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Note

Au-delà de l’économie des grands singes

Le modèle de l’économie de marché est un mécanisme explicatif mais ce n’est pas un projet de société : il ne s’agit pas tant de la moraliser que de la réguler. Sa grille d’analyse, notamment la maximisation de l’utilité individuelle, explique-t-elle l’ensemble des comportements sociaux ?

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La dérive de ce modèle, la société de marché, tend, elle, à la fusion de toutes les échelles : pouvoir, notoriété, excellence.. Dans une réflexion sur la figure de l’Autre, du semblable et du différent, Guillaume Hannezo propose des perspectives pour une approche économique renouvelée et analyse les nouveaux outils qui pourraient être proposés…

Les grands singes partagent 95% de leur patrimoine génétique avec les humains, et beaucoup d’aptitudes à anticiper, calculer les conséquences de leurs actes, optimiser leurs efforts. Mais il y a, semble-t-il, une chose qu’ils ne font jamais : c’est de se regarder dans les yeux. Même les mères n’échangent pas de regards avec leurs enfants. Ils se connaissent entre eux, comme membres d’une espèce et pour leurs positions ou leurs rôles dans un clan. Mais ils ne se reconnaissent pas comme respectivement, respectueusement Autre. Et nous savons depuis Levinas que c’est là que commence le fait « éthique » : non pas là où il y a des valeurs, mais là où il y a des regards.

Dire un mot d’économie dans un congrès de spécialistes de sciences humaines, sur un sujet aussi complexe que celui de nos appréhensions de l’altérité, c’est d’abord se demander si cette discipline-là a quoi que ce soit à nous dire. Est-elle seulement une science « humaine » ? Ce n’est pas son premier objectif, qui est de décrire des lois de comportement suivies par des agents rationnels et intéressés dans le but d’optimiser leurs actions dans un processus d’allocation de ressources rares. Des grands singes comme des humains, mais ces derniers présentent des complexités qui ont progressivement forcé la recherche économique à tenter de devenir une science véritablement « humaine », en se frottant aux autres sciences humaines. C’est cela qu’il est intéressant de raconter pour le propos de votre réflexion.

L’économie « classique », c’est-à-dire le fondement théorique de l’économie de marché, est toute entière construite sur la simplification utile que nous économisons nos efforts et améliorons notre bien-être aussi rationnellement que le feraient de grands singes en perpétuelle évolution. Et c’est sa grande force d’optimisme que de ne pas s’en remettre à la morale des autres ou à la sagesse des puissants pour que se construise le progrès humain : comme disait Adam Smith, ce n’est pas de la bienveillance du boulanger que nous attendons notre diner. Dans le processus de spécialisation du travail et d’allocation des ressources de l’économie de marché, il n’est pas besoin de compter sur l’altruisme. Chacun cherche à maximiser son utilité, et s’il y a des différences dans les préférences et les aptitudes individuelles, ces différences se résolvent toutes en une quantification monétaire. Ce sont des différences d’inclination qui se positionnent sur une courbe « d’indifférence » des comportements. Il y a des gens plus travailleurs ou plus paresseux, des gens qui préfèrent vivre dans le présent ou penser à l’avenir, des gens qui préfèrent consommer de la viande ou du poisson : mais chacun a, à chaque instant, un salaire auquel il lui est indifférent de travailler une heure de plus ou de moins, un taux d’intérêt au-delà duquel il épargnera un peu plus et consommera un peu moins, un prix du poisson exprimé en viande au-delà duquel il consommera plus de protéines carnées. Le marché agrège à chaque instant ces préférences individuelles dans des conditions où la fixation libre des prix permet de maximiser l’utilité collective, d’une façon d’autant plus puissante qu’elle s’effectue sur un marché large, liquide et profond. Plus le marché agrège des gens ayant des différences de préférences et de productivité, et plus il permet de spécialiser les ressources et d’assurer la satisfaction la plus économe des besoins.

Il n’est que trop facile de rejeter ce modèle ou de le tourner en ridicule. Après tout, il est à l’origine de deux siècles au cours desquels l’humanité a réalisé plus de progrès que depuis l’origine des temps, et sa mondialisation récente a permis à des centaines de millions d’êtres humains, dans les pays émergents, de sortir de la misère. Il tire sa très grande efficience de mettre en place un processus décentralisé capable d’intégrer une très grande diversité de préférences individuelles sur un très grand nombre de biens, et de laisser agir l’innovation ; c’est pour cela que l’économie de marché marche mieux que les processus centralisés, c’est-à-dire bureaucratiques, d’allocation des ressources ; c’est pour cela qu’elle est, en général, la cousine de la démocratie.

Inutile aussi de la rejeter sur des fondements purement moraux, qui ne sont pas de son ressort. L’économie n’est ni morale, ni immorale, elle est amorale. Elle n’a pas tant besoin d’être moralisée – approche kantienne qui cherche à sonder les intentions – que d’être régulée –approche positiviste qui vise à examiner les effets. Et en économie plus qu’ailleurs, les intentions les plus nobles aboutissent souvent à des effets inverses de ceux qu’on désire, et qui veut faire l’ange fait la bête. Si l’augmentation, intrinsèquement juste et désirable, du salaire minimal permettait de réduire le chômage, cela fait longtemps qu’il n’y aurait plus de pauvres dans les démocraties. Pointer les effets néfastes non désirés des bonnes intentions est un des sports favoris de l’économiste, et c’est une œuvre utile. Car l’économie de marché n’est pas un projet de société. Ce n’est qu’un modèle explicatif, analogue à ceux de la physique, qui permet de comprendre comment se construit et s’optimise l’allocation primaire, c’est-à-dire avant redistribution, des ressources appropriables à titre individuel, c’est à dire hors biens publics.

L’ordre dans lequel raisonne l’économie de marché est celui de l’échange monétaire entre des individus rationnels, informés, sans émotions et qui ne cherchent qu’à maximiser leur bien-être matériel. Ceci est loin de rendre compte du fonctionnement des sociétés humaines, dans lesquelles les gens croisent leurs regards, et font des choses qui relèvent de l’irrationalité, du désintéressement, des valeurs ou des affects. Face à ces constatations d’évidence, l’économiste peut soit chercher à étendre à l’infini, à tous les comportements sociaux, la grille d’analyse qui marche si bien pour l’échange monétaire, soit prendre le risque de perdre en rigueur modélisatrice et de se confronter aux enseignements des autres sciences du comportement.

La première tendance, représentative d’une grande part de la recherche (« école de Chicago », notamment) est la plus naturelle quand on a un peu d’esprit de système, mais c’est celle qui expose la discipline à perdre de sa pertinence, voire à frôler le ridicule. Car comme disait Pascal, le ridicule commence quand on confond les ordres, et la tyrannie commence quand le ridicule s’installe au pouvoir.

Ce qui est ridicule, c’est d’appliquer à tous les comportements sociaux les enseignements de la théorie des grands singes. Sous le marteau de l’économiste, tout peut ressembler à un clou. Modélisons donc l’économie du mariage : pourquoi rester mariés, sinon parce que le coût de la recherche d’un partenaire plus idoine, additionné à celui de la rupture, excède l’espérance mathématique de trouver un partenaire plus approprié (Becker) ? Ou l’économie de l’immigration : pourquoi les migrants renvoient-ils à leurs compatriotes au pays une part de leurs revenus, sinon pour les décourager d’émigrer aussi, ce qui ferait baisser les salaires (Stark) ? Ou l’économie de la prostitution : comment expliquer la baisse de la rentabilité de la prostitution, et les changements des prix relatifs de ses différents services, sinon par la concurrence du sexe non tarifé (Lewitt) ? Et tout ceci n’est pas exempt d’applications pratiques : si on cherche à accroitre les dons du sang, l’économiste de Chicago proposera très simplement de rétribuer les donneurs… Mais justement, cela a été essayé, et produit, bien sûr, l’effet rigoureusement inverse : les gens ne donnent plus, sauf peut-être à ce qu’on les paie beaucoup, parce qu’ils ne supportent pas qu’on fasse entrer dans l’économie monétaire quelque chose qu’ils faisaient dans l’ordre de la solidarité humaine.

Cette extension du domaine de l’analyse économique, représentative d’un courant récent et principalement américain, est significative et contemporaine d’une dérive de l’économie de marché vers une « société de marché ». On en connait les caractéristiques. Les inégalités de revenus se creusent aux extrêmes. La réussite ne se mesure plus sur différentes échelles, celle de l’argent, celle de l’excellence, celle du pouvoir, celle de la notoriété, mais sur une seule qui veut tout englober, et les riches veulent le pouvoir et la célébrité, et la célébrité se monétise, et les hommes de pouvoir se plaignent de n’être pas riches (ou, comme le précédent Président de la République, promettent qu’ils le deviendront après leur office, ce qu’aucun de ses prédécesseurs n’aurait pu même articuler). Dans ce nouveau contexte, l’altérité du riche s’est à la fois réduite parce qu’il est transparent au commun, et accrue parce qu’il est inaccessible. Les riches s’habillent chez Zara, ils ne sont plus reconnaissables à leurs vêtements comme ils l’étaient – même le dimanche – du temps de nos pères, quand un slogan révolutionnaire demandait « chapeau bas devant la casquette ». Les médias relatent leurs frasques qui témoignent de goûts communs, comme les œuvres d’art qu’ils achètent. On ne les définit même plus par leur fonction dans la société : quand le classement de Challenges parle de madame Bettencourt, on écrit qu’elle possède « 25 milliards », ce qui est une masse d’argent incommensurable, et non un tiers de l’Oréal, ce qui est une responsabilité sociale. En même temps qu’il est ainsi « mis à plat » sous l’œil du commun, le riche lui est, plus que jamais, inaccessible. La reconstitution de la rente n’a jamais été aussi protégée depuis la fin du XIXème siècle (Piketty). Il habite à part. Et souvent il s’exile. La modification du statut social de l’exil est d’ailleurs une révolution silencieuse qui mesure la difficulté croissante à faire société dans l’altérité de nos conditions sociales : pour Socrate, la peine d’exil était pire que la peine de mort ; au XIXème siècle, elle était une façon de se débarrasser de délinquants tout en leur donnant une seconde chance en Amérique, en Australie, ou dans les colonies ; aujourd’hui, nous en sommes à réfléchir aux meilleures façons de réprimer la tendance des élites à choisir l’exil, comme si la nationalité leur était devenue un passif.

L’économie, si elle veut éviter de plonger dans le ridicule pascalien, ou de cautionner la tyrannie de la société de marché, se doit d’expliquer aussi pourquoi nos interactions sociales dépassent celles des grands singes. Aller chercher ce qu’il y a de profondément humain dans les relations sociales que nous entretenons sous le regard de l’autre. Et c’est pourquoi, à rebours de l’école de Chicago, toute une tendance de la recherche académique s’attache à construire, de façon empirique, en s’appuyant sur les données des autres sciences cognitives, sans verser dans l’angélisme ou le moralisme, des modélisations applicables à ceux de nos comportements qui ne se laissent pas réduire à la recherche d’une maximisation d’une utilité monétaire appropriable. Economie du désintéressement, économie de la jalousie, économie du bonheur, économie de la transmission entre générations.

Si tous nos comportements sociaux s’expliquaient par la maximisation de l’utilité individuelle, il y a beaucoup de choses qui n’existeraient pas. Pour commencer, personne n’irait voter, puisque la chance qu’une seule voix puisse avoir une influence déterminante sur le résultat n’excède jamais le coût, aussi minime soit-il, de se déplacer aux élections. Plus généralement, la recherche a multiplié des expériences sociales « in vivo » dans lesquelles on propose à des individus de se répartir une certaine somme d’argent dans des contextes d’interaction divers. Jan Elster remarque que les résultats de ces expériences sont remarquablement stables quel que soit le profil des sujets, leur nationalité, ou même le montant des sommes en jeu, qu’elles représentent un jour ou un an de salaire.

Rappelons rapidement ce que nous apprennent les résultats de ces « jeux » : le jeu du Dictateur, dans lequel un « dominant » choisi au hasard doit imposer le partage d’une certaine somme d’argent entre lui et un autre ; le jeu de l’Ultimatum, identique au précédent, sauf que le dominé peut refuser le partage, auquel cas personne ne touche rien ; les jeux de la Confiance et des biens publics, version économique du dilemme du prisonnier, dans lesquels un groupe doit choisir une répartition entre ce qu’il garde pour lui et ce qu’il met en commun avec les autres, qui procure ensuite une valeur accrue à l’unité partagée. Et ces jeux peuvent être répétés entre inconnus ou entre gens qui se regardent, ou apprennent à se connaitre.

Dans une modélisation économique classique, le dominant devrait presque tout prendre, et ne laisser qu’une miette au dominé, qui devrait l’accepter puisqu’une miette est mieux que rien. Mais ce n’est pas comme cela que les gens réagissent. Les dominants donnent en moyenne un peu plus de 20% dans le jeu du Dictateur et à peu près 40% dans le jeu de l’Ultimatum. La science économique ne sait pas expliquer toute seule pourquoi les dominants donnent tant, ni pourquoi les dominés exigent tant. Tout fonctionne comme s’il y avait une « zone de fairness », exprimant ce qui est « juste » ou « correct », à peu près communément admise partout, quelle que soit la culture ou le montant de l’enjeu : une zone de justice exprimant la limite jusqu’où il est approprié de tirer parti d’une situation à son profit, au détriment d’un autre qui n’a pas les mêmes avantages. Le partage est bien sûr d’autant plus grand qu’on se connait, qu’on se regarde, qu’on sait qu’on se retrouvera : mais il fonctionne aussi dans le silence de l’anonymat.

Le plus frappant n’est d’ailleurs pas que les dominants ont une part de désintéressement charitable. Il est plutôt que les dominés sont désintéressés dans leur vengeance : quand ils peuvent refuser le partage, ils préfèrent ne rien toucher, et faire perdre leur gain au dominant, plutôt que de subir une répartition qu’ils jugent injuste ; ceci se produit dans plus de la majorité des cas quand le dominant offre moins du quart de ses revenus, et même si ce quart est substantiel pour le dominé. Ce n’est d’ailleurs pas que le dominé soit égoïste : au contraire, dans les jeux de confiance à plusieurs tours, ce sont les plus généreux quand ils dominent qui punissent le plus quand ils sont dominés.

L’intolérance aux inégalités, ou aux injustices perçues, est un moteur puissant qui peut conduire les gens à préférer réduire leur bien être que voir trop accru celui de leur voisin, se faire du mal pour faire mal à l’autre, moins de croissance plutôt que plus d’inégalité. Beaucoup d’économistes libéraux ont observé, pour les stigmatiser, ces « envies noires », qui relèvent de ce que Tocqueville appelait ce « goût dépravé de l’égalité » qui préfère l’égalité dans la servitude plutôt que l’inégalité dans la liberté. Il vaut mieux les observer comme un fait économique et social. Dans certains cas, ce n’est qu’une stratégie classique, du faible au fort, de ceux qui se sentent dominés et qui jouent à « human bomb » : la gauche radicale grecque n’avait pas d’autre programme que de menacer l’Allemagne d’un éclatement général de l’euro si on ne lui consentait pas des transferts sans réformes : elle a failli gagner, et son bluff aurait alors été appelé, ce qui était un jeu dangereux. Dans d’autres cas, on peut se demander si le sujet ne va pas bien au-delà d’une simple tactique. Dans la montée des votes pour les partis extrémistes, il est frappant de voir qu’il y a fois à la fois plus qu’une tactique – envoyer un message aux puissants, de la part des « oubliés » –, mais moins qu’un espoir – même ceux qui votent pour ces partis ne croient pas sincèrement qu’ils vont améliorer leur situation économique, s’ils arrivent au pouvoir ; au contraire, ils savent en majorité que ce qu’ils proposent (sortie de l’euro, mesures populistes diverses), provoquera le chaos, dont tout le monde pâtira : les faibles peut être plus, mais les forts tomberont de plus haut. Tout fonctionne comme si montait en puissance l’« envie du chaos ». Les envies noires font grossir la peste brune.

Bien plus que les grands singes, les humains laissent leurs affects interférer dans leurs activités économiques. Ils ne collaborent pas seulement pour maximiser leur utilité ; et en le faisant, ils se regardent et se comparent, et cela impacte leur recherche de l’utilité maximale. Daniel Cohen cite ces expériences faites dans plusieurs universités américaines qui montrent que les étudiants préfèreraient gagner plus tard 30 000 dollars par an avec leurs camarades de promotion au même salaire que 50 000 si une moitié des élèves gagnent 100 000 ; il note de façon intéressante que cette prévalence de la situation relative sur la situation absolue ne s’applique qu’aux biens extrinsèques, comme l’argent, et beaucoup moins aux biens intrinsèques, le bonheur, le temps libre etc…

Ce qui est clair, c’est que la façon dont nous nous comparons avec nos semblables influe sur notre satisfaction. Celle-ci se trouve particulièrement réduite quand on nous propose ce que Claudia Selnik appelle des « comparaisons sans espoirs », des modèles qu’on ne peut pas imiter, des inégalités qui ne se surmonteront jamais par la chance et l’effort, et sont d’autant plus cruelles qu’elles s’exposent en toute transparence. Passe encore quand ce sont des stars, qui vivent dans un autre monde. Mais on ne le tolère plus si ce sont nos voisins, si la différence insurmontable est représentée par quelqu’un de « semblable » : c’est d’ailleurs pour cela qu’on en veut aux nouveaux riches, pas tellement d’être riches comme nous ne le serons jamais, mais vulgaires comme nous le restons. Un journal féminin allemand avait décidé il y a deux ans d’arrêter de présenter des mannequins, et de les remplacer par des femmes dans la vraie vie qui essayaient les robes, échangeaient des recettes de cuisine ou racontaient leur travail ; il a dû s’arrêter au bout de quelques numéros, les lectrices jugeant intolérable d’être surplombées du modèle de ces femmes belles, minces, actives, parfaites dans leur travail et leur famille, qui n’étaient même pas des professionnelles de l’image.

C’est aujourd’hui, bien plus qu’hier, dans le rapport avec l’autre que se construit l’aliénation économique. Pas seulement parce que nous nous comparons avec autrui dans le succès de nos recherches de biens extrinsèques et intrinsèques. Mais aussi parce que nous nous confrontons avec lui dans le processus de travail, et ceci est beaucoup plus net encore aujourd’hui dans nos sociétés de services que hier dans des sociétés industrielles. Marx, quand il parlait de l’aliénation, raisonnait dans une économie industrielle : ce qu’il voyait, c’était des ouvriers enchainés à leur machine, aliénés par l’objet qu’ils produisaient, des prolétaires qui devaient consacrer l’intégralité de leurs ressources à la reproduction, de jour en jour, de leur force de travail. Rien ne s’est produit de ce qu’il avait prédit, sur la paupérisation progressive du prolétaire, parce qu’il n’avait rien compris aux formidables gains de productivité qu’allait connaitre cette économie, où la machine a libéré l’homme.

Mais le prolétaire d’aujourd’hui travaille dans les services, dans une économie tertiaire qui ne crée plus que deux types de jobs : les salariés d’en haut, qui processent des informations, et ceux d’en bas, qui s’occupent de clients. A l’heure des nouvelles technologies, on fait plus de gains de productivité sur la production d’informations que sur le soin qu’on donne aux gens (aux vieux par exemple), ce qui justifie « économiquement » que les salariés d’en haut gagnent de plus en plus par rapport à ceux d’en bas, de sorte que les inégalités primaires s’accroissent naturellement et continument, à un point qui redonne une nouvelle jeunesse aux analyses marxistes. Y compris sur les nouvelles formes d’aliénation. Car ceux d’en bas qui s’occupent de clients sont jugés, intégrés, ou exclus sur des choses beaucoup plus « engageantes », pour l’image qu’ils ont d’eux même, que la simple force brute que l’ouvrier de Marx devait à sa machine : leur « relationnel », leur politesse, leur sourire, parfois leur physique. Qu’ils en manquent, et on les exclut, et ils passent de la catégorie de ceux qui sont exploités à ceux qui aimeraient bien l’être. Et naturellement, les aliénations se cumulent sur certaines populations qui subissent à la fois la précarité croissante de l’emploi et celle des autres relations sociales, à commencer par les mères célibataires.

Nous n’exploitons pas seulement, d’ailleurs, nos contemporains, mais aussi, de plus en plus, nos enfants et les générations suivantes, et la capacité de sophistication de nos économies financières nous permet de faire des transferts qui enchainent nos successeurs. Il est vrai que nous le faisons sans risque de réciprocité : comme disait l’autre Marx (Groucho), « je ne vois pas très bien ce que je devrais faire pour la génération suivante, puisqu’elle n’a rien fait pour moi ». C’est bien comme cela qu’a du raisonner notre génération, la première à avoir construit en trente ans la plus grande dette qu’ait connu la France en temps de paix, tout en organisant la montée au ciel de la valeur de la rente foncière que nous nous sommes appropriée, ainsi que les emplois. C’est une façon que nous avons eue de résoudre les conflits de répartition d’une richesse que nous ne faisons plus progresser aussi vite : éviter la négociation de face à face, les yeux dans les yeux, avec nos contemporains, en utilisant les artifices d’une économie sophistiquée pour renvoyer l’ajustement à la charge de ceux dont nous ne croisons pas le regard. Nos prédécesseurs le faisaient parfois en recourant à l’artifice de l’inflation, qui sert à exproprier les générations précédentes. Nous avons choisi l’artifice de la dette, qui sert à exploiter les générations futures. La génération qui est passée de l’un à l’autre modèle est bénie : c’est celle qui avait promis de « jouir sans entrave ». A la dette financière, nous ajoutons une dette écologique de moins en moins maitrisée, et qui contraindra aussi le développement harmonieux des générations futures en épuisant leur accès aux ressources naturelles.

C’est bien le rôle des économistes que de mettre à plat ces transferts, dénoncer ces aliénations, forcer les choix collectifs à exprimer leurs vrais taux d’actualisation, de « préférence pour le présent ». Ils sont difficiles à exprimer en termes mathématiques : si nous escomptons au taux d’intérêt de marché (4%) le bien-être de nos descendants, nous valorisons le poids du bonheur de nos arrière-petits-enfants, dans un siècle, à 2% du notre ; à l’inverse, si nous l’escomptons à 0,5%, il est justifié de consacrer jusqu’à 50% de notre consommation actuelle à la protection de l’humanité contre le réchauffement climatique. Dans l’incertitude du calcul sur une aussi longue période, il faut bien bricoler : inventer, comme le fait l’Union européenne, des limites physiques à la capacité des démocraties à transférer des dettes sur les épaules de ceux qui ne votent pas encore ; et peut-être aussi, comme le propose le récent rapport de Terra Nova sur l’économie verte, avoir une politique monétaire spécifique, c’est-à-dire modifier la grille de préférence pour le présent, sur les investissements de transition énergétique.

L’objet d’étude de l’économie va bien au-delà de la modélisation de nos comportements d’appropriation. C’est au fond l’exercice matériel de ce droit de l’homme que la Déclaration de 45 appelle « la recherche du bonheur ». Le bonheur individuel que recherchent les humains engagés dans des relations sociales ne se limite pas, bien sûr, à la satisfaction de leurs besoins économiques. Mais ceci sert à cela, et il est bien du rôle de l’économie de chercher à le mesurer.

Or, le taux de croissance du Produit intérieur brut, on le sait depuis longtemps, n’est qu’un indicateur très imparfait de l’amélioration des conditions économiques du bonheur humain. Il est d’ailleurs de moins en moins pertinent dans nos économies socialisées où plus de la moitié du PIB ne vient pas des valeurs ajoutées entre des prix échangés sur le marché, mais de la dépense publique, qui est prise pour son montant brut indépendamment de son efficacité ou de sa validation par les utilisateurs : une marée noire fait monter le PIB, parce qu’il faut nettoyer ; creuser des trous pour les reboucher accélère la croissance, et arrêter de le faire la ralentit ; dépenser moins en rendant un service plus efficace contribue comptablement à la récession. Les conditions du bonheur se trouvent dans des indicateurs beaucoup plus divers, à construire avec la contribution d’autres sciences sociales : la santé de la population, son niveau d’éducation, d’équipement, des inégalités maitrisées, etc…

Mais il reste à expliquer, et cela nous emmène encore plus loin dans la confrontation avec d’autres sciences humaines, que même quand tous ces indicateurs sont égaux, les gens sont inégalement heureux. Particulièrement les Français, qui sont, d’après toutes les enquêtes comparatives, beaucoup plus malheureux que tous les pays du monde, et particulièrement les autres pays développés. L’économiste Claudia Selnik a produit une analyse récente très documentée qui montre que les Français en France ne sont pas les seuls plus malheureux : il y a aussi les Français émigrés à l’étranger, qui se déclarent plus malheureux que les natifs ou les autres émigrés du pays où ils sont : et aussi les immigrés en France, qui sont plus malheureux que les immigrés dans d’autres pays… sauf ceux qui n’ont pas été scolarisés en France, qui sont normalement heureux, comme d’ailleurs les Français qui ont fait leur scolarité à l’étranger. Ce qui tend à montrer que les Français construisent leur propension au malheur non pas au berceau, mais à l’école, là où on leur fait subir une certaine façon d’être socialisés, jugés, comparés, qui semble les prédisposer à la défiance.

Cette « économie du bonheur » ouvre des champs considérables à l’analyse économique et sociale, d’une très grande portée politique et pratique pour toutes les écoles de pensée, mais particulièrement les progressistes, qui doivent comprendre pourquoi certains progrès n’en sont pas vraiment, ou à quelles conditions ils le sont : pourquoi l’argent ne fait pas le bonheur, bien sûr, mais pas non plus par exemple la sécurité de l’emploi, puisqu’il semble qu’on déprime plus dans les entreprises à statut, au moins quand elles doivent changer. Et pourquoi certains progrès ne le sont que s’ils sont véritablement universels, comme le pauvre d’Amartya Sen qui devient pauvre parce que les autres ont la télévision, et qu’il perd la capacité à partager avec eux un imaginaire collectif. Le visage de l’autre nous inquiète et nous interroge, car comme disait Levinas, « Autrui est à la fois plus haut que moi et plus pauvre que moi ». Et l’économie du bonheur nous apprendra sans doute, comme celle des inégalités, comme celle du désintéressement, que pour nous qui ne sommes pas des grands singes, tout se joue, la richesse comme la pauvreté, le progrès comme l’aliénation, dans cette relation singulière que nos actes économiques nouent avec l’« autre », à la fois « même » et « différent ».

Ce texte est sous-presse et paraîtra dans le livre collectif « L’Autre, le semblable et le différent… » aux Editions PUF (Décembre 2013)

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