail.

1 – Non seulement la maladie, ses conséquences directes sur le développement d’autres pathologies et la garde des enfants accroissent l’absentéisme, mais la peur du virus peut engendrer un haut niveau de stress qui, lui aussi, affecte la santé. Il en résulte, une fois les effets du confinement effacés, un recul durable de l’offre de travail et du niveau moyen de compétences selon les études économétriques.

2 – À plus long terme, les difficultés à suivre une scolarité normale engendrées par l’épidémie ont un impact sur le niveau de qualification et donc sur la croissance tendancielle du PIB par tête. De plus, la pression à la baisse sur le salaire moyen due à la hausse du taux de chômage réduit l’incitation à étudier comme le montrent les travaux microéconomiques sur le capital humain.

3 – En outre, l’employabilité n’est plus au cœur des préoccupations des entreprises qui font face à un renchérissement des coûts de production. Selon nos calculs réalisés pendant la crise sanitaire, l’impact négatif le plus important sur le PIB résulte de la diminution de l’offre de travail et ensuite de l’augmentation des coûts de production.

Ne pas intégrer ces effets identifiés des épidémies va peser sur la croissance de moyen terme tout en engendrant un accroissement des inégalités originelles alors que l’ouverture internationale valorise les travailleurs qualifiés effectuant des tâches non routinières. Une mobilisation européenne devrait donc rapidement émerger sur l’importance d’investir dans l’accompagnement des étudiants et des élèves, tant matériel que pédagogique. Une accessibilité nouvelle devrait être mise en œuvre pour compenser la chute de la formation continue observée durant la pandémie.

Les premières enquêtes confirment ces anticipations fondées sur la théorie. Une récente étude du CEREQ montre que pour trois quarts des entreprises interrogées, le plan de formation a été « mis entre parenthèses ». Mobilisation des employés pour satisfaire la demande dans celles qui vont bien, fermetures administratives, mises au chômage partiel, gestion de la famille pour ceux qui étaient en télétravail… les raisons avancées sont diverses, mais aboutissent au même résultat.

Du côté de l’éducation et de la formation, la fermeture des écoles et les cours à distance ont pour principal impact une chute du temps d’étude de 50% en particulier chez ceux qui étaient les moins performants avant la pandémie. Selon une étude menée en Allemagne par l’économiste de l’éducation L. Woessman[30], le temps d’apprentissage passe de 7.4 heures à 3.6 heures par jour quand les écoles sont fermées. Ce temps est encore réduit de 30 minutes par jour chez les élèves les moins performants. Ces derniers sont plus prompts à remplacer le temps d’apprentissage par des activités préjudiciables au développement des enfants comme regarder la télévision ou jouer aux jeux vidéo. Cette conséquence négative est plus marquée chez les garçons que chez les filles. Le temps d’apprentissage perdu n’est pas rattrapé sans accompagnement spécifique complémentaire.

Certes, la fermeture des écoles a été très limitée en France, mais elle ne suffit pas à éviter les effets négatifs et inégalitaires de la pandémie de Covid-19 sur l’apprentissage. De plus, les effets dramatiques des longues fermetures des universités commencent à être mesurés.

La pandémie rend donc encore plus urgente la mise en œuvre d’une politique de capital humain qui nécessite des partenariats avec les entreprises et le secteur privé, mais qui demande aussi aux pouvoirs publics de prendre leurs responsabilités dans la mesure où le gain social est supérieur au gain privé comme le montre l’impact de l’accumulation de capital humain sur la croissance de long terme. L’objectif d’accumulation de capital humain ne peut être que collectif.

 

Conclusion

Sans remettre en question la nécessaire redistribution en faveur de ceux qui rencontrent toutes sortes de difficultés, l’enjeu de la réduction des inégalités originelles, du maintien des compétences dans le temps et de l’apprentissage tout au long de la vie, selon la formule de Sophie Boissard, est déterminant pour notre croissance de long terme. C’est d’autant plus indispensable si l’objectif poursuivi est une croissance inclusive et soutenable.

L’accès à la formation initiale et à la formation continue demeure inégalement réparti socialement, les formations et les diplômes restant concentrés chez les qualifiés ou enfants de cadres. En particulier, la « démocratisation segmentée » de la formation initiale, au niveau du secondaire et du supérieur, génère mécontentements et frustrations. C’est la cohésion sociale qui est en jeu.

Face à ces constats, de nombreuses réformes peuvent être envisagées, pour améliorer notre système de formation tant initial que continu et le rendre plus juste : augmenter les dépenses publiques d’éducation secondaire et tertiaire qui restent stables voire déclinent, repenser la place des jeunes sur le marché du travail, accompagner les personnes en emploi qui souhaitent changer de compétences / métiers / secteurs sans qu’elles soient obligées d’être au chômage pour en bénéficier.

Mieux répartir dans le temps l’accès à la formation qualifiante permettrait de réduire l’influence du diplôme initial et, ce faisant, de restreindre une compétition scolaire devenue malsaine, inégalitaire et frustrante. Compte tenu de la forte proportion de personnes peu ou pas qualifiées en France dans la population active et de l’importance de l’inadéquation entre les formations et les emplois, les moyens financiers engagés pour permettre l’apprentissage tout au long de la vie doivent être conséquents. Il ne s’agit pas seulement de « fournir » une formation, mais de permettre de la suivre grâce au maintien du salaire, à l’accès à des gardes d’enfants pour les femmes en situation monoparentale, de tenir compte du manque d’appétence en conditionnant la formation à un emploi avec l’aide d’un réseau d’entreprises engagées…

Nos dernières recherches économétriques confirment que l’enjeu est collectif même si l’investissement en capital humain participe de l’individualisation du marché du travail.

 

Partie III : Dix propositions pour créer un nouveau Pacte de formation entre les citoyens et les pouvoirs publics

On l’a vu, la formation professionnelle est au cœur de la redéfinition des politiques progressistes : celles-ci ne doivent plus seulement appeler les actifs qui en ont le plus besoin à investir dans leurs compétences, mais les accompagner au plus près et satisfaire leur légitime demande de protection. Elle est également au cœur de notre modèle de développement économique : le stock de capital humain conditionne en effet notre croissance de long terme et la France apparaît ici encore mal positionnée par rapport à nombre de ses voisins.

Ces analyses convergent sur un point central : la nécessité de rompre avec l’élitisme et l’académisme qui ont longtemps inspiré notre culture éducative. Ces postures ont conduit à une survalorisation du diplôme initial au titre d’une idéologie méritocratique qui scelle pourtant les destins sociaux au plus jeune âge et handicape la compétitivité économique.

Elles ont également conduit à une confusion entre formation universitaire – formation aux sciences ou aux humanités adossée à la recherche, reposant sur la transmission de savoirs et la mesure du niveau de leur acquisition – et formation par les compétences – formation aux savoir-faire structurés en compétences dans le but de l’emploi, sans prérequis de niveau académique. Et ce, au détriment des deux modèles : du premier, car lui ont été imposées des missions parfois contradictoires et qu’il peine à remplir ; et du second, car il a été du même coup insuffisamment développé.

En effet, depuis la massification de l’enseignement secondaire et l’ouverture croissante de l’enseignement supérieur, le rapport de la nation à ses universités repose sur un malentendu: on s’attend à ce que tous y accèdent en deux ou trois ans à une formation qui débouchera rapidement sur un emploi de qualité. Mais cette attente n’est que très imparfaitement satisfaite. Si les considérables efforts réalisés dans le sens de la professionnalisation ces dernières décennies ne portent pas tous les fruits attendus, c’est que les universités se trouvent face à une injonction contradictoire : accroître leur performance en matière de recherche et simultanément répondre à la demande sociale de la massification. Cette situation a finalement entretenu la prédominance du diplôme, par opposition aux compétences, expliquant en grande partie les blocages individuels et collectifs que l’on constate encore aujourd’hui.

Si la nouvelle organisation de l’apprentissage et de la formation professionnelle depuis 2018 a changé la donne, c’est précisément parce qu’elle a enclenché un changement de paradigme en faveur de la formation par les compétences. La logique des titres certifiés inscrits au Répertoire national de la certification professionnelle signifie que la valeur d’une formation n’est plus fonction de la façon dont elle est organisée mais du fait qu’elle conduit bien à un ensemble de compétences définies. Le financement de l’apprentissage implique que n’importe quel acteur sérieux, qu’il soit privé ou public, à condition qu’il mette en place un programme conduisant à l’acquisition de ces compétences, peut participer à l’effort de formation et de professionnalisation.

Il nous reste cependant encore un long chemin à parcourir. Et les jeunes ne doivent pas être l’unique objet de notre attention : nous devons aussi permettre aux actifs en deuxième moitié de carrière d’entretenir leurs compétences et, partant, leur employabilité. Comme on l’a vu, les compétences s’usent en effet avec l’âge, exposant les actifs à un risque accru de chômage.

Les propositions que nous formulons dans les pages qui suivent répondent à ces exigences, mais elles ne pourront porter leurs fruits qu’en tenant compte de quatre dimensions :

  1. Il faut mobiliser tous les acteurs qui concourent à l’intérêt général éducatif sans distinction de statut, en s’appuyant notamment sur la capacité d’investissement, d’innovation et d’engagement des acteurs de droit privé et des entreprises. Pour ajuster les capacités de formation aux besoins de recrutement futurs, l’enjeu est de ramener tous ceux qui recrutent au cœur des dispositifs et d’expliciter leur mission de formation. Les entreprises doivent en particulier être au cœur de la définition des référentiels de compétences, donc du contenu des formations, et de la définition des besoins prospectifs.
  2. Pour concilier protection et responsabilité individuelle, et sortir de l’injonction élitiste à « retourner à l’école », il faut considérer qu’une fois qu’il n’est plus soumis à l’obligation scolaire tout individu a le droit à une formation pouvant l’amener à une activité rémunérée et créatrice de valeur. Cela implique de sortir d’une vision structurée d’une part par la logique méritocratique et d’autre part par son corollaire, le modèle académique sélectif.
  3. Il faut également déployer les modèles pédagogiques modernes consubstantiels d’une éducation par les compétences. Le mouvement de massification, d’adaptation à l’activité et d’individualisation des parcours implique un effort d’innovation. D’abord dans la conception des programmes pédagogiques et des parcours en fonction de l’acquisition de compétences définies pour des familles de métiers plutôt que des savoirs. Ensuite, dans le domaine du e-learning : celui-ci peut attirer des individus pour qui la formation « en présentiel » serait impossible pour des raisons géographiques ou personnelles. Enfin, dans le domaine des modalités pédagogiques : rentrées en continu pour coller au rythme d’embauche ; techniques du « bootcamp » reposant sur une formation accélérée intensive en début de parcours pour acquérir des compétences techniques et des savoir-être indispensables à l’entrée dans le monde professionnel ; calibrage des durées de cours en fonction des données de temps d’attention active des apprenants ; classe inversée qui fait de la classe un moment d’acquisition par entrainement plutôt que par « absorption »…
  4. Il faut enfin mettre fin au dogme 1 actif/1 contrat/1 entreprise et à l’étanchéité entre le secteur marchand et le secteur non marchand. Pour construire des parcours diversifiés et adaptés pour tous les jeunes, l’alternance doit pouvoir se faire, avec un seul contrat, dans plusieurs entreprises différentes, mais aussi dans le secteur marchand comme le secteur non marchand. Il s’agit d’une certaine façon de réunir dans un contrat emploi-formation unique les différents dispositifs qui ont fait leurs preuves pour les jeunes et changer d’échelle.

 

PROPOSITION 1 – CREER UN CONTRAT EMPLOI-FORMATION UNIVERSEL POUR LES 17–25 ANS

Les jeunes peu qualifiés restent surexposés au risque de chômage. Le taux de chômage des actifs de moins de 25 ans est encore installé à environ 20%. Il faut se donner les moyens de le ramener à moins de 10% au terme de la prochaine mandature. Pour cela, il faut permettre à plusieurs dizaines de milliers de jeunes de moins de 25 ans d’entrer rapidement en formation, afin de garantir durablement leur employabilité et d’assurer la compétitivité et la croissance des entreprises par les compétences. Le développement des contrats d’apprentissage a montré son efficacité ces dernières années. Mais il faut aller plus loin, par exemple en se proposant de passer de 700 000 contrats par an aujourd’hui à 2 millions avec le souci d’en étendre davantage le bénéfice aux niveaux bac et infra-bac.  Pour ce faire, nous proposons l’universalisation du contrat emploi-formation pour les 17–25 ans, c’est-à-dire du principe de l’apprentissage. Cela permet de répondre par un seul dispositif à un triple problème : a) la difficulté d’insertion par l’emploi, b) le manque d’employabilité durable des moins de 25 ans et des adultes peu qualifiés et c) le manque de compétences pour le développement de l’activité en France.

D’un côté la France a, on l’a vu, l’un des plus mauvais taux de chômage des jeunes de l’OCDE et ne sait pas faire revenir vers l’emploi ses populations adultes les moins qualifiées. De l’autre ses entreprises connaissent des difficultés croissantes pour recruter, bloquant leur développement et leur croissance. Les systèmes actuels d’aides, d’enseignement supérieur et de formation professionnelle ne suffisent pas pour faire face à ce double fléau.

En l’état de l’appareil de formation en France, l’écart structurel entre les attentes des entreprises et l’offre de formation augmente avec l’accélération des transformations du monde professionnel. De facto les entreprises doivent former elles-mêmes leurs collaborateurs sortis de formation, ce qui est long, cher et non compétitif.

Pour les jeunes peu diplômés et les « décrocheurs » qui se sentent en situation d’échec, la seule injonction à la formation est inefficace, dans un système éducatif majoritairement peu professionnalisant. Si le système de bourses et d’aides fait par ailleurs son office d’amortisseur des difficultés sociales, il ne permet pas d’opérer la bascule pour une insertion et une employabilité durable.

La réponse se trouve au croisement de ces deux problèmes de l’employabilité et de la compétitivité : ne pas se tourner vers un système d’assistance – les aides ne permettent pas une solution systémique durable – mais vers un équilibre de devoirs et de droits pour les jeunes comme pour les entreprises, par l’universalisation du contrat emploi-formation – c’est-à-dire de l’alternance, mais d’une alternance simplifiée et ouverte pour être déployée à très grande échelle.  

Universaliser l’accès à un contrat emploi-formation, c’est provoquer un véritable choc de confiance pour les jeunes, en amplifiant considérablement la logique du Contrat d’engagement jeune lancé en 2022. Les différentes expériences de confiance a priori réalisées au profit des moins de 25 ans par un contrat long que ce soit via l’apprentissage ou les services civiques, montrent leur efficacité et leur effet « bascule », soit un véritable impact transformant sur l’insertion dans l’emploi de ces jeunes.

Universaliser l’accès à un contrat emploi-formation c’est également favoriser un vecteur essentiel de cohésion sociale et de promotion de l’égalité des chances, en permettant aux étudiants issus de tous les milieux, de financer des études de plus en plus longues et coûteuses.

Des études d’impact économique récentes[31] ont montré qu’une politique publique d’universalisation du contrat emploi-formation serait extrêmement efficace pour la croissance et la création de richesse mais également – contrairement à toutes les idées reçues – particulièrement positive pour les finances publiques. Si l’on accélérait la politique actuelle d’encouragement de l’apprentissage, y compris les aides à l’embauche, pour arriver au 1,2 million d’apprentis (vs 526.000 en 2020 et 718 000 en 2021), soit le nombre de futurs postulants à l’apprentissage[32], nous pourrions générer, sur 4 ans, 425 000 emplois de plus, 45 milliards d’Euros de valeur ajoutée et 11 milliards d’Euros de recettes directes et indirectes supplémentaires pour les finances publiques. De surcroît, vraie politique anti-chômage, cela pourrait générer 10% d’emplois durables de plus que l’addition des aides actuelles et de la formation initiale sans alternance.

Les conditions idéologiques et les moyens technologiques et organisationnels sont rassemblés aujourd’hui pour former massivement des dizaines de milliers de jeunes et changer la donne : la logique de la formation par les compétences ; la compréhension du lien entre formation par l’apprentissage et compétitivité ; les moyens digitaux permettant des plateformes de matching entre les offres des entreprises et les contenus de formation ; la maturité du e-learning. Cette conjonction représente une opportunité historique, c’est le moyen de répondre au prochain défi de la France, pour faire face aux transitions climatiques, démographiques et technologiques : investir dans son capital humain, investir dans sa jeunesse.

Pour atteindre cette ambition, nous proposons un nouveau dispositif. Ouvert à tous les jeunes de moins de 25 ans, il s’agit fondamentalement d’une extension du contrat d’apprentissage, qui permettrait d’englober en partie et de manière très lisible les logiques et les objectifs des dispositifs existants, du service civique et des revenus d’insertion. Il s’agit d’associer systématiquement une formation, un travail multiple et une rémunération. Par rapport au contrat d’apprentissage existant pouvant servir de support, quatre modifications principales s’imposent :

  • l’alternance peut se faire, sur la durée, chez plusieurs employeurs différents (contre trois maximum aujourd’hui, de façon dérogatoire et incompatible avec l’agenda des TPE),
  • une partie des périodes chez les employeurs peut être décorrélée de la formation principale, pour assurer un niveau d’activité suffisant sur la durée et permettre un parcours plus divers. Dans chaque mission, des compétences sont acquises et valorisables pour l’individu.
  • une partie du temps en activité (désignée comme « période employeur » dans l’apprentissage) peut se faire en mission d’intérêt général (associations, collectivités…), lorsque les entreprises ne peuvent proposer suffisamment d’activité pour l’apprenti ou bien lorsque le projet personnel le justifie. Le principe est de pouvoir mixer, sous un seul contrat, mission en entreprise et mission d’intérêt général.
  • l’inclusion dans le contrat des temps de formation non directement liés au métier préparé mais apportant des compétences de valeur, de type préparation à l’emploi, les formations courtes de mise à niveau sur des compétences de base, etc.

Le dispositif permettra une grande modulation de situations, depuis l’apprentissage « classique » tel qu’il existe aujourd’hui, jusqu’à des parcours courts incluant par exemple une préparation apprentissage ou une préparation opérationnelle à l’emploi, ou plus longs comportant une formation sur un métier déterminé, des temps employeurs sur ce métier (pour moitié par exemple), des missions collectives ou de même pour d’autres métiers en complément. Mais la logique du contrat emploi-formation universel peut couvrir aussi potentiellement la formation initiale universitaire en y introduisant les principes de l’activité ou de l’engagement alterné avec la formation dans un parcours et de la rémunération (ou indemnisation). C’est ici une question de curseur (selon la population visée) et de changement de logique (un étudiant en sciences humaines peut suivre son cursus en alternant étude, activité et engagements).

Le déploiement à grande échelle de ce dispositif ne sera possible qu’à condition de faire de l’e-learning la règle et de consacrer les formations en présentiel au nécessaire, par exemple l’apprentissage des gestes techniques. Ces temps présentiels en petits groupes peuvent se dérouler dans des salles mobiles, dans des réseaux de locaux mobilisables en fonction des besoins, sur tous les territoires en partenariat avec les collectivités.

Pour identifier et organiser les missions, il faudra favoriser l’émergence de plateformes digitalisées, nationales ou régionales, en s’appuyant particulièrement sur les structures type Groupements d’Employeurs (voir Proposition 2 ci-après). Ces plateformes ont pour mission de décharger les jeunes comme les employeurs des contraintes du recrutement, etc.

 

PROPOSITION 2 – LIBERALISER ET DEVELOPPER LES GROUPEMENTS D’EMPLOYEURS POUR LIBERER LES POTENTIELS D’EMBAUCHE

Il ne s’agit pas tant de créer un nouveau dispositif que de faire évoluer le dispositif d’apprentissage pour radicalement libérer les opportunités d’activité, en particulier dans les TPE/PME, au bénéfice des jeunes, des recruteurs et des territoires. A cet égard le Groupement d’Employeurs est probablement la structure existante qui répondrait le mieux au besoin sans modification législative majeure.

Les Groupements d’Employeurs (GE) sont des structures, entreprises ou associations, qui emploient directement des salariés afin de les mettre à disposition de leurs adhérents (entreprises, associations ou collectivités locales). Cette mise à disposition, qui est obligatoirement sans but lucratif, intervient contre remboursement par les entreprises adhérentes du salaire versé par le GE.

Très développées dans le secteur agricole où les entreprises ont l’habitude de mettre en commun leurs outils de production et leurs personnels, ces structures peinent à se développer dans les autres secteurs économiques[33]. Au total, ces GE (hors agriculture)[34] n’emploient qu’environ 16 000 salariés, et chacun, individuellement, peine à dépasser les 50 salariés (92 % des quelque 700 GE répertoriés ont moins de 50 salariés). Les GE employant plus de 100 salariés sont quasi inexistants.

Ce dispositif présente pourtant de nombreux avantages en termes de politique de l’emploi.

  • Du côté des TPE/PME ou des associations ou collectivités locales adhérentes : les entreprises trouvent une forme flexible de travail non comptabilisée dans leurs effectifs, qui s’adapte aux fluctuations de l’activité et à son éventuelle saisonnalité. Elles sont en outre déchargées par le groupement des tâches de recrutement (sujet important s’agissant généralement de métiers en tension) et de toute l’administration RH. Du côté des salariés : cette formule souple donne la possibilité, notamment à des jeunes ou à des chômeurs sur les premiers niveaux de qualification, de cumuler des épisodes d’emploi leur permettant de s’insérer durablement sur le marché du travail. Elle peut également permettre d’employer en CDI à temps plein des personnes qui jusque-là effectuaient des séries de CDD chez divers employeurs pour lesquels l’embauche en CDI paraissait trop risquée économiquement.
  • GE et apprentissage : Les GE, lorsqu’ils agissent en partenariat avec des CFA ou d’autres organismes de formation, ont également la possibilité de créer des parcours inclusifs comportant aussi bien des phases de pré-qualification que de formation personnalisée (que ce soit via des contrats en alternance ou via des modalités de formation plus classiques) répondant au mieux aux besoins des adhérents ou, plus généralement, aux besoins en main d’œuvre identifiés dans le bassin d’emploi. Ils pourraient aussi être utilisés pour faciliter la mise en place de stages pour les jeunes acceptés en CFA mais en attente d’un contrat d’apprentissage.

La question n’est pas de créer des soutiens financiers spécifiques, mais de lever divers freins entravant le développement des GE et leur capacité à se constituer en véritables opérateurs de la sécurisation professionnelle sur les territoires :

  • La contrainte liée à l’imposition systématique à la TVA : Comme pour toute mise à disposition de personnel, et lorsqu’il n’est pas de nature associative, le GE doit facturer la TVA (20%) sur les remboursements des entreprises adhérentes. Lorsque celles-ci sont également soumises à la TVA, elles récupèrent naturellement cette charge. Il n’en va pas de même lorsque l’entité n’y est pas soumise (collectivité publique, association, entreprises du secteur de la santé…). Autrement dit, l’imposition de la TVA aux adhérents non soumis à la TVA est un obstacle au développement de GE multi-statuts et multi-sectoriels, associant tous types d’entités publiques, privées, associatives ou non. Il serait donc souhaitable d’exonérer de TVA les adhérents qui n’y sont pas soumis.
  • La contrainte de non-lucrativité de la mise à disposition : Les GE ne peuvent pas déroger à la règle de non-lucrativité de la mise à disposition de leur personnel (ces dérogations sont limitativement énumérées par le code du travail, et concernent pour l’essentiel les entreprises de travail temporaire). Dès lors, ils ne peuvent que refacturer les coûts du travail des salariés mis à disposition et leur équilibre financier reste fragile (subventions publiques, cotisations de leurs adhérents…). Il paraîtrait judicieux d’élargir leur champ de compétence et de leur accorder la capacité de facturer une rémunération spécifique pour leur permettre en particulier d’assurer les salaires des employés pour les périodes hors mise à disposition et d’offrir des services plus intégrés (gestion administrative, sourcing, mais également ingénierie de formation, relation avec les CFA…) dans une certaine limite (calculée en % du coût du travail du salarié concerné).
  • Une contrainte sur le développement de l’apprentissage : La loi « Pour la liberté de choisir son avenir professionnel » a autorisé à titre expérimental les GE à recourir à l’apprentissage via une mise à disposition possible jusqu’à trois entreprises adhérentes, contre deux précédemment. Cette mesure n’a toutefois été prise qu’à titre expérimental, jusqu’au 31 décembre 2021. Elle devrait être pérennisée pour développer l’apprentissage auprès de TPE/PME adhérentes aux GE qui n’ont pas de capacités d’accueil de longue durée d’apprentis en leur sein.
  • Des contraintes sur l’appartenance à une branche professionnelle : La grande majorité des GE sont affiliés de manière assez arbitraire à une branche professionnelle plutôt qu’à une autre. Il conviendrait sans doute, à l’instar des entreprises de travail temporaire qu’ils soient affiliés à une branche unique et adhérente à un seul OPCO. Ce regroupement accroîtrait leur visibilité et leur assurerait davantage de poids sur les décisions d’attribution des fonds de la formation professionnelle.

Si ces freins étaient levés, les GE pourraient d’une certaine manière proposer de véritables contrats « emploi-formation » à destination de publics fragiles, tout particulièrement les jeunes, en prise directe avec les besoins concrets des entreprises du territoire.

 

PROPOSITION 3 – CREER UNE/DES PLATEFORME(S) DIGITALE(S) DE MATCHING ET DE GESTION

Il est nécessaire de créer une grande plateforme des compétences, un outil de matching et de choix qui participe à structurer, par l’articulation de l’offre et de la demande, une véritable « filière des compétences ». Les technologies aujourd’hui matures de plateforme digitale et de modélisation algorithmique nous permettent d’envisager la création d’une structure collectant l’ensemble des besoins, des missions proposées par les entreprises, les collectivités et les associations – de l’offre de poste classique en alternance aux besoins de missions plus ponctuelles – et de rapprocher l’ensemble des besoins et l’ensemble des jeunes entrés dans le dispositif universel d’emploi formation et de procéder au « matching » de ces deux tenants.

Cette mise en lien devra être faite par défaut à l’échelle d’un bassin de vie mais aussi à des échelles plus grandes comme à l’échelle nationale. Il s’agit donc de laisser se déployer des plateformes digitales facilitant l’appariement et la construction de parcours, qui facilitent le travail de suivi personnalisé selon les situations des individus, sur le modèle de ce qui est aujourd’hui mis en œuvre par les Missions Locales en particulier.

Pour être efficiente, cette plateforme devra attirer les jeunes et les employeurs par des actions de marketing et de communication poussées, en s’inspirant par exemple des réussites des actions de recrutement comme celles de l’Armée notamment. Il est absolument nécessaire d’intégrer cette notion de « séduction » qui passe par le marketing et la publicité pour aller « chercher » les jeunes là où ils sont, comme ils sont.

 

PROPOSITION 4 – DEPLOYER PLUS DE FORMATIONS ELIGIBLES A L’APPRENTISSAGE

Ce mouvement implique de renforcer le rôle des « recruteurs » et des entreprises dans la gouvernance. Il implique également de mettre en place des analyses prospectives des futurs bassins d’emploi. Il existe de nombreuses initiatives dans toutes les branches mais l’Etat doit simplifier et coordonner secteur par secteur ces travaux (notamment par le biais d’observatoires composés des acteurs économiques) afin de disposer de données de gestion prévisionnelles des besoins d’emplois à cinq ans. Muni de ces données, l’Etat assumant son rôle de stratège doit organiser des appels à manifestation d’intérêt et des appels d’offres permettant aux acteurs de la formation de se positionner en créant les formations et les capacités éducatives répondant à ces besoins.  

Ce mouvement implique enfin de débloquer rapidement une série de mesures techniques que l’on peut lister, de manière non-exhaustive, ici :

  1. Réduire les temps d’instruction des certifications en augmentant les moyens humains, finançables par des droits d’instruction payés par les établissements faisant la demande.
  2. Permettre aux écoles/CFA délivrant déjà des certifications d’ouvrir de nouvelles formations éligibles répondant aux besoins des entreprises en moins de 6 mois (contre 3 ans aujourd’hui), selon le principe de l’accréditation et du contrôle a posteriori.
  3. Elargir la liste des métiers en tension et en émergence, définis par les recruteurs, permettant une procédure accélérée de dépôt de demande de certification.
  4. Au bout de 5 ans les titres certifiés du répertoire (RNCP) préparant à des métiers définis comme socles par les organisations professionnelles (ex : chef de projet digital, manager RH) deviennent des titres prioritaires « libres de droit », ils sont préparables par tout établissement accrédité (et plus uniquement par le CFA ayant déposé le titre) pour multiplier les préparations sur tout le territoire.
  5. Augmenter le nombre de titres professionnels des ministères préparables par plusieurs CFA, définis à l’initiative de ou avec les organisations professionnelles et/ou les associations de recruteurs (ANDRH par exemple), et en particulier dans les domaines stratégiques du digital, de la cyber-, de l’environnement ou de la santé, permettant de mettre très vite sur le marché une formation là où il y a un besoin.
  6. Donner de la perspective (5 ans) sur les taux de financement pour faire levier sur les investissements privés en particulier dans la digitalisation des formations.

 

PROPOSITION 5 – FAIRE VALOIR ET RENOUVELER SES COMPETENCES TOUT AU LONG DE LA VIE

Le dispositif universel « emploi-formation » s’inscrit dans une « révolution des compétences » globale. Il doit être complété par une logique de compte ou « passeport des compétences », qui permette aux individus de prendre conscience de leurs compétences acquises, de les « capitaliser » et de les faire valoir effectivement. Pour sortir de l’injonction à « retourner à l’école », l’enjeu est de pouvoir reconnaître et faire valider simplement les acquis de l’expérience et les acquis professionnels – répondant ainsi aux lourdeurs actuelles et à l’effet couperet du système de VAE[35] et de transitions, et libérant encore plus le potentiel créé par le CPF. Dit autrement : il faut sortir du présupposé que les « peu qualifiés » n’ont pas de compétences et qu’ils doivent peu ou prou recommencer à zéro pour accéder aux emplois[36]. Cela s’inscrit dans la logique de « badgisation » (voir encadré ci-après), mais encadrée et conçue comme un droit et un service d’intérêt général. Cela implique un effort particulier pour individualiser la validation et la portabilité et pour identifier, dans une logique proche du bilan de compétences, les compétences acquises par l’expérience. 

Encadré 3 : L’âge de la badgisation

Sur le segment de l’enseignement supérieur professionnalisant la ligne de force des années à venir sera celle de la « badgisation » : c’est-à-dire comment, de manière subie ou pas, les institutions de formation sauront faire entrer les contenus de l’entreprise dans les cursus. Aujourd’hui, sur le marché du travail, on peut déjà être « badgé Cisco », « badgé Google », « badgé Microsoft », etc. Il est ainsi possible d’accéder à des emplois très bien payés sans aucun diplôme ou titre universitaire, mais avec ces « badges » de formation issus de l’entreprise.

Soit on intègre cette dimension « entreprise » dans nos cursus, via la notion de compétence, soit on la subira. Dans ce dernier cas, il ne restera alors plus sur le marché de l’éducation que quelques grandes marques mondiales comme celles de l’Ivy League ou nos plus belles universités, qui vendront un accès à l’élite, et de nombreux acteurs publics ou privés, atomisés, dominés par les GAFA et les grands groupes.

L’enjeu est donc de faire entrer les contenus de l’entreprise dans les formations, mais sans tomber dans l’adéquationnisme, c’est-à-dire en imposant des tiers de confiance accrédités que sont les écoles et les organismes de formation. Ceux-ci doivent mettre en œuvre et garantir la qualité pédagogique tout en transmettant, d’une part, un socle républicain de citoyenneté et, d’autre part, un socle de compétences ouvertes selon les profils et défini collectivement : socles de connaissances, en particulier numériques, soft skills, connaissances d’un secteur et d’une famille de métiers…

Il s’agit d’assumer la logique de compétences en introduisant la fluidité nécessaire pour accompagner les individus tout au long de leur vie active, de tirer les conséquences logiques du CPF en introduisant un « compte » individuel dans lequel peuvent s’accumuler et se mettre à jour des « badges ou micro certifications » attestant de l’acquisition et de l’utilisation d’une compétence.

L’accumulation de compétences doit pouvoir permettre à l’individu de « porter » l’attestation des compétences acquises en formation. Une personne avec une formation d’assistant de vie aux familles, exerçant depuis plusieurs années comme agent de service hospitalier et faisant quasiment fonction d’aide-soignant, pourra ainsi accéder à une formation d’aide-soignant débouchant sur un diplôme d’Etat réduit aux seuls modules/compétences qu’elle n’aura pas acquis lors de son expérience. Il lui suffira de présenter son « passeport » auprès d’un organisme de formation, sans avoir à s’inscrire dans une démarche de VAE inversée, d’attendre la tenue d’un jury de VAE, etc.

Cette mutation profonde ne pourra fonctionner que si les  conditions de la confiance sont réunies : dans certains cas, les individus doivent pouvoir eux-mêmes valider leurs compétences acquises, avec un système de preuves (documents prouvant la maitrise de certaines tâches) ; dans d’autres cas, cela peut découler de l’exercice de l’entretien annuel pour les salariés et des bilans de compétence réalisés par les employeurs ; dans d’autres cas encore, les technologies dites des blockchain permettent aujourd’hui de réaliser mais surtout de maintenir dans le temps de tels passeports.

Nous proposons ainsi de remettre un passeport individuel des compétences, l’équivalent d’une « carte vitale professionnelle », à l’entrée dans la vie active qui permettra d’incrémenter les compétences exercées comme les formations supplémentaires au fur et à mesure du parcours individuel, comme une cartographie individuelle des compétences.

  • Les entreprises auront l’obligation de documenter les compétences, exercées, acquises, sur le passeport qui est individuel
  • Les partenaires sociaux doivent jouer un rôle de régulation et de contrôle du système, avec un enjeu particulier sur la dimension interprofessionnelle et les transitions
  • Le passeport des compétences devient alors le lien avec la grande réforme du CPF lui donnant sa vraie dimension : un droit individuel au développement personnel mais en accélérant la nécessaire convergence avec les besoins de l’entreprise

PROPOSITION 6 – GENERALISER LA FORMATION EN TRAVAILLANT

La deuxième piste, complémentaire de la précédente, consisterait à généraliser la formation en travaillant, telle qu’elle est rendue possible aujourd’hui sous une diversité de dispositifs : pro-A, le FNE formation, transitions collectives… Il y a probablement une marge de simplification dans la diversité des dispositifs. Les principes en sont, pour les salariés, le maintien de l’activité et du salaire pour une évolution des compétences qui s’intègre dans un projet de l’entreprise ; et dans les situations de mutation ou de réduction de l’activité d’accompagner la transition vers une nouvelle activité, comme le permet le dispositif Transition Collective. Ceci implique une organisation de la formation en alternance et un financement de la formation qui permettent de trouver le point d’équilibre. C’est l’apprentissage tout au long de la vie que nous citions plus haut.

Le premier point de bascule consiste donc à impliquer plus fortement qu’aujourd’hui les entreprises dans cette problématique – et à donner corps à leur obligation légale de veiller à l’employabilité de leurs salariés[37]. Sans que cela puisse apporter bien sûr une solution unique au problème de faible accès à la formation des moins qualifiés tout au long de leur vie pointé plus haut, il apparaît que nous aurions collectivement intérêt à définir plus clairement la mission et la responsabilité des entreprises vis-à-vis de la formation et, dans tous les cas, à commencer par faire levier sur leur obligation de formation « en alternance » des salariés.

Le second point de bascule pourrait consister, si l’on sort du cadre actuel, dans la mise en place d’un droit à une formation longue certifiante à un moment charnière des parcours – qui s’articulerait avec le passeport compétences, le CPF, et qui privilégierait la « formation en travaillant » –, par exemple en milieu de vie active. L’idée serait d‘institutionnaliser progressivement le fait qu’il est aussi normal de se former à 40 ans que d’étudier à 18 ans, assorti d’un bilan de compétences, d’un statut et d’un maintien des revenus. Si l’esprit serait d’en faire un droit universel, des publics prioritaires peuvent être définis. Une telle mesure permettrait de fixer un moment charnière autour duquel peuvent s’organiser les carrières, mais il pourrait être activable de manière flexible selon les besoins.

Collectivement, cela permettrait de mieux maîtriser l’obsolescence des compétences, en contribuant à la prévision des « promotions » et en orientant vers des types de formations et de secteurs… Ceci permettrait également de renforcer le pilotage et les actions collectives, complétant ainsi la logique individuelle et libre actuelle du CPF.

Pour les individus, il s’agirait d’un droit, sous statut protégé, activable à un moment identifié, qu’ils pourraient anticiper, leur permettant d’actualiser ou de réorienter radicalement leurs compétences et leur carrière. Se former une seule fois, mais dans un cadre, durant sa carrière, est de ce point de vue préférable à ne pas se former du tout tout au long de sa vie.

 

PROPOSITION 7 – ACCELERER L’INVESTISSEMENT EN FORMATION NON OBLIGATOIRE PAR UN CREDIT IMPOT FORMATION

L’entreprise est un acteur indispensable du maintien et du développement des compétences. Pour que les dépenses de formation soient orientées vers cet objectif tout en étant à la hauteur de l’enjeu collectif, il existe deux principaux outils :

  • Une nouvelle évolution du traitement comptable des dépenses de formation professionnelle
  • Un crédit d’impôt formation (CIF)

Une nouvelle évolution du traitement comptable des dépenses de formation professionnelle

Jusqu’à une époque encore très récente, les dépenses de formation professionnelle d’une entreprise étaient nécessairement considérées comme des charges dans sa comptabilité. Début 2020, à la demande de la ministre du Travail de l’époque, Muriel Pénicaud, l’Autorité des normes comptables a consenti une révision de son règlement (règlement ANC n° 2014–03 relatif au plan comptable général) pour que certaines des dépenses de formation professionnelle des entreprises puissent être comptabilisées comme des actifs de l’entreprise et, en conséquence, ouvrir droit à amortissement sur plusieurs années. Concrètement, cette disposition permet de lisser l’effort de formation dans le temps et de matérialiser l’idée que l’investissement dans le capital humain n’est plus seulement une métaphore pour les comptables. En outre, ce mouvement est en phase avec l’obligation légale pour les employeurs de maintenir l’employabilité des salariés.

Il reste que, sur les 7 milliards de dépenses consenties par les entreprises en matière de formation (au-delà du 1% destiné au financement des Opco)[38], seules sont éligibles les dépenses de formation versées à des prestataires extérieurs dans le cadre de l’acquisition d’un nouvel outil de production (machine, logiciel, etc.), c’est-à-dire de celles qui sont liées à la mise en service d’un investissement. Autrement dit, les dépenses consenties pour former des salariés au maniement et à l’usage du nouvel équipement.

Il nous semble qu’il faut aller plus loin en commençant par rendre éligibles à l’amortissement les dépenses de formation versées en interne (et non seulement à des prestataires extérieurs) pour permettre aux salariés de se former dans le cadre de l’acquisition et de la mise en service d’un nouvel outil de production.

La décision de l’Autorité des normes comptables de janvier 2020 « ancre » le capital humain dans une immobilisation (machine, logiciel…). C’est déjà un premier pas. Toutefois, deux difficultés doivent être surmontées.

La première tient à l’écart de normes qu’une modification plus profonde occasionnerait entre le plan de comptabilité générale français et les normes internationales IFRS qui s’imposent notamment aux entreprises cotées. Cette première difficulté ne devrait pas nous dissuader d’avancer, mais au contraire nous inciter à créer les coalitions européennes et internationales nécessaires pour peser en ce sens sur l’IASP et réduire ainsi l’écart de normes. En outre, cette initiative ne serait nullement un problème de ce point de vue pour les TPE et PME.

La seconde difficulté est plus complexe. En cas de défaut de l’entreprise, son actif fait partie des ressources valorisables et mobilisables. Compter le capital humain comme un actif comporte un risque, car les salariés restent libres de quitter le navire à tout moment, et les mieux formés font partie des plus susceptibles de le faire rapidement en exerçant un droit inaliénable.

Cette difficulté de principe est une objection forte. Néanmoins, deux observations permettent de la moduler. La première est que la décision de l’Autorité des normes comptables de janvier 2020 rencontre potentiellement la même objection. Même si elle « ancre » le capital humain dans une immobilisation (machine, logiciel…), les compétences concernées restent attachées à des personnes qui demeurent libres de leurs engagements futurs et ne sont nullement à la disposition de l’entreprise. La seconde est que le risque d’une comptabilisation à l’actif de compétences en réalité volatiles pourrait être réduit par la durée d’amortissement autorisée. C’est pourquoi il nous semble que le débat doit se poursuivre et que doivent être explorées sans attendre toutes les solutions susceptibles d’étendre davantage encore la reconnaissance comptable de l’investissement des entreprises dans le capital humain.

Un crédit d’impôt formation (CIF)

En parallèle d’une nouvelle évolution de la comptabilité pour faire de l’investissement en formation une stratégie de moyen terme à part entière des entreprises, un crédit d’impôt formation permettrait de changer d’échelle en matière de formations non obligatoires qui seraient les seules éligibles[39].

Le crédit d’impôt formation (CIF) aurait pour objectif de faciliter la diffusion de l’innovation et de participer à l’amélioration de la compétitivité des entreprises. Grâce à ce crédit d’impôt, les entreprises pourraient engager des dépenses de formation et être en partie remboursées sur ces dépenses. Les dépenses de formation obligatoires seraient exclues du champ.

Le CIF serait accessible à toutes les entreprises industrielles, commerciales et agricoles, soumises à l’impôt sur les sociétés ou à l’impôt sur le revenu dans la catégorie des BIC, imposées au régime du bénéfice réel, et quel que soit leur statut (SA, SARL…). Pour en bénéficier, ces entreprises devraient engager des dépenses de formations non obligatoires et hors dépenses de logiciels et de machines déjà couvertes par la possibilité d’amortissement.

 

PROPOSITION 8 – ORIENTER LES MOYENS DISPONIBLES DANS DES MARCHES PUBLICS DE FORMATION NATIONAUX DE TAILLE CRITIQUE

Il s’agit de susciter l’émergence d’acteurs de formation capables de changer d’échelle, alors qu’aujourd’hui soit l’apprentissage est financé par de multiples OPCO, contrat par contrat, soit la formation des demandeurs d’emploi est morcelée régionalement dans des appels à projets parfois lotis ville par ville.

Il s’agirait, par exemple, de pouvoir commander la formation de 40 000 data analystes en plusieurs lots, sur plusieurs statuts et modalités de financement (apprentissage, Pro-A, marchés régionaux ou Pôle Emploi). Les organismes de formation pourraient par ailleurs être payés en partie au succès, c’est-à-dire au placement en emploi des apprenants.

Pour réussir à faire émerger les acteurs capables de constituer l’offre de formation répondant aux besoins, il faudra :

  • Faire évoluer la gouvernance pour mettre en synergie le travail de prospective des branches professionnelles, les institutions structurant et représentant les secteurs (comme le conseil national du numérique), les agences et les ministères.
  • Développer une véritable Gestion Prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) de la nation, secteur par secteur à 3 et 5 ans, fondée sur le travail d’observatoire des branches professionnelles et la planification stratégique de l’Etat, en priorité dans les grands secteurs stratégiques (transition démographique, technologique, industrielle, écologique).
  • En dégager des grands contrats d’objectif et de moyens pour installer des acteurs de formation capables de répondre à ces besoins.

 

PROPOSITION 9 – LANCER UN GRAND PLAN DE L’APPRENTISSAGE DANS LES SECTEURS DE LA SANTE ET DU SERVICE A LA PERSONNE

La crise sanitaire ayant souligné l’importance d’une attention particulière aux défis de la transition démographique, il sagirait de lancer un grand plan de lapprentissage dans les secteurs de la santé et du service à la personne, incluant lhôpital public, en priorisant notamment un parcours en soins infirmiers intégralement en apprentissage.

Avec plus de 80 000 candidats aux études de soins infirmiers pour moins de 40 000 places sur Parcoursup et peu de bourses aujourd’hui, une telle mesure répondrait aux énormes difficultés en recrutement et assurerait en même temps l’accès à ces formations aux moins bien lotis désireux de s’y inscrire. Un des leviers principaux sera de faire évoluer les référentiels de formation de manière à rendre attractif à la fois pour les candidats et les recruteurs le recrutement d’un apprenti, et notamment en veillant à ce qu’il soit en capacité d’exécuter de plus en plus de gestes du métier tout au long de la formation. Le deuxième levier sera de poursuivre et d’amplifier pour l’hôpital public le développement de l’apprentissage amorcé dans la fonction publique, en matière de financement et de facilitation des process de recrutement d’apprentis.

 

PROPOSITION 10 – FACILITER MATERIELLEMENT LE SUIVI DE LA FORMATION

Nous n’atteindrons pas nos objectifs en nous contentant de fournir des formations ou d’y donner accès. Nous devons aussi permettre à chacun de pouvoir les suivre et de s’y impliquer concrètement. Un jeune peu qualifié résidant dans un territoire excentré peut renoncer à se former faute de moyens de mobilité. Une femme en situation de monoparentalité peut également renoncer faute de pouvoir faire garder ses enfants. Un ouvrier faiblement rémunéré peut encore être dissuadé de s’y engager faute de pouvoir supporter une baisse temporaire de ses revenus.

Ces situations matérielles condamnent trop souvent à l’échec celles et ceux qui y sont exposés. De même que la formation doit pouvoir aller vers ses bénéficiaires (voir supra Proposition 1), de même des aides doivent accompagner les apprenants pour rendre concrètement possibles leurs apprentissages. En particulier en ce qui concerne les situations de monoparentalité. Il s’agit aujourd’hui de 2 millions de foyers, soit une famille sur quatre, dont le parent est dans l’immense majorité des cas une femme. Afin de leur faciliter la démarche, on pourrait généraliser l’Aide à la garde d’enfants pour parents isolés (Agepi), actuellement réservée aux parents demandeurs d’emploi peu ou non indemnisés dont le projet de formation (égal ou supérieur à 40h) a été validé par un conseiller Pôle emploi. Il devrait également être envisagé de maintenir leurs revenus pendant le temps de la formation.

 

Conclusion

Un nouvel âge de la formation professionnelle s’ouvre devant nous. C’est une bonne nouvelle pour tous ceux qui pensent que la richesse d’une société repose d’abord sur les capacités de celles et ceux qui la composent. Elle exige toutefois des progressistes qu’ils achèvent l’actualisation de leur logiciel, entamée il y a quelques années mais encore inaboutie. Ils doivent notamment se détourner de l’élitisme méritocratique et de l’individualisme qui ont trop souvent guidé leurs choix et leur vision du monde depuis trois ou quatre décennies. Ils doivent dans le même temps s’efforcer de développer l’accumulation du capital humain tout en accédant à la demande de protection qui parcourt les milieux les plus modestes et les moins qualifiés de la société. C’est affaire de justice mais aussi de croissance et de prospérité à long terme.

Comme on l’a vu, c’est bien l’accumulation du capital humain dans son ensemble et non seulement le niveau des diplômes délivrés par la formation initiale qui déterminera notre développement économique à long terme. Le niveau moyen de la formation initiale importe moins que l’évolution des compétences de l’ensemble de la force de travail. L’arrivée sur le marché du travail de classes d’âge à forte proportion de diplômés ne suffirait donc pas à résoudre nos problèmes. Les théories de la croissance montrent qu’il n’y a pas de hiérarchie dans la contribution aux innovations : celle des chercheurs n’est pas supérieure à celle d’un employé qui améliore le processus de production ou de vente de son entreprise. C’est la compétence moyenne qui influence le plus notre performance économique collective. C’est pourquoi il importe d’accroître le stock de compétences disponibles et de lutter activement contre leur dépréciation avec l’âge.

Nous croyons urgent de franchir un nouveau cap dans cette direction en structurant une grande filière de formation par les compétences. Elle passe, entre autres choses, par l’instauration d’un contrat emploi-formation universel pour les moins de 25 ans, par le développement des Groupements d’Employeurs, la mise en place d’un passeport VAE universel, le déploiement des formations éligibles à l’apprentissage, la possibilité de renouveler simplement ses compétences tout au long de la vie, une meilleure reconnaissance comptable et fiscale de l’investissement des entreprises dans le capital humain, la généralisation de la formation en travaillant…

Ces propositions tentent de concrétiser une ambition simple : permettre à nos concitoyens comme aux générations qui viennent de se projeter à nouveau dans un avenir positif, collectivement et individuellement. En tournant le dos à un système de formation obsédé par le culte des diplômes, l’académisme sélectif et l’élitisme méritocratique, nous permettrons à la nation d’investir véritablement dans les personnes et nous ferons tous ensemble un pas supplémentaire dans la modernité démocratique.


[1] Sur le bilan controversé des politiques de démocratisation scolaire de la seconde moitié du XXe siècle, voir en particulier Eric Maurin, La nouvelle question scolaire. Les bénéfices de la démocratisation, Paris, Seuil, 2007. Développant une analyse fine des données disponibles, l’auteur y répond en particulier aux arguments des élitistes et des malthusiens pour stopper ou freiner ce mouvement.

[2] Sally Power, « Le New Labour et la troisième voie : une évolution de la politique de l’éducation pour une évolution de la classe moyenne », Revue française de pédagogie, 166 | 2009, 5–16.

[3] Tony Blair et Gerhard Schröder, The third way / Die neue Mitte, Friedrich Ebert Stiftung, 1998, pp. 8–9.

[4] « L’économie selon Biden : plus qu’un rattrapage ? », 31 mai 2021, Terra Nova

[5] Romain Desforges, Sylvie Landriève, Alexandre Le Guyader, Jean-Yves Mano, Xavier Ousset, Kevin Parra, « Politique du logement : comment faciliter la mobilité professionnelle ? », Terra Nova, septembre 2017, Terra Nova | Politique du logement : comment faciliter la mobilité professionnelle ? (tnova.fr)

[6] Sur cette notion d’égalitarisme ascendant, voir James Q. Whitman, Harsh Justice: Criminal Punishment and the Widening Divide between America and Europe, Oxford University Press, 2005.

[7] A diplôme égal, les plus jeunes générations ont le sentiment d’accéder en moyenne moins rapidement et moins souvent que leurs aînés à des emplois de qualité et au statut socio-économique qui les accompagne.

[8] Emmanuelle Wargon, Bienvenue en politique. A ceux qui sont tentés de renoncer, Paris, Calmann-Lévy, 2021.

[9] Michael Sandel, La Tyrannie du mérite, trad. Astrid von Busekist, Albin Michel, 2021.

[10] Nina Guyon, Elise Huillery, « Choix d’orientation et origine sociale : mesurer et comprendre l’auto-censure scolaire », LIEPP, Sciences Po, décembre 2014. Enquête dans 59 collèges publics d’Île-de-France.

[11] P. Rosanvallon, Les Epreuves de la vie. Comprendre autrement les Français, Paris, Seuil, 2021.

[12] Human capital accumulation, long-run GDP growth and technological frontier, Mathilde Lemoine et Mathilde Munoz, N°2106, CEPREMAP WORKING PAPERS, juillet 2021

[13] Programme pour l’évaluation internationale des compétences des adultes, OCDE

[14] Entrer et rester dans l’emploi : Un levier de compétitivité, un enjeu citoyen | Terra Nova (tnova.fr), groupe de travail présidé par Mathilde Lemoine

[15] Observatoire des inégalités, « Le parcours d’une génération à l’école selon l’origine sociale », 12/10/2019.

[16] Gustave Kenedi, Louis Sirugue. The Anatomy of Intergenerational Income Mobility in France and its Spatial Variations. 2021. halshs-03455282

Chetty, Raj, Nathaniel Hendren, Patrick Kline, and Emmanuel Saez, “WhereIsthe Land of Opportunity? The Geography of Intergenerational Mobility in the United States, ” Quarterly Journal of Economics, 2014, 129 (4), 1553–1623.

[17] 2016 est la dernière année disponible pour le taux d’accès des 12 derniers mois, cf. Bilan Formation-Emploi 2020 INSEE

[18] L’éducation et la formation non formelles sont définies comme toute activité d’apprentissage institutionnalisée, intentionnelle et organisée/planifiée en dehors du système éducatif formel. L’éducation et la formation formelle sont définies par la Classification Internationale Type de l’Education (CITE) comme « une éducation qui est institutionnalisée, intentionnelle et planifiée par le biais d’organisations publiques et d’organismes privés reconnus, et – dans leur totalité – constitue le système éducatif formel d’un pays. »

[19] « D’après l’enquête sur la formation des adultes (AES) de 2016, en France métropolitaine, 51 % des personnes de 18 à 64 ans sorties de formation initiale ont suivi au moins une formation au cours des 12 derniers mois, tous types confondus. Peu d’entre elles (2 %) suivent une formation formelle qui mène à un diplôme ou à un titre reconnu » (Insee, Formemp18h1_F3.1_formation.pdf ).

[20] Monotone c’est-à-dire dont le sens de variation est constant. Des changements non-monotones, c’est-à-dire pouvant aller dans des sens contraires, sont intervenus dans les niveaux de revenus au cours des dernières années. Plus particulièrement, les salaires des plus qualifiés se sont améliorés, alors que ceux des moins qualifiés ont connu un déclin relatif.

[21] Acemoglu, D., & Autor, D. (2011). Skills, tasks and technologies: Implications for employment and earnings. Handbook of labor economics, 4, 1043–117

 Le papier séminal ayant introduit la théorie du changement technologique biaisé en fonction des tâches (task biased technological change) est celui de Autor, Levy et Murnane

[22] (2003), qui tente d’expliquer le constat que la part de l’emploi des très qualifiés (cadres, professions techniques supérieures) ainsi que celle des très peu qualifiés (notamment dans les services) augmente, alors que celle des emplois moyennement qualifiés stagne. Au lieu de procéder à une décomposition de la force de travail en termes de qualification, il faudrait donc procéder selon les auteurs à une décomposition en termes de tâches répétitives ou non répétitives.

[23] Le sentiment n’est pas très différent du côté des employés. La part des individus qui déclarent que leur métier évolue très vite a augmenté de 9 points entre février 2020 et le début de l’année 2021 (passant de 33% à 42%) d’après le Baromètre de la formation et de l’emploi de 2021. De même, un actif sur deux pense faire à l’avenir le même métier mais pas forcément de la même façon (48%), un chiffre en hausse de 6 points sur la même période. Surtout, la moitié des actifs pensent changer d’emploi à plus ou moins long terme (49%) et un tiers (33%) pensent le faire dans les deux ans à venir.

[24] (WEF 2020), The Future of Jobs Report 2020, World Economic Forum, Center for the New Economy and Society, October 2020. (WEF 2018), The Future of Jobs Report 2018, World Economic Forum, Center for the New Economy and Society, ISBN 978–1–944835–18–7, 2018.

[25] Les auteurs utilisent le niveau moyen d’éducation dans l’économie pour expliquer la diffusion des ICT

[26] Cf les nombreux travaux de Philippe Aghion sur ce sujet

[27] Que l’OCDE définit ainsi : « L’enseignement tertiaire désigne un niveau d’études, au sens large, assuré par des établissements d’enseignement supérieur, mais aussi d’autres types d’établissement, des entreprises et dans d’autres contextes non institutionnels. C’est néanmoins principalement dans un cadre institutionnel – universités et autres établissements d’enseignement supérieur et post-secondaire, publics ou privés – que l’enseignement tertiaire est dispensé. »

[28] Human capital accumulation, long-run GDP growth and technological frontier, Mathilde Lemoine et Mathilde Munoz, N°2106, CEPREMAP WORKING PAPERS, juillet 2021

[29] L’accumulation de capital humain est une façon de mesurer si l’investissement en éducation et en formation continue est suffisant pour éviter sa dépréciation, mais surtout permettre un développement économique soutenable.

[30] The Legacy of Covid-19 in Education, Werner, Katharina and Woessmann, Ludger, 2021 CESifo Working Paper No. 9358

[31] Etude Asteres septembre 21, en cours de publication

[32] Estimation fondée sur les prévisions de l’IGAS

[33] Même s’ils sont présents dans des secteurs très variés : industrie, agro-alimentaire, culture, activités sportives, services à la personne…

[34] Ceci concerne également le cas particulier des GEIQ (groupement d’employeurs pour l’insertion par la qualification) structures spécialisées dans la mise à disposition de jeunes et de chômeurs en difficultés par mise à disposition sur des contrats en alternance. Au nombre de 140, leurs problématiques sont les mêmes que les GE de droit commun.

[35] Une VAE dure 8 à 12 mois selon les recommandations du Ministère du Travail. Elle est sanctionnée par un jury et ce n’est en théorie qu’à l’issue du jury qu’un candidat peut identifier les compétences qui lui manquent pour obtenir la validation. Ces jurys sont organisés par les services déconcentrés de l’Etat dans le cadre des diplômes d’Etat comme aide-soignant, dans certains cas une seule fois par an ce qui est trop peu pour fluidifier la demande. Notre proposition consiste à imaginer une accumulation progressive des validations pour faciliter, valoriser et inciter.

[36] L’importance en France de l’inadéquation verticale des compétences, c’est-à-dire la proportion de qualifications inexploitées (cf supra p.18) pourrait trouver là aussi une de ses explications. En tout cas le fait de pouvoir rendre visibles et connues les compétences effectives des individus serait un premier pas vers leur valorisation.

[37] Code du travail, article 6321–1

[38] Le chiffre de 7 milliards est celui qui a été communiqué par le Gouvernement en janvier 2020.

[39] Un crédit d’impôt pour les dépenses de formation des dirigeants existe. Il est égal au double du produit du nombre d’heures de formation suivies par une fois le taux horaire du SMIC; Il est plafonné à la prise en compte de 40 heures de formation par année civile et par entreprise, y compris pour les sociétés de personnes.

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