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Étude

Cannabis : Réguler le marché pour sortir de l’impasse

De nombreux pays, dont les Etats-Unis ou l’Uruguay, ont changé d’approche dans la lutte contre la drogue, et le cannabis en particulier. Comment expliquer cette évolution ? La politique de répression est doublement coûteuse : elle est onéreuse et inefficace. La France se situe en effet parmi les plus gros consommateurs de cannabis par habitant en Europe. Dans cette étude, Pierre Kopp, Christian Ben Lakhdar et Romain Perez mesurent l’impact de trois scénarios possibles pour sortir cette politique de l’impasse. C’est la légalisation de la production, de la vente et de l’usage dans le cadre d’un monopole public qui apparaît comme la politique la plus apte à contrôler la consommation et à permettre la prévention nécessaire.

Publié le 

Introduction

La France mène une lutte de grande envergure contre le trafic de cannabis. Cette lutte repose sur un arsenal législatif particulièrement répressif, condamnant en principe sa détention et sa vente à des peines pouvant aller jusqu’à 10 ans de prison et 7,5 millions d’euros d’amende (article 222–37 du code pénal). Sa « production ou fabrication illicite » est même punissable de 20 ans de réclusion criminelle (article 222–35 du code pénal). Sur le terrain, cette politique se traduit par plus de 100 000 interpellations par an, et par un niveau élevé d’incarcération (voir graphique ci-après). Ainsi sur les 60 344 condamnés recensés dans les prisons françaises au 1er janvier 2013, 14,1 % l’étaient pour trafic de stupéfiants, soit 8 500 (source : OFDT).

Figure 1. Nombre de personnes incarcérées en France pour trafic de stupéfiants

Cette approche, qui répond au souci légitime des pouvoirs publics de protéger la population des méfaits de l’addiction aux drogues, n’offre cependant pas de résultats très probants. Avec un taux de prévalence de quelques 8,4 % [5] , notre pays se situe parmi les plus gros consommateurs de cannabis par habitant en Europe (voir ci-après : tableau 2). Ces résultats sont surtout nettement moins favorables que ceux de certains pays moins répressifs sur cette question, comme les Pays Bas (prévalence de 7 %).

Les coûts engendrés par cette politique suscitent aussi un questionnement légitime. Dans un contexte budgétaire tendu, la France consacre une part importante des ressources allouées à sa sécurité intérieure à la répression du trafic du cannabis. Le coût des seules interpellations s’élève à quelques 300 millions d’euros par an. Les estimations mettent en évidence une charge significative pour les finances publiques.

Au coût direct pour les finances publiques, il faut ajouter le coût social indirect. Le cannabis est au cœur du développement d’organisations clandestines de type mafieux, qui contribuent à déstabiliser certains quartiers, comme c’est le cas dans le nord de Marseille [6] . Le coût social indirect est également supporté par les consommateurs de cannabis, qui paient le prix de la clandestinité en absorbant des produits qui ne font l’objet d’aucun contrôle sanitaire. Ceci a un coût potentiellement élevé pour les usagers compte tenu des phénomènes de coupe spécifiques à la résine de cannabis (« shit »). En effet l’ adultération du cannabis – terme utilisé pour désigner l’ajout intentionnel de substances bon marché au produit pour augmenter son poids – se traduit, en bout de chaîne, par l’inhalation de substances aussi variées que le henné, les cires, la paraffine, des colles, de l’huile de vidange, des déjections animales ou des substances psychoactives illicites [7] .

La question du coût des politiques répressives est d’autant plus essentielle que les ressources allouées à la répression viennent concurrencer celles qui sont mises à disposition des programmes de prévention et de réduction des risques et des dommages. La France est ainsi particulièrement démunie dans le domaine du traitement social et médical de la toxicomanie liée au cannabis. Rappelons que 1.5 % de sa population de 15 à 64 ans, soit environ 550 000 personnes, sont des consommateurs quotidiens de cannabis.

Notons par ailleurs que le débat scientifique sur les effets du cannabis est en train de modifier sa perception générale. Certes, les études soulignent qu’une consommation chronique, notamment chez les jeunes, est susceptible d’affecter leur développement et leur intégration sociale, et que le cannabis tend à fragiliser les plus vulnérables. Elles établissent [8] cependant aussi qu’un usage limité est relativement neutre pour le fonctionnement et l’équilibre individuels et que le cannabis en tant que tel ne conduit a priori pas vers les drogues dures («  gateway effect  ») et n’engendre pas de dépendance forte («  withdrawal effect  »).

Dans ce contexte, nombre de gouvernements de l’OCDE ont décidé de renoncer au tout-répressif sur le front du cannabis. Selon des modalités variables, les législations ont évolué dans le sens de la dépénalisation de la consommation et de la détention de petites quantités de cannabis. Certains gouvernements ont même commencé à mettre sur pied de véritables filières du cannabis. L’exemple des États-Unis est assez édifiant : alors que l’État fédéral menait depuis des décennies une guerre ouverte au cannabis, quelques vingt Etats ont légalisé la consommation de cannabis en facilitant à des degrés variés son usage thérapeutique. Deux états (le Colorado et l’Etat de Washington) ont franchi une étape supplémentaire en autorisant son usage récréatif, c’est-à-dire hors de toute justification médicale.

Dans ce contexte international en pleine évolution, la France peut-elle faire l’économie d’un débat sur la dépénalisation de la consommation – et à terme de la production – du cannabis ? Au regard de l’ampleur du trafic de cannabis dans notre pays, de la forte prévalence de son usage et du développement d’organisations criminelles liées à l’exploitation de ce produit, la situation actuelle dans l’Hexagone est certainement l’une des pires qui se puisse imaginer. Nombre de responsables publics s’interrogent ainsi sur les alternatives envisageables, même si, comme le souligne le Rapport d’information déposé à l’Assemblée Nationale en novembre 2014 [9] , il n’y a pas encore de consensus sur la marche à suivre. N’est-il pas temps de changer de stratégie ?

Sur un sujet aussi sensible politiquement, une position nuancée s’impose et les arguments méritent d’être examinés avec attention. L’argument de l’utilité sociale d’abord. Si la répression ne permet ni de prévenir les risques, ni de protéger les populations les plus exposées, quelle organisation sociale alternative serait susceptible d’obtenir de meilleurs résultats ?

L’argument économique ensuite. Que l’on opte pour la simple dépénalisation de l’usage ou pour la légalisation du cannabis, le changement de cap permettrait a priori de réduire la prime de risque associée au trafic clandestin et d’en assurer le transfert au profit du consommateur et des pouvoirs publics. Il permettrait également de réduire les coûts directs et indirects. Et, dans le cas d’une légalisation avec forte régulation publique, il pourrait s’accompagner de revenus additionnels pour l’Etat sous forme de recettes fiscales. Mais ces différents impacts seraient-ils réellement significatifs pour l’économie et les finances publiques ?

Il faudrait certainement ajouter le débat politique et moral sur ce sujet. A quelles conditions est-on fondé, dans une démocratie soucieuse de protéger le pluralisme des opinions et des mœurs, à frapper d’interdit la consommation de tel ou tel produit ? C’est un débat de philosophie politique que nous laisserons de côté dans les pages qui suivent, mais qui mériterait d’être examiné à nouveaux frais.

1 – Le modèle français à l’épreuve

1.1 – Le modèle répressif : quel bilan ?

Un arsenal juridique imposant

Notre pays se caractérise par un engagement fort des pouvoirs publics dans la lutte contre la commercialisation et l’usage des stupéfiants, notamment du cannabis ; notre droit n’établit d’ailleurs pas de distinction entre les différentes substances stupéfiantes [10] . Cette lutte repose sur la loi du 31 décembre 1970 qui a pour objectif de réprimer sévèrement le trafic et l’usage des stupéfiants, et d’assurer des soins gratuits et anonymes aux consommateurs qui recherchent un traitement.

La loi, dont les principales dispositions ont été reprises dans le Nouveau Code pénal entré en vigueur en 1994, établit une distinction entre la répression de l’usage et celle du trafic de drogues, avec des peines maximales d’un an de prison pour le premier et 3 800 euros d’amende, et de 10 ans pour le second et 7.6 millions d’euros d’amende. Différentes directives ministérielles ont également été publiées par la suite, mettant l’accent sur la nécessité de mieux intégrer les impératifs de santé publique aux réponses judiciaires réprimant les toxicomanies (circulaire du 17 juin 1999 adoptée dans le cadre du Plan d’action français contre les drogues).

La loi de 1970 inclut également un volet sanitaire, proposant des dispositions substitutives et alternatives à la répression de l’usage. En particulier, il est prévu qu’aucune mesure de contrôle ou d’injonction thérapeutique judiciaire ne soit permise en cas de présentation spontanée dans un dispensaire ou un établissement hospitalier. L’intéressé dispose alors du droit à l’anonymat et à la gratuité des soins.

Compte tenu du caractère sensible du débat sur la lutte contre les drogues, aucune majorité politique n’a voulu prendre le risque de défaire cet arsenal juridique hérité d’une époque où les drogues douces étaient mal connues de la très grande majorité du public. Au contraire, de nouvelles dispositions contraignantes se sont ajoutées : la loi du 17 janvier 1986 crée les délits de vente ou de fourniture de drogues destinées à un usage personnel, permettant de mieux cibler les petits vendeurs et les usagers-revendeurs.

Le Nouveau Code pénal « criminalise » par ailleurs certains délits, tels que la direction d’organisations criminelles impliquées dans le trafic de drogues, avec des peines pouvant aller jusqu’à la réclusion criminelle à perpétuité. De même, il prévoit des durées d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à trente ans en cas de production et d’importation dans le cadre d’un groupe organisé.

Différentes dispositions ont été récemment adoptées pour accroître la pression pénale sur les trafiquants et les consommateurs de cannabis, en particulier suite au Plan gouvernemental de lutte contre les drogues et la toxicomanie 2008–2011, avec une systématisation de la réponse pénale à l’usage de cannabis. Par ailleurs, des stages de sensibilisation aux dangers de l’usage de produits stupéfiants ont été créés, avec pour objectif de « faire prendre conscience au condamné des conséquences dommageables pour la santé humaine et pour la société de l’usage de tels produits » (article L 131–35–1 du Code pénal). L’autre objectif de ce plan était également de « lutter contre la culture illicite de cannabis », considérant qu’une partie non négligeable du cannabis consommé serait produite sur le territoire national (l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) estime qu’il y aurait 200 000 cannabiculteurs en France). Le Plan gouvernemental actuel (2013–2017) reprend cet objectif, en annonçant qu’une « surveillance particulière » serait exercée sur les canaux d’accès aux sites de vente de matériel destiné à la culture de cannabis.

Une mobilisation importante des forces de sécurité et du système judiciaire

Compte tenu de l’arsenal juridique mis en place pour réprimer l’usage et le trafic de stupéfiants, les missions correspondant à ces ambitions publiques occupent une part significative du temps et des ressources de la police et de la justice. Ainsi, plus de 122 000 personnes ont été interpelées en 2010 pour simple usage de cannabis selon l’OFDT, alors que 46 000 personnes ont fait l’objet d’une garde à vue (GAV) pour infraction à la législation sur les stupéfiants (ILS), et 57 000 d’une condamnation pénale en 2013.

Or, cette répression des stupéfiants concerne essentiellement le cannabis (90 % des gardes à vue pour infraction à la législation sur les stupéfiants concerneraient le seul cannabis selon l’OFDT), qui mobilise donc une part significative des ressources et du temps de la police nationale. Les GAV liées aux infractions sur les stupéfiants représentaient 16 % du total des GAV menées en France en 2013, et 10 % de ce total pour les seuls faits d’usage. Contrairement aux idées reçues, la tendance n’est pas à l’infléchissement de la répression : on observe une hausse régulière du nombre de personnes mises en cause pour infraction à la législation sur les stupéfiants, avec une progression de 30 % sur la période 2003–2013.

Au niveau judiciaire, la tendance est assez similaire, avec une hausse de 20 % du nombre de personnes condamnées pour ce type d’infractions entre 2009 et 2013. On observe une tendance identique pour les simples usagers : 31 000 personnes (5 % du total des peines prononcées) ont ainsi été condamnées en 2012 à des peines inscrites au casier judiciaire pour des faits de consommation de cannabis. Un nombre croissant de ces condamnations pour usage inclut des peines de prison.

La part des condamnations liées aux stupéfiants dans le total des condamnations est en croissance continue, passant de 7,4 % à 9,3 % sur la période 2009–2013. La part des détenus écroués en raison d’une infraction sur les stupéfiants est passée de 13,8 % en 2001 à 14,4 % en 2010, marquant la volonté des pouvoirs publics d’accroître la pression sur le commerce des stupéfiants, et la sévérité des juges (voir tableau 1).

Tableau 1 : activités judiciaire et policière liées aux infractions à la législation sur les stupéfiants (source : Observatoire National de la Délinquance)

2009

2013

Part des GAV liée au ILS

14,9 %

16,1 %

Part des GAV liée au simple usage de stupéfiants

10,5 %

9,8 %

Total des interpellations pour ILS (en milliers)

132

140

Total des interpellations pour simple usage de stupéfiants (en milliers)

110

119

Total des ILS sanctionnées par la justice (en milliers)

47

57

Part des ILS dans le total des condamnations judiciaires

7,4 %

9,3 %

Des résultats sanitaires médiocres

Malgré l’ampleur du dispositif légal, policier et judiciaire mis en place pour réprimer l’usage et la commercialisation du cannabis, le niveau de prévalence du cannabis en France est parmi les plus élevés en Europe. Selon l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, il atteint 8,4 % chez les 15–64 ans, contre seulement 4,5 % en Allemagne. Il est bien supérieur également à la prévalence observée chez des partenaires européens ayant dépénalisé ou légalisé l’usage du cannabis, tels les Pays-Bas (7 %) ou le Portugal (2,7 %).

La France partage avec le Danemark la tête du classement européen en termes de part de la population de 15 à 64 ans ayant déjà consommé du cannabis (32 % pour la France), ainsi que pour la prévalence du cannabis chez les 15–24 ans. De même, c’est en France et au Danemark que se trouvent les proportions les plus élevées d’individus ayant déjà consommé du cannabis chez les 15–34 ans (voir tableau 2).

Toujours dans l’Hexagone, un collégien sur 10 a expérimenté le cannabis, qui est la première substance illicite consommée par les adolescents. Cette expérimentation est marginale en 6eme (1,5 %) mais touche un adolescent sur quatre en 3eme. Cette proportion dépasse les 40 % à l’âge de 17 ans – chiffre cependant en baisse depuis dix ans. Les résultats du questionnaire CAST (Cannabis Abuse Screening Test), développé par l’OFDT, révèlent qu’en 2011, 18 % des jeunes de 17 ans ayant consommé du cannabis au cours de l’année présentaient un risque élevé d’usage problématique. Cette population à risque représente environ 5 % de l’ensemble des adolescents de cet âge.

Tableau 2 : prévalence du cannabis en France et en Europe (source : Observatoire européen des drogues et toxicomanie, rapport 2014 sur les drogues en Europe)

Prévalence totale

Prévalence chez les 15–24

Part de la population ayant expérimenté le cannabis

Part de la population ayant expérimenté le cannabis (15–34)

Interpellations liées au cannabis

Belgique

5.1

11.9

14.3

26

25 711

Danemark

6.9

23.9

35.6

45.9

 :

Finlande

4.6

11.8

18.3

29

 :

France

8.44

20.75

32.12

45.1

137 741

Allemagne

4.5

14.7

23.1

35.3

128 868

Grèce

1.7

3.6

8.9

10.8

8 022

Italie

3.5

12.1

21.7

34.3

45 743

Pays Bas

7

16.1

25.7

36.8

7 365

Pologne

3.8

11

12.2

20.6

51 088

Portugal

2.7

5.8

9.4

14.4

7 953

Espagne

9.6

20.7

27.4

36.9

295 241

Suède

3

9.7

14.9

22.2

 :

Royaume Uni

6.4

13.5

30

35

75 284

Des conséquences sociales indésirables

L’organisation de la politique de répression du cannabis génère des conséquences sociales négatives qui incluent d’une part la stigmatisation des populations issues de l’immigration, et d’autre part l’inadéquation des politiques de prévention et d’accompagnement des populations vulnérables.

Stigmatisation des populations issues de l’immigration

La France ne collecte pas de données nationales sur les origines ethniques des citoyens interpellés. Toutefois il ressort de différentes enquêtes de terrain que les interpellations liées aux infractions à la législation sur les stupéfiants ont souvent un caractère discriminant de ce point de vue. Le fait est clairement documenté aux Etats-Unis, où les Afro-Américains représentent 47 % des individus incarcérés pour ce type d’infraction, alors qu’ils ne forment que 15 % de la population des usagers [11] . Pareillement, des études [12] ont montré au Pays de Galle et en Angleterre que les noirs consomment en moyenne moins de stupéfiants que les blancs, mais qu’ils ont 6,3 fois plus de chances d’être contrôlés ou fouillés dans le cadre d’infractions supposées à la législation sur les stupéfiants.

Quasi absence de prévention

La France se distingue par la faiblesse de sa politique de prévention et d’accompagnement à l’attention des usagers. Aucun message cohérent n’est diffusé par les médias nationaux sur le cannabis. Différentes tentatives ont été réalisées (circulaire du Ministre de l’Intérieur Marcellin en 1972, circulaire de Lionel Jospin en octobre 1990 qui institue des Comités d’Environnement Social dans les Lycées et Collèges, avec pour objectif de lutter « contre la drogue et les situations à risques", circulaire Allègre du 1er Juillet 1998 qui remplace ces derniers par des Comités d’Education à la Santé…), mais aucune n’a eu d’effets probants, faute de moyens.

Le plan gouvernemental de lutte contre les drogues et les conduites addictives (2013–2017) entend renforcer les moyens alloués à la prévention. En particulier des actions sont prévues pour une modification des dispositions du code du travail relatives au suivi des addictions, l’organisation des assises de la prévention des addictions en 2015 et un renforcement du suivi des addictions dans le cadre de la fonction publique. Mais on ne peut véritablement parler de stratégie nationale de prévention du cannabis.

Encadré 1 - l’organisation institutionnelle de la politique répressive : qui fait quoi ?

Au niveau interministériel la coordination des (nombreux) ministères impliqués dans la lutte contre les infractions à la législation sur les stupéfiants est assurée par la Mission Interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives.

La partie véritablement répressive de la politique du cannabis est orchestrée par l’Office Central pour la Répression du Trafic Illicite des Stupéfiants (OCTRIS), qui est placé depuis 2010 au cœur du renforcement de la répression du trafic illicite de stupéfiants. L’OCTRIS est rattaché à la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), et possède différentes implantations extérieures, notamment sur le site de la plateforme aéroportuaire de Roissy-Charles-de-Gaulle. Son rôle est surtout de centraliser les renseignements, de procéder à des enquêtes sur tout le territoire national, de coordonner les enquêtes importantes (notamment les livraisons surveillées) et d’apporter de l’aide aux services locaux.

Sur le terrain, la police nationale et la gendarmerie nationale sont les principaux acteurs de cette « guerre à la drogue », travaillant sous l’autorité de l’OCTRIS. De plus, une Mission de lutte anti-drogue (Milad) placée auprès du directeur général de la police nationale est chargée de coordonner et d’orienter l’action de la police nationale en matière de prévention et de répression.

La douane joue un rôle décisif sur le contrôle de l’importation du cannabis, ses capacités d’actions terrestres, maritimes et aériennes lui permettant de réaliser l’essentiel des saisies de produits stupéfiants sur le territoire national.

Le ministère de la Justice et notamment la Direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) veillent à la mise en œuvre des dispositions judiciaires propres à lutter contre les stupéfiants. Il définit les orientations de la politique pénale. La direction de la protection judiciaire de la jeunesse (DPJJ) assure, quant à elle, le suivi des mineurs concernés par ce type d’infractions. L’administration pénitentiaire veille à l’application des peines et est chargée de la réinsertion des personnes condamnées pour ce type d’infraction.

TRACFIN est un autre service important, assurant notamment le repérage du blanchiment de l’argent sale issu du trafic de stupéfiants. TRACFIN, service à compétence nationale rattaché à Bercy agit tant au niveau national qu’international, facilitant en particulier la collecte d’informations et leur transmission à la justice. Au sein du Ministère de l’Economie, de l’Industrie et du Numérique citons aussi la Mission nationale de contrôle des précurseurs chimiques de drogues, qui contrôle les mouvements internationaux de précurseurs chimiques de drogues, c’est-à-dire de produits chimiques susceptibles d’être utilisés pour la fabrication illicite de stupéfiants.

Le Ministère de la Santé joue aussi un rôle important via la Direction Générale de la Santé, qui définit les stratégies de suivi et de prévention du cannabis.

Dans le même temps, l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies a pour mission d’éclairer les pouvoirs publics, les professionnels et le grand public sur le phénomène des drogues et des addictions. Il publie notamment « Drogues, chiffres clés », un document clé pour comprendre l’état des trafics et de la répression. Il travaille en étroite collaboration avec l’Observatoire européen des drogues et toxicomanie.

1.2 – Les nouvelles pratiques internationales en matière de la politique du cannabis

Les législations du cannabis ont connu des évolutions spectaculaires ces dernières années, marquant dans nombre de pays une rupture par rapport à la logique de « guerre à la drogue » initiée par le président Nixon en 1971. Le cas le plus fréquent est celui de la dépénalisation, qui consiste à supprimer l’interdit pénal pesant sur l’usage tout en le maintenant sur la vente et la production. La légalisation qui consiste à autoriser non seulement l’usage mais également la vente et la production et qui se traduit par la constitution d’un marché sur lequel la puissance publique peut imposer différentes formes de régulation, demeure, de son côté, relativement rare. En revanche, le débat sur l’évolution de la législation est présent dans la quasi-totalité des pays de la zone OCDE.

Dépénalisation

Historiquement, les Pays-Bas (1976), l’Espagne (1992) et le Portugal (2001) ont été à l’avant-garde de la dépénalisation du cannabis. Ainsi les Pays-Bas ont décidé de légaliser et de réglementer la vente de cannabis, tout en maintenant l’interdiction pour la culture et la vente en gros. En Espagne et au Portugal, la possession de petites quantités de cannabis et la consommation hors des lieux publics sont dépénalisés. Depuis 2006, la vente de graines est aussi légalisée ainsi que la culture domestique de plants de cannabis. En 2010, la République Tchèque a également dépénalisé la possession de petites quantités.

Certains Etats des Etats-Unis et de l’Australie ont aussi dépénalisé l’usage du cannabis. Dans le cas de l’État d’Australie-Méridionale et du territoire de la capitale australienne, la possession de faibles quantités de cannabis ainsi que la culture restreinte pour usage personnel sont autorisées. Aux Etats-Unis, plus de vingt Etats autorisent aussi la possession, même si elle doit être justifiée par un certificat médical (voir ci-dessous), qui s’apparente essentiellement à une licence (l’examen médical étant souvent une formalité).

D’autres Etats, comme la Suisse, ont opté pour une formule mêlant dépénalisation et amende. Ainsi, toute personne interpellée pour détention de moins de 10 g n’est plus poursuivie pénalement mais se voit punie d’une amende de 100 francs suisses. Les sanctions pénales continuent de s’appliquer pour le commerce « professionnel », avec des peines de prison pouvant aller jusque 3 ans.

Nombre d’Etats européens ont opté pour des législations présentant un certain degré d’ambigüité mais assurant dans les faits qu’aucune sanction pénale ne puisse frapper l’usager interpelé avec de petites quantités. Ainsi au Danemark, le ministère public n’est jamais obligé de déclencher l’action publique sanctionnant la possession de petites quantités de cannabis. Plusieurs directives visent à garantir que la détention ne sera pas poursuivie lorsqu’elle correspond à la seule consommation personnelle. Dans les faits, une quantité de cannabis inférieure à dix grammes est supposée correspondre aux besoins personnels et n’est punie que d’un avertissement.

Légalisation

L’Uruguay est devenu le premier pays au monde à légaliser l’usage, la vente et la production de cannabis en 2013. Les usagers doivent s’inscrire sur un registre, et peuvent acheter 40 grammes par mois, ou cultiver la marijuana chez eux.

La détention et la vente de cannabis sont également légalisées dans le Colorado et l’État de Washington (jusqu’à 28 grammes), depuis 2012. Cette vente est autorisée dans 24 enseignes et 8 villes de l’État du Colorado. Le cas de la légalisation de l’usage thérapeutique du cannabis dans vingt autres Etats est plus ambigu. Dans certains cas, comme en Californie, cette approche revient à une légalisation de fait, les contrôles étant limités. Dans d’autres, la pratique est moins souple, plaçant l’usager dans une position incertaine.

Ces dispositifs traduisent l’idée que la consommation de produits stupéfiants, même si elle constitue un danger pour l’usager, doit être tolérée aussi longtemps qu’elle relève de la vie privée et ne trouble pas l’ordre public. En pratique, la simple détention liée à la consommation personnelle n’est donc pas considérée comme une infraction pénale et les juges excluent en général toute sanction.

Débats multilatéraux

Dans le sillage de ces évolutions, les Nations-Unies ont engagé une réflexion sur la question des stupéfiants, et notamment du cannabis, à travers la Commission mondiale sur les drogues, où siègent notamment Fernando Henrique Cardoso et Kofi Annan. Ses travaux préparent la session extraordinaire de l’Assemblée générale des Nations Unies de 2016 sur les drogues, et visent à mettre en perspective l’ensemble des évolutions législatives, en soulignant l’intérêt d’une légalisation contrôlée. La Commission met en évidence (voir figure 1) les méfaits de la prohibition pour l’ensemble des acteurs concernés par la question du cannabis (Etat, consommateurs, producteurs, familles…). Elle recommande notamment de « cesser de criminaliser l’usage et la possession de drogues » ainsi que « d’appliquer d’autres options que l’incarcération pour les acteurs non violents du bas de l’échelle du trafic de drogue ». Mais elle attire aussi l’attention sur les dommages sanitaires et sociaux d’un marché légal non réglementé.

Figure 1 : les régimes légaux encadrant l’usage et la production de stupéfiants et leur impact pour le bien-être (source : Commission mondiale sur les drogues, 2014)

2 – Quelles alternatives pour une autre politique du cannabis en France ?

Il existe essentiellement deux alternatives aux politiques de répression suivies en France : la dépénalisation de l’usage du cannabis (qui maintient sa production et sa vente dans l’illégalité) et la légalisation de son commerce et de son usage, qui se traduit par la constitution d’un marché sur lequel la puissance publique peut imposer différentes formes de régulation. Nous considérerons ici trois scénarios :

Scénario 1 : la dépénalisation de l’usage du cannabis ;

Scénario 2 : la légalisation de l’usage et du commerce du cannabis dans le cadre d’un monopole d’Etat avec deux options : un prix de vente inchangé et un prix de vente majoré ;

Scénario 3 : la légalisation de l’usage et du commerce du cannabis dans le cadre du libre jeu concurrentiel.

Nous allons tenter d’évaluer à présent l’impact de chacun de ces scénarios dans le contexte hexagonal à la fois sur le nombre de consommateurs, le volume de cannabis consommé, les finances publiques et le marché noir.

1.1 – Scénario 1 : Dépénaliser l’usage du cannabis

Le scénario 1 consiste à dépénaliser l’usage du cannabis sans légaliser l’offre. Concrètement, les usagers de cannabis ne se verraient ni poursuivis ni punis s’ils se contentaient de détenir, à leurs fins personnelles, de petites quantités de cannabis. Cette approche a été retenue par nombre de pays qui ont choisi de réprimer uniquement la production et la vente de cannabis, on peut notamment citer le Portugal, l’Espagne, le Mexique, l’Argentine ou encore le Pérou.

Elle offre l’avantage de réduire la charge imposée aux forces de police et à la justice, une part significative des interpellations, gardes–à-vue et condamnations étant liée au simple usage du cannabis, comme on l’a vu. Sur le plan social, la dépénalisation réduirait également les stigmatisations dont les Français issus de l’immigration sont souvent victimes dans le cadre de ces interpellations.

Par contre, la dépénalisation maintient le commerce du cannabis dans la clandestinité puisque la production et la vente demeurent pénalement sanctionnées. Ce faisant, elle ne permet à la puissance publique d’intervenir ni sur le niveau des prix à la vente et ni sur la qualité du cannabis mis en circulation. Du même coup, elle ne lui donne aucun outil pour influer sur le niveau de la consommation et pour en tirer un quelconque revenu sous forme de recettes fiscales.

La dépénalisation de l’usage simplifie cependant la situation du consommateur final. D’une part, le prix auquel il se procure le cannabis ne devrait pas augmenter : nous considérons au contraire que le prix à la vente de détail devrait rester stable puisque vendeurs et producteurs supportent toujours les mêmes risques judiciaires. D’autre part, le consommateur ne court plus le risque d’être interpelé, ce qui peut affecter le « coût d’acquisition perçu » du produit (au sens précisé dans l’encadré n° 2). En effet, si le consommateur considérait le risque d’interpellation comme nul avant la dépénalisation, ce coût d’acquisition perçu restera le même après la dépénalisation. Mais s’il considérait ce risque comme positif avant la dépénalisation, alors le coût d’acquisition perçu sera en baisse du fait de la dépénalisation. C’est cette dernière hypothèse que nous avons retenue (pour les raisons exposées dans l’encadré 3). Et cette baisse entraîne une augmentation du nombre des consommateurs et de la quantité de cannabis consommée.

Encadré 2 - Le prix du cannabis et son impact sur la consommation

L’incidence de chacun de nos scénarios sur la prévalence du cannabis dépend fondamentalement du coût d’acquisition du cannabis pour le consommateur final. Que ce coût soit diminué par rapport au coût actuel, et la prévalence augmentera ; inversement, qu’il soit augmenté, et cette dernière baissera.

Sur un marché clandestin et dans une situation où l’usage et la vente de cannabis font l’objet d’un interdit légal, ce coût d’acquisition comprend deux composantes : une composante monétaire (le prix de vente), et une composante psychologique non monétaire correspondant aux risques associés à l’illégalité de ce type d’opérations (risque d’interpellation, risques liés au fait de côtoyer des milieux mafieux, etc.), risques valables aussi bien pour l’acheteur que pour le vendeur. Le coût complet de l’usage du cannabis consiste donc dans l’addition du prix de vente et du coût probabilisé d’être victime d’une violence ou d’une arrestation. Le nombre de consommateurs est en grande partie déterminé par ce coût d’acquisition complet et non seulement du prix de vente.

Si l’usage et la vente de cannabis étaient légalisés, la situation serait naturellement très différente. En effet, le coût d’acquisition perçu serait alors égal au prix de vente puisque les risques policier, judiciaire et criminel seraient globalement réduits à néant. Même à prix de vente inchangé, le coût d’acquisition complet du cannabis serait de ce fait inférieur à ce qu’il est aujourd’hui sur un marché clandestin et le nombre de consommateurs aussi bien que le volume global consommé pourraient augmenter en conséquence. La relation entre ce coût d’acquisition et le nombre de consommateurs qui en découle est donc le point crucial de nos simulations. Elle se fonde sur la loi de l’offre et de la demande, qui stipule que lorsque le prix d’un bien diminue, la demande pour ce bien augmente (et inversement). Le concept permettant de capter empiriquement l’effectivité de cette loi est celui de l’élasticité-prix de la demande : il consiste à mesurer dans quelle proportion la demande varie en fonction du prix.

L’élasticité-prix de la demande se décompose alors elle-même en deux facteurs : d’un côté, l’ élasticité de demande conditionnelle (lorsque le prix d’un bien diminue, les consommateurs actuels de ce bien augmentent leur consommation) ; d’un autre côté, l’ élasticité de participation (lorsque le prix du bien diminue, de nouveaux consommateurs entrent sur le marché [13] ).

Evolution du trafic

Dans quelle mesure exactement la baisse du coût d’acquisition perçu du cannabis en cas de dépénalisation pourrait-elle entraîner une hausse du nombre des consommateurs et du volume consommé ? Il y a actuellement 2,6 millions de Français qui ont déjà consommé du cannabis de manière occasionnelle (au moins une fois dans l’année écoulée), auxquels s’ajoutent 650 000 qui déclarent en consommer régulièrement et 550 000 qui déclarent en consommer tous les jours. La dernière estimation de volume consommé de cannabis en France faisait état de 277 tonnes dans l’année. La plus grande partie de ce tonnage est consommée par les usagers quotidiens (78,1 %) selon les estimations de Legleye, Ben Lakhdar et Spilka (2008) ; 17,2 % sont consommés par les usagers réguliers et 4,7 % par les usagers occasionnels. A partir de ces données, il est possible d’estimer à la fois la variation du nombre d’usagers et celle des quantités consommées en considérant une élasticité conditionnelle de 1 pour les consommateurs quotidiens et de 0,5 pour les consommateurs réguliers et une élasticité de participation de 0,2, conforme à ce que l’on observe dans le cas du tabac.

Nous estimons que le montant de cannabis consommé en sus par les usagers actuels en cas de dépénalisation de l’usage avoisinerait 12 tonnes de cannabis supplémentaires par an (+4 %). Quant aux nouveaux consommateurs attirés par la dépénalisation, il faut revenir au cadre d’ensemble pour s’en faire une idée : la population française âgée de 11 à 75 ans est composée d’environ 49 millions d’individus. Il y a 3,8 millions de Français qui consomment du cannabis ; il y en a donc 45,2 millions qui n’en consomment pas mais qui pourraient en consommer suite à la baisse du coût d’acquisition perçu. L’augmentation du nombre d’usagers considère une élasticité de participation de 0,2 [14] (voir encadré 2). Le nombre de nouveaux consommateurs s’élèverait alors à 309 000 consommateurs occasionnels (une fois par an), 77 000 consommateurs réguliers (une fois par mois) et 65 000 consommateurs quotidiens, pour un total de 33 tonnes de cannabis supplémentaires.

Ainsi la dépénalisation se traduirait par une hausse du tonnage vendu de cannabis de l’ordre de 45 tonnes, qui représenterait une augmentation de 16 % du trafic par rapport au niveau actuel. Le nombre d’usagers quotidiens augmenterait, lui, de près de 12 %.

Impact pour les finances publiques

La dépénalisation ne permettrait pas de collecter de nouvelles recettes fiscales perçues sur la vente de cannabis puisque celle-ci demeurerait illégale. En revanche elle entraînerait une réduction significative du coût public de la répression (coûts policier, judiciaire et carcéral).

Encadré 3 - Comment mesurer l’impact sur les dépenses publiques ?

Afin d’estimer l’impact de nos différents scénarios sur les dépenses publiques, il faut repartir des estimations du coût social du cannabis proposées par Ben Lakhdar (2007b – tableau 3), d’en retirer les dépenses publiques attribuables et de les diviser par le nombre d’individus concernés. Si on suppose une constance des dépenses publiques par usager de cannabis, on peut avoir une estimation des dépenses publiques engagées du fait du cannabis selon les différents scénarios.

Tableau 3 : Dépenses publiques par usager liées au cannabis (source : Ben Lakhdar (2007b))

Situation actuelle

Dépénalisation de l’usage (scénario 1)

Légalisation complète avec monopole d’Etat (Scénario 2)

Légalisation complète et concurrence (scénario 3)

Répression

724,36 €

108,65 €

0

0

Justice

227,45 €

227,45 €

0

0

Santé

14,73 €

14,73 €

14,73 €

66,36 €

Prévention

66,36 €

66,36 €

14,73 €

66,36 €

En se fondant sur les données présentées dans l’encadré 3, on peut estimer qu’en cas de dépénalisation de l’usage, le niveau des dépenses publiques liées au cannabis passerait de 568 millions à 257 millions, soit une économie budgétaire de 311 millions d’euros par an en cas de dépénalisation. Les coûts liés à l’activité de la police seraient en effet quasiment divisés par 7. Les coûts de justice, de santé et de prévention resteraient, eux, probablement identiques à ce qu’ils sont aujourd’hui.

Synthèse des résultats du scénario 1 :

Le Tableau 4 (ci-après) présente l’ensemble des résultats de nos simulations en cas de dépénalisation de l’usage du cannabis par rapport à la situation actuelle. Si le prix de vente demeure stable à 6 euros le gramme, le coût d’acquisition total perçu (que nous valorisons à 8,4 euros aujourd’hui, comme expliqué dans l’encadré 4) diminue de 14 % et entraîne une hausse de 12 % du nombre des usagers quotidiens et de 16 % du trafic annuel en volume. La dépense publique chute, elle, de près de 55 %.

Les avantages de ce scénario sont clairement du côté du recul de la dépense publique et des stigmatisations sociales liées aux interpellations. Mais il présente également des inconvénients : la hausse de la prévalence et du trafic. Par ailleurs, il n’élimine en rien le marché noir.

Tableau 4 : Dépénalisation contre statu quo : synthèse (calculs des auteurs)

Statu quo

Dépénalisation

Variation

Usagers quotidiens (en milliers)

550

615

11,8 %

Volume trafic (en tonnes)

277

322

16,2 %

Prix de vente (en euros)

6

6

0,0 %

Coût d’acquisition (en euros)

8,4

7,2

–14,3 %

Dépenses publiques liées au cannabis (en millions d’euros)

568

257

–54,8 %

Recettes publiques liées au cannabis (en millions d’euros)

0

0

0,0 %

1.2 – Scénario 2 : légaliser l’usage et la vente de cannabis dans le cadre d’un monopole public

La légalisation de la production, du commerce et de l’usage du cannabis consiste à lever tous les interdits pénaux qui pèsent aujourd’hui sur ces activités et à ouvrir un marché légal où il n’y avait qu’un marché noir. Notre scénario 2 envisage la situation où ce marché légal est fortement régulé par l’Etat. Le cannabis devient dans ce cas un bien marchand comme le tabac ou l’alcool, mais il fait l’objet d’un monopole public. Ce scénario a pour première vertu de permettre le contrôle de l’Etat sur les prix – aussi bien d’ailleurs que sur la qualité des produits. L’Etat peut également prélever des taxes sur la vente de cannabis : nous formons l’hypothèse que le cannabis serait taxé au même niveau que le tabac (et avec les mêmes justifications, soit à hauteur de 80 % environ.

Evolution de la consommation de cannabis

A quel niveau l’Etat pourrait-il fixer le prix du cannabis sur ce nouveau marché légal, étant entendu que le prix retenu aura une incidence sur le nombre de consommateurs ainsi que sur le volume consommé ? Nous excluons la possibilité que l’Etat baisse le prix de vente du cannabis, car il voudra d’abord éviter de voir augmenter drastiquement le nombre de consommateurs (et d’être accusé d’inciter à la consommation). Nous avons donc considéré deux options : une option à prix de vente inchangé et une option à prix de vente majoré. Elles correspondent à des profils de consommation très différenciés.

L’intérêt de la première option (prix de vente inchangé) est d’assécher instantanément les filières clandestines, puisque le coût d’acquisition perçu sur le marché légal est alors nettement plus bas que sur le marché noir, du fait de la disparition des risques policier, judiciaire et criminel (cette fois-ci y compris du côté de l’offre). C’est peut-être d’ailleurs la raison qui a poussé l’Uruguay à choisir cette option.

Mais le désavantage est double : un effet incitatif sur la consommation et de moindres recettes fiscales. Si le prix de vente restait inchangé après la légalisation, nous estimons en effet que la hausse de la consommation serait significative et marquerait une augmentation sensible du niveau de la prévalence cannabique en France. Ainsi le nombre de tonnes consommées passerait de 277 à 325 tonnes pour les seuls usagers actuels (+17 %) auxquelles il faudrait ajouter 132 tonnes pour les nouveaux consommateurs, soit une hausse totale de 180 tonnes (+65 %) et un nombre d’usagers quotidiens en progression de quelques 262 000 personnes (+48 %).

En revanche, la seconde option (prix de vente majoré) pourrait permettre d’atténuer, voire de neutraliser ces effets sur l’augmentation de la prévalence et du volume consommé, tout en générant des recettes fiscales plus importantes. Toute la difficulté est de trouver le niveau de prix que l’usager serait prêt à payer sur le marché légal, à consommation égale, pour éviter le risque judiciaire et la fréquentation de la criminalité sur le marché noir. Ce point d’équilibre peut être atteint si l’on arrive à intégrer dans le prix de vente sur le marché légal l’équivalent monétaire des risques encourus actuellement sur le marché noir. C’est ce que nous avons essayé de faire (voir encadré 3). Il en ressort que le prix de vente majoré sur le marché légal devrait se situer à 8,40 euros le gramme.

Encadré 4 - Combien vaut le risque d’être interpelé et de fréquenter la clandestinité ?

Dans les évaluations que nous avons conduites concernant le scénario de légalisation n° 2, nous distinguons deux options possibles : un prix de vente inchangé par rapport au marché noir actuel (ce qui signifie en pratique un coût global d’acquisition perçu inférieur, du fait de la disparition des risques policier et judiciaire) et un prix de vente majoré dit « à la hollandaise ». Ce prix de vente majoré consiste dans l’addition du prix de vente actuel et d’une majoration correspondant à la monétisation des risques actuellement encourus sur le marché noir. Autrement dit, cette majoration est censée refléter le coût monétaire supplémentaire que l’usager est prêt à supporter pour ne plus prendre de risque. L’intérêt de ce prix de vente majoré est de réaliser une quasi-égalité de coût d’acquisition complet entre le marché noir actuel et le marché légal.

Nous estimons le prix de vente inchangé à 6 euros le gramme, et le prix de vente majoré à 8,4 euros, ceci reflétant avec plus ou moins de précision la somme du prix de vente actuel et de la valorisation du risque associée sur le marché clandestin (40 % du prix de vente).

Comment en arrive-t-on à une majoration de 40 % ? Nous estimons le coût d’interpellation actuel à 20 % du prix de vente (5 % pour les usagers, 15 % pour les revendeurs), ce qui est une évaluation plutôt forte : les coûts psychologiques sont certainement beaucoup plus faibles. En effet, la tendance haussière des interpellations pour usage de cannabis n’a pas beaucoup fait baisser les niveaux de prévalence : la sensibilité au risque d’interpellation des usagers de cannabis semble donc relativement faible. Le même raisonnement peut être tenu concernant le risque lié au fait de côtoyer le marché illicite, risque que nous estimons aussi à 20 % du prix de vente. Cette estimation est aussi plutôt forte, le système de distribution du cannabis en France ne posant pas de problèmes majeurs liés à l’insécurité.

Ce prix de vente majoré permet de neutraliser l’effet d’aubaine créé par la légalisation. Dans notre simulation, ce niveau de prix n’entraîne en effet aucune augmentation du nombre des usagers quotidiens ni du tonnage de cannabis consommé. La propension du consommateur à acheter dans un cadre clandestin est égale à celle à acheter dans un cadre légal, dès lors que le prix légal payé intègre le coût des risques encourus, c’est-à-dire si le coût d’acquisition perçu reste inchangé. Autrement dit, le marché légal offre au consommateur des avantages qui justifient le surprix de la légalité : la disparition du risque (interpellation et fréquentation de la criminalité) et une garantie sur le produit qu’il va utiliser. Cette neutralité du consommateur explique vraisemblablement pourquoi le cannabis est généralement plus cher lorsqu’il est vendu dans un cadre légal que lorsqu’il est vendu clandestinement.

Cette stratégie de légalisation avec prix majoré implique cependant, du même coup, un démantèlement plus progressif des filières clandestines que dans le cas d’une légalisation à prix inchangé. Sur le papier, le coût d’acquisition perçu étant globalement le même sur le marché légal et sur le marché noir, celui-ci conserve une part de sa « compétitivité ». En réalité, les trafiquants de cannabis perdraient une part substantielle de leur activité en raison de la légalisation, car leurs coûts marginaux augmenteraient du fait des dés-économies d’échelle induites par la réduction de leur volume de vente. Notons en outre que la constitution d’un monopole pour la production et la vente du cannabis permettrait de mieux segmenter le marché des drogues en isolant les réseaux de distribution des drogues dures du cannabis. Cette segmentation accrue réduirait l’accessibilité des drogues dures, et faciliterait le ciblage de la répression sur ce segment le plus dangereux du marché.

Toutefois, si on veut accélérer l’éviction du marché noir, il serait probablement habile d’envisager une légalisation en deux temps, initialement à prix de vente inchangé (pour assécher le marché noir) et dans un second temps à prix de vente majoré (pour contrecarrer les hausses de prévalence possibles).

Impact sur les finances publiques

Quel est l’impact de ce scénario 2 sur les finances publiques ? La légalisation du cannabis avec monopole d’Etat et à prix de vente inchangé permettrait de réduire drastiquement les dépenses publiques. En se fondant sur les mêmes données (encadré 3) et la même méthode que dans la section précédente, on peut considérer que les frais de justice et de police disparaîtraient. Ne subsisteraient que les frais de santé et de prévention qui, eux, augmenteraient du fait de la hausse du nombre d’usagers. Au total, une baisse de la dépense publique de l’ordre de 502 millions d’euros serait rendue possible. Dans le cas où l’on opterait pour un prix de vente majoré à 8,40 euros le gramme, le recul de la dépense publique serait encore plus prononcé (523 millions d’euros), du fait de la moindre augmentation du nombre des consommateurs et des dépenses sanitaires correspondantes.

En termes de recettes publiques, la légalisation permettrait d’apporter des ressources conséquentes pour l’Etat, particulièrement utiles au financement des politiques de prévention. Mais pour connaître précisément l’assiette et le rendement de ces prélèvements, il faut connaître le tonnage de cannabis vendu sur lequel seront prélevées ces taxes. Or les tonnes de cannabis consommées annuellement ne font pas toutes l’objet de transactions marchandes. Certaines quantités proviennent de dons, d’autres de l’autoculture faite par des usagers. Ben Lakhdar (2009) évalue à 75 % la part du trafic qui fait l’objet d’un achat (voir tableau 5).

Tableau 5 : origine du cannabis (source : Ben Lakhdar 2009)

Total

Achat

Don

Autoculture

En tonnes

277

208

37

32

En %

100 %

75,1 %

13,6 %

11,6 %

Sur cette base on peut évaluer la valeur du chiffre d’affaires utile au calcul des revenus fiscaux tirés du commerce légal de cannabis. Ainsi, pour un gramme de cannabis au prix de vente actuel (estimé à 6 euros), on obtient un chiffre d’affaires de 2.1 milliards et, dans l’hypothèse où le cannabis est taxé au même niveau que le tabac (80 %) et vendu à prix inchangé sur le marché légal, un revenu fiscal de 1.6 milliards d’euros. Au prix majoré de 8,4 euros sur le marché légal, on obtient un chiffre d’affaires moindre, de l’ordre de 1.7 milliards, qui génère 1.3 milliards de revenus fiscaux, en faisant l’hypothèse d’une éviction complète du marché noir [15] .

Ainsi l’effet budgétaire total de la légalisation s’échelonnerait entre 1.8 milliards d’euros (légalisation à prix de vente majoré) et 2.1 milliards d’euros (légalisation à prix de vente inchangé) [16] .

* Synthèse des résultats du scénario 2 :

Le tableau 6 (ci-après) récapitule les effets du scénario 2 selon l’option de prix retenue. A prix inchangé, le marché noir est rapidement évincé, les dépenses publiques reculent drastiquement (-88 %), les recettes fiscales explosent (1,6 milliards d’euros !), mais le nombre d’usagers quotidiens augmente de plus de 47 % et le volume du trafic de 65 %.

A prix de vente majoré, le marché noir s’efface plus lentement et les recettes fiscales sont un peu moindres (1,3 milliards tout de même !), mais le nombre d’usagers reste stable ainsi que le volume consommé, et les dépenses publiques décroissent encore plus vite (-92 %).

Tableau 6 : Légalisation dans le cadre d’un monopole public contre statut quo : synthèse (source : auteurs)

Statu quo

Légalisation prix de vente inchangé (6€)

Variation

Légalisation prix de vente majoré (8,4€)

Variation

Usagers quotidiens (en milliers)

550

812

47,6 %

550

0,0 %

Volume trafic (en tonnes)

277

457

65,0 %

277

0,0 %

Prix de vente (en euros)

6

6

0,0 %

8,4

40,0 %

Coût d’acquisition (en euros)

8,4

6

–28,6 %

8,4

0,0 %

Dépenses publiques liées au cannabis (en millions d’euros)

568

65,8

–88,4 %

44,6

–92,1 %

Recettes publiques liées au cannabis (en millions d’euros)

0

1 647

1 331

Par ailleurs, la légalisation du commerce et de la production de cannabis pourrait se traduire par des investissements et des créations d’emplois significatives, en particulier si des points de vente dédiés étaient établis (sur le modèle du coffee shop néerlandais, par exemple). Aux Pays-Bas, on compte un coffee shop pour 29 000 habitants, et 3 400 emplois dans les seules activités de commerce du cannabis. Sur cette base, on peut estimer que plus de 13 000 emplois pourraient être créés si une telle organisation commerciale était adoptée (sans compter les emplois liés la production du cannabis).

1.3 – Scénario 3 : Légaliser l’usage et la vente de cannabis dans le cadre concurrentiel

Le scénario 3 consiste dans une légalisation de la production, du commerce et de l’usage du cannabis, comme dans le scénario 2. Mais au lieu de l’inscrire dans le cadre d’un monopole public avec un prix fixé par l’Etat, cette fois-ci l’exercice se fait dans un cadre concurrentiel ouvert, c’est-à-dire que le prix est défini par le jeu du marché.

Dans un tel contexte, on peut anticiper une forte baisse du prix de la vente de détail. En effet, on peut théoriquement imaginer que les commerçants se livrent à une guerre des prix ayant pour effet de faire baisser le prix au gramme de cannabis (pour un même niveau de qualité). De plus, pour les mêmes raisons d’absence de risque policier et criminel, le coût d’acquisition perçu diminuerait d’autant.

Evolution de la consommation de cannabis

Ainsi, il est logique qu’avec une légalisation dans un cadre concurrentiel, c’est-à-dire hors contrôle direct des prix, la consommation augmente sensiblement. Pour une baisse du prix de vente de 10 % par rapport au prix actuel – auquel il faut ajouter la disparition des coûts psychologiques évoqués précédemment – nous évaluons cette augmentation à près de 270 tonnes, soit un quasi doublement du trafic. Lequel se traduirait par une progression de 393 000 du nombre d’usagers quotidiens, représentant une progression de 71 % par rapport au nombre actuel. Ce scénario, qui prévoit une baisse des prix liée au processus concurrentiel, poserait donc d’importants problèmes de santé publique.

Impact pour les finances publiques

En dépit de la baisse du prix, l’augmentation du nombre de consommateurs et du volume consomé est telle que le chiffre d’affaires global du cannabis s’accroît très sensiblement et atteint un niveau nettement supérieur aux niveaux obtenus dans le cadre des autres scénarios de légalisation. Du même coup, l’impact sur les finances publiques y est le plus fort. En termes de dépenses, la performance est certes moindre, car il y a plus de dépenses liées à la prévention et aux soins compte tenu de la hausse du nombre d’usagers. Mais 86.4 % des dépenses publiques liées au cannabis disparaissent du fait du désengagement policier et judicaire. Et surtout, sur le plan des recettes fiscales, la hausse du chiffre d’affaires compense nettement la baisse du prix de vente. Ainsi l’Etat collecterait 1.7 milliard d’euros de taxes dans ce scénario. Le gain budgétaire total (dépenses + recettes) s’élèverait donc à 2.2 milliards d’euros.

* Synthèse des résultats du scénario 3 :

De fait, ce scénario 3 est d’assez loin le plus avantageux du point de vue des finances publiques : non seulement il conduit à une baisse très forte des dépenses publiques (-86 %), mais il entraîne une véritable explosion des recettes fiscales (1,7 milliards d’euros). Il permet également d’évincer immédiatement les réseaux clandestins du marché noir. Mais ce scénario est aussi le plus coûteux du point de vue de l’évolution de la prévalence et du trafic : le nombre de consommateurs quotidiens croît de 71 % – on s’approche du million de fumeurs quotidiens… – et le tonnage de cannabis vendu n’est pas loin de doubler. Les dommages sanitaires sont donc potentiellement massifs.

Tableau 7 : Légalisation dans le cadre concurrentiel : synthèse

Statu quo

Légalisation concurrentielle

Variation

Usagers quotidiens (en milliers)

550

943

71,5 %

Volume trafic (en tonnes)

277

544

96,4 %

Prix de vente (en euros)

6

5,4

–10,0 %

Coût d’acquisition (en euros)

8,4

5,4

–35,7 %

Dépenses publiques liées au cannabis (en millions d’euros)

568

76

–86,4 %

Recettes publiques liées au cannabis (en millions d’euros)

0

1 764

0,0 %

Conclusion et éléments de recommandation

Les efforts menés depuis 1970 – et accentués entre la fin des années 2000 et le début des années 2010 – pour réprimer le trafic et la consommation de cannabis ont conduit à un échec. La prévalence du cannabis est particulièrement élevée en France, plus que chez certains de nos voisins ayant opté pour des stratégies plus pragmatiques. Notre pays doit tirer les enseignements de cet échec, comme certains Etats ont déjà pu le faire en Europe ou aux Etats-Unis.

L’enjeu est double. Mieux accompagner et contrôler la consommation de cannabis, en sortant ce marché de la clandestinité – permettant ainsi une maîtrise du nombre de consommateurs par les prix. Et déployer une véritable stratégie sanitaire pour prévenir les comportements à risques tout en accompagnant les populations les plus exposées. Cet aspect est particulièrement critique pour les plus jeunes qui sont aujourd’hui les véritables victimes de l’absence de régulation du marché du cannabis.

La légalisation du cannabis et la structuration d’un monopole public offrent, à nos yeux, les meilleures garanties en termes de contrôle de la prévalence et de protection des populations les plus vulnérables. Dans ce cadre, nous pourrions en effet faciliter la transition de notre société vers un modèle cannabique assis sur une tarification plus élevée et un meilleur contrôle sanitaire et social des usages. Comme il est probable qu’un tarif légal majoré – option qui a notre faveur – permettra la subsistance d’une partie du marché noir, il serait utile de légaliser initialement à un prix de vente plus bas, proche des prix actuellement pratiqués sur le marché noir, pour assécher les filières clandestines, et d’augmenter progressivement ce prix par la suite pour empêcher l’augmentation de la prévalence.

Cette option générerait de multiples externalités positives pour la collectivité. Elle libérerait une part importante des ressources de la police et de la justice au bénéfice d’autres missions de service public. Elle réduirait le niveau des interpellations et des discriminations sociales auxquelles ces dernières sont souvent associées. Elle aurait un impact budgétaire très positif, permettant d’allouer des fonds beaucoup plus conséquents aux politiques de prévention et de réduction des risques et des dommages. Enfin, plus de treize mille emplois pourraient être créés pour la seule activité de commerce du cannabis.

Cette approche pose cependant la question du devenir du marché noir du cannabis et des personnes impliquées dans ces activités. Actuellement, quelque 100 000 individus retireraient un revenu plus ou moins modeste des activités illicites de vente de cannabis (Ben Lakhdar, 2007a). D’autres, moins nombreux mais situés plus haut dans la hiérarchie du trafic, en retirent un revenu confortable, voire élevé. Une légalisation du cannabis ôterait à ces individus la matière première de leur revenu.

Cependant, on sait que les actuels trafiquants de cannabis adjoignent souvent la cocaïne à leur activité de revente (Gandhilon, 2007). La question posée est ainsi la suivante : une légalisation du cannabis conduirait-elle certains individus impliqués dans les trafics à investir la sphère licite du cannabis, ou à renforcer leur position sur d’autres stupéfiants comme la cocaïne ? Il semble à ce jour difficile de répondre. Gageons toutefois qu’une partie des ressources répressives économisées dans la lutte contre le cannabis pourraient être efficacement redéployées vers la lutte contre le trafic de cocaïne.

Annexe 1 : Méthodologie

Pour procéder à une évaluation d’une éventuelle légalisation du cannabis en France, il convient de mettre en place une maquette de l’ensemble des relations existantes entre la consommation et les avantages que les consommateurs y trouvent, d’une part, et les inconvénients pour les usagers (maladies, décès éventuels) et pour la collectivité (dépenses de soins, de répression, de prévention). Enfin, l’impact du régime légal du cannabis sur les finances publiques ne doit pas être négligé.

Nous proposons de tester l’impact d’un changement de régime légal du cannabis, sous plusieurs scénarios, en comparant le niveau de bien-être collectif atteint sous chaque scénario à la situation prévalant à l’heure actuelle.

La méthodologie d’évaluation est clairement codifiée par Boardman et al. (2007) et Boiteux et al. (2001–2004), Lebègue et al. (2005) et Quinet et al. (2013).

On rédige d’abord, un scénario contrefactuel qui décrit la situation qui devrait prévaloir si la situation restait inchangée. L’objectif de l’analyse consiste ensuite à comparer le contrefactuel à chacun des scénarios.

Une étude du coût socio-économique [17] des conséquences socio-économiques d’un changement de réglementation consiste à mesurer l’impact sur le bien-être collectif de la nouvelle réglementation.

Le terme bien-être collectif constitue une (mauvaise) traduction du terme anglo-saxon Welfare. Les non-économistes sont plus habitués à utiliser le produit national brut (PNB) pour mesurer l’activité économique.

Le PNB a deux inconvénients. Premièrement, il prend en compte les phénomènes dommageables comme une contribution à l’économie. Il est connu, par exemple que le PNB augmenterait après une catastrophe car il convient de reconstruire. Le concept de bien-être collectif est plus adapté car il correspond approximativement au PNB diminué des externalités négatives, c’est-à-dire les aspects négatifs de l’activité économique pour lesquels personne ne souhaite payer pour en obtenir plus (pollution, accidents, etc.). Le bien-être collectif a une seconde caractéristique importante qui le distingue du PNB. Le PNB est une mesure comptable de l’activité économique. Si les salaires des chercheurs d’une unité de recherche étaient doublés par leur tutelle, sans que cela n’ait d’effet sur leur productivité, leur contribution au PNB doublerait approximativement. Le bien-être collectif est une mesure subjective de la contribution des acteurs sociaux à l’économie. Une activité n’a de valeur que s’il existe une willingness to pay , ou, en français, une disposition à payer. Les choses ont donc la valeur que les individus leur attribuent et non leur valeur comptable qui peut les sous-estimer ou les surestimer. En pratique, l’existence d’un système de prix non administrés réconcilie l’approche subjective et l’approche comptable. En théorie, le prix d’un bien s’ajuste sur le marché et reflète l’appréciation subjective de ceux qui l’achètent.

En conséquence, lorsque le prix payé par les utilisateurs et le prix comptable divergent, il convient de redresser le prix. Par exemple, l’école peut être gratuite mais sa contribution entre dans le calcul du bien-être collectif car les individus exprimeraient un désir de payer pour en avoir une si elle n’existait pas. Elle entre également dans la mesure du PNB où un artifice de mesure permet de l’inclure bien qu’elle soit gratuite (Piriou & Bournay, 2012).

Le bilan socio-économique d’une nouvelle réglementation est composé de quatre parties.

La première est la variation du surplus du consommateur . L’existence de la nouvelle réglementation a un impact sur la satisfaction du consommateur. La différence entre ce que les individus seraient prêts à payer pour obtenir du cannabis et le prix qu’ils payent effectivement dans la situation actuelle constitue leur surplus. Ce calcul est assez simple, il suppose de connaître la fonction de demande de cannabis des individus qu’on peut aisément calculer à partir des observations recueillies sur le marché actuel.

La seconde partie est la variation du surplus du producteur . Les organisations criminelles et les petits revendeurs engrangent des profits en vendant sur le marché illégal du cannabis. L’Etat ou les agents privés réaliseraient des bénéfices en produisant et en vendant du cannabis légalement. Ces profits enrichissent la collectivité. Il convient de considérer les profits criminels dans nos calculs car ils constituent la principale motivation des trafiquants et précisément celle que la légalisation viendrait atteindre.

La troisième est appelée le coût externe [18] et décrit la valeur monétaire des ressources qui sont économisées ou dissipées du fait de l’existence de cette réglementation. Le régime légal du cannabis affecte le nombre de morts, le nombre de malades, le nombre d’accidents de la route, les trajectoires scolaires [19] , etc. Il convient de prendre en compte tous ces aspects. Le coût externe mesure le coût d’opportunité des ressources gaspillées ou sauvées du fait de la consommation et de la distribution du cannabis sous un régime légal donné.

La quatrième décrit l’impact sur le bien-être de la variation du solde des finances publiques engendrée par un régime légal du cannabis (recettes fiscales, coûts des soins de santé, prévention, répression, etc.). Cet impact est égal à la variation nette de la position des finances publiques que multiplie le coût marginal des fonds publics, sur lequel des précisions seront apportées.

Les éléments nécessaires pour calculer le bilan socio-économique ou la v ariation de bien-être de la collectivité engendrée du fait du changement de régime légal du cannabis étant réunis, il convient d’additionner les deux différents coûts évoqués précédemment en suivant l’équation :

𝑊= ∆𝑆𝐶+∆𝑆𝑃+∆𝐶𝐸+(1+𝛼)∆𝐺 (1)

Avec :

W = variation du coût socio-économique ;

∆𝑆𝐶 = variation du surplus du consommateur ;

∆𝑆𝑃 = variation du surplus du producteur ;

∆𝐶𝐸 = variation du coût externe, il correspond à la perte de valeur des vies humaines, à la dégradation de la qualité de vie et aux pertes de production ;

1+𝛼 [20] = impact négatif de la variation des finances publiques sur le bien-être ;

∆𝐺 la variation des finances publiques.

Le graphique ci-dessous constitue la maquette des interactions engendrées par le régime légal du cannabis. Il convient désormais d’estimer successivement les relations de 1 à 7.

Figure 1 : les interactions engendrées par le régime légal du cannabis à estimer

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  1. * Pierre Kopp est professeur, université Panthéon-Sorbonne (Paris I), Ecole d’Economie de Paris ; Christian Ben Lakhdar est maître de Conférence, Université de Lille 2 ; Romain Perez est responsable du Pôle Economie Finances de Terra Nova.

  2. L’expression est attribuée au président américain Nixon (1971).

  3. La dépénalisation recouvre différents cas de figure allant de la suppression pure et simple des sanctions de l’usage du cannabis (hypothèse que nous avons retenue dans notre premier scénario), à la contraventionnalisation de cet usage (qui consiste à déclasser l’infraction de l’usage de manière à la rendre justiciable des tribunaux de police et non plus du tribunal correctionnel).

  4. Le volume de tabac consommé en France a ainsi diminué de 37 % entre 2001 et 2013 malgré la hausse de la démographie, du fait essentiellement des hausses tarifaires.

  5. La prévalence désigne ici la part de la population des 15–64 ans ayant consommé du cannabis dans l’année, source UNODC

  6. Voir par exemple l’interview de Dimitri Zoulas, qui est à la tête du service d’information, de renseignement et d’analyse stratégique sur la criminalité organisée (SIRASCO). Voir http://www.interieur.gouv.fr/Archives/Archives-des-actualites/2010/Service-de-lutte-anti-mafia

  7. Les données sont rares sur le sujet. L’OFDT (2007) estime qu’il est difficile à ce stade de porter un jugement scientifique sur le degré de toxicité de la résine de cannabis consommée.

  8. Voir notamment les travaux de Nutt et al (2010) sur ce point

  9. Le Rapport d’information déposé par le Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques sur l’évaluation de la lutte contre l’usage de substances illicites met en avant des recommandations visant soit à légaliser (proposition de Mme Anne-Yvonne Le Dain) soit à contraventionnaliser (proposition de M. Laurent Marcangeli) l’usage.

  10. En principe, notre système pénal traite de la même manière la détention illicite de stupéfiants, quelle que soit la substance considérée (cannabis, héroïne, LSD…). Dans la pratique cependant, les autorités judiciaires modulent les poursuites en fonction de la nature des substances saisies.

  11. Laurence M. Vance (2012), The War on Drugs Is a War on Freedom, Vance Publications, 2012, 103 pages.

  12. LSI consulting (2011)

  13. Les travaux scientifiques nous permettant d’éclairer cette question sont rares et les marges d’estimation très importantes. L’élasticité de participation du cannabis a été estimée entre –0,18 et –2,79 respectivement en population générale et pour des consommateurs quotidiens (Williams, 2004 ; Rhodes et al., 2002). De la même façon, la seule estimation de l’élasticité-prix de la demande de cannabis fait état d’une sensibilité de –1,013, réalisée auprès d’une population estudiantine américaine (Nisbet et Vakil, 1972). La seule étude française, non publiée à ce jour, estime une élasticité de participation comprise entre –0,8 et –1,1 (Ben Lakhdar, Vaillant et Wolff, miméo). D’autres études montrent une insensibilité des consommateurs de cannabis aux variations de prix (Desimone et Farelly, 2003). La littérature scientifique n’éclaire que peu les questions soulevées ci-dessus. Nous considérerons toutefois une élasticité conditionnelle de –1 pour les consommateurs quotidiens et de –0,5 pour les consommateurs réguliers. Fondé sur l’élasticité-prix de la demande de tabac en France comprise entre –0,3 et –0,4 (Godefroy, 2003), nous considérerons une élasticité de participation de –0,2 (soit la moitié de –0,4).

  14. Voir supra note 7 dans l’encadré 2.

  15. Le rapport d’information de l’Assemblée Nationale (2014) retient une hypothèse de subsistance de 40 % du marché noir, ce qui ajouté à un moindre niveau de taxation (20 % au lieu de 80 %), à un prix du cannabis au gramme de 20 % inférieur (5 euros au lieu de 6 euros) et à un impact supposé nul de la légalisation sur la consommation, ramène le chiffre d’affaires après légalisation à un milliards d’euros, dont 600 millions de trafic légal qui générerait 120 millions de revenus fiscaux (20 % de 600 millions).

  16. La part de l’autoculture de cannabis, c’est-à-dire la culture de cannabis faite par des usagers pour leur consommation personnelle, est ici considérée comme stable. Elle pourrait augmenter en cas de légalisation, si celle-ci était autorisée, ou baisser puisqu’une des raisons invoquées par les autocultivateurs pour justifier leur pratique est le contrôle de la qualité. Contrôle de la qualité qui serait sous ce scénario garanti par l’Etat.

  17. Il existe de nombreuses approches destinées à mesurer l’efficacité d’une politique publique (étude coût-efficacité, coût utilité ou encore coût-bénéfices). Voir l’exposé fait par Drummond et al. (1987). La présente étude se situe en amont des questions d’efficacité puisqu’elle est centrée sur l’identification des coûts.

  18. La littérature est victime d’une ambiguïté sémantique. Le coût externe qui mesure les externalités est souvent appelé coût social ou «  social cost  » en anglais. Les deux termes sont équivalents mais le terme de coût externe est préféré. Le coût socio-économique est égal au coût externe + l’impact sur le bien-être de la variation des finances publiques. Une analyse coût-bénéfice ajoute au coût socio-économique celui des bénéfices socio-économiques (variations du surplus du producteur et du consommateur) afin d’examiner le solde.

  19. Il n’existe à notre connaissance pas d’étude robuste sur le lien entre échec scolaire et usage de cannabis, il y a trop de facteurs de confusion (ex : parents divorcés)

  20. Le coefficient alpha est généralement estimé a 0,2 par la littérature (Quinet et al. 2013). Ainsi, lever 100 euros d’impôts conduit à une perte de bien-être de 120 euros.

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