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Note

L’Index Egalité Professionnelle : occasion manquée ou outil prometteur ?

L’index d’égalité professionnelle obligatoire mis en place par le gouvernement pour toutes les entreprises de plus de 50 salariés, est un outil prometteur, qui représente une avancée : les entreprises se trouvent dans une obligation de résultats, et ont engagé un réel effort d’amélioration. Si les résultats actuels sont encourageants, ils ne doivent pas mettre fin au débat sur les inégalités de salaire entre les femmes et les hommes. L’index est aussi perfectible. Kenza Tahri étudie ici pour Terra Nova ses forces et ses faiblesses ainsi que son articulation avec les autres obligations de l’entreprise en matière d’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes, et cherche à savoir si les éléments pris en compte dans son calcul sont pertinents pour fournir des renseignements sur la politique salariale à construire afin de tendre vers l’égalité réelle en matière de rémunérations. Nous formulons enfin quelques pistes pour en faire un outil permettant de mener des politiques plus ambitieuses de réduction des écarts de salaire entre les hommes et les femmes notamment par le biais de la négociation collective.
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L’Index Egalité Professionnelle : occasion manquée ou outil prometteur ?Synthèse

Introduction

En France, à poste égal, les femmes gagnent 9% de moins que les hommes [1] . Tous postes confondus, l’écart est de 18,5%. [2] A titre comparatif, l’écart est de 21% en Allemagne comme au Royaume-Uni, tandis qu’il est de 12,5% en Suède. Si l’on a pu observer, dans notre pays, un rattrapage rapide entre le milieu des années 1970 et celui des années 1980 consubstantiel à l’affirmation du principe «  A travail égal, salaire égal  » inscrit dans la loi en 1972, celui-ci a progressivement ralenti pour finir par stagner depuis le début des années 2000 [3] . Pourtant, le principe de l’égalité professionnelle a constamment été réaffirmé et renforcé par un arsenal de mesures législatives : en 1983, la loi Roudy repose [4] le principe de l’égalité et l’étend à tout le champ professionnel (recrutement, rémunération, formation) [5] et en 2001, la loi Guénisson fait obligation aux entreprises de mesurer les écarts de rémunération entre les hommes et les femmes et développe le dialogue social sur l’égalité professionnelle. Ces principes sont d’ailleurs réaffirmés par l’Union Européenne en 2006 qui met au cœur de sa politique sociale la question de l’égalité de rémunération [6] .

Pourtant, malgré ces dispositions, la situation demeure inégalitaire. Les différents textes législatifs ainsi que l’évolution de la nature des efforts entrepris témoignent cependant d’une double prise de conscience. D’une part, il apparaît nécessaire de renforcer les obligations faites aux entreprises pour rendre effectives les dispositions existantes. D’autre part, il est acquis que les écarts de rémunérations selon le genre résultent d’une série de difficultés de natures différentes (trajectoires professionnelles différenciées, inégale répartition des tâches au sein de la famille…). Faute de prendre en compte la complexité des faisceaux de causes qui produisent ce résultat, on plafonne. Un nouvel outil est donc apparu nécessaire pour relancer une politique ambitieuse.

Pour combattre ces inégalités de rémunération et les réduire d’ici la fin du quinquennat, conformément à son engagement, le Gouvernement a mis en place un Index Egalité professionnelle (Loi Avenir du 5 septembre 2018). Désormais, chaque année, toutes les entreprises de plus de 50 salariés doivent calculer et rendre public leur Index Egalité Professionnelle.

Cet Index prend la forme d’une note sur 100 points calculée à partir de plusieurs indicateurs visant à comparer les écarts de salaire entre hommes et femmes. En cas d’index inférieur à 75 points, l’entreprise doit prendre des mesures correctives pour diminuer les écarts dans un délai de trois ans sous peine de sanctions financières pouvant représenter jusqu’à 1% de sa masse salariale.

En septembre 2019, l’ancienne Ministre du Travail, Muriel Pénicaud révélait au moment de la publication des premiers résultats que 17% des entreprises étaient en «  alerte rouge  » soit bien en-deçà du seuil attendu des 75 points. Elisabeth Borne, qui lui succède en 2020, révèle dans une interview accordée au journal Le Parisien le 4 octobre de cette même année qu’elles ne seraient plus que 4% aujourd’hui. Cette évolution notable est-elle vraiment le signe d’un succès indiscutable ?

Indéniablement, la mise en place d’un tel dispositif est à saluer : il formalise le passage d’une obligation de moyens à une obligation de résultats et il a suscité une réelle dynamique d’amélioration au sein des entreprises, soucieuses d’améliorer ou de défendre leur réputation. Ainsi par exemple, on peut observer les progrès réalisés par les entreprises de 1 000 salariés et plus, qui ont publié leur index pour la seconde fois en mars 2020 : leur note moyenne globale est passée de 83 à 87,4 points sur 100 en un an. La publication des noms des entreprises (« name and shame ») par le ministère du Travail, largement reprise par les médias, a joué un rôle puissant d’incitation et d’entraînement [7] .

Pour autant, les dynamiques de progression enregistrées interrogent. Une note globale satisfaisante est-elle un gage d’exemplarité ? Le calcul de l’index ne dispense pas, en théorie, les entreprises de plus de 50 salariés de conclure un accord relatif à l’égalité professionnelle qui doit être renégocié tous les quatre ans ou, à défaut d’accord, d’établir un plan d’action annuel pour résorber les écarts. On sait de plus que les inégalités salariales entre hommes et femmes sont multifactorielles et résultent, pour beaucoup, de la perpétuation d’un «  ordre sexué du travail  » [8] lié à des rapports inégalitaires dans la prise en charge de la famille et des tâches domestiques, mais aussi d’un accès moindre pour les femmes à des métiers rémunérateurs. Ainsi, si les hommes et les femmes n’occupent pas tout à fait les mêmes métiers, que compare-t-on au juste grâce à l’index ? Il sera intéressant ici de chercher à savoir si les éléments pris en compte dans son calcul sont pertinents pour fournir des renseignements sur la politique salariale à construire afin de tendre vers l’égalité réelle en matière de rémunérations.

L’objet de la présente note est d’étudier le cœur de ce dispositif, ses forces et ses faiblesses, ainsi que son articulation avec les autres obligations de l’entreprise en matière d’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes. Pour cela, il faut comprendre comment cet index est construit, et voir comment il est possible de l’améliorer.

1. Les points forts de l’index : Le passage d’une obligation de moyens à une obligation de résultats avec une méthode commune imposée

L’égalité entre les hommes et les femmes a été déclarée « grande cause nationale » [9] du quinquennat par le Président de la République. Le plan de lutte contre les violences sexuelles et sexistes et la résorption des inégalités salariales par la mise en place de l’index égalité professionnelle en sont des manifestations tangibles. Ces mesures sont importantes parce qu’elles sont le produit d’un choix politique qui légitime des enjeux trop souvent considérés comme secondaires.

L’obligation faite à toutes les entreprises de plus de 50 salariés de calculer et de publier leur index égalité professionnelle doit permettre de mettre en lumière des inégalités souvent sous-estimées et de briser ainsi l’illusion d’égalité qui pouvait exister au sein des entreprises. Ensuite, assortir cette obligation de calcul et de publication d’un renforcement des contrôles de l’inspection du travail et de menaces de sanction incite fortement les entreprises à se saisir de cette problématique en rectifiant leurs pratiques.

La force de l’index, en somme, c’est d’abord l’obligation de résultat qui lui est associée.

Rappelons toutefois que sa mise en place s’inscrit dans la tradition d’égalité négociée [10] inaugurée par la loi Roudy de 1983. En effet, depuis 1983, toutes les entreprises de plus de 50 salariés doivent mesurer chaque année l’écart de rémunération entre les hommes et les femmes (écart global et par catégorie socioprofessionnelle) en amont d’une négociation sur l’égalité professionnelle. Ces principes sont réaffirmés par la loi Guénisson de 2001 qui fait de la négociation collective le principal levier de la politique d’égalité entre les hommes et les femmes dans toutes les entreprises de plus de 50 salariés. Notons ici que c’est une spécificité française. Dans d’autres pays, notamment européens, et principalement suite à la directive européenne de 2006 sur l’égalité, à la recommandation sur la transparence des rémunérations en 2014 et au renforcement de ces deux textes par la Stratégie Egalité 2017–2019 de l’Union Européenne [11] , on répond à cet enjeu par des mécanismes différents. Par exemple, en Angleterre, il n’existe aucune obligation de négociation dans le secteur privé, mais la loi sur la transparence impose depuis 2018 que l’écart de rémunération moyen au sein de chaque entreprise soit publié sur une base de données publique consultable en ligne, le «  Gender pay gap service  ». L’objectif ici est d’inciter les entreprises à rectifier leurs pratiques pour devenir plus attractives aux yeux des candidats dans une logique de promotion de leur Marque Employeur. Si le marché du travail britannique est bien entendu structurellement très différent du marché du travail français (plus grande flexibilité mais aussi plus de contrats précaires), notons que le taux de chômage continue de s’y maintenir autour de 4% depuis le milieu des années 1970 [12] malgré le ralentissement économique lié au Brexit puis à la crise sanitaire (contre 9% en France pour l’année 2020). On peut faire l’hypothèse que l’efficacité du levier de l’attractivité sur l’amélioration des pratiques des employeurs en termes d’égalité de rémunération hommes/femmes serait moindre sur un marché du travail qui connaitrait des taux de chômage supérieurs et durables.

Ce qu’il faut en tout cas comprendre ici, c’est qu’en France, la mise en place de l’index vient rendre effectives un ensemble d’obligations préexistantes qui étaient jusqu’à présent peu investies par les entreprises. Une étude de la DARES de 2018 dirigée par Sophie Pochic [13] révèle que 60% des entreprises, notamment des PME, ne respectaient pas cette obligation, et quand bien même ces écarts salariaux étaient calculés, « les chiffres obtenus occasionnaient de vifs débats sur les modes de calcul » [14] , selon qu’il était décidé ou non d’inclure, par exemple, les primes.

L’index vient imposer une méthode commune, par le biais d’un outil soumis à une obligation de publicité et composé d’indicateurs précis, tous affectés d’une pondération. Il doit être calculé tous les ans et si la note obtenue est inférieure à 75/100, l’entreprise doit prendre sous trois ans des mesures correctives sous peine de sanctions. Ce sont des dispositions très positives en matière d’égalité salariale, mais il est toutefois légitime de questionner la méthode de calcul, les indicateurs choisis ainsi que les coefficients qui leur sont appliqués.

2. Une note globale à nuancer, des indicateurs qui se compensent et un défaut de transparence

Il est intéressant ici d’évoquer la méthode de calcul afin de déterminer si celle-ci est susceptible de comporter des biais. Le calcul de l’index se fait sur la base d’une auto-évaluation sur 4 à 5 critères, selon la taille de l’entreprise. [15]

Le premier indicateur est le plus emblématique : c’est l’écart de rémunération entre les hommes et les femmes. Il est noté sur 40 points et compte pour la plus grande partie de la note. ll est calculé par tranche d’âge et par catégorie de postes équivalents. Les tranches d’âge définies sont au nombre de quatre et sont fixées par le décret (moins de 30 ans, 30 à 39 ans, etc.) mais est laissé à l’employeur le choix de sa méthode de répartition des postes : soit par CSP (ouvriers, employés, techniciens et agents de maitrise, ingénieurs et cadres…), soit au niveau du coefficient hiérarchique. Un « seuil de pertinence » (ou marge de tolérance) est appliqué : 5% si la répartition se fait par CSP, 2% si le critère choisi est le niveau de coefficient hiérarchique. Si l’écart entre les hommes et les femmes est supérieur à 20%, l’entreprise ne remporte aucun point. Tous les postes, dans ce calcul, sont considérés en équivalent temps plein (ETP), ce qui signifie que cet indicateur ne tient pas compte des temps partiels alors qu’ils sont dans 85% des cas occupés par des femmes [16] et pas toujours réellement « choisis ».

Le second indicateur, noté sur 20 points, évalue le pourcentage d’hommes et de femmes qui ont perçu une augmentation dans l’année (hors promotions). Concrètement, pour obtenir l’ensemble des points, une entreprise doit accorder des augmentations à autant de femmes que d’hommes issus de la même catégorie socioprofessionnelle (ouvrier, cadre, agent de maitrise, etc.). Notons que l’employeur n’a pas ici la possibilité de choisir sa méthode de répartition des postes. Là encore, une marge de tolérance de 2% s’applique mais le montant des augmentations n’est pas précisé et n’entre pas en ligne de compte. Ainsi, formellement, une entreprise qui augmenterait autant d’hommes que de femmes de la même catégorie mais qui consentirait à un effort financier plus significatif en faveur des hommes ne serait pas pénalisée et pourrait obtenir l’ensemble des points, renforçant ainsi les inégalités.

Le troisième indicateur n’est applicable que pour les entreprises de plus de 250 salariés (pour les entreprises plus petites, il est fusionné avec l’indicateur 2). Il concerne l’écart de répartition des promotions. Il est noté sur 15 points. La structure de cet indicateur reprend celle du précédent : c’est le pourcentage d’hommes et de femmes promus au sein de chaque catégorie socioprofessionnelle qui est calculé. Concrètement, pour obtenir 15/15, une entreprise doit promouvoir autant de femmes que d’hommes de la même CSP. Là encore, un seuil de pertinence de 2% est appliqué.

On peut d’ores et déjà noter que les indicateurs 2 et 3 totalisent à eux deux 35 points dans le calcul de l’index, soit presque autant que le premier (40 points). Si l’indicateur 1 donne une vision « statique » des écarts de rémunération entre hommes et femmes, les indicateurs 2 et 3 (augmentations et promotions) permettent de valoriser la dynamique à l’œuvre dans l’entreprise et doivent encourager les employeurs à rééquilibrer les écarts constatés dans l’indicateur 1. Il est toutefois dommage que le montant des augmentations ne soit pas précisé. En effet, si les indicateurs peuvent se « compenser » entre eux permettant de valoriser des mesures de rattrapage salarial en faveur des femmes – ou d’inciter fortement les entreprises à les mettre en place – il ne faudrait pas que ce mécanisme de pondérations serve à camoufler le maintien – ou pire, l’augmentation – d’écarts importants minimisés dans la note finale (et réduits davantage encore par l’application systématique d’une marge de tolérance).

Le quatrième indicateur concerne les augmentations de salaire suite à un retour de congé maternité, noté sur 15 points. Le calcul ici est simple : soit 100% des femmes concernées en ont bénéficié, quel qu’en soit le montant, ce qui donne 15 points, soit le taux est inférieur à 100%, ce qui donne 0. Rappelons ici que le rattrapage salarial au retour du congé maternité est une obligation légale, instaurée par la loi du 23 mars 2006 visant à protéger les femmes en congé maternité. En effet, il est prévu par l’article 1225–26 du Code du Travail qu’une salariée au retour de congé maternité ou d’adoption a droit aux augmentations générales et à la moyenne des augmentations individuelles perçues ou décidées durant son congé par des salariés relevant de la même catégorie professionnelle, ou à défaut, de la moyenne des augmentations individuelles dans l’entreprise. On peut donc s’étonner ici d’un indicateur qui ne fait que vérifier la mise en œuvre d’une obligation légale, et que le montant des augmentations ne soit, là encore, pas précisé [17] car selon les modalités retenues, une entreprise qui augmenterait toutes les salariées de retour de congé maternité d’un seul euro remporterait l’ensemble des points. On peut aussi constater que cet indicateur a désormais produit ses effets et ne cible désormais qu’un nombre réduit d’entreprises, comme le suggère une étude récente du ministère du Travail : « la part des entreprises ne respectant pas leur obligation d’augmenter toutes les femmes à leur retour de congé maternité (indicateur 4) passe d’un tiers en 2019, à une sur dix en 2020 » [18] .

Le dernier critère concerne la parité parmi les 10 plus hautes rémunérations : pour obtenir ces 10 derniers points, l’entreprise doit compter au moins 4 femmes dans ses 10 plus hauts salaires. Cet indicateur, s’il permet de rééquilibrer les inégalités « par le haut » et de favoriser l’accès des femmes au « top management » ne révèle pas la prépondérance des femmes dans les bas salaires. Or, c’est une réalité pour le plus grand nombre et il aurait été bon d’en tenir compte. En effet, selon le rapport d’Oxfam « Travailler et être pauvre, les femmes en première ligne » (2018) [19] même si globalement, les femmes ont un niveau d’éducation plus élevé (62,2% des femmes ont un diplôme au moins équivalent au bac contre 51,7% des hommes) [20] , 55% des bas salaires les concernent. L’interview de la Ministre du Travail dans le journal Le Parisien déjà citée révèle que l’index pourrait s’enrichir d’un nouvel indicateur mesurant la part des femmes parmi les cadres dirigeants. Il est légitime de se demander si l’éclairage apporté par l’ajout de ce nouvel indicateur constitue la meilleure orientation à donner. Nous y reviendrons.

Décomposition des indicateurs de l’Index d’égalité professionnelle hommes/femmes (en % ou nombre de points)

En somme, malgré des dispositions positives, plusieurs éléments méritent de nuancer les notes obtenues, en particulier l’application d’une marge de tolérance et l’absence de montant d’augmentation spécifié pour les indicateurs 2, 3 et 4 qui peuvent venir biaiser le résultat final. Enfin, ne pas tenir compte des temps partiels revient à effacer des différences structurelles parce que l’on sait que le temps de travail compte pour beaucoup dans la fabrique des inégalités de rémunération entre hommes et femmes (85% des salariés à temps partiel sont des femmes). C’est là toute l’ambiguïté d’une analyse « toutes choses égales par ailleurs » : si elle est nécessaire pour comparer ce qui peut l’être, c’est précisément dans ce que l’index écarte du calcul pour rendre les grandeurs comparables que vient se loger une grande partie des inégalités de genre. Incontestablement, ne pas tenir compte des temps partiels et ramener le calcul des écarts de rémunération hommes/femmes en équivalent temps plein minimise ces écarts, puisque 30% des femmes travaillent à temps partiel en France contre seulement 7,7% des hommes (INSEE). On objectera sans doute qu’il est fréquent que l’exercice d’un poste à temps partiel se fasse à la demande d’une salariée. La maternité et l’éducation des enfants impactent bien plus fortement les trajectoires professionnelles des femmes, quelle que soit leur catégorie socioprofessionnelle. Et elles continuent souvent d’ajuster leurs temps de travail en fonction de leurs contraintes familiales. Formellement, au regard de l’employeur, ce sont elles qui en font le choix et souvent la demande. Mais ce choix et ces demandes résultent dans la plupart des cas de la persistance de stéréotypes de genre dans le foyer, en vertu desquels les femmes disposeraient de compétences supérieures pour prendre soin des enfants. En ce sens, le travail de déconstruction de ces stéréotypes est à opérer dans le cercle familial ou dans la cellule du couple pour mieux répartir la charge des tâches domestiques. Ainsi, ces choix échappent de prime abord à l’employeur et ne relèvent pas de sa responsabilité : il ne peut en être tenu comptable. En ce sens, l’exclusion des temps partiels dans le calcul de l’index est alors justifiée. La limite de ce raisonnement est que le temps partiel regroupe des réalités très différentes puisqu’il existe dans de nombreux métiers féminisés des temps partiels imposés (auxiliaires de vie, aide ménagères, caissières, secrétaires de direction). Dans de nombreux cas, le temps partiel est, pour les femmes, largement subi. Par ailleurs, il n’est pas du tout certain que les employeurs accueilleraient aussi favorablement des demandes de temps partiel portées par des hommes. Bref, si l’employeur ne porte pas l’essentiel de la responsabilité dans ces matières, il peut y avoir sa part.

De plus, si la loi prévoit que des contrôles soient réalisés par l’Inspection du Travail pour garantir la publication de leur index par les entreprises, les objectifs affichés semblent assez ambitieux (7000 contrôles par an). [21] Il existe aujourd’hui un peu plus de 2000 inspecteurs en France d’après un rapport du Sénat de 2019. [22] Un tel objectif semble difficile à atteindre si la mise en œuvre de ce décret [23] doit se faire à effectifs constants. De plus, ces contrôles – au même titre que les menaces de sanction – portent sur l’obligation de publication de l’index et non sur la note en elle-même. Mais il semblerait qu’au-delà des réalités occultées, l’une des principales faiblesses de l’index soit son défaut de transparence. Il en sera également question dans cette note.

3. Un outil incomplet, mais prometteur s’il parvient à dynamiser le dialogue social et à se débarrasser de biais relatifs aux stéréotypes de genre

Première recommandation : Ajouter à l’index un indicateur permettant de calculer la part des femmes dans les deux premiers déciles de la distribution salariale de l’entreprise (D1 et D2) afin de tenir compte de la prépondérance des femmes dans les bas salaires : il serait noté sur 15 points et viendrait remplacer l’indicateur sur l’augmentation des salariées de retour de congé maternité qui vient récompenser le respect d’une obligation légale en vigueur depuis 2006.

Les orientations proposées par la Ministre du Travail en matière d’évolution de l’index, à savoir l’intégration dans son calcul du nombre de femmes parmi les cadres dirigeants sont révélatrices d’un « cadrage spécifique du problème » [24] des inégalités professionnelles en vertu duquel les écarts de rémunération s’expliqueraient par la faible place des femmes dans les plus hautes rémunérations. C’est incontestable, mais il aurait été possible, et surtout plus révélateur, de donner un éclairage différent en calculant plutôt, par exemple, la concentration des femmes dans les bas salaires. Il aurait été possible de choisir un autre mode de calcul, comme le pourcentage de l’effectif total parmi les plus bas salaires, ce qui aurait donné une autre orientation à l’action [25] . Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que tout choix d’indicateur est guidé par un cadrage spécifique : le prisme est ici celui d’un « plafond de verre » pour les femmes et d’une volonté de favoriser leur accès à des postes plus rémunérateurs. Les mesures à apporter seront donc des mesures destinées à favoriser davantage de mixité au recrutement et dans les instances de direction, ou encore à agir sur l’articulation entre la vie professionnelle et la vie personnelle. C’est là une vision qui va dans le sens d’une individualisation de la gestion des ressources humaines, mettant l’accent sur la progression des carrières des femmes par rapport à celle des hommes et allant dans le sens de l’évaluation des compétences individuelles des talents. [26] Or, beaucoup de métiers restent très féminisés avec des temps partiels imposés et peu d’évolution dans la carrière : c’est le cas des assistantes maternelles, des assistantes de direction, des aides ménagères et de bien d’autres postes peu rémunérés dans lesquels se concentrent les femmes. Il ne s’agit pas de métiers dont les perspectives de carrières vont dans le sens de l’évolution et de la promotion. Ils sont donc incompatibles avec les critères qui sont ceux de l’index dans sa version actuelle.

Nous préconisons en ce sens, afin que l’index puisse refléter la situation de l’ensemble des femmes, qu’il lui soit ajouté un indicateur permettant de calculer la part des femmes dans les deux premiers déciles de la distribution salariale de l’entreprise et de le noter sur 15 points afin de tenir compte de l’importance de la ségrégation des métiers. Il remplacerait le critère 4 qui ne fait que vérifier l’application d’une obligation légale et viendrait en complément de l’indicateur 5 (noté sur 10 points) qui calcule le nombre de femmes dans les plus hauts salaires. Concrètement, nous proposons de calculer le pourcentage de femmes dans les deux premiers déciles de la distribution salariale (D1 et D2) et d’établir un barème simple pour l’attribution du nombre de points selon une approche sectorielle pour tenir compte des spécificités de l’entreprise (secteur féminisé ou non). Ainsi, nous proposons de nous rapporter au taux global moyen H/F d’un secteur d’activité donné et de le comparer au pourcentage de femmes dans D1 et D2. Par exemple, dans un secteur très féminisé avec un ratio femmes/hommes qui serait de 80/20, une entreprise comprenant 100 salariés dont 85 femmes et 15 hommes n’obtiendra aucun point si le pourcentage de femmes dans D1 et D2 est supérieur ou égal à 80%. S’il y a moins de 80% de femmes dans les deux premiers déciles de la distribution salariale, alors l’entreprise remporte les 15 points. A contrario, dans un secteur d’activité ou l’on trouverait un ratio inverse, par exemple30% de femmes et 70% d’hommes, comme dans une entreprise de 70 salariés composée de 14 femmes et de 56 hommes, cette entreprise n’obtiendrait aucun point si l’on retrouvait 30% de femmes ou plus dans les deux premiers déciles, et obtiendrait 15/15 en cas de pourcentage inférieur.

Evidemment, il faudrait, pour inciter les entreprises à réduire graduellement la part des femmes dans les plus bas salaires définir par la suite des intervalles pour récompenser la réduction des écarts à la moyenne dès lors que le pourcentage de femmes dans D1 et D2 est inférieur à la moyenne du nombre de femmes dans le secteur (5 points si inférieur de x% à la moyenne, 10 points si inférieur de x% à la moyenne, jusqu’aux 15 points), mais ces intervalles pourront également faire l’objet d’une adaptation sectorielle, et devront tenir compte de la taille des entreprises.

Révéler le pourcentage des femmes dans les bas salaires permettrait de guider les mesures de rattrapage salarial et les actions de formation et de mobilité interne à réaliser au sein de l’entreprise, mais aussi plus généralement d’aiguiller les politiques publiques d’orientation et de formation des jeunes filles au lycée et dans l’enseignement supérieur, car force est de constater que les disparités salariales hommes/femmes s’expliquent par une ségrégation des métiers qui n’est pas toujours le fruit de discriminations directes par les entreprises. C’est un travail qu’il faut mener sur plusieurs fronts pour agir à la source des écarts. On pourrait aller plus loin en imaginant un système dans lequel des entreprises qui obtiendraient une mauvaise note à ce critère puissent rattraper leur note en impulsant des actions de formation continue avec le soutien des branches et des opérateurs de compétence (OPCO) pour offrir à ces salariées des parcours professionnels ascendants.

Seconde recommandation : Mieux tenir compte des temps de travail différenciés entre hommes et femmes en ajoutant un bonus (noté sur 10 points) pour les entreprises dans lesquelles la moyenne du nombre de femmes à temps partiels serait significativement inférieure à la moyenne du secteur ou qui auraient mis en œuvre des actions significatives destinées à accueillir favorablement les demandes de temps partiel des hommes

Il ne s’agit pas ici d’inciter les employeurs à refuser systématiquement les demandes de temps partiel des femmes. L’objectif est de favoriser le développement du temps partiel « choisi » afin qu’il cesse d’être un facteur de discrimination indirecte, notamment pour les femmes. D’après un rapport de l’Observatoire des Inégalités datant de 2017, un tiers des salariés à temps partiel souhaiterait travailler plus (cela représente 1,7 million de personnes en France selon les données INSEE de 2015), dont 57% de femmes (38% pour les ouvrières, 19% pour les cadres) qui se maintiennent dans ces emplois « faute de mieux ». [27] De plus, une étude d’Eurostat sur le temps partiel subi publiée en avril 2015 montre que la France, avec 1,5 millions de salariés concernés, est mal classée : ils représentent 6,1% de l’emploi, beaucoup plus que la moyenne de l’UE (4,5%). La France se distingue par une forte proportion de salariés qui se trouvent en temps partiel de manière contrainte. Elle se situe en queue du peloton européen avec Chypre (9,3%), l’Espagne (9,1%), l’Irlande (6,7%) et la Grèce, loin de l’Allemagne (4,1%) et de l’ensemble des pays de l’Europe du Nord qui, hormis la Suède, oscillent entre 2% (Pays-Bas) et 4%.

Nous proposons qu’un bonus de 10 points soit attribué aux entreprises dans lesquelles la moyenne du nombre de femmes à temps partiel serait significativement inférieure à la moyenne du secteur.

Chez les hommes, et en particulier les cadres, il semblerait que le recours au temps partiel soit mal perçu et que beaucoup de salariés de sexe masculin soient gênés d’en faire la demande (60% selon les statistiques du Réseau des Entreprises de la Cité de 2017) [28] . Il faudrait que les branches professionnelles puissent fournir des outils statistiques sur le pourcentage de femmes à temps partiel dans le secteur et que les entreprises puissent, entre elles, partager leurs bonnes pratiques. Le groupe AREVA a par exemple mis en place un dispositif « temps partiel vacances scolaires » pour augmenter le nombre de temps partiels chez les hommes pour « décomplexer » les salariés. [29] Les salariés qui le souhaitent peuvent passer à temps partiel pendant les vacances scolaires de leurs enfants. Les organisations patronales, l’ANACT, et des associations telles que l’ANDRH pourraient être des acteurs mobilisables dans la diffusion des bonnes pratiques, notamment à destination des PME, moins outillées que les grands groupes sur le plan RH.

Troisième recommandation : Pour améliorer l’usage de l’Index, l’obligation de transparence aux salariés et aux élus du CSE doit être renforcée

Il est prévu par le décret que l’entreprise doit publier l’index sur son site internet si elle en a un, ou à défaut, « le porter à la connaissance de ses salariés par tous les moyens », mais le décret n’impose pas la publication de l’ensemble des indicateurs. Or, en l’absence du détail, le résultat obtenu peut masquer, on l’a vu, une partie de la situation réelle de l’entreprise.

La question de la transparence est fondamentale : vis-à-vis des salariées d’abord, pour permettre à l’ensemble des femmes de se saisir de cette problématique. Ce point est particulièrement important car on constate qu’il persiste, devant les inégalités de genre, une forme d’aveuglement y compris de la part des femmes elles-mêmes qui ne sont pas toujours conscientes des formes de discrimination dont elles sont victimes, comme si les quelques victoires remportées sur le front de l’égalité hommes/femmes [30] (droit de vote, interruption volontaire de grossesse) suffisaient à leur faire oublier qu’il persiste, y compris en Occident, un grand nombre d’inégalités.

Ce point est crucial, a fortiori dans un contexte de crise économique qui ne doit pas faire passer au second plan la lutte contre les inégalités de salaire.

Enfin, le niveau d’information dû aux CSE, nouvelles instances représentatives du personnel, doit impérativement être précisé car, comme le soulignent Béatrice Lestic et Dominique Marchal (CFDT), si l’objectif de la mise en place de l’index est d’en finir avec les inégalités salariales entre les hommes et les femmes, le CSE doit disposer des informations ayant conduit au calcul des résultats : le niveau de points par indicateur ne suffit pas. Il faudrait que les représentants du personnel puissent avoir accès au niveau d’écarts de rémunération pour chacun des échantillons afin d’être en mesure de formuler des propositions ciblées pour résorber les écarts.

Quatrième recommandation : Pour que l’index soit réellement utile à la résorption des inégalités salariales, l’obligation de calcul de l’index ne doit pas court-circuiter le dialogue social

Comme le souligne à juste titre une déclaration de Béatrice Lestic (CFDT), une note au-dessus de 75 ne doit pas être « une habilitation à l’inertie » en matière d’égalité salariale, « puisqu’une note globale satisfaisante peut masquer des réalités très différentes et des situations individuelles très discriminantes ». [31]

Le risque, c’est la tentation de l’autosatisfaction [32] , et avec elle, le possible « court-circuitage » du dialogue social si la note est satisfaisante. En effet, obtenir une bonne note pourrait inciter les entreprises concernées à se dispenser de la négociation obligatoire sur l’égalité professionnelle. Or, il faut encourager les entreprises, qu’elles aient une bonne ou une mauvaise note, à améliorer leur score car l’égalité, c’est 100/100 et non 75/100. La négociation est obligatoire et doit se maintenir quelle que soit la note obtenue, et un plan d’action pour résoudre les écarts doit être mis à jour régulièrement, conformément aux obligations préexistantes, et ce même en l’absence de contrôles.

C’est en cela que la méthode préconisée par la loi Roudy de 1983 était pertinente puisqu’elle imposait aux entreprises de produire annuellement un rapport de situation comparée (RSC) servant à l’exploration des multiples facteurs à l’origine des inégalités de salaire, et devait aboutir à l’établissement d’un diagnostic et à la mobilisation de l’ensemble des partenaires sociaux. [33]

Comprendre la source des écarts de rémunération est un exercice intellectuel complexe. C’est en cela que ces rapports de situation étaient intéressants puisqu’il fallait y intégrer une analyse fine de la situation, de son évolution, des bilans, et y détailler la stratégie à mener pour réduire les écarts. L’écueil de l’index, c’est de se retrouver avec des obligations de calcul non systématiquement associées à des obligations d’interprétation et d’analyse. [34]

Ainsi, au-delà de la tentation de l’autosatisfaction, le sociologue Vincent-Arnaud Chappe nous explique que le risque est aussi celui d’une «  Gouvernance par les nombres  » [35] qui viendrait marquer la fin du modèle de l’égalité négociée. Autrement dit, si l’index ne vient pas, formellement, se substituer à l’obligation de négocier en vue d’un accord, il est légitime de craindre une fragilisation accrue de la tradition de la négociation collective en matière d’égalité professionnelle. [36]

D’ailleurs, comme mentionné plus haut, il est prévu, selon Elisabeth Borne, que l’index soit enrichi d’un nouvel indicateur. N’aurait-il pas fallu plutôt, renforcer dans un premier temps l’articulation entre l’obligation de calcul et celle de la négociation au risque que les entreprises ne se contentent d’une l e cture arithmétique et statistique de l’égalité professionnelle ?

Cinquième recommandation : Réviser les classifications professionnelles sur la base du « travail de valeur égale » par la création d’une Commission Paritaire d’Evaluation des Emplois au niveau des branches professionnelles

Dans un ouvrage récemment paru, la Société des vulnérables. Leçons féministes d’une crise , l’ancienne Ministre du Droit des Femmes puis de l’Education nationale, Najat Vallaud-Belkacem et la philosophe Sandra Laugier évoquent l’aggravation des inégalités liées à la pandémie que nous traversons actuellement. [37] La crise sanitaire a permis de prendre conscience que nous vivions dans une hiérarchie des valeurs que les autrices qualifient « d’ inversée » , où ceux qui en font le plus pour la société, les «  premiers de corvée  », sont souvent les moins gratifiés. C’est aussi vrai de beaucoup de métiers à prédominance masculine, mais force est de constater que beaucoup de ces métiers dits de la « deuxième ligne » sont exercés par des femmes (métiers de service, métiers du « care »).

Pour l’économiste Rachel Silvera, il faut y voir le poids des héritages, et revenir à la dévalorisation historique du travail des femmes longtemps censées n’apporter qu’un « salaire d’appoint » à celui du chef de famille à qui incombait la mission de faire vivre le foyer. On a donc très longtemps continué de supposer « la mise en commun des ressources du ménage » et le travail « d’appoint » des femmes était le prolongement de leur rôle de mère et d’épouse consistant à nourrir, prendre soin, etc. [38] Ainsi, plutôt que de voir dans ces métiers féminisés de véritables professions nécessitant un ensemble spécifique de compétences – qu’elles soient ou non validées par un diplôme –, on y voit le prolongement des qualités « naturelles » des femmes (l’instinct maternel, la patience, la minutie, etc.). Ces réflexions ont le mérite de réaffirmer à quel point la construction des classifications professionnelles n’est guère dépourvue de biais sexistes. En ce sens, peut-être devrions-nous, pour améliorer l’index Egalité Professionnelle nous emparer de la notion de travail de « valeur » égale. C’était d’ailleurs, à l’origine, l’esprit de la loi de 1972, mais c’est un paradigme qui peine à s’imposer en France.

Parler de travail de « valeur » égale, c’est reconnaître que le travail n’a pas à être identique, mais il doit être comparable, en ce qu’il exige des salariés « un ensemble comparable de connaissances, de capacités, de responsabilités ». [39] Cette notion est essentielle, et il aurait fallu en tenir compte dans le calcul de l’index car les hommes et les femmes, bien souvent, n’occupent pas les mêmes emplois, et c’est en grande partie cette ségrégation des emplois qui explique les inégalités de salaire. Un rapport du Conseil Supérieur de l’Egalité Professionnelle de 2015 [40] rappelle que les femmes sont en effet concentrées dans peu de métiers, et précisément recensées pour plus de la moitié d’entre elles dans seulement 12 familles professionnelles sur 871. Le même rapport précise « qu’il s’agit pour l’essentiel de secrétaires, d’infirmières, d’aides-soignantes, de vendeuses, d’aides à domicile » etc.

Ce point est essentiel et certains pays ont entamé des démarches de revalorisation des emplois à prédominance féminine, en s’appuyant sur la notion de travail de « valeur » égale. L’exemple québécois, décrit par Valérie Tanguay [41] , est à ce titre inspirant, bien que, contrairement à la France, l’égalité de rémunération n’y soit pas tributaire de la négociation collective. C’est l’adoption, en 1996, d’une loi « proactive » en matière d’égalité salariale fondée sur le principe de travail de « valeur égale » qui a permis de modifier en profondeur les pratiques des entreprises. La mise en œuvre de l’égalité salariale (notons que le terme utilisé en anglais est celui de «  pay equity » ) repose sur un exercice d’évaluation et de comparaison des emplois (et non des personnes qui les occupent) : ce sont les « jobs evaluations » qui comparent, dans le respect d’un cadre méthodologique précis dépourvu de biais de genre les emplois à prédominance féminine (occupés à plus de 60% par des femmes) et les emplois à prédominance masculine. Retenons ici que la loi québécoise s’applique à toutes les entreprises de plus de 10 salariés, soumises dans ce cadre à des contrôles forts par un organisme indépendant chargé d’en vérifier la mise en œuvre : la Commission des normes, de l’équité et de la santé et de la sécurité du travail (CNESST). En cas de non-application de la loi, les entreprises sont sanctionnées par des pénalités financières pouvant aller jusqu’à 45 000 dollars (soit 31 000 euros). Notons également que la création de « Comités d’éthique salariale » permettant d’associer les salariés au processus est obligatoire dans toutes les entreprises de plus de 100 salariés et doivent être composés au moins pour moitié, de femmes.

Le cadre méthodologique préconisé -s’il n’est pas formellement imposé, en ce qu’il doit conserver une certaine souplesse pour s’adapter aux spécificités des entreprises, notamment sectorielles – est décrit dans le Guide de mise en œuvre de l’évaluation non sexiste des emplois du Bureau International du Travail (BIT) [42] , et fortement inspiré des travaux de l’économiste canadienne, Marie-Thérèse Chicha. Le guide suggère quatre facteurs de base pour évaluer les emplois dans les entreprises (quel qu’en soit le secteur) : les qualifications, les efforts, les responsabilités et les conditions de travail. Ces facteurs doivent être ensuite décomposés en « sous-facteurs » permettant d’affiner l’analyse et seront adaptés à chaque entreprise. Par exemple, le critère « efforts » pourra être décomposé en plusieurs sous-critères : efforts physiques, efforts émotionnels et efforts mentaux. L’ensemble des critères sera ensuite affecté d’une pondération et relié à des tâches précises qui seront décomposées. Le guide précise que le choix des sous-facteurs – et bien entendu, le nombre de points attribué à chacun d’entre eux, est crucial dans la suppression des biais sexistes puisque «  jusqu’à très récemment, les emplois à prédominance féminine étaient évalués par des méthodes conçues principalement pour les emplois à prédominance masculine  ». Par exemple, le critère de l’effort dans les méthodes d’évaluation traditionnelles est axé sur la notion d’effort physique et tend à négliger d’autres aspects (efforts émotionnels, efforts mentaux), ce qui conduit à sous-évaluer les qualifications requises dans les emplois à prédominance féminine. Ainsi, considérer dans le cas du personnel soignant que l’accompagnement de personnes malades en phase terminale implique des efforts d’ordre émotionnel permettra de mieux reconnaître et de valoriser les compétences mises en œuvre dans ces situations professionnelles. Bien entendu, une telle méthode suppose de se prémunir contre tout préjugé ou stéréotype : Il n’est pas question de considérer ici que certaines compétences seraient « innées » chez les hommes ou chez les femmes et relèveraient en ce sens de qualités personnelles plus que de compétences professionnelles. Le guide précise donc que «  ce qui est important n’est pas la façon dont les qualifications ont été obtenues mais la correspondance entre leur contenu et les exigences de l’emploi  ».

Sur cette base méthodologique, il faudra collecter les informations relatives aux emplois grâce à des outils exempts de biais discriminatoires. L’outil préconisé est un questionnaire adressé aux salariés avec une description précise de leurs tâches et responsabilités adapté aux emplois à prédominance féminine comme aux emplois à prédominance masculine. Pour ce faire, chaque question doit être illustrée par un exemple familier à chaque type d’emploi. Ainsi, dans cette méthode, et contrairement au cas français, il ne s’agit pas de sanctionner les employeurs pour leurs pratiques, mais d’abord de les obliger, ex ante, à comparer les emplois et à revaloriser les métiers majoritairement occupés par des femmes.

Au Portugal, le programme « Revaloriser le travail pour promouvoir l’égalité de sexes » développé entre 2005 et 2008 est également éclairant de ce point de vue : fondé sur un partenariat tripartite (Organisation syndicale, fédération d’employeurs, Commission pour l’Egalité Professionnelle sous tutelle du Ministère du Travail), il a permis de tester une méthode expérimentale d’évaluation du travail non biaisée du point de vue du genre. Cette expérimentation, réalisée dans le secteur de la restauration a permis d’aboutir à la revalorisation de certains emplois occupés en majorité par des femmes en les comparant à d’autres majoritairement occupés par des hommes (respectivement des aide-cuisinières et des serveurs). Les critères permettant d’évaluer les emplois sont ceux préconisés par le BIT comme dans l’exemple québécois [43] (compétences, efforts, responsabilités et conditions de travail) de même que les outils de collecte des informations : Un questionnaire a été fourni aux salariés en veillant à ce que la terminologie utilisée soit suffisamment claire pour rendre compte de la réalité de leurs métiers. Cette évaluation a permis de revaloriser certains emplois majoritairement exercés par des femmes par rapport à ceux majoritairement exercés par des hommes. Cette initiative, impulsée par les pouvoirs publics et réalisée au niveau de la branche est une expérience dont nous pourrions fortement nous inspirer. Il semble en tout cas impératif, pour parvenir à l’égalité salariale réelle, de tenir compte de la situation de toutes les femmes et d’entamer pour cela une réflexion sur les méthodes de cotation des postes aujourd’hui pratiquées pour envisager une révision des classifications professionnelles dans les métiers féminisés, car celles-ci ne sont pas neutres du point de vue du genre. [44]

En France, le prix du travail est déterminé par des classifications établies par la négociation collective, et c’est sur cette base que l’index est calculé puisque le premier indicateur (écarts de rémunération entre les hommes et les femmes) s’appuie sur des classifications professionnelles préétablies (CSP, coefficient hiérarchique). En s’inspirant des exemples québécois et portugais, la révision des biais discriminants des classifications professionnelles constitue une piste et pourrait s’effectuer au niveau des branches et notamment par le biais de la mise en place de Commissions Paritaires d’Evaluation des emplois. C’est l’idée que nous défendons ici. Ceci impliquerait naturellement que les organisations syndicales et patronales interprofessionnelles et de branches puissent se saisir de ces problématiques.

Rappelons à cet effet que des travaux sur le sujet, notamment par le biais du Conseil Supérieur de l’Egalité Professionnelle avaient été menées par le gouvernement de François Hollande afin d’envisager un réexamen des classifications à travers le prisme de l’égalité professionnelle et d’élaborer des propositions sur la revalorisation des emplois à prédominance féminine. Il serait intéressant de poursuivre ce travail en impliquant l’ensemble des partenaires sociaux et ce, afin de mieux accompagner les entreprises, notamment les plus petites ainsi que les représentants du personnel sur le sujet de l’égalité professionnelle.

Nous pensons que l’examen des classifications professionnelles et leur révision au niveau des branches ouvre des perspectives intéressantes pour l’égalité professionnelle puisqu’ils impliquent de tenir compte du degré de ségrégation des métiers. Reconnaitre par une refonte des classifications que certaines compétences, en particulier dans les métiers à prédominance féminine, sont rendus invisibles car considérées comme le prolongement de certaines qualités naturelles et qu’elles nécessitent d’être revalorisées, constitue un point de départ pour reconstruire les bases de calcul de l’index et le rendre plus opérant.

Nous pourrions conclure ici en formulant le vœu que la crise sanitaire actuelle soit une occasion inespérée de redéfinir la «  hiérarchie sociale des métiers » [45] afin que les métiers dits de la « deuxième ligne » bien souvent exercés par des femmes et reconnus comme indispensables puissent refléter leur utilité sociale réelle.

  1. C’est l’écart « inexpliqué » à poste, compétences et temps de travail égaux – Source : Ministère du Travail : https://travail-emploi.gouv.fr/le-ministere-en-action/egalite-femmes-hommes/

  2. Observatoire des inégalités, 2019.

  3. Evelyne Salamero, « Egalité professionnelle : Des avancées et des freins », Force Ouvrière – 06/08/2020

  4. La loi Roudy réaffirme le principe de l’égalité salariale entre les hommes et les femmes après la Loi de 1972 qui avait inscrit dans le code du travail que « tout employeur assure, pour un même travail, ou un travail de valeur égale, l’égalité de rémunération entre les femmes et les hommes »

  5. Loi n° 83–635 du 13 juillet 1983 PORTANT MODIFICATION DU CODE DU TRAVAIL ET DU CODE PENAL EN CE QUI CONCERNE L’EGALITE PROFESSIONNELLE ENTRE LES FEMMES ET LES HOMMES

  6. DIRECTIVE 2006/54/CE DU PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL du 5 juillet 2006

  7. Comme en témoigne, à titre d’exemple, le titre de cet article de « L’Usine nouvelle » : « Index égalité femmes/hommes : découvrez les bons et les mauvais élèves parmi les industriels », 5 mars 2020

  8. Hélène Périvier, Conférence du cycle «  Regards sur les inégalités d’aujourd’hui  » organisée en mai 2019 à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon

  9. Allocution télévisée du Président de la République Emmanuel Macron du 25 novembre 2017

  10. L’expression est d’Anne Eydoux, « Egalite de rémunération, la politique des petits arrangements. Entretien avec Anne Eydoux, Chercheuse au CEET-CNAM et Lise », Alternatives Economiques , 13/03/2019

  11. Plan d’Action de l’Union Européenne 2017–2019 : « Eliminer l’écart de rémunération entre les hommes et les femmes »

  12. « Royaume-Uni : le taux de chômage au plus bas, les travailleurs pauvres toujours nombreux », AFP pour La Tribune, 07/02/2020

  13. «  L’Egalité professionnelle est-elle négociable ? – Enquête sur la qualité et la mise en œuvre d’accords et de plans égalité femmes-hommes élaborés en 2014–2015, DARES

  14. Entretien avec Sophie Pochic, « Egalité professionnelle, des accords mineurs », Alternatives Economiques , 18/01/2019

  15. Décret n°2019–15 du 8 janvier 2019 portant application des dispositions visant à supprimer les écarts de rémunération entre les femmes et les hommes dans l’entreprise

  16. Ces analyses s’appuient sur l’audition de Sophie Binet, Dirigeante Confédérale de le l’UGICT-CGT en charge de l’égalité femmes/hommes du 30/09/2020 et sur le rapport de Maitre Frédéric Chum réalisé pour le site « Village de la Justice » le 4 octobre 2019.

  17. Audition de Sophie Binet – CGT du 30/09/2020

  18. « Index de l’égalité professionnelle : les tendances globales 2020 et les résultats pour les plus grandes entreprises », 6 mars 2020

  19. « Travailler et être pauvre : les femmes en première ligne », Oxfam, 17 décembre 2018

  20. idem

  21. Cette réflexion s’appuie sur l’analyse de Maitre Frédéric Chum dans un rapport publié pour « Village de la Justice » sur l’index égalité professionnelle du 4 octobre 2019

  22. Rapport d’information de M. Emmanuel CAPUS et Mme Sophie TAILLÉ-POLIAN, fait au nom de la commission des finances ° 743 (2018–2019), 25 septembre 2019.

  23. Décret relatif aux modalités d’application et de calcul de l’index égalité femmes/hommes paru au JO le 9 janvier 2019 et inscrit dans la loi pour la Liberté de choisir son avenir professionnel

  24. L’expression est de Sophie Pochic, audition du 07/10/2020

  25. Cette réflexion ainsi que la proposition associée s’appuie sur l’audition de Sophie Pochic Directrice de recherche au CNRS et au Centre Maurice Halbwachs réalisée le 07/10/2020

  26. Soline Blanchard, Sophie Pochic (dir.), Quantifier l’égalité au travail ; outils politiques, enjeux scientifiques , Rennes, Presses Universitaires de Rennes, à paraître le 15/04/2021

  27. « Un tiers des personnes en temps partiel souhaiterait travailler plus », Observatoire des Inégalités, 20/01/2017

  28. https://www.reseau-lepc.fr/faciliter-l-acces-des-hommes-au-temps-partiel

  29. Même source que la précédente (23) – Réseau EPC

  30. L’expression est empruntée à Najat Vallaud-Belkacem dans une interview accordée au média Ubsek & Rika le 07/10/2020 : https://usbeketrica.com/fr/article/la-gouvernance-du-care-c-est-prendre-les-citoyens-pour-des-adultes-eclaires-porteurs-de-solutions

  31. Déclaration de Béatrice Lestic, Communiqué de presse CFDT sur l’Egalité professionnelle, 4 mars 2019.

  32. « L’index de l’égalité hommes/femmes à l’épreuve de la réalité des entreprises », Aline Gérard pour Ouest France publié le 02/03/2020

  33. Vincent-Arnaud Chappe, « L’index d’égalité professionnelle : une révolution par les nombres », Actuel RH , 10 septembre 2020.

  34. Ce paragraphe s’appuie sur l’audition de Sophie Pochic, Directrice de recherche au CNRS et au Centre Maurice Halbwachs réalisée le 07/10/2020

  35. Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012–2014) , Paris, Fayard, 2015.

  36. Vincent-Arnaud Chappe, « L’index d’égalité professionnelle : une révolution par les nombres », Actuel RH , 10 septembre 2020

  37. Najat Vallaud-Belkacem et Sandra Laugier, la Société des vulnérables, leçons féministes d’une crise , Gallimard, 2020.

  38. Rachel Silvera, Un quart en moins. Des femmes se battent pour en finir avec les inégalités de salaire , Paris, La Découverte, 2014.

  39. « Guide pour la prise en compte de l’égalité entre les femmes et les hommes dans les systèmes de Classification », Conseil Supérieur de l’Egalité professionnelle, 2015 et Vidéo « La revalorisation des métiers à prédominance féminine », CGT, 2020.

  40. « Guide pour la prise en compte de l’égalité entre les femmes et les hommes dans les systèmes de Classification », Conseil Supérieur de l’Egalité professionnelle, 2015

  41. Cet exemple est développé par Valérie Tanguay in Soline Blanchard et Sophie Pochic (dir.), Quantifier l’égalité au travail ; outils politiques, enjeux scientifiques , Presses Universitaires de Rennes, à paraître le 15/04/2021

  42. « Promouvoir l’équité salariale au moyen de l’évaluation non sexiste des emplois, Guide de mise en œuvre », Bureau International du Travail, OIT, 2008

  43. L’exemple portugais est développé dans le « Guide pour une évaluation non discriminante des emplois à prédominance féminine » par Rachel Silvera et Séverine Lemiere pour le Défenseur des droits (2013)

  44. Cet exemple est développé par Rachel Silvera et Séverine Lemière in Soline Blanchard et Sophie Pochic (dir.), Quantifier l’égalité au travail ; outils politiques, enjeux scientifiques , Presses Universitaires de Rennes, à paraître le 15/04/2021

  45. L’expression est de Dominique Meda, « La crise du Covid-19 oblige à réévaluer l’utilité sociale des métiers », www.pourleco.com, 28 septembre 2020.

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