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Rapport

Quels enseignements tirer de la mise en œuvre de la Loi de Sécurisation de l’Emploi pour orienter la réforme de notre démocratie sociale ?

La loi de sécurisation de l’emploi (LSE) a fêté ses trois ans en juin dernier. Un groupe de travail co-présidé par Martin Richer et Christian Pellet en tire les principaux enseignements et dessine des pistes d’action.
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La loi de sécurisation de l’emploi (LSE) du 14 juin 2013 issue de l’accord national interprofessionnel du 11 janvier 2013 portait une double ambition : mieux armer les acteurs face aux transitions professionnelles et modifier la façon dont les entreprises conduisent le changement en favorisant les transformations négociées. Pour atteindre ces objectifs, la LSE s’appuie sur une information économique commune (base de données économiques et sociales) propre à favoriser un diagnostic partagé et la co-construction de transformations négociées. 

L’originalité de cette loi tient au fait qu’elle articule plusieurs sujets qui étaient jusque-là abordés dans des négociations séparées : modalités de traitement des questions de compétitivité et d’emploi ; conditions de l’anticipation par les représentants des salariés des évolutions des entreprises et de leurs conséquences ; modalités de la conditions de travail (précarité, temps partiels, etc.).

Parce que l’objectif de parvenir à des transformations négociées passe par un approfondissement des échanges et un diagnostic partagé, il nous semble indispensable d’améliorer les trois éléments de la LSE qui vont dans ce sens : la base de données économique et sociale, la consultation sur les orientations stratégiques, la présence de représentants des salariés dans les organes de gouvernance. Pour être en mesure de construire des compromis parfois lourds de conséquences, les représentants des salariés doivent être bien davantage associés à la stratégie et à la conduite du changement. C’est la raison pour laquelle nous proposons d’accroître le nombre de sièges dévolus aux représentants du personnel dans le conseil d’administration ou de surveillance des grandes entreprises à un tiers.

Une autre originalité de la LSE tient à la place éminente réservée au dialogue social dans la définition des réformes, alors même que la plupart de nos voisins empruntaient un chemin bien différent, que ce soit dans les pays sociaux-démocrates d’Europe du Nord ou dans les pays d’Europe du Sud. Cette préférence pour le dialogue social illustre la recherche d’une meilleure conduite des transformations mais aussi d’une véritable complémentarité entre performance sociale et performance économique. Des travaux macroéconomiques ont souligné l’intérêt de cette approche : le « european participation index » de Sigurt Vitols  montre ainsi que les pays où les droits à la représentation du personnel dans l’entreprise sont les plus étendus sont aussi ceux qui obtiennent les meilleures performances vis-à-vis des objectifs de la stratégie UE 2020 (taux d’emploi, revenu par habitant, etc.). Sur le plan microéconomique, une transformation négociée se révèle également beaucoup plus efficace que le changement imposé et subi, la méfiance et les postures d’opposition laissant place à une dynamique participative. 

Cette dynamique a porté ses fruits sur bon nombre des thèmes abordés par la LSE, notamment le traitement des plans de sauvegarde de l’emploi. « Dans les situations les plus tendues qui concernent les réductions d’effectifs, écrivait Pierre Beretti début 2015, c’est désormais le dialogue qui l’emporte. Plus de 80 % des procédures de plans sociaux ou de départs volontaires s’ouvrent par une négociation. Elles se concluent à plus de 60 % par la signature d’un accord majoritaire avec les représentants du personnel. Quant au contentieux, il a chuté, depuis 2013, de 25 % à quasi 5 %. »  Dans la même veine, l’économiste Jacques Freyssinet affirmait que l’élément nouveau, « même si les accords de méthode constituaient un modeste précédent en la matière, est que la gestion de l’emploi, qui relevait historiquement d’une logique d’information et de consultation des instances élues de représentation, est désormais potentiellement transférée dans la sphère de la négociation collective ». Et il ajoute : « les responsabilités des syndicats, dans tous les sens du terme, s’en trouveraient considérablement accrues ».

Mais ces responsabilités accrues ne doivent pas se cantonner à un rôle de « pompier du social ». C’est pourquoi nous soutenons la place nouvelle donnée dans les entreprises à la consultation sur les orientations stratégiques : un dialogue social fructueux doit être précédé d’un dialogue économique consistant, qui donne sa place à la réflexion sur les alternatives stratégiques et à la compréhension de la situation économique de l’entreprise. C’est pourquoi nous proposons d’intégrer à cette consultation le débat sur d’éventuelles difficultés économiques, avant de choisir les moyens permettant de les résoudre (PSE, activité partielle, accord de préservation et de développement de l’emploi, etc.). De même, nous proposons de développer les mobilités volontaires sécurisées en communiquant sur ce dispositif et en l’intégrant mieux aux accords collectifs, notamment à la GPEC. En cohérence, nous soutenons une généralisation des accords majoritaires, forme d’expression de la responsabilité des acteurs sociaux.

Cette responsabilité repose sur un équilibre entre l’étendue des prérogatives allouées aux négociateurs d’entreprises et les moyens qui leurs sont donnés pour exercer leur rôle dans de bonnes conditions. A cet égard, nous proposons une mesure qui permettrait de dépasser les débats abscons qui ont animé la gestation du projet de loi El Khomri autours des accords de compétitivité, de maintien de l’emploi ou – dans sa dernière version au moment du bouclage de ce rapport – des accords « en vue de la préservation ou du développement de l’emploi ». Si nous sommes en mesure de créer les conditions d’une négociation loyale et d’un accord majoritaire, il n’y a rien de choquant à ce que des décisions majoritaires construites par les négociateurs représentatifs dans une entreprise (intérêt général) s’imposent aux dispositions individuelles (contrat de travail) mais également à celles de la branche ou de l’interprofessionnel dans le cadre d’un ordre social déterminé.

Mais comment faire pour créer les conditions de la loyauté ? Nous proposons pour cela d’ouvrir la possibilité de tels accords aux entreprises qui sauront conclure préalablement un accord de dialogue social organisant le développement des moyens de la négociation et la reconnaissance des acteurs syndicaux. C’est ainsi que la responsabilité équilibrée des acteurs peut s’exprimer dans un cadre sécurisé.

A cela doit s’ajouter une démarche de plus longue haleine visant à développer concrètement les efforts de formation et de reconnaissance des acquis professionnels des représentants du personnel, afin de développer leurs compétences et de rendre leurs parcours plus attractifs. Cette démarche, initiée par la LSE, a été poursuivie par la loi Rebsamen et par le projet de loi El Khomri. Elle soutient le transfert progressif de responsabilités vers les organisations syndicales, qui peut se lire comme le fil rouge du quinquennat.

De même, ce transfert de responsabilité doit aussi s’exercer sur les modalités du dialogue social. Une particularité du dialogue social « à la française » est sa forte concentration sur les informations-consultations (menées auprès des IRP : DP, CE, CHSCT) au détriment des négociations (organisations syndicales). Même si cette dichotomie est loin d’être systématique (la moitié des élus IRP sont syndiqués), elle a une conséquence nette : le dialogue social est plus formel que porteur de changements tangibles.

En d’autres termes, le respect des procédures d’information-consultation suffit à remplir les obligations et n’incite aucunement les directions d’entreprise à changer le contenu de leur projet alors que par définition, la négociation suppose la capacité à nouer des compromis. L’information-consultation pousse le management dans l’immobilisme et les représentants du personnel dans la posture et la protestation ; la négociation pousse au contraire les acteurs à rechercher des solutions mutuellement gagnantes. Résultat de ce formalisme du dialogue « à la française » : la proportion des représentants du personnel qui estiment exercer une influence sur les changements structurels (restructurations, délocalisations ou fusions) n’est que de 27% en France, largement inférieure à la moyenne européenne des 28 états membres (37%). Elle est aussi très inférieure au niveau atteint par nos voisins et principaux partenaires commerciaux : Pays-Bas (51%), Grande-Bretagne (47%), Allemagne (45%) mais aussi Espagne (34%), Italie (34%), Belgique (32%) .

La LSE a permis d’ouvrir une brèche importante dans cet édifice en transférant un sujet stratégique, la conduite des restructurations, de l’information-consultation vers la négociation. Nous soutenons la poursuite de ce mouvement, qui progressivement concerne d’autres champs (ex : formation professionnelle).

En cohérence, nous proposons que les acteurs qui soutiennent les représentants du personnel dans leur capacité à s’approprier ces sujets connaissent la même évolution. Les cabinets d’expertise comptable qui interviennent aujourd’hui à la demande des Comités d’entreprise pourraient ainsi avec profit davantage orienter leurs missions vers la préparation et le soutien méthodologique aux négociations. En évaluant et chiffrant ses enjeux, en permettant une identification plus rapide des sujets d’accords ou de désaccord, en transférant leur expérience, ils augmenteront les probabilités des partenaires sociaux de parvenir à des accords mutuellement équilibrés.

Ces droits collectifs sont complétés par des nouveaux droits sociaux qui prennent en compte les divers aspects des trajectoires professionnelles des salariés : généralisation de la couverture de la complémentaire santé, renforcement de l’effectivité de la portabilité de la couverture santé et prévoyance, droit rechargeable à l’assurance chômage, création d’un compte personnel de formation transférable. Ces droits attachés à l’individu et non à l’entreprise accompagnent le salarié tout au long de sa carrière. L’aboutissement de cette approche réside dans le compte personnel d’activité (CPA) qui a pris progressivement sa consistance avec les lois suivantes (Rebsamen en août 2015 et projet El Khomri l’année suivante). Nous recommandons à cout terme d’utiliser le CPA pour épauler les populations les plus éloignées de l’emploi et d’y intégrer un compte épargne temps. A moyen terme, nous proposons d’utiliser le CPA comme l’infrastructure de la sécurisation des parcours (de vie et de travail). A ce titre, il faut le rendre beaucoup plus visible et concret aux yeux de ses futurs utilisateurs, en dépassant rapidement ses composantes actuelles (formation, pénibilité et engagement citoyen).

Il faut aussi montrer qu’il ne s’agit pas seulement d’une démarche d’individualisation. Le CPA est bien un compte « personnel » mais encadré par des processus collectifs et négociés. Le risque serait majeur de ne voir que les actifs les plus qualifiés s’emparer de ces dispositifs complexes et exigeants, alors que ceux qui en auraient le plus besoin seraient laissés sur le bord du chemin. Ainsi par exemple, vis-à-vis du CPF (compte personnel de formation), il est clair que le retour en formation, comme la construction d’un projet professionnel, supposent des identités professionnelles construites au travers d’expériences de formation initiale et de reconnaissance au travail plutôt positives. C’est pourquoi nous proposons un ensemble de dispositifs visant à garantir le caractère inclusif du CPF : campagne d’information et opérations de dépistage des problèmes d’« employabilité » (par analogie avec les politiques de prévention sanitaire), suivi spécifique des populations précaires, entretien CEP (conseil en évolution professionnelle) obligatoire à certaines étapes de la vie professionnelle, mobilisation des acteurs territoriaux, déploiement d’une expérimentation visant à impliquer les organisations syndicales.

Il faut aussi montrer comment le CPA est capable d’intégrer toutes les nouvelles formes de travail qui se développent et remettent en question l’architecture actuelle de notre protection sociale. De ce point de vue, il articule les questions de l’emploi avec celles du travail, ce qui se trouvait déjà dans la logique de la LSE. Six mois après la signature de l’accord qui lui donnait naissance, les partenaires sociaux concluaient un nouvel accord national interprofessionnel (en date du 19 juin 2013) « vers une politique d’amélioration de la qualité de vie au travail et de l’égalité professionnelle ». Cet accord, complémentaire du précédent, modifiait en profondeur les modes d’approche défensifs de la santé, de la sécurité et des conditions de travail pour aborder le travail dans sa construction même en redonnant la parole aux salariés.

Ces évolutions préparent aussi l’extension des technologies du numérique dans les entreprises, qui modifient les formes contractuelles du travail, renforcent la nécessité d’une meilleure anticipation tout en favorisant une communication plus horizontale et des changements plus rapides .

Ce qui a changé de manière récente sur le marché de l’emploi, c’est le blocage de la « dynamique du précariat » : jusqu’à une date récente, les emplois précaires, CDD et intérim principalement, étaient un « marchepied » permettant aux jeunes de « faire leurs preuves » puis d’accéder enfin au graal du CDI. Mais ce marchepied se transforme en trappe pour une partie importante de la population désormais fragilisée, qui s’enkyste dans le précariat. Ce problème n’est d’ailleurs pas spécifique à l’Hexagone mais l’affecte plus profondément que d’autres pays. La France est un des pays où la part des CDD dans l’emploi total est la plus importante mais où le taux de transition vers un emploi à durée indéterminée est le plus faible.

C’est la raison pour laquelle il faut selon nous agir dans deux directions :

  • Focaliser les efforts sur ces populations fragiles (jeunes, foyers monoparentaux, exclus enfermés dans le précariat) en leur donnant des moyens de rebondir. Nous proposons pour cela d’abandonner les actuelles surtaxations des formes d’emplois précaires et de les transformer en abondement au compte personnel de formation des salariés concernés tout en spécialisant des conseillers en évolution professionnelle pour ces publics.
  • Susciter un changement de comportement des entreprises en appliquant le principe « pollueur-payeur » (déjà mis en œuvre dans la loi sur les retraites de 2013 sur la pénibilité) : il s’agit ici de mettre en place un système de bonus-malus pour la cotisation d’assurance chômage payée par les entreprises, en fonction de la durée des contrats auxquels elles recourent.

Un autre facteur majeur, qui structure le marché de l’emploi, est la concentration des transitions professionnelles (mobilités) au sein des bassins d’emplois. Or, paradoxalement, la LSE a fortement mobilisé les entreprises mais est restée d’inspiration très jacobine en laissant en jachère les territoires au sein desquels se réalise l’appariement parfois complexe entre offre et demande de travail. Nous proposons de lancer rapidement dans chacune des 13 nouvelles Régions l’expérimentation d’une dizaine d’EIT (Espaces d’Initiatives territoriales) sur leur territoire et d’en tirer les enseignements en partageant les bonnes pratiques. Ces EIT permettent de mettre en réseau les ressources et interlocuteurs concernés par la politique de l’emploi et de formation du territoire.

Compte tenu de son ambition et de la diversité de ses dispositifs, il est difficile d’évaluer une loi comme la LSE, même trois ans après sa promulgation. Sur bien des aspects, elle ne produira ses effets qu’à plus long terme. Ce rapport a l’ambition de donner des éléments d’appréciation pour chacune de ses mesures phares. Il montre que les succès incontestables côtoient les échecs piteux. Il  formalise des propositions pour aller plus loin.

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