Comptes publics : en finir avec le n’importe quoi (qu’il en coûte)
Alors que le débat budgétaire, en l’absence de majorité, s’enlise au Parlement, et que les déficits publics s’annoncent toujours aussi importants, la France risque de perdre le contrôle de son endettement. Quel scénario pour éviter une correction brutale ? Aucune des propositions actuelles, qu’elles portent sur les dépenses ou sur les recettes, n’a pris la mesure des ordres de grandeur nécessaires pour stabiliser notre dette. Nous proposons ici une stratégie sur plusieurs années pour les comptes publics : un assainissement durable et juste suppose un large partage de l’effort.


Cette note tente une analyse économique, mais surtout politique, de l’impasse des finances publiques françaises, et une mesure des ordres de grandeur en jeu, souvent oubliés dans le débat, mais qui s’imposeront.
Au rebours du discours convenu sur l’« impuissance » du politique, la vérité est que sur cinquante ans, les nouvelles majorités, qui promettent de plus en plus avant l’élection, distribuent ou réallouent de plus en plus d’argent après. De campagnes portant sur la réallocation de 0,1% de la richesse produite, comme en 1988, on est passé sans s’en rendre compte à des promesses à 1, puis 5 ou 10% du PIB. Emmanuel Macron, pour sa part, a distribué plus depuis son élection que François Mitterrand après 1981. Cette inflation des promesses n’est au fond que le revers de la défaite des partis de gouvernement, et des progressistes, sur le terrain de la bataille culturelle : quand on ne fait plus majorité sur son récit et ses valeurs, il ne reste qu’à essayer d’acheter des voix. Et cela ne marche pas (1).
Emmanuel Macron, qui est parvenu au pouvoir en promettant de déplacer plus d’argent que tous ses prédécesseurs, s’est trouvé dans l’incapacité de reprendre après avoir distribué. Il a donc provoqué un dérapage des comptes publics sans précédent sous la Ve République. Alors qu’il avait hérité de déficits inférieurs à 3%, le dérapage du déficit, d’une centaine de milliards, n’a rien à voir avec le Covid ; il est dû pour l’essentiel aux 65 milliards d’allègements fiscaux annuels, nets et récurrents, plus quelques décisions discrétionnaires en dépenses, à quoi s’ajoute le vieillissement de la société. (2)
La dette française commence à montrer des signes de faiblesse. Le standing de notre dette ne nous met plus juste après l’Allemagne, et loin devant le sud de l’Europe, mais au sud du « Club Med ». Notre dette est considérée comme plus risquée que celle de l’Espagne, du Portugal ou de la Grèce ; l’écart avec l’Allemagne incorpore un risque de faillite entre 1 sur 10 et 1 sur 5, ou de 1 sur 3 si le défaut prenait la forme d’une sortie de l’euro : c’est beaucoup pour un événement qui ne s’est pas produit depuis 1799. Et la dette de la République est maintenant jugée moins sûre que celle des grandes multinationales françaises, ce qui remet en question les bases fondamentales de la finance et de la régulation bancaire. (3)
Pour retrouver le contrôle, il faut reprendre 100 à 120 milliards d’euros, par rapport à une situation où les dépenses augmenteraient au rythme de la richesse (et donc plus encore si on tient compte de celles qui dérapent) ; même pas pour réduire la dette, ni même pour la geler, mais juste pour qu’elle ne croisse pas en spirale, sans proportion avec la richesse nationale, et se stabilise un peu au-dessus de 120% du PIB, hors période exceptionnelle. C’est un objectif très minimal. Il exige de revenir à des excédents primaires, comme y sont parvenus l’Italie, le Portugal, l’Espagne et la Grèce. C’est un effort de 3 à 4 000 euros par ménage et par an, qui induit un changement fondamental du rapport à l’État ; hors intérêts versés aux porteurs de dette, vis-à-vis des « Français ordinaires » qu’ils soient contribuables ou usagers des services publics, celui-ci devra prélever un peu plus qu’il ne redistribue. C’est un effort, en proportion de notre richesse, supérieur à celui du « tournant de la rigueur » de 1983, et proche de celui qui a dû être réalisé entre 1958 et 1960. Il n’y a pas de précédent en France depuis la guerre, ni pratiquement dans l’Union européenne, qui suggère que cela puisse se faire sans hausses d’impôts payés par le plus grand nombre – et de toutes façons les économies en dépenses sont aussi reprises sur le plus grand nombre (4).
Face à cette situation, le débat politique se contente de produire des rhétoriques dont l’objectif est de convaincre chaque segment de l’électorat que la solution est à rechercher chez les autres. Ces solutions peuvent former le récit politique qui accompagnera l’ajustement, mais elles ne sont pas à la taille de l’effort nécessaire :
- « Réduire le train de vie de l’État », même en procédant à des plans sociaux et des privatisations massives, rapporterait moins de 5% des 100 à 120 milliards recherchés.
- « Faire payer les entreprises et revenir sur la politique de l’offre » ne pourra couvrir que 10 à 15% de l’effort, parce que les entreprises françaises, toutes réunies, font moins de profits que les masses à trouver.
- « Travailler plus » ne rapportera tout au plus que 5 à 10% du programme.
- Et « Faire payer les plus riches », même si c’est absolument nécessaire, ne couvrira, en se mettant aux limites de ce qui est constitutionnellement autorisé et pratiquement possible, que 10 à 15% de l’effort (5).
Si nous ne sommes pas encore dans la crise financière, c’est parce que la France a peu de déficits extérieurs, une économie diversifiée avec un faible secteur informel, et un État qui marche et sait lever l’impôt. Le jour où elle devra le faire, ce sera donc plus facile qu’ailleurs de réduire les déficits, c’est-à-dire de reprendre du pouvoir d’achat.
Il faudra le faire d’abord sur les revenus épargnés, si on veut limiter l’impact récessif de l’ajustement. En mettant fin à une boucle absurde : la France s’endette aujourd’hui de 2 à 3 points de plus de PIB qu’ailleurs, pour offrir aux retraités des revenus plus élevés qu’ailleurs, et leur garantir ainsi le même niveau de vie que les actifs ; ayant moins de besoins que les actifs, les retraités épargnent ces sur-retraites, jusqu’à transmettre à leurs héritiers, et ce d’autant plus qu’ils sont aisés. Cela revient à endetter tout le pays pour accroitre l’héritage dans les classes supérieures.
Pour le reste, il faudra augmenter un des impôts que tout le monde paie, avec une base large et un taux modéré, qu’il s’agisse de la TVA – nettement plus basse en France qu’ailleurs en Europe – ou de la CSG.
Ces deux orientations, qui ne sont pas dans le débat politique, peuvent constituer à elles seules les deux tiers de l’effort nécessaire. Elles seules sont à l’échelle du problème, même si elles ne font pas un récit politique et devront être complétées par certaines des mesures qui font l’objet des débats d’aujourd’hui. (6)
Pendant que les politiques jouent un jeu de déni et de « blame game », comme dans la chanson de Leonard Cohen « Everybody knows » : les gens savent. S’attendant à être taxés, que ce soit par la hausse des impôts ou la baisse des dépenses dont ils bénéficient, ils épargnent comme jamais auparavant, ce qui fait que la récession risque de se produire avant la rigueur ; et à l’inverse, les choses pourront se retourner positivement, quand quelqu’un fera le choix de dire la vérité.
« Everybody knows that the boat is leaking,
Everybody knows the captain lied (…).
Everybody knows the fight was fixed
The poor stay poor, the rich get rich,
That’s how it goes,
Everybody knows… »
– Leonard Cohen, « Everybody knows »
1. Misère de la politique française : « Pour 100 milliards, t’as plus rien »
Pour mieux comprendre ce qui est original dans la période présente, regardons l’histoire sur une cinquantaine d’années.
Combien promet-on ? Sur quelles marges de manœuvre portent les débats politiques ? Et une fois arrivé au pouvoir, quelles masses d’argent le vainqueur déplace-t-il pour réorienter l’action publique ? De combien de degrés déplace-t-il le cours de l’énorme char de l’État, lancé lourdement sur sa vitesse acquise et qui ne se réoriente qu’avec la lenteur d’un supertanker en haute mer avec toute sa cargaison ? Et donc, au fond, en masses financières, que changent les scrutins ?
Le discours conventionnel sur l’impuissance publique voudrait que la réponse soit : de moins en moins. L’effet d’inertie des dépenses acquises, le poids de la dette, l’influence de la finance de marché, le poids des contraintes européennes et de l’euro, la décentralisation, la complexité juridique croissante de l’action publique… Pour toutes ces raisons, on s’attend à ce que les vainqueurs des élections soient de moins en moins capables de déplacer de grosses masses d’argent.
Eh bien, non, c’est l’inverse ! Ils promettent toujours plus. Et même si les vainqueurs, arrivés au pouvoir, ne réalisent pas toutes leurs promesses, ils déplacent de plus en plus d’argent, à chaque fois. L’action publique a donc de plus en plus de « puissance ». Malheureusement dans le mauvais sens : celui des déficits.
La politique budgétaire consécutive à l’alternance de 1981 est restée dans les mémoires comme un festival de dépenses, et ce l’était assurément compte tenu des promesses accumulées et des conquêtes sociales obtenues. Pour autant, l’augmentation des dépenses n’a porté à l’époque que sur 2% du PIB, en partie compensée par 0,7 % de recettes[1].
Comparons cela au débat politique d’aujourd’hui :
- la Nupes s’est engagée en 2022 sur un programme de dépenses estimé par elle-même à 300 Mds€, soit 12% du PIB de l’année précédente – six fois plus que la relance de 1981 ; le NFP en 2024 proposait encore un programme portant sur une relance de l’ordre de 6% du PIB, trois fois plus que 1981.
- ce n’est pas le monopole de la gauche : le RN avait, pour sa part, un programme de l’ordre de 100 Mds€.
- et cela ne concerne pas seulement les promesses. Si l’on regarde ce qu’a réalisé Emmanuel Macron entre 2017 et 2024, sur les seuls allègements fiscaux, la facture s’élève à 63 milliards d’euros de réduction annuelle de ressources pérennes, soit 2,8% du PIB de 2017, à quoi s’ajoute une progression des dépenses publiques légèrement supérieure à celle du PIB.
L’impact sur le déficit n’est pas mécanique, car il peut y avoir des changements de l’environnement ou des enchainements macroéconomiques qui amortissent ou creusent le choc, mais la comparaison va bien dans le même sens :
- le « tournant de 1981 » a fait passer le déficit de 0,4% du PIB en 1980 à 2,8% en 1983, soit un dérapage du solde de 2,4%. Il s’est ensuite stabilisé à ce niveau jusqu’en 1986, où il a commencé à se réduire. La raison pour laquelle on a imaginé dans les négociations sur l’Union monétaire une limite de 3% aux déficits, c’est qu’on n’était jamais allé au-delà et qu’on ne pensait pas que cela soit seulement possible.
- en comparaison, les mandats d’Emmanuel Macron ont emmené le déficit budgétaire de 2,3% en 2018 (un peu plus de 3% en 2017) à 5,8% en 2024, et il n’y a pas d’indication de forte réduction structurelle en cours. Soit un dérapage de 3,5% du PIB, très supérieur à celui de 1981 ; et les dépenses exceptionnelles de la période Covid n’ont strictement rien à voir : si elles ont provoqué un bond de la dette, financé par la création monétaire décidée par la BCE, ces dépenses non renouvelables ont aujourd’hui entièrement disparu, et le dérapage des comptes publics n’est plus impacté que par les décisions pérennes de réduction de recettes ou d’augmentation de dépenses récurrentes prises par le gouvernement.
Bref, en « taille de relance », ou « taille de dérapage », et hors Covid, Emmanuel Macron a fait plus que François Mitterrand en 1981. Et la curiosité est que tous ses opposants réclament encore plus. Une des raisons est que la mise en place de l’euro ayant provisoirement allégé la contrainte extérieure, elle a déplacé la limite de l’endettement et accru la capacité à mener sans sanction des politiques divergentes de celles du reste de l’Europe. Mais cela, on le verra, n’a qu’un temps, même si l’on ne sait pas exactement à quel moment la musique s’arrêtera.
Cette inflation des promesses et des masses budgétaires déplacées à chaque élection se mesure encore plus quand on regarde l’évolution des thèmes centraux et des coûts des grandes promesses de campagne depuis 1981.
Le sujet de la campagne de 1988 est axé, du côté des vainqueurs socialistes, sur une grande promesse quantifiée : la création du RMI, qui coûte à l’époque 4 milliards de… francs (ce sera plutôt 6 en 1989), entièrement financée par le retour de l’impôt sur les grandes fortunes, qui rapporte 4. Donc un programme fortement lisible du point de vue politique, à très fort contenu idéologique puisque ce qu’on prélève sur les plus riches finance un acquis social pour les moins favorisés, mais pour un impact net attendu de presque zéro sur les soldes publics, par déplacement de masses budgétaires de sens inverse représentant chacune 0,1% du PIB environ (le PIB était à l’époque de 5000 Mds de francs).
Transportons-nous quelques années plus tard. La campagne de Lionel Jospin en 1997 est axée sur une grande promesse : les 35 heures. Combien ont-elles coûté au budget de l’État ? Les estimations divergent, et celles initialement présentées par le gouvernement semblent sous-évaluées. Si on prend plutôt les évaluations ex-post et les moins amicales, pour ne pas se tromper par omission, on a par exemple une étude de l’institut Montaigne de 2014 qui ajoute aux 12 Mds€ d’exonérations de cotisations (nécessaires pour aider les entreprises à amortir le choc de hausse du coût horaire du travail) 2,5 Mds de créations d’emplois dans la fonction publique entre 2001 et 2005, et 1,5 Mds d’heures supplémentaires, que le rapport estime être dus aux 35 heures. Dans cette conception, la plus extensive possible, le coût de cette mesure majeure est donc de 16 Mds€ par an[2] dans la première décennie du millénaire, soit environ 1% du PIB de cette époque.
Passons de l’autre côté avec Nicolas Sarkozy en 2007 qui a, lui aussi, des idées qui coûtent, et qui consistent à favoriser les heures supplémentaires, les transmissions, ainsi que quelques autres dispositifs d’allègements fiscaux à destination des classes aisées et moyennes supérieures. La « loi triomphante » de son mandat, qui met en œuvre ses promesses de campagne, c’est la loi « TEPA ». Son coût sera de 12 Mds€ par an[3] en cumulant toutes ces mesures, soit 0,6% du PIB. Et encore faudra-t-il inverser la vapeur dès 2011, et recommencer à augmenter les impôts qu’on avait promis de baisser.
La campagne de François Hollande est originale par le fait que le candidat ne fait aucune promesse quantitative majeure, sinon de redresser les comptes publics, ce qu’il parvient à faire en réduisant le déficit de 5 à 3%, au prix d’un certain ralentissement de la croissance[4]. L’autre originalité de ce quinquennat est que la « grande affaire » sur laquelle il déploiera ses marges budgétaires n’apparait qu’en 2014–2015 et a peu été évoquée dans la campagne : ce sont les débuts de la « politique de l’offre » à laquelle le gouvernement consacre 20 Mds€, soit 0,9% du PIB.
A la lumière de ces précédents, le désastre budgétaire d’Emmanuel Macron s’explique mieux. Car lui, même s’il ne présente pas le déficit comme un projet, programme dès 2017 de déplacer d’énormes masses fiscales, plus importantes que ce qui avait jamais été fait auparavant : suppression de la taxe d’habitation, baisse de l’impôt sur les sociétés, suppression de l’ISF, flat tax. Outre que le coût de ces mesures est sous-estimé dans le programme, il devait être compensé par des économies indéterminées qui ne sont jamais venues, et d’autres impôts que le régime n’a jamais osé lever : ni la hausse programmée de la fiscalité écologique parce qu’il y a eu les Gilets jaunes, ni la normalisation de la CSG des retraités parce que c’était le dernier électorat qui lui restait ; même le bloc sur la fiscalité de l’épargne, qui était présenté au public comme un jeu à somme nulle entre baisse des taux et réduction de niches, finit par avoir un coût significatif.
Vers 2020, il apparait que l’équilibre envisagé ne sera pas respecté, et que les mesures prises vont durablement affecter les comptes publics. Mais tout le monde s’en fiche, puisque c’est l’ère du « Quoi qu’il en coûte » et des taux d’intérêt à zéro ; le pouvoir se lance donc dans une fuite en avant où il n’applique pas seulement le « quoi qu’il en coûte » aux mesures exceptionnelles destinées à lutter contre le Covid, mais aussi à des mesures pérennes de baisses de recettes ou de hausses de dépenses publiques. Et, pour faire bonne mesure, il lance, avec la « baisse des impôts de production » un nouveau train de baisses d’impôt non financées qui n’étaient nulle part dans son programme; ces impôts (CVAE, CFE) sont absolument inconnus du grand public, et en quelques décennies de conseil aux grandes et petites entreprises, le signataire de cette note n’a jamais rencontré un seul cas où un investisseur s’y serait intéressé avant d’investir en France. Mais peu importe : une fois supprimé l’ISF, mise en place la baisse des cotisations sociales, et réduit l’impôt sur les sociétés à 25%, le MEDEF n’avait plus rien à demander, et il fallait qu’il trouve quelque chose.
Que retenir de ce détour historique ?
D’abord qu’il y a une spectaculaire inflation depuis 1988, date à laquelle on faisait une vraie campagne « Gauche contre Droite » sur un sujet portant sur une réorientation de 0,1% du PIB sans impact sur le solde public : les 0,5 à 1% du PIB réalloués par Jospin, Sarkozy, Hollande, c’était déjà beaucoup plus. Mais les 3% du PIB en allègements fiscaux d’Emmanuel Macron, c’est encore un multiple de cela ; et les 5 à 12% qui se trouvent dans les programmes du RN, de la Nupes ou du NFP, c’est encore plus « n’importe quoi qu’il en coûte »…
Cela est d’autant plus paradoxal que, sur le plan électoral, les partis de gouvernement ne bénéficient pas ou très ponctuellement de cette inflation de promesses : au contraire, plus ils se montrent volontaristes, plus on les accuse d’être impuissants ; plus ils dépensent, plus on prétend qu’ils renient leurs promesses. La Gauche, par exemple, était à 49% des voix quand elle promettait en 1988 de réallouer 0,1% du PIB à 46% quand elle promettait en 1997 les 35 heures (1% du PIB), et encore à 39% à sa pire défaite de 1993.
Une trentaine d’années plus tard, elle a beau promettre la lune avec les 300 Mds€ de la Nupes (12% du PIB), ou la demi-lune avec les 150 du NFP, elle plafonne entre 28 et 30% des suffrages.
Quant au bloc central d’Emmanuel Macron, il faisait 35% en 2017 quand il présentait aux électeurs des perspectives d’allègements fiscaux compensés par des alourdissements sur d’autres postes. En revanche, il n’était plus qu’à 28% en 2022 après qu’il eut renoncé à taxer les retraités et les automobilistes et engagé un nouveau train de mesures en faveur des entreprises ; et à 22% en 2024, à un moment où l’ampleur du désastre budgétaire n’était pas encore connue de tous.
Bref, ces promesses et ces dépenses ne servent à rien pour être élu, et on a beau en faire de plus en plus, aller de plus en plus loin dans le « n’importe quoi qu’il en coûte », cela ne suffit plus à dérider les électeurs en faveur des partis de gouvernement.
C’est le drame de la nouvelle politique française : pour 100 milliards, t’as plus rien ! Même pas de quoi gagner une élection.
De quoi cela est-il le symptôme ? Il faudrait faire travailler des sociologues sur le sujet. Quelques hypothèses :
- dans une société où opère déjà une très grosse machine, assez opaque, de redistribution, il n’y a plus de bénéficiaire incontesté de la redistribution sociale : chacun pense qu’il mérite plus pour lui, et soupçonne celui qui va plus mal de paresser ou de frauder, comme certains médias ne cessent de le lui répéter – et si cela se croise avec la montée des enjeux identitaires, c’est encore pire. Bref, il n’y a plus de consensus pour savoir qui sont les « pauvres » qui devraient être prioritaires ;
- il n’y a pas non plus de consensus sur la question de savoir qui doit contribuer plus. Autrefois, la gauche avait une réponse claire : les plus hauts revenus, et les fortunes, en définissant la fortune comme le fait la grande majorité des gens, c’est-à-dire en gros les millionnaires, au moins les multimillionnaires. Mais, aujourd’hui, elle est le parti des grandes villes, dont les revenus sont relativement au-dessus de la moyenne, et où les appartements rendent vite millionnaires.
Quand il a créé l’impôt sur les grandes fortunes, Pierre Mauroy avait désigné pour cible « la France des châteaux ». Mais depuis, la valeur des châteaux en province n’a presque pas monté, et pour le même prix qu’un château qui rendait éligible à l’ISF, autour d’un million d’euros, on a un 90 m2 dans l’Est de Paris, et c’est vrai que la gauche de 1981 n’avait pas prévu de taxer les F4 dans le 20e arrondissement. On se retrouve donc avec un camp progressiste, intégralement composé, d’« Ensemble » à LFI, d’anciens du PS, mais qui a tant de millionnaires dans ses électeurs et ses dirigeants qu’il n’arrive même pas à se mettre d’accord pour rétablir l’ISF…
Bref, plus personne n’ose demander un effort à plus personne, sauf à une infime minorité de gens qu’on ne rencontre jamais, comme les milliardaires (d’où le succès d’audience d’une proposition théorique consistant à taxer une dizaine de familles pour une douzaine de milliards par an, sans se demander ce qu’elles feront pour l’éviter) ou les multinationales (d’où par exemple le vote en commission des finances d’une mesure illégale, contraire aux conventions fiscales, consistant à taxer leurs profits à l’étranger, pour un rendement théorique de 20 Mds€). On sait bien en fait que tout cela ne se fera pas, sera déclaré inconstitutionnel ou contraire aux traités, ou que cela suscitera des mesures d’évitement. Mais peu importe : les mesures fiscales sont juste devenues l’équivalent de ce qu’étaient les hausses du tabac dans les projets d’amendements des députés, c’est-à-dire juste un prétexte : on s’en moque que cela porte le prix du paquet de cigarettes à 1000 €, nous, on veut juste dépenser…
Et le pendant de ne rien demander à personne, c’est de tout promettre à tout le monde, les jeunes et les vieux, les ouvriers et les cadres, les urbains et les périphériques. C’est ainsi que la gauche arrive à des programmes promettant 6 à 12 % du PIB de dépenses, ou qu’Emmanuel Macron promet « en même temps » de poursuivre dans ses derniers recoins la politique de l’offre, et aussi de réduire l’imposition des ménages.
En fait, l’inflation des promesses est juste le revers de la défaite dans la bataille des idées. Quand on ne sait plus construire un récit politique, imposer sa lecture de la société, tracer un avenir désirable, expliquer pourquoi on préfère vivre dans une société ouverte et diverse, ou garder un État de droit, ou changer nos comportements pour lutter contre le changement climatique, ou mettre fin au racisme et au patriarcat, ou lutter contre les inégalités et les discriminations systémiques, quand on ne parvient plus à se rendre audibles à dire cela, que reste-t-il à faire sinon des promesses à tous, pour acheter des voix ?
Mais ça ne marche plus.
2. 2018–2025 : un dérapage des comptes publics sans précédent sous la Ve République
Le tableau joint recense l’évolution des déficits publics français en % du PIB, en maintenant en grisé les années où les finances publiques ont été confrontées à une crise atypique, qui a demandé des dépenses exceptionnelles non récurrentes, comme la crise Covid en 2020 et 2021 (arrêt de toutes les activités pendant quelques semaines et subventions massives pour le maintien de l’appareil productif) ou qui a enregistré l’impact en recettes d’une récession brutale, comme en 1993–1994 (crise du SME, les taux d’intérêt montent au ciel, le chômage aussi, récession la plus forte depuis 1945) ou qui a cumulé les deux effets comme la grande crise financière 2008–2009 (effondrement du crédit bancaire et nécessité de soutenir le système financier, puis plan de relance des années suivantes). Il est normal que, dans une logique contracyclique, les déficits publics explosent provisoirement dans ces occasions absolument exceptionnelles, à condition de revenir à la normale dans les années suivantes ; et il ne fait pas de doute que nous sommes revenus depuis 2022 dans un régime de croissance correspondant à la moyenne des dernières années.
Déficit public en % du PIB

Source : Insee
D’où vient le dérapage ?
Il y a d’abord, bien sûr, une tendance de fond : la population française vieillit. Plus de personnes âgées, cela veut dire plus de retraités, et les retraites représentent plus de 400 Mds€, soit environ un quart des dépenses publiques. Cela veut dire aussi plus de malades chroniques, lesquels représentent environ 65% de la dépense totale de santé, qui elle-même représente 12,2% du PIB. Il y a donc une tendance de fond à ce que les dépenses publiques augmentent plus vite que l’inflation, et même un peu plus vite que la croissance, qui devrait déjà normalement imposer des mesures pour contrer cette tendance : mesures d’économies, ou prélèvements supplémentaires.
Mais les décisions publiques de ces dernières années sont allées pour l’essentiel dans l’autre sens.
Du coté des recettes, les rapports économiques et financiers associés aux lois de finances recensent l’effet annuel et récurrent des décisions de baisses d’impôt prises par le Parlement dans la période. Contrairement à l’évolution du taux de prélèvements obligatoires qui dépend de conventions comptables et d’éléments exogènes liés à l’environnement et la conjoncture, ces chiffres mesurent le véritable impact des décisions prises en loi de finances sur les recettes publiques.
Le rapport économique, social et financier annexé au projet de loi de finances 2024 évalue l’impact, c’est-à-dire la perte de recettes pour les finances publiques, de chaque mesure de baisse de prélèvement obligatoire, nette des mesures de hausse, depuis 2018. Il s’établit à 36 Mds€ d’allègements en faveur des ménages, dont 21 au titre de la suppression de la taxe d’habitation et de la redevance TV, 5 en faveur de la fiscalité de l’épargne (suppression de l’ISF et flat tax), 5.5 en réduction de l’impôt sur le revenu pour les classes moyennes, et un peu plus de 4 sur la facture énergétique. A cela s’ajoutent 34 Mds€ d’allègements en faveur des entreprises, dont 16 Mds€ au titre de la baisse de l’impôt sur les sociétés, 5 Mds€ sur la fin du programme de baisse des cotisations sociales sur les bas salaires (CICE), et 13 Mds€ au titre du nouveau programme de baisse des impôts de production.
Soit un total de près de 70 Mds€ d’allègements fiscaux vu de la loi de finances 2024, au plus fort point des allègements – un peu moins ensuite.
Du côté des dépenses, il est beaucoup plus difficile d’isoler le poids des décisions discrétionnaires par rapport aux dérives tendancielles. Mais on peut relever que le niveau des dépenses publiques, en proportion du PIB, est légèrement plus élevé en 2024 qu’en 2018 (57,2% vs 56,4%), ce qui montre à tout le moins qu’il n’y a pas eu d’économies. On peut aussi isoler le coût de certaines décisions « discrétionnaires », comme le « Ségur de la santé », qui a coûté 11 Mds€ et provoqué le dérapage des comptes de l’assurance-maladie, qui étaient presque à l’équilibre avec 0.8 md€ de déficit en 2018 au début des quinquennats Macron, vers 13,8 Mds€ en 2024, puis 17 attendus pour 2025 (Commission des comptes de la Sécurité sociale, juin 2025).
Bref, quand la majorité issue de 2017 constate, à juste titre, qu’il faut, sur plusieurs années, un peu plus de 100 Mds€ d’efforts de rigueur pour revenir aux 3% de déficit, ou au point où la dette n’augmente pas plus vite que le PIB (voir infra), il ne faut pas qu’elle essaie de faire croire que c’est une fatalité, ou l’effet de la conjoncture, ou la trace du Covid, ou le résultat de décennies de laxisme, ou l’effet inéluctable de l’État-providence. Elle a hérité de déficits qui étaient inférieurs à 3%. Ses décisions discrétionnaires, principalement en allègements fiscaux récurrents, mais aussi en dépenses, expliquent à elles seules les trois quarts des 100 Mds€ de dérapage. Et le solde vient d’une part de ce que l’administration précédente n’avait pas tout à fait atteint le point de stabilisation de la dette, et d’autre part de ce que la population vieillit.
3. Les premières inquiétudes sur le statut de la dette française
La dynamique de la dette est entretenue par un déficit public persistant depuis 50 ans, mais qui s’est aggravé ces dernières années. Elle devrait atteindre 115.6% du PIB au deuxième trimestre 2025, au lieu de 20% au début des années 1980.
La dette publique en % du PI

Source : Insee
Certes, le service de la dette absorbe une moins grande part des dépenses de l’État que cela n’était le cas au XIXe siècle ; mais comme l’État absorbe et redistribue une beaucoup plus grande part du produit national qu’à cette époque, et qu’il finance cette redistribution par de la dette, ce ne sont pas seulement des dépenses d’investissement ou des dépenses exceptionnelles qui sont financées par l’endettement, mais bien le fonctionnement courant de l’État et les dépenses de transfert liées à la redistribution ou aux assurances sociales. Bref, la dette est de moins en moins un investissement sur l’avenir, et de plus en plus l’indication d’une incapacité à résoudre les tensions sur la répartition de la valeur ajoutée.
En comparaison de l’Allemagne, la divergence apparait très nette dès le début des années 2010 : une fois que l’Allemagne a absorbé le choc d’investissement de la Réunification, elle est en capacité de réduire son taux d’endettement, alors que la France continue d’accroitre le sien.
Dette publique en % du PIB : France et Allemagne depuis 199

Source : Eurostat
De ce fait, la charge de la dette pèse de plus en plus lourdement sur le budget de l’État : elle s’élève à 55 Mds€ en 2025, soit le deuxième poste budgétaire derrière l’éducation. Et cela ne va pas s’arranger. Car le coût de la dette est actuellement bonifié par les taux anormalement bas (0 à 1% sur le 10 ans) auxquels l’État a pu s’endetter entre 2015 et 2021. Quand ces obligations arrivent à échéance (en moyenne au bout de 8 ans), il faut les remplacer par de la dette revenue au taux « normal » (à peu près identique au taux de croissance du PIB en valeur) de 3 à 3,5%.
Ces dix dernières années ont enregistré, du fait de la baisse des taux, une forte baisse de la charge de la dette, et malgré cela nous n’avons pas pu tenir nos déficits
Évolution de la charge de la dette depuis 2013 (en milliards d’euros et en %)

Source : Commission des finances d’après les documents budgétaires
En sens inverse, pour les prochaines années, Le Gouvernement prévoit, même avec des hypothèses de taux et de consolidation optimistes, une forte hausse de la charge de la dette.
Évolution de la charge de la dette de l’État sur longue période (en milliards d’euros)

Lecture : estimations pour les années 2025, 2026 et 2027
Source : Vie-Publique.fr
Au terme de ce grand remplacement des dettes anciennes par les nouvelles, nos 3400 Mds€ de dette actuelle coûteront donc annuellement 120 Mds€ (à 3,5%), et c’est sans compter la dette supplémentaire que nous allons accumuler le temps de normaliser notre situation.
Ces projections vertigineuses montrent que la charge de la dette va doubler ou tripler, par rapport à 2020, au cours des prochaines années, et devenir à très court terme le premier poste de dépenses de l’État, bien devant l’éducation. La question de sa « soutenabilité » va se poser de plus en plus crûment.
Il n’y a pas de critère absolu sur la soutenabilité des dettes publiques. Contrairement aux acteurs privés, l’État est éternel et il n’a en général pas besoin de se « désendetter » au sens où il rembourserait sa dette en net. Il remplace, aussi longtemps que le marché veut bien le financer, ses dettes qui arrivent à échéance par l’émission de nouvelles dettes. Certains pays, comme le Japon ou l’Italie, ont des taux d’endettement encore plus élevés que celui de la France et trouvent un marché pour les financer. Tout cela dépend donc de la confiance des marchés, de la croissance de l’économie, de la monnaie dans laquelle la dette est émise et des équilibres extérieurs.
A la fin, ce qui compte, c’est donc moins le niveau absolu de la dette que sa dynamique, c’est-à-dire la dynamique des déficits. La question que se posent les porteurs de dette est de savoir si un État va perdre le contrôle de sa dette, la voir augmenter en spirale, au point où l’on soupçonne qu’à la moindre crise cet État pourrait faire défaut, et renier sa dette, ce qui advient de temps en temps dans l’histoire des pays troublés, mais qui n’est pas arrivé à la France depuis 1799 (« faillite des deux tiers » du Directoire). Quand la situation commence à se tendre, les investisseurs font payer à l’État qui dérape une « prime de risque » pour les rémunérer de prendre ce risque minoritaire ou improbable d’une faillite de l’État débiteur. Cela accroit encore la charge de la dette, et donc le déficit, et donc l’effort nécessaire pour stabiliser la situation. Au moment où la situation devient désespérée à moyen terme, les marchés arrêtent de financer et le défaut devient inévitable.
L’évolution de la « prime de risque » (spreads) de la dette publique française traduit une évolution inquiétante. Au début des quinquennats Macron, la dette française était considérée comme juste un peu plus risquée que la dette allemande, et devait payer 30 points de base de plus (0,3% par an), alors que les pays du « Cub med », eux, devaient payer 150 à 200 points de base de plus. En termes de crédibilité, la France était donc au Nord, juste un peu moins au Nord que l’Allemagne, mais loin du Sud, de ceux qu’on appelait alors les « PIIGS »[5].
Depuis sept ans, l’écart par rapport à la meilleure signature, celle de l’Allemagne, a plus que doublé, passant de 30 à 70–80 points de base à l’automne 2025.
Spread de taux France/Allemagne (OAT à 10 ans)

En sens inverse, l’écart par rapport à la plus mauvaise signature, celle de l’Italie, qui était de 200 points de base, 2%, il y a trois ans, s’est annulé.
Spread de taux France-Italie

Il en résulte qu’en termes de standing de dette, la France n’est plus au Sud du Nord, mais au Sud du Club Med. Elle paie maintenant sa dette plus cher que l’Espagne, la Grèce, le Portugal, et le même prix que l’Italie.
Ce n’est pas encore le point où la coalition populiste italienne, ou le gouvernement de Liz Truss, ont dû rendre les clés dans la honte pour stabiliser les marchés. C’est encore moins la situation de la Grèce quand elle a fait défaut. Mais trois points méritent d’être notés et médités :
- quand la dette française rapporte 0,8% par an de plus que la dette allemande, une obligation française sur 10 ans rapporte à peu près 10% de plus qu’une allemande, pour rémunérer le risque de porter une dette française plutôt qu’une allemande. Dans une union monétaire, ce risque est un risque de défaut. Le 0,8% par an correspond à une opinion moyenne : si on pense que le risque est moins élevé, on achète des obligations françaises et on vend des Allemandes, ou sinon l’inverse.
Si on demande 10% de plus pour couvrir un risque de défaut, c’est qu’on pense avoir soit une chance sur dix de tout perdre. Les spreads d’aujourd’hui correspondent donc à l’opinion que sur 10 ans, la France a une chance sur 10 de renier entièrement sa dette ; ou une chance sur 5 d’en renier la moitié ; ou une chance sur trois de rembourser dans un nouveau franc qui serait dévalué de 33% par rapport à l’euro. Les trois évènements correspondent tous trois à des défauts. C’est l’opinion moyenne du marché.
C’est beaucoup, pour un évènement, le défaut de la France sur sa dette, qui ne s’est pas produit depuis 1799.
- La dette française paie aujourd’hui le même prix que l’italienne, au lieu de 200 points de base (2%) de moins par an il y a trois ans. Si cette dégradation relative se prolonge, il commencera à y avoir une place pour une nouvelle crise des dettes souveraines, à la différence que la France est maintenant au Sud. Il y aura aussi la place pour une crise souveraine visant spécifiquement la France, et pas les autres.
- Même si la situation se stabilisait là où elle est aujourd’hui, les 50 points de spreads supplémentaires liés à la diminution de la confiance coûtent 0,5% par an. Une fois qu’ils s’appliqueront, par le jeu des renouvellements, à toute la dette, cela coûtera de façon récurrente, juste le coût de ce début de perte de confiance, 0,5% x 3400 Mds€ = 17 Mds€ par an. Soit le coût d’un petit plan de relance, ou le budget du ministère de l’environnement
C’est l’inconvénient d’avoir beaucoup de dette. On atteint le point où la variation de l’opinion des investisseurs sur la dette a plus d’impact économique sur les « vrais gens » que les politiques publiques.
Ce début de crise de confiance nous a fait aussi atteindre un point de bascule assez vertigineux, où il semble que, de façon durable, et contrairement à tous les enseignements de la théorie financière, les grandes multinationales françaises (hors les financières) paient leur dette moins cher que l’État. Même si ce sont des entreprises commerciales, donc mortelles et risquées, on les considère comme moins en risque de faire faillite.[6]
La France emprunte en effet maintenant à un taux plus élevé que ses grandes multinationales. C’est une révolution par rapport à la théorie classique de la finance, qui fait de l’emprunt d’État des grands pays occidentaux le socle du « taux sans risque » auquel on ajoute, pour chaque produit/émetteur/situation, une prime de risque.
Le problème ne vient pas des agences de rating, qui ne font qu’enregistrer avec retard une dégradation déjà survenue sur le marché. Sur le marché, en spreads, c’est-à-dire en perception de la probabilité de faillite, la France est avec l’Italie deux ou trois petits crans au-dessus des « junk bonds ». Elle paie donc plus cher que ses grands émetteurs classés « AA », comme LVMH, l’Oréal, ou AXA, mais aussi que les « A » comme Airbus ou Schneider. L’Oréal ou LVMH pourraient en faire du « Carry trade », et accroitre leurs profits de quelques dizaines de millions par an en s’endettant pour souscrire des obligations du trésor ; ce qu’ils ne feront pas, bien sûr, à cause du risque.
Le Financial times, qui s’étonne de cette évolution[7], dit que c’est comme dans les pays émergents. Nous ne pensons pas que la comparaison soit exacte. Dans les pays émergents, le marché pense qu’un État aux abois fera d’abord les poches de ses entreprises, qui ne peuvent donc pas être plus sûres, sauf quelques exceptions comme OCP au Maroc (quasi-monopole, recettes en devises…). C’est plutôt un changement de paradigme, où le marché pense que les grandes multinationales sont hors de la portée des États en difficulté, France, mais aussi Royaume-Uni, et fait comme si elles avaient vocation à devenir les nouvelles ancres du système financier.
Mais elles ne le peuvent pas, car leur dette est moins liquide. Cela pose des problèmes redoutables ; par exemple, toute la règlementation bancaire est construite sur l’idée que les banques faisant des prêts à des gens qui risquent de faire faillite, elles doivent constituer du capital en coussin de sécurité, capital qui doit être investi dans le seul actif sans risque : les obligations d’État. Faut-il changer la règlementation bancaire, maintenant que les dettes des grandes multinationales sont considérées plus sûres ? Cela aurait un impact terrible pour le financement des États
En tous cas, notre système financier semble aller vers quelque chose qui ressemble plus au monde de Balzac, où tous les placements de rente rapportaient 5 ou 6%, que ce soit l’immobilier, les charges des notaires, le commerce d’huile de rose de César Birotteau une fois établi, ou… des emprunts d’État mais c’était normal, on n’était que 30 ans après la « faillite des deux tiers », et la dette d’État n’était donc pas considérée comme plus sûre que les autres placements assez sûrs… Ce monde-là n’est pas favorable au financement de l’État ni à l’action publique.
4. Un redressement de 100 à 120 Mds€ pour stabiliser le ratio d’endettement : les pays du Sud de l’Europe l’ont fait – la France pas depuis longtemps
Il y a plusieurs manières de calculer la dimension de l’effort nécessaire, et elles donnent toutes le même ordre de grandeur.
La plus mécanique, mais qui n’est ni très explicative ni très intéressante, est de calculer l’écart entre les 5,8% de déficit de 2024 et la norme de 3% maximum fixée par les Traités ; 2,8% du PIB représentent 85 Mds€. Mais cela est un minorant, car cela ne compte ni le renchérissement mécanique du coût de la dette (cf supra), ni le vieillissement, ni le fait qu’en principe le 3% est un maximum.
La plus complète est de tracer un modèle complet de progression tendancielle de la dette et des dépenses publiques, et de mesurer le redressement nécessaire par rapport à ce scénario de continuité[8]. Le Conseil d’analyse économique a fait ce travail, avec des hypothèses de taux d’intérêt et de progression tendancielle des dépenses variables, et aboutit à un besoin de redressement par rapport au tendanciel, c’est-à-dire par rapport à une situation où on laisserait les dépenses croitre avec le vieillissement de la population et les engagements de dépense des gouvernements, de 148 Mds€ sur six ans
La plus simple et la plus pédagogique, pour tracer l’objectif avant le chemin, est de partir de la dette actuelle, 3400 Mds€, et de supposer qu’elle passe tout entière au nouveau taux d’intérêt, ce qui se produira au bout de quelques années. 115% du PIB x 3 à 3,5% = 3,5 % à 4% du PIB en charge de la dette. Si tous les autres postes de dépenses publiques sont à l’équilibre, le déficit est donc de 3,5 à 4% du PIB. Si le PIB en valeur augmente en moyenne de 2% d’inflation (objectif de la banque centrale) et de 1,5% de croissance (moyenne des 15 dernières années), le PIB s’accroit de 3,5% par an.
Autrement dit, pour stabiliser le ratio d’endettement (dette /PIB), et faire en sorte qu’il ne monte plus « en spirale », il faut passer en léger excédent primaire, mettons 0,5% du PIB, au moins en année normale, hors période de crise majeure comme la crise financière ou le Covid.
Cet objectif est minimaliste. Il n’empêche pas que le ratio d’endettement (dette/pib) va augmenter, le temps qu’on y arrive, pour se stabiliser selon le rythme de l’ajustement entre 120 et 130%. Il ne propose pas de réduire la dette, ni même de la stabiliser en montant nominal ou en valeur réelle ; il se limite à arrêter la spirale, pour que la dette n’augmente plus vite que la richesse que la richesse nationale, au moins les années normales. Il suppose que le marché nous financera jusque-là, et au-delà le jour où une crise majeure obligera à faire jouer les stabilisateurs automatiques. Il suppose qu’on trouvera ailleurs, peut être à l’échelle européenne, des instruments pour financer les besoins supplémentaires de défense de l’Ukraine ou de transition écologique, ou d’investissements que nous ne pourrons pas financer nous-mêmes. Bref, c’est un objectif minimaliste et optimiste.
Pour autant, passer à un léger excédent primaire structurel, c’est pour la France un changement d’univers
Solde primaire des administrations publiques 1980–2024

Source : Insee
Changement d’univers en masses. Par rapport à notre situation structurelle actuelle, le besoin de redressement est de l’ordre de 4% du PIB, soit environ 120 Mds€, par rapport à une situation où les dépenses publiques comme les recettes croitraient au rythme du PIB, de 3 à 3,5% par an en valeur.
Changement d’univers aussi en philosophie de l’action publique. Une situation où l’État est en excédent primaire structurel veut dire que, pour les « vrais gens », les citoyens/contribuables/usagers des services publics, en mettant de côté toutes ces histoires de dette, l’État prélève plus d’argent qu’il n’en rend. Cela veut dire qu’on dit aux Français : « ne te demande pas ce que l’État peut payer pour toi, mais demande-toi ce que tu peux payer pour l’État. ». Ca n’est pas « keynésien », mais « kennedyen ».
Pour une classe politique habituée à ce que les engagements de campagne achètent des voix, où chaque Président depuis Sarkozy promet comme lui d’être « le Président du pouvoir d’achat », c’est une révolution. C’est l’effet de la comète sur une population de dinosaures. Cela veut dire que l’État va reprendre du pouvoir d’achat, d’abord durement, pour l’ajustement, puis un peu tous les ans, structurellement, pour payer une partie des intérêts de la dette. C’est un changement de paradigme, dont on comprend qu’il provoque une forme de déni et de panique morale.
Pour autant, l’objectif d’un équilibre primaire hors périodes exceptionnelles de type Covid n’est pas irréaliste, puisque tous les pays du Sud de l’Europe y sont parvenus :
- l’Italie dès avant le début des années 2010 (sinon sa dette aurait explosé en vol).
Solde budgétaire primaire de l’Italie en % du PIB

Source : Banque centrale européenne
- la Grèce dans la violence d’une crise extrême qui a fait perdre 30% au bout de 5 ans, et encore 17% vu d’aujourd’hui, au pouvoir d’achat par foyer. C’est un rappel utile que pousser les déficits jusqu’à la crise souveraine et au défaut efface les progrès d’une génération entière.
Solde budgétaire primaire de la Grèce en % du PIB

Source : Banque centrale européenne
- L’Espagne, en sens inverse, est parvenue à l’objectif progressivement et dans le calme juste avant le Covid, avec un programme reposant aux deux tiers sur des hausses d’impôt (5 points de TVA[9], hausse des tranches supérieures de l’IR, accises, réduction de niches fiscales à l’IS) mais aussi des éléments significatifs en dépense (modification de l’indexation des pensions et report de l’âge de la retraite, baisse nominale de 3 à 8% selon les niveaux des salaires dans la fonction publique, ticket modérateur santé, coupes dans les budgets des collectivités locales) ; elle a donc atteint sur 5 ans environ l’objectif de quasi équilibre des comptes primaires, jusqu’au Covid, puis y est revenue très vite ensuite, grâce notamment à une croissance soutenue par une politique d’immigration originale.
Solde budgétaire primaire de l’Espagne en % du PIB

Source : Banque centrale européenne
- Quant au Portugal, ayant connu de plus fortes tensions lors de la crise souveraine, son redressement a été fait « à froid », sans défaut sur la dette, contrairement à la Grèce, mais très rapidement à la différence de l’Espagne, avec un plan sur deux ans qui visait à diminuer le déficit primaire de six points de PIB, et a réussi encore mieux, l’équilibre primaire étant atteint dès 2014. Le plan avait un volet « recettes » (hausse de deux points de TVA et réduction du périmètre du taux réduit, hausse des cotisations sociales, taxation des bonus, niches fiscales), pour un peu plus du tiers de l’ajustement ; et un volet « dépenses » comportant des baisses des retraites, y compris nominales, et des réductions d’effectifs, y compris contraintes ; la rapidité d’exécution a permis de sortir assez vite de la phase récessive et le pays, et dix ans plus tard, est parvenu au point où son endettement a baissé, où il est passé en excédent budgétaire après même charge de la dette, et que ces perspectives lui permettent de baisser les impôts et d’augmenter les retraites…[10] Leçon symétrique de la Grèce : à condition de s’y prendre assez tôt : il y a une vie après la rigueur, même si elle est au-delà de l’horizon politique des dirigeants qui doivent prendre ce tournant.
Solde budgétaire primaire du Portugal en % du PIB

Source : Banque centrale européenne
Donc, tous les autres y sont arrivés… Pourquoi pas nous ?
Certes, l’effort est énorme, même s’il est étalé sur 5 ou 7 ans : 120 Mds€ répartis également sur 30 millions de foyers, ce serait 4000 € par foyer et par an, 6 à 7 % de moindre revenu, ou de moindre croissance du revenu des ménages, si tout était pris sur leur pouvoir d’achat. Et compte tenu des limites à ce qu’on peut demander, même en étant agressifs, aux entreprises, et au « 1% » des plus riches (cf. infra, partie 5), une grande part devra être pris sur le pouvoir d’achat, en essayant d’affecter plutôt le pouvoir d’achat épargné que la consommation (cf. infra, partie 6).
Que s’est-il passé les dernières fois où la France a eu à faire un redressement de plus de 3,5 % du PIB ?
On l’a un peu oublié, car il faut remonter à loin.
Le redressement consécutif à la crise du SME et pour la qualification dans l’euro était surtout dû au retournement des anticipations et de la conjoncture, joint à quelques mesures fiscales. Le redressement de la période 1983–1986, suite au tournant de la rigueur, comportait beaucoup de mesures de désindexations générales et de hausses d’impôt, mais il portait, on l’a vu, sur un dérapage moindre, de l’ordre de 2 à 2,5% du PIB et pas 3,5 ou 4%.
En fait, c’est à 1958 qu’il faut remonter pour trouver un plan de rigueur de cette taille-là, exécuté avec succès.
Car le redressement conduit par le Général de Gaulle et Antoine Pinay entre 1958 et 1962 est spectaculaire : le déficit passe de 4–6 % en 1957–1958, guerre d’Algérie incluse, à 0,5% en 1962. Hors arrêt de la guerre d’Algérie, nous sommes donc dans les ordres de grandeur de ce qui doit être fait pour économiser 100 à 120 Mds€ afin, rappelons-le, non de réduire ni de stabiliser la dette, mais juste qu’elle ne progresse pas plus vite que le PIB.
Du point de vue des grandes masses : les recettes fiscales passent, en francs constants de 1969, de 60,8 Mds en 1957 à 72 Mds en 1960 et 80,1 Mds en 1962 ; et les dépenses de 93.1 Mds en 1957 à 80.4 Mds en 1960 et 96,8 Mds en 1962[11].
Autrement dit : vu sur 2 ans, les hausses d’impôt font la moitié de l’effort. Mais vu sur 4 ans, elles en font l’intégralité.
Voyons quelles hausses d’impôt:
- une surtaxe provisoire de l’impôt sur les sociétés faisant passer son taux de 24 à… 50 % (!) (mesure difficile à transposer dans une économie ouverte) ;
- une surtaxe sur les hauts revenus montant l’imposition à 55%, mais celle-là ne sera pas provisoire et continuera d’augmenter de sorte que le taux marginal sur les hauts revenus attendra plus de 80 % sous Valery Giscard d’Estaing (idem) ;
- environ 2 à 3 points de hausse de TVA répartis sur tous les taux ;
- et des taxes sur l’essence augmentant son prix de 10 %.
C’était cela, donc, l’essentiel du redressement.
Bien sûr il y a eu une forte baisse des dépenses, 14% en francs constants la première année. Mais de quoi est-elle faite ? :
- d’abord de l’arrêt de tous les projets d’investissement pendant environ 1 an. L’État se met debout sur les freins, il réévalue tout, et ce gel n’est bien sûr que temporaire ;
- ensuite de mesures très classiques de désindexation de salaires (hors smic) dans la fonction publique et de prestations sociales (hors minima) – désindexations qui ont bien sûr des effets beaucoup plus rapides quand on part d’une inflation à 7% qu’aujourd’hui – ainsi que le report de certaines allocations et le gel partiel des embauches dans la fonction publique, mesures également non durables.
L’effort conduit sur 1983–86, le « tournant de la rigueur », était plus modeste en proportion du PIB (2.5 %), et il était lui aussi axé sur les mesures très horizontales, mixant les hausses d’impôt et la désindexation de transferts sociaux. Quant à l’ajustement réalisé dans la période de « qualification pour l’euro », il constituait un redressement de l’ordre de 2.5 pts de PIB, mais quasi intégralement en recettes, et largement porté par l’effet d’amélioration de la conjoncture et la baisse des taux dus au retournement des anticipations sur la stabilité du système monétaire européen et sa transformation en une union effective.
Les efforts structurels sur les recettes et les dépenses en % du PIB

Source : FIPECO
Peu de précédents en France, mais pas mal à l’étranger Si un effort budgétaire de l’ordre de 3pts de PIB paraît très conséquent à l’échelle des pratiques françaises, il l’est beaucoup moins si on décentre un peu la focale. |

D’une manière générale, les consolidations budgétaires de grande envergure reposent sur un mix d’augmentations d’impôts et de baisses de dépenses. Dans la base de référence du FMI (17 pays de l’OCDE depuis la fin des années 1970 jusqu’à nos jours), on recense 25 épisodes de consolidation supérieurs à 3 points de PIB, mais seulement 2 qui le font en s’appuyant exclusivement ou presque exclusivement (80% ou plus) soit sur des augmentations d’impôt, soit sur des coupes dans les dépenses. |
Autrement dit, pour les leçons qui nous paraissent encore devoir être méditées :
- quand on doit reprendre aux gens de telles masses financières, il est rare qu’ils l’acceptent des mêmes gouvernants qui ont mis les finances publiques dans le fossé « in the first place », et qui continueraient de dire que ce n’est pas grave, juste une petite erreur de prévision ou l’effet d’une addiction nationale à la dépense : changer de politique nécessite au moins que le gouvernement en place fasse un demi-tour humble et reconnaisse son erreur (1983), voire un changement de majorité (1986), quand ce n’est pas un changement de régime (1958) ;
- Quand on va dans de telles masses, on ne fait pas dans la dentelle : il n’y a à cette taille que des mesures horizontales mettant tout le monde à contribution. La productivité, le « train de vie de l’État », le « reengineering des process », le « budget base zéro », toutes ces idées de consultant, c’est bien pour le temps normal, il faut toujours que l’État améliore son efficacité. Mais cela n’est pas à la mesure des ajustements envisagés en 1958, 1986 ou encore aujourd’hui. Ces plans ne sont pas intellectuels, d’ailleurs historiquement ceux qui les ont réussis sont des marchands de chapeaux (Pinay), des garagistes (Monory) ou des employés du gaz (Bérégovoy).
- Les efforts les plus importants ont été acceptés en 1958 par une génération qui se rappelait les privations de la guerre, et à l’étranger par des pays du Sud qui se rappelaient la misère des dictatures et ne doutaient pas un instant des bienfaits de l’intégration européenne. Il faut espérer pour la France que les évènements à venir ne nous rappelleront pas ces périodes de trop près.
- Ces mesures générales et horizontales prennent assez largement la forme de hausses d’impôt, ou ne sont pas très différentes en nature quelle que soit leur forme. Ce constat peut choquer une opinion qui a été habituée à des discours populistes qui font de « l’État » une entité en surplomb des gens et ignorent à dessein où vont les dépenses publiques. Ces discours populistes rencontrent d’ailleurs assez bien les intérêts des classes dirigeantes qui cherchent à imposer un préalable idéologique selon lequel n’importe quel impôt serait vicieux, et n’importe quelle coupe souhaitable. Mais la vérité pratique est que dans tous ces plans d’ajustement, il y a toujours au moins un tiers de hausses d’impôt et au moins un tiers de baisse de dépenses, et que les deux ont souvent le même effet.
- Encore aujourd’hui, les mêmes commentateurs qui excluent toute augmentation d’impôts proposent soit de réduire des « dépenses fiscales », ou les niches, c’est-à-dire d’augmenter les impôts ; soit de réduire les prestations sociales, c’est-à-dire de réduire un impôt négatif, ce qui a à peu près le même effet dans le portefeuille des gens que d’augmenter un impôt positif ; soit de dérembourser des services publics, c’est-à-dire de faire payer un service plus ou moins indispensable qui était auparavant gratuit, ce qui, là encore, a un effet comparable sur le portefeuille. Toutes ces techniques sont proches, et il n’y a pas lieu d’en faire un débat idéologique. Elles reprennent du revenu aux gens, car c’est comme cela que l’État rééquilibre ses comptes. La question est de savoir à qui, et pour quels effets économiques. Car les dépenses de l’État ne vont pas dans un trou, comme certains commentateurs aimeraient le faire croire. Elles vont dans la poche des gens.
- Et enfin, c’est l’évidence mais on ne peut pas l’oublier, on ne peut pas faire accepter ces sacrifices sans un très gros effort durable des plus riches, et un effort au moins temporaire des entreprises.
Voilà ce que nous apprend l’expérience de notre passé et de nos voisins sur le processus qui nous attend. Pour faire ces choix, comment se structure notre débat politique ?
5. Un débat politique qui se nourrit de rhétoriques sur l’accessoire
Tout fonctionne comme si le débat politique, de tous les côtés de l’échiquier, s’organisait pour ne pas avoir à reconnaitre l’évidence – que tout le monde va devoir être mis à contribution avec des mesures très horizontales – et pour produire des rhétoriques sur des problématiques assez accessoires, pas à la taille de l’enjeu, afin de faire croire à chaque clientèle, à chaque segment de la société, que la solution est à trouver chez « les autres ».
Bien sûr, il faudra un récit politique, et des choix sociaux, car il y a toujours plusieurs alternatives, et la lutte des classes s’invite aussi dans la répartition secondaire de la valeur qu’organisent les comptes publics. Selon l’orientation des dirigeants, et les électorats qui les soutiennent, l’ajustement budgétaire ne suivra pas le même « mix ».
Mais il y a une sorte d’unanimité du monde politique à ne parler que des « condiments » autour desquels chacun organisera son discours politique sur l’ajustement, plutôt que d’expliquer aux gens le « fond de sauce » d’une politique d’ajustement, qui force à reprendre du pouvoir d’achat quand, par les baisses d’impôt ou les hausses de dépenses, on en a en moyenne trop distribué au regard de ce que produit l’économie.
5.1 « Il suffit de réduire le train de vie de l’État : on pourra n’augmenter aucun impôt et protéger le pouvoir d’achat »
C’est le moins « à la taille » de tous les discours dilatoires.
Tout le monde est toujours d’accord, bien sûr, pour réduire le train de vie des autres, et pourquoi pas celui de l’État, plutôt que le sien. Dans son étude d’octobre 2025 qui imagine un « budget base zéro » des dépenses publiques, l’institut Montaigne part d’un sondage de l’Ifop qui trouve que les Français aimeraient réduire le train de vie l’État, mais avoir plus pour les fonctions régaliennes, et que s’il fallait partir de rien, ils alloueraient deux fois moins aux dépenses sociales, notamment de santé et de retraites.[12]
C’est un résultat intéressant, mais s’il était vrai, il voudrait dire que les Français sont prêts à réduire leur pouvoir d’achat plutôt que le train de vie de l’État, qui au contraire aurait plus de militaires et de gendarmes… Mais que veulent-ils dire exactement ? Peut-être qu’ils « auraient préféré » qu’on ait moins à dépenser sur les retraites, si on avait mis en place il y a trente ans un système de capitalisation, ce qu’on ne peut plus faire sauf à faire payer deux fois les actifs (la gauche l’a fait d’ailleurs avec le Fonds de réserve des retraites, alimenté par les recettes de privatisation, mais les réserves ont été reversées au budget général par Nicolas Sarkozy) ? Ou peut-être qu’ils préfèreraient qu’il y ait… moins de malades ? Et répondraient-ils la même chose si on leur demandait s’ils sont d’accord pour baisser les retraites et faire payer les malades à proportion de ce qu’il faut pour réduire ce qu’ils coûtent à la société ? Il faut faire attention, dans ce genre de sondage, aux effets de « framing ».
Méfions-nous des discours qui tentent de faire croire que les dépenses de l’État sont autre chose que les revenus des Français, comme si l’État était une entité en surplomb, n’ayant rien à voir avec eux, ou comme si ses dépenses allaient dans des poches étrangères à celles de la société.
C’est faux évidemment : au bout de chaque dépense publique, il y a une personne privée qui la reçoit, par définition. En ce sens, il n’y a pas de dépense publique qui ne soit une recette privée. Avec 55 % du PIB recyclé en dépenses publiques, et même si le système n’est pas aussi redistributif qu’il le prétend, et beaucoup plus opaque qu’il ne devrait, c’est forcément la recette privée de beaucoup de monde – probablement une majorité, et une majorité des électorats de droite aussi bien que des électorats de gauche ; pas seulement les fonctionnaires et les bénéficiaires des minimas sociaux, mais aussi les retraités, les chômeurs, les médecins, infirmiers, laboratoires médicaux, taxis transportant des malades, qui sont payés par le système de protection sociale ; les bénéficiaires du logement social ou des aides aux logements, et leurs propriétaires, car sans ces aides ils n’auraient pas pu autant augmenter les loyers ; les agriculteurs dont une part très significative du revenu vient des aides européennes et nationales ; et aussi les avocats travaillant pour l’aide juridictionnelle, ou les journalistes bénéficiant des aides à la presse, ou les associations financées largement sur fonds publics ; et aussi, pour une très grande part de leurs revenus, souvent la majorité, les sociétés de bâtiment et de travaux publics, ou les sociétés privées – audit, informatique, conseil, commissariat aux comptes, facility management – pour la part de leur chiffre d’affaires réalisé avec des entités publiques ou des bénéficiaires des transferts. Tout cela fait beaucoup de monde.
Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de dépenses publiques inutiles. Il faut au contraire que l’opinion se saisisse de l’efficacité des politiques. Ce n’est pas parce que des employés (du secteur privé en l’espèce) en vivent qu’il faut nécessairement continuer de couvrir la France de ronds-points. Mais cela veut dire que les politiques de réduction des dépenses doivent planifier et organiser leurs effets économiques.
Certes, nous avons, sur le long terme, de plus en plus de dépenses publiques. Mais l’augmentation ne porte pas sur les frais généraux de l’État : ceux-ci sont de l’ordre de 4 points de PIB, et ils baissent en pourcentage de la richesse nationale sur 20 ans. Elle porte principalement sur les dépenses qui sont retransférées aux Français « non-fonctionnaires », à commencer par les 14 points de PIB consacrés à la retraite et les 12 points consacrés à la santé, soit au total un quart du PIB et près de la moitié des dépenses publiques (46%).
Dépenses publiques par fonction en % du PIB

Source : Insee
Certes, nous dépensons plus que la moyenne de nos voisins de l’Union européenne. Mais la différence porte sur un choix d’organisation et de redistribution, le choix de socialiser plus largement le domaine de la Sécurité sociale et d’assurer un revenu plus généreux aux retraités.
Analysons le détail de nos huit points d’écart de dépenses, en proportion du PIB, avec nos voisins. Sur ces huit points d’écart :
- Plus des deux tiers de l’écart (5,7% du PIB) viennent de dépenses de sécurité sociale (retraites, maladie, chômage, famille), auxquelles s’ajoute, pour 0,10%, un système plus large d’aides au logement. En longue période, les dépenses de prestations sociales sont le facteur principal de hausse des dépenses : sur les 11 points de PIB de hausse entre 1975 et 2024, les prestations sociales expliquent 8,4 points[13] ;
- 0,5% viennent de dépenses de défense, qui vont avec nos responsabilités internationales ;
- 0,5% viennent d’« aides » aux entreprises qui sont pour l’essentiel des mécanismes d’amodiation de prélèvements plus élevés que chez nos voisins ;
- 1% vient des autres politiques publiques, mais cet excédent cache en fait aussi des dépenses de retraites ; par exemple, sur les 81.3 Mds€ que nous dépensons pour l’enseignement scolaire, 10.6 consistent dans des transferts de « compensation démographique », essentiellement des surcroîts de cotisations retraites mis comptablement à la charge des dépenses de personnel (le taux de cotisation officiel est de 89% dans le public vs 29% dans le privé). Cette « subvention implicite » de l’État aux régimes de retraites représente 1.1 point de PIB selon des estimations récentes.
- et le coût des « services généraux de l’État » n’excède que de 0,33% du PIB la moyenne de nos partenaires européens, ce qui est dû pour une part à notre « millefeuille » administratif, mais aussi au fait que notre population étant plus dispersée, il coûte plus cher aux services publics d’être présents auprès des populations périphériques
Donc nous avons près de 7% du PIB en plus des autres sur les retraites, la santé, la famille, le chômage, le logement des français, et seulement 0,3% du PIB en plus sur « le train de vie de l’État ».
Décomposition de l’écart de dépense publique entre la France et la moyenne de l’Union européenne en 2023

Source : COFOG
L’analyse est la même quand on regarde par fonction les différents blocs de dépenses de l’état, hors les retraites sur lesquelles existent des marges spécifiques (cf. infra chapitre 5.3 et 6.3).
- Santé : Compte tenu du vieillissement de la population et des évolutions épidémiologiques, la dépense de santé va augmenter (tendanciel à +4%/an pour l’Ondam). Elle est et sera tirée en particulier par le développement des maladies chroniques (65% de la dépense totale et 71% de sa progression annuelle). Une bonne gestion de la santé, ce n’est pas de viser une croissance nulle (ce qui supposerait une dégradation radicale des soins), mais d’avoir des dépenses qui ne progressent pas plus vite que le PIB, c’est-à-dire tenir l’Ondam autour de 2,5–3%. C’est déjà un objectif très ambitieux, au vu de la tendance de long terme, qui a vu sur 20 ans le part des dépenses Santé dans le PIB progresser de 2.3 points en France, et aussi de 1.6 point en Allemagne et 1.5 points en moyenne de l’Union européenne[14]. Cela nécessite des efforts différents de ce que l’on a fait ces dernières années, sur l’organisation des soins, le déremboursement des soins inutiles, les transports sanitaires ou sur les indemnités journalières, et ces efforts ne permettront sans doute pas d’absorber sans hausse de recettes les 15 Mds€ de déficit qui se sont formés sur l’assurance maladie, notamment les 11 créés par le « Ségur » de la santé. Ce qui veut dire que par rapport à un tendanciel indexé sur le PIB en valeur, il n’y a pas d’économie très significative à dégager d’une meilleure gestion des dépenses de santé, qui est juste requise pour tenir le tendanciel
On peut bien sûr dérembourser, mais ce n’est pas très différent d’augmenter les cotisations, surtout si cela fait augmenter celles des mutuelles, et ça n’a rien à voir avec « le train de vie de l’État ». Quand l’institut Montaigne propose d’augmenter de 140 € par habitant et par an le reste à charge en santé, pour le ramener à la moyenne européenne, pour une économie évaluée de 10 Mds€, c’est juste un prélèvement sur le pouvoir d’achat, et il faut savoir de qui : si ce sont les 140 premiers euros de dépenses de soins annuels, la réponse est « à peu près tout le monde », comme la TVA ou la CSG, et cela pose une question sérieuse de prévention sanitaire ; s’ils sont pris sur les maladies chroniques, qui forment l’essentiel des dépenses de santé, la proposition consiste à taxer les malades. Or, si on peut à la rigueur défendre l’idée que la réduction des prestations chômage pousseront les gens à reprendre du travail, on ne voit pas en quoi la réduction des remboursements des soins de cancer fera qu’il y ait moins de cancers.
- Défense : nous ne pouvons plus tirer les « dividendes de la paix », qui ont permis de baisser le budget de la Défense de 6.4% du PIB en 1956, 4.1% en 1968, 3% en 1987, à 1.9% en 2017. La loi de programmation militaire prévoit une augmentation régulière des crédits d’ici 2030 pour passer de 47 Mds€ en 2024 à 69 Mds€ en 2030. La situation géopolitique commande un tel effort. La défense n’est donc pas un secteur où on pourra faire des économies. Il faudra au contraire dégager des ressources, éventuellement temporaires, pour y faire face.
Le budget des armées françaises selon la Loi de programmation militaire (LPM) 2024–2030

Source : Ministère des Armées
- Éducation : En fait, nous ne dépensons pas plus que les autres. Certes, en comptabilité publique, 5.4% PIB en France, contre 4,9 % pour la moyenne de l’OCDE. Mais le budget de l’éducation est surévalué en raison d’une norme comptable qui veut que les retraites des fonctionnaires d’État soient financées par une cotisation stratosphérique sur le salaire (74% contre 17% dans le privé!) brut des fonctionnaires en activité. L’IPP a montré dans une étude récente que cette convention comptable conduit à surévaluer la dépense publique d’éducation de 10% environ. De fait, corrigée de ce biais, cette dépense publique se situe à environ 5% du Pib, soit la moyenne OCDE, mais moins que la Norvège, le Royaume-Uni, la Suède… Et les dépenses moyennes par élève nous placent en-dessous de la moyenne OCDE pour l’enseignement élémentaire, âge auquel se joue l’essentiel. Bien sûr, les évolutions de la natalité vont faire chuter les effectifs, dès maintenant à l’école maternelle, d’ici deux à trois ans à l’école élémentaire, puis au collège et dans le supérieur. Mais nos mauvais résultats dans les comparaisons internationales montrent qu’il sera sans doute prioritaire de consacrer l’essentiel de ces marges de manœuvre à améliorer le suivi des élèves là où il est le plus critique : l’investissement dans les compétences est gage d’une meilleure productivité future et d’une croissance potentielle plus soutenue.
Dépenses moyennes par élève dans l’enseignement élémentaire en équivalents dollars (2019)

Source : OCDE
Au total, sur ces trois gros blocs, hors retraite, ce sera déjà un bel objectif de ne pas faire croitre les dépenses plus vite que la richesse, ce qui ne constitue pas une économie, au sens de l’objectif de 100 à 120 Mds€.
Cela ne veut pas dire, bien sûr, que l’État n’a pas d’effort à faire, ni de gains de productivité à extraire.
Le statut et les modes de gestion de ses personnels et le régime de la fonction publique « de carrière » devraient en théorie faciliter les redéploiements d’effectifs : la garantie d’emploi était en effet censée avoir pour contrepartie la mobilité des agents. Mais, en pratique, en dépit d’efforts de fluidification, de tels redéploiements restent extrêmement difficiles : les grilles et nomenclatures propres aux différents corps (on en comptait encore plus de 280 en 2022 malgré un effort de simplification visant justement à faciliter les mobilités internes) compliquent singulièrement la manœuvre. De même, la réalisation des gains de productivité se heurte à de nombreux obstacles : quand l’État automatise des tâches, comme la chaine de traitement des impôts, ou des cotisations sociales, il ne fait pas un « plan social », fût-ce sur la base du volontariat, pour en tirer rapidement les gains, comme le ferait le secteur privé en indemnisant les personnes concernées (une dépense qui, en bonne gestion, s’amortit sur un ou deux ans) ; il a donc du mal, quand il a trop de « fonctionnaires de bureau », à les reconvertir en « fonctionnaires de terrain » dont il a pourtant besoin, notamment dans les fonctions régaliennes ou la santé. C’est un problème qui d’ailleurs va devenir de plus en plus aigu avec la généralisation de l’IA générative dans les administrations publiques.
De même, les dernières décennies ont eu tendance à diversifier les étages de la décision publique, en donnant de plus en plus de responsabilités aux agences indépendantes, aux collectivités locales, ou aux instances européennes, sans que pour autant les services de l’État en tirent les conséquences sur leurs propres effectifs. L’action publique tend donc à se complexifier, et à perdre en efficacité dans des concertations interminables. Il n’y a pas de doute que l’État doive être profondément restructuré.
Mais même si c’est important pour l’efficacité de l’action publique, pour réduire le temps perdu des démarches imposées à la société, pour dégager plus de moyens pour l’action de terrain, cela n’aura que peu d’impact sur la situation budgétaire.
Car il ne faut pas être hypocrite. Les économies proposées sur le « train de vie de l’État » sont, pour l’essentiel, des économies sur les dépenses de salaires de fonctionnaires, les loyers de leurs bureaux, et les salaires de leurs sous-traitants ou pseudopodes de statut privé. Quand on propose de « fusionner des agences » en disant qu’une seule peut faire le travail de deux, il n’y a d’économie que si on fait partir les salariés de l’agence excédentaire, ou si on les reconvertit vers des métiers où il y a de nouveaux besoins et où on aurait embauché de toutes façons. Même chose quand on propose d’automatiser des tâches qui peuvent l’être. Si on se contente de ne plus recruter dans les services dont on n’a plus besoin, on met trente ans, au fur et à mesure des départs à la retraite, pour dégager les gains attendus – si les fonctionnaires en place maintenus dans un « bullshit job » n’inventent pas des procédures ou des complexités pour justifier le maintien de leur service.
Il y a donc beaucoup d’hypocrisie dans les propositions de « réduire le train de vie de l’État », car elles ne disent pas que pour y parvenir dans des délais raisonnables, il faut faire des plans sociaux.
D’ailleurs, dans les pays européens qui ont fait des plans avec une forte composante en dépenses, la Grèce bien sûr, mais aussi le Portugal, il y a eu des départs contraints et des mises en faillite d’entreprises publiques, et c’est ce qui a permis d’aller plus vite que 0,5% par an, et surtout de tenir la réduction sur plusieurs années en la faisant porter là où elle se justifiait.
Par exemple, le Portugal a baissé ses effectifs[15] dans la fonction publique de 728 000 postes en 2011 à 656 000 en 2014 (-10% en trois ans ce qui ne peut se faire qu’avec des départs contraints) avant de remonter à 684 000 en 2018, de sorte que la réduction n’est in fine que de 6%. Il a donc fait comme les entreprises qui se restructurent : licenciements là où il y a eu des automatisations, ou de la bureaucratie inutile, et embauches là où il y a plus de besoins.
La politique de réduction des effectifs du Québec, principalement par attrition, est souvent citée en exemple pour ses résultats entre 2004 et 2007[16], qui ont permis de réduire les effectifs de 5,8% entre 2004 et 2008 ; mais les embauches qui ont dû être faites les deux années suivantes ont repris presque la moitié de l’écart. Non parce que les Québequois étaient devenus laxistes, mais parce que certains services publics ne pouvaient plus fonctionner correctement.
L’État d’ailleurs participe lui-même de cette hypocrisie quand il impose des « coups de rabots » à ses pseudopodes qu’il juge, parfois à raison, trop gras en bureaucratie, par exemple les collectivités locales, les offices HLM, les agences indépendantes, les chambres de commerce, etc. Les coupes qu’il impose ne sont pas assorties d’un plan de réduction des effectifs jugés excédentaires, ni des investissements jugés inutiles ; elles se contentent en général de taper dans les « fonds de roulement », c’est-à-dire de réduire l’argent qui circule dans les tuyaux, de jouer sur la trésorerie des pseudopodes, ou les délais de paiement. Cela évidemment ne marche qu’une fois ; en comptabilité privée, ce genre d’économie ne serait d’ailleurs même pas enregistrée, une seule année, dans le compte d’exploitation. Quand on le fait plusieurs années de suite, on aboutit non pas à forcer des organismes à se restructurer, mais à réduire leurs investissements, payer de plus en plus tard leurs loyers ou leurs fournisseurs, ou réduire des moyens annexes au point de ne plus pouvoir effectuer correctement leurs missions.
Quand l’État s’impose des coups de rabot à lui-même, sur ses effectifs, la seule chose qu’il sache faire est d’imposer uniformément une règle de ne remplacer les départs en retraite qu’à proportion d’un fonctionnaire sur deux ou trois. En ne remplaçant qu’un fonctionnaire sur deux départs en retraite, ce qui réduit les effectifs en théorie de 0,5% par an, on économise 800 millions par an, en incluant les collectivités territoriales, qui se cumulent si on le fait sur deux ou trois ans. Ceci est très mineur par rapport aux 100 à 120 Mds€ d’économies à trouver. Mais surtout très dysfonctionnel, car certains segments de l’administration, notamment ceux qui rendent des services directement au public (infirmières, policiers, enseignants) ne peuvent pas le supporter sans une dégradation du service rendu ; et d’autres, en sens inverse (services administratifs remplacés par la digitalisation de l’administration, efforts de « delayering » visant à réduire la complexité du système ou les niveaux d’encadrement intermédiaire), pourraient faire beaucoup plus, mais l’État ne sait pas, sans un plan social pour réallouer les effectifs, réallouer ses moyens. Ce genre de politique ne peut donc pas être maintenue sur le long terme.
Quand bien même l’État parviendrait à déplacer la contrainte et à faire des plans sociaux, cela ne contribuerait que très marginalement, et au prix d’un travail immense et douloureux, aux économies nécessaires.
Personne n’a jamais réussi en pratique en France à réduire significativement les effectifs de fonctionnaires. Le plan le plus agressif jamais présenté est celui de François Fillon en 2017, qui voulait parvenir à une réduction de 100 000 fonctionnaires sur un quinquennat. S’il y était parvenu, combien aurait-il économisé ? Nettement moins de 3 Mds€ par an – soit moins de 3% de l’effort nécessaire.
Le salaire moyen d’un ETP de moins de 30 ans dans la fonction publique est de l’ordre de 1800 € par mois, ce qui réduit l’efficacité des politiques de non-remplacement[17]. Supposons qu’une logique plus agressive permette d’économiser sur des fonctionnaires plus anciens, et mieux payés, et qu’une restructuration économise aussi les loyers et les services extérieurs utilisés par ces fonctionnaires, de sorte qu’on atteigne une économie de 30 à 35 000 €/an/fonctionnaire. Multiplions par 100 000 fonctionnaires. Cela fait 3 à 3,5 Mds€ par an, moins les indemnités de chômage de ceux qui ne retrouveraient pas de travail, moins les indemnités de retraite de ceux qui partiraient en préretraite, moins les indemnités de départ qu’il faudrait donner à ces fonctionnaires pour deux ou trois ans de salaires.
L’Institut Montaigne, sans détailler sa méthode, propose de réduire de 200 000 les effectifs de la fonction publique territoriale pour les ramener à leur nombre d’il y a 20 ans et chiffre l’économie à 12,6 Mds€. Cela ferait une rémunération évitée moyenne de 63 000 € par an ! Ce chiffre sorti du chapeau est entièrement irréaliste : si l’on procède par non-remplacement, ou plan social axé sur les moins anciens, la rémunération est de 21 000 € en moyenne. Si l’on licencie des fonctionnaires d’ancienneté moyenne, leur rémunération annuelle est de 27 000 € par an[18]. On peut peut-être y ajouter quelques coûts de loyers de bureaux et frais généraux variables, mais pas le coût de couverture de la maladie de ces fonctionnaires, qui ne disparaitront pas dans la nature, ni le coût des cotisations retraites, très élevé dans la population publique, car leurs ainés seront toujours là. De plus, il faut réduire les gains des indemnités de chômage de ceux qui ne retrouveraient pas de travail. Le chiffre de 12 Mds€ est donc fantaisiste, même pour une réduction d’effectifs de 200 000 agents publics.
Les gens qui proposent d’aller plus loin proposent en général aussi de privatiser des services entiers, qui pourraient être privés dans d’autres formes d’organisation, comme les universités, certains services d’éducation, d’information ou de santé. Certains pensent que les services ainsi privatisés seraient moins coûteux à service égal, ou mieux orientés vers les attentes des clients, donc plus productifs à prix égal. Mais ces services, il faudra toujours les payer, soit par des redevances imposées aux usagers, qui ressemblent à des impôts, soit par des subventions publiques.
Le secteur privé gère-t-il d’une façon plus efficace et économe ? Chacun peut avoir là-dessus des opinions idéologiques, mais si on regarde les faits… ça dépend.
Il y a des exemples contraires. La privatisation du train en Grande-Bretagne est l’exemple d’un grand échec. En France, on peut aussi observer, par exemple, que le secteur de l’assurance complémentaire santé engage 8 Mds€ de frais de gestion, soit plus que ceux de la Sécurité sociale, pour rembourser une très petite fraction de ce que fait la Sécu, en dupliquant certaines procédures[19] , ce qui n’est pas un exemple de contribution à une efficacité accrue. Dans le secteur de la distribution d’eau, la recherche académique n’est pas non plus très positive, ou souvent neutre[20].
Mais prenons des études positives, qui concluent à une gestion plus économique du secteur privé, par exemple sur la collecte et le traitement des déchets sur 7000 communes espagnoles[21], ou sur les transports par bus en Europe[22] ou aux États-Unis[23] : ces études, et c’est normal, ne concluent pas à des gains de productivité de plus de 10 à 30% dans le cas du passage d’un service public à un management privé.
Imaginons donc, pour l’argument, qu’on détermine un ensemble de 500 000 fonctionnaires, ce qui est une masse énorme, qui seraient gérés plus efficacement par le privé, avec des coûts 20% inférieurs. Ces entreprises privées devraient prendre une marge opérationnelle de l’ordre de 10% – c’est une norme très habituelle des gestionnaires privés de services publics à faible intensité capitalistique – en rémunération de leur risque et des engagements qu’elles prennent ; elles tarifieraient donc le service 10% moins cher, que ce soit à leurs usagers qui devraient payer non plus un prélèvement obligatoire, mais une dépense obligatoire (ce qui ressemble), ou au budget général. Et ceci est normal : la privatisation n’améliore la productivité du service que pour le montant des gains de productivité réalisés, moins la rémunération du capital engagé. La véritable économie ne porterait donc que sur 10% du coût du service, soit l’équivalent de 50 000 fonctionnaires, soit moins de 1.5% des 100 à 120 Mds€ d’économies à trouver. Et même si c’était deux fois plus, ce ne serait toujours « rien », en comparaison de la taille de l’ajustement requis.
Quel que soit le bout par lequel on prenne le problème – le rabot, le plan social, la privatisation… –, on ne voit pas de monde où la réduction du nombre de fonctionnaires et du « train de vie de l’État » rapporterait plus d’une infime fraction, de l’ordre de 5%, de ce qu’on cherche.
5.2 « Il suffit de revenir sur la politique de l’offre, et de faire payer les entreprises, soit en augmentant leurs prélèvements, soit en réduisant leurs aides »
L’administration Hollande a engagé la « politique de l’offre », pour l‘essentiel en engageant une vingtaine de milliards sur la réduction des cotisations sociales employeurs sur les bas salaires (CICE). Les quinquennats d’Emmanuel Macron ont poursuivi cette politique, en intégrant le CICE dans le barème des cotisations sociales employeurs, qui est donc devenu progressif au niveau de salaire ; puis en réduisant l’impôt sur les sociétés jusqu’à 25%, ce qui était en partie planifié par l’administration précédente ; puis en engageant la politique nouvelle de « réduction des impôts de production ».
Nous ne rentrerons pas ici dans le débat sur l’efficacité de cette politique, même s’il faut constater qu’elle a été contemporaine d’une forte réduction du chômage, due à une hausse de l’emploi privé, et d’une forte accélération des investissements étrangers en France.
Même si on peut lui attribuer une bonne partie de ces effets bénéfiques, il ne faut pas croire qu’elle s’est « autofinancée ». Les études américaines disponibles sur les « politiques de l’offre » montrent en effet qu’elles n’autofinancent, grâce aux créations d’emplois ou à l‘augmentation de l’activité, qu’une part minoritaire, de l’ordre de 20%, de leur coût budgétaire initial[24].
Ce sont sans doute des politiques bénéfiques, mais il faut pouvoir se les payer. C’était le cas des premières politiques menées jusque 2018, puisque le déficit avait été ramené en même temps en dessous de 3%. Pas des suivantes. Il est donc légitime de chercher à les recentrer pour garder l’essentiel de leur efficacité en en réduisant le coût.
Mais entretemps, l’argent de ces cinquante milliards a circulé.
Selon les statistiques de la DGFIP, le résultat après impôts de toutes les entreprises françaises soumises à l’impôt sur les sociétés (grandes, moyennes, et petites) est en 2023 de 112 Mds€ (181 Mds€ de profits nets de pertes, avant impôts, moins 69 Mds€ d’IS perçu)[25]. Ce sont ces 112 Mds€ qui doivent se répartir entre la rémunération des actionnaires et les investissements nouveaux (les investissements de maintenance de l’outil étant déjà déduits du résultat imposable par le biais de l’amortissement).
On ne voit pas très bien comment on pourrait reprendre 50 Mds€ sur une base de profits de 110 Mds€ sans engager des effets qui iraient bien au-delà de la moindre rémunération des actionnaires, et finiraient par atteindre l’investissement, l’emploi, et les salaires. Car les 50 Mds€ d’allègements liés à la politique de l’offre n’ont pas principalement alimenté les profits : ils ont aussi réduit des pertes, permis d’augmenter moins les prix et d’améliorer la compétitivité, d’embaucher des gens qui ne l’auraient pas été sinon, ou d’augmenter des salaires plus qu’ils ne l’auraient été autrement, chaque chose dans des proportions qu’il est difficile d’identifier avec précision. Mais c’était bien le but de cette politique.
D’ailleurs, concernant la part de cette politique qui réduit les cotisations sociales employeurs, il est difficile de dire si c’est une aide aux entreprises, ou aux salaires, ou à l’emploi. Parfois, les mêmes politiques, voire les mêmes économistes, les comptent dans une catégorie ou l’autre selon l’argument qu’ils cherchent à présenter : la gauche par exemple, quand elle cite des chiffres sur la répartition de la valeur ajoutée, compte les cotisations employeurs comme une part différée du salaire, donc dans la rémunération des salariés (en conséquence, son allègement devrait être une augmentation de la part des salaires) ; à l’inverse, quand elle répartit les allègements, elle les met dans la catégorie des « cadeaux » aux entreprises. Et la droite fait l’inverse : les cotisations sociales patronales sont une charge de l’entreprise quand elle compare les prélèvements sur les entreprises, et une part du salaire quand elle parle de la répartition de la valeur ajoutée. Or, c’est soit l’un, soit l’autre.
La vérité est que l’employeur, quand il compare un investissement en France ou à l’étranger, ou décide d’employer un salarié nouveau, ou de remplacer un salarié par une machine, compte le coût total du travail. Même si, à court terme, une augmentation des charges peut impacter son compte d’exploitation, à moyen terme, il répercutera donc des charges patronales plus élevées en augmentant moins les salaires ou en réduisant l’emploi, si des solutions plus compétitives se trouvent dans la délocalisation ou dans l’automatisation.
Donc, si on renverse cette politique, on impactera tous ces effets : investissements, salaires, emploi, en plus de la rémunération des actionnaires.
Cela ne veut pas dire que rien ne peut être fait. Mais si l’on ne peut pas renoncer à toute la politique de l’offre, qu’est-il raisonnable de reprendre sur les entreprises ? Cela est ouvert au débat politique, mais un ordre de grandeur de 10 à 15% des 112 Mds€ de résultats après impôts peut être considéré comme une estimation raisonnable. Cela ne fait donc que 5 à 15% des 100 à 120 Mds€ d’impasse budgétaire.
Cela a d’ailleurs déjà commencé à être fait, dans le désordre, dans la loi de finances pour 2025, et pour autant qu’on puisse l’entrevoir, dans celle discutée pour 2026 ; avec d’une part le recentrage des exonérations de cotisations sociales, et d’autre part une mesure exceptionnelle de surtaxe d’Impôt sur les sociétés, portant le taux de 25 à 36%, pour les entreprises « réalisant plus de 1 ou 3 milliards de chiffre d’affaires ». Ce critère est évidemment absurde, surtout pour une telle différence de taxation, et induira des comportements de délocalisation (vers des pays à taux d’IS plus faible) ou d’optimisation (vendre ou scinder des entreprises pour des morceaux de moins de 1 milliard) s’il venait à perdurer.
A un moment, il faudra donc redonner aux entreprises de la visibilité sur l’environnement fiscal dans lequel elles doivent se projeter, même s’il est un peu moins favorable que celui des dernières années.
A fortiori faut-il faire un sort aux évaluations fantaisistes qui prétendent trouver un « trésor caché » dans les soi-disant 200 ou 250 Mds€ d’« aides aux entreprises ».
Ces études reposent sur des taxinomies qui ne sont pas sérieuses : elles incorporent des choux et des carottes, comptent comme une aide au compte d’exploitation des prêts de la BPI ; ou des dotations en capital, y compris à des entreprises publiques pour compenser leurs pertes, comme si l’État aidait le capital quand il transfère de l’argent d’une de ses poches à une autre ; ou des exonérations dont bénéficient les salariés au titre des tickets restaurants ou des heures supplémentaires ; ou des taux réduits de la TVA (par exemple restauration) que paient les consommateurs ; ou l’effet d’un barème progressif de cotisations sociales, la tranche supérieure étant considérée comme la norme et celles en dessous comme une aide – comme si pour l’impôt sur le revenu on comptait toutes les tranches en dessous de 40% comme une aide aux salariés modestes.
Bien sûr, on peut réduire les niches fiscales, dont certaines bénéficient d’ailleurs aux salariés (chèques déjeuner et chèques vacances, heures supplémentaires) ou d’autres servent à favoriser les entreprises industrielles ouvertes à la concurrence internationale par rapport aux entreprises de services françaises (par exemple crédit impôt recherche), mais c’est une forme de prélèvement comme une autre, sur les entreprises, ou sur leurs salariés, ou sur leurs consommateurs.
Mais surtout, restons logiques : comment les entreprises pourraient-elles « profiter » de 200 ou 250 Mds€ d’aides publiques si elles ne font que 110 de résultat ? Et quelle est la proposition pratique pour reprendre 200 Mds d’aides sur 100 de résultats ?
« Et le Cac 40 ? » entendra-t-on ? Mais le Cac 40, ce n’est pas la France, et il n’est pas taxable en France pour ses activités étrangères.
Les entreprises du Cac 40 sont des entreprises mondiales, qui sont détenues à peu près pour moitié par des étrangers et réalisent à plus des deux tiers de leurs chiffres d’affaires à l’étranger[26]. Elles sont cotées à la bourse de Paris, c’est pour cela qu’elles sont dans le CAC40. Mais elles ne sont même pas toutes dirigées par une holding française (Airbus, Euronext, Essilor, Stellantis, par exemple, ne le sont pas ; d’autres ont le statut de société anonyme européenne), ni même toutes dirigées par un ressortissant français (AXA, Air France, Schneider, société générale, Stellantis, Essilor). Travaillant à titre principal à l’étranger, elles y font la majorité de leur profit, même sans optimiser, et si elles optimisent de façon artificielle, c’est le travail de l’administration fiscale, qui s’y emploie, de redresser leurs bases. Elles y paient donc la majorité de leurs impôts, à des taux qui sont applicables à l’étranger, en général plus bas, donc il est parfaitement normal que leur taux d’imposition soit moins élevé que celui des entreprises purement françaises.
L’attribution de la capacité à taxer les profits des entreprises transnationales est réglé, État par État, dans les 140 conventions fiscales signées par la France, qui sont des Traités, dont la force juridique est supérieure à la loi.
On peut donc apprécier que nous ayons des états-majors de multinationales présents ou cotés à Paris, si on regarde les effets économiques induits. On peut aussi le regretter, si on n’aime pas cette fenêtre ouverte sur la mondialisation. Mais dans tous les cas, du Cac 40, la France ne peut taxer que les filiales françaises, sur leurs résultats en France (qui sont déjà compris dans les 110 Mds€ visés plus haut). Penser que les résultats de filiales étrangères, en attendant qu’ils soient reversés à des actionnaires étrangers, pourraient être taxés en France, c’est une vision qui relève de ce que Sandrine Rousseau appelle justement notre « impensé colonial ». Elle n’a en tout cas aucun fondement en droit.
Là encore, on essaie de nous divertir, avec un trésor caché à trouver ailleurs, si on veut nous faire croire qu’on trouvera la plus grande part de l’effort à faire du côté des entreprises.
5.3 « Il suffit de travailler plus »
Si les précédents « Y’a qu’à » étaient respectivement à entendre l’un du côté de la droite, l’autre du côté de la gauche, celui-là est plus centriste. Le pôle central ayant un électorat d’ailleurs principalement composé de retraités, qui ne travaillent plus, et de cadres supérieurs, qui ont beaucoup de liberté pour organiser largement eux même un travail peu pénible, il est normal que l’idée que « les autres » travaillent plus soit populaire dans ce segment d’opinion.
Il recouvre plusieurs options de politiques publiques évoquées dans les débats récents : repousser l’âge de la retraite, couper dans les allocations chômage, supprimer deux jours fériés.
Repousser progressivement l’âge effectif moyen de la retraite est assurément une manière d’économiser sur les pensions, et d’ailleurs aussi, sous réserve de certaines hypothèses de bouclage macroéconomique, d’accroitre les recettes de soutien actifs/inactifs. Tous les pays le font, à leur rythme, pour faire face à la dégradation de leurs ratios de cotisants. La France l’a fait plusieurs fois avec succès avec les réformes Fillon et Touraine, moins avec la réforme Borne qui, à tort ou à raison, a été perçue comme injuste en focalisant tous les efforts sur les gens touchés par le report de l’âge légal d’ouverture des droits plutôt que la durée de cotisation, c’est-à-dire ceux qui avaient commencé à travailler tôt avec une carrière complète.
Ce chantier devra donc être repris par les partenaires sociaux, qui d’ailleurs n’avaient pas été loin de dégager un chemin lors du conclave des retraites, qu’il aurait été beaucoup moins cher d’emprunter plutôt que de devoir suspendre toute la réforme.
Inutile cependant de pleurer sur le lait renversé. Pour ce qui nous préoccupe, la question est de savoir combien une nouvelle réforme adoptée fin 2027, par exemple, pour la seule part des mesures d’âge, qui devront nécessairement prendre en compte les sujets de pénibilité, pourrait économiser à l’horizon 2032, si c’est celui qu’on se fixe pour la normalisation complète des comptes publics français. Et combien elle rapporterait pour la part qui réduirait la charge des retraites en pourcentage du PIB.
Car quand on se fixe un objectif de 100 à 120 Mds€ d’économies, c’est par rapport à un modèle implicite où les dépenses progressent comme la richesse. S’il faut faire un effort pour éviter un tendanciel qui obligerait à augmenter la part des retraites dans le PIB, c’est en plus.
Et cet objectif doit être atteint sur 5 à 7 ans, c’est à dire au plus tard en 2030–2032, et nos partenaires européens ou l’humeur des marchés risquent de nous forcer d’aller plus vite. Dans ces affaires de retraite, les gouvernements se sont souvent exonérés d’un laxisme présent en planifiant des efforts pour longtemps plus tard, en stipulant pour autrui des mesures rigoureuses sur le compte de leurs successeurs. Ce dont nous avons besoin maintenant, ce sont des économies pour tout de suite.
Selon le rapport de la Cour des comptes sur la situation financière des régimes de retraites, le déficit des régimes se stabilisait entre 2025 et 2030–2032 sous condition que la réforme Borne soit menée à son terme, pour se dégrader dans les années ultérieures. Donc, la réforme Borne ne contribuait pas à réduire les déficits publics sur la période 2025–2032, mais seulement à les stabiliser. Son gel entraine une dégradation de ce scenario d’environ 10 Mds€ pour le solde net des finances publiques, à l’horizon 2030.
Il faudra donc des mesures de report de l’âge de la retraite en 2027, mais elles devront d’abord remplacer la réforme Borne, pour une dizaine de milliards à l’horizon 2030–2032, juste pour maintenir le déficit, avant de contribuer à sa réduction.
Il est douteux que les mesures actionnables d’ici là aillent très au-delà. Sur la durée d’assurance requise pour le taux plein (DAR), si on poursuivait sa hausse jusqu’à 44 annuités à partir de la génération 1969 on peut espérer à peu près 8 Mds€ d’ici 2032 pour le solde, sur l’ensemble des finances publiques (source : rapport de la Cour des comptes).
S’agissant du chômage, la majorité sortante a plusieurs fois déjà resserré le système d’indemnisation, c’est un des domaines d’ailleurs dans lequel à la fois la meilleure conjoncture et le changement des politiques ont permis de faire des économies. Elle avait promis aux syndicats de s’arrêter, et d’adopter au contraire une approche « contracyclique » au titre de laquelle on peut durcir les règles quand l’emploi va bien, pour pousser les chômeurs à en trouver un, quand il y en a, mais il faut au contraire les assouplir quand l’emploi se dégrade.
Puis la situation de l’emploi a commencé de se tendre un peu, et le Gouvernement a présenté quand même un nouveau projet d’économies de 4 Mds€ sur l’indemnisation du chômage, qu’il a été obligé de retirer. L’institut Montaigne, pour sa part, propose de réduire de 18,5% la prestation moyenne par chômeur pour la rapprocher de la moyenne de l’Union européenne, pour 10 Mds€ d’économies. Mais cela suppose de sortir d’un régime assurantiel indemnisant les chômeurs en fonction de leurs revenus antérieurs, pour aller vers une forme de revenu d’assistance plafonné, ce qui serait difficile à accepter et mettrait en cause le niveau des cotisations puisque, rappelons-le, le régime est à peu près à l’équilibre.
A défaut d’entrer dans le détail du sujet, prenons donc cette fourchette, 0 à 4 Mds€ par an, sur environ 40 Mds€ de dépenses. Mais la réalité est que si la conjoncture se dégrade, les dépenses iront en sens inverse, en augmentant.
Quant aux jours fériés, le gouvernement a présenté en 2025, puis retiré un projet assez original, qui consistait à supprimer deux jours fériés, de sorte que les salariés travailleraient deux jours de plus sans augmentation de salaire ; cela ne produirait pas nécessairement de valeur ajoutée ni de profits supplémentaires pour les entreprises, car cela dépend de ce qu’elles factureraient de plus à leurs clients de ces deux jours de « corvée » gratuite ; mais à titre forfaitaire, l’État taxerait les entreprises de la moitié à peu près de la valeur de ces deux jours gratuits, soit 4 Mds€.
On voit qu’on est quelque part entre la taxation des salariés de deux jours de travail gratuits et la taxation des entreprises à hauteur de 4 Mds€ de plus de cotisations sociales. Et selon les cas, le résultat final serait différent : les entreprises qui ne trouveraient pas à facturer les deux jours de plus les laisseraient à leurs salariés puisqu’ils ne lui serviraient à rien, et seraient taxées ; et celles qui trouveraient à les facturer normalement, se récupèreraient et au-delà de leur taxe, et les employés seraient ainsi l’objet final de la taxation.
Ce dispositif ayant été retiré très vite, il est difficile de lui prêter beaucoup d’avenir. Comptons donc aussi 0 à 4 Mds€, mais en allant plutôt vers le bas de la fourchette.
Quant au principal levier actionnable, on en parle peu, et pour cause : c’est l’immigration. Le solde migratoire actuel, sur 7 ans, impacte autant la population active employée que l’allongement d’un an de la durée du travail[27]. Un solde zéro accroitrait à l’horizon 2032 les déficits publics, tandis qu’un renforcement de l’immigration de travail, comme en Espagne, les réduirait. Mais cela n’est pas très présent dans le débat, malgré la remarquable contribution d’Hakim El Karoui et Juba Ihabadden chez Terra Nova[28].
Au total, le « travailler plus », à solde migratoire inchangé, poussé dans tous ses retranchements par un gouvernement qui y investirait un fort capital politique, peut contribuer pour 5 à 10 % à la résolution de l’impasse. C’est une contribution appréciable, mais pas décisive.
5.4 « Il suffit de taxer les riches »
De tous les « y’a qu’à », celui-là est sans doute le plus fondé d’un point de vue historique et politique : tous les plans de rigueur passés n’ont pu être acceptés par l’opinion que si les plus hauts revenus et les plus fortunés contribuent significativement au redressement. C’est l’évidence, et c’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les élites de l’argent n’aiment pas trop qu’on donne la mesure de l’effort de rigueur nécessaire. Elles savent qu’elles devront contribuer, et d’autant plus que l’effort sera planifié et anticipé, plutôt qu’imposé en hâte face à un risque d’effondrement de l’État. Et puis, si l’État s’effondre, ces élites ont un « ailleurs » où aller. Pas la grande majorité de la population.
Nous avons proposé des mesures précises et détaillées en ce sens, pour un paquet de mesures qui, en allant aux limites de ce que permet la jurisprudence constitutionnelle, et avec des risques de délocalisation calculés, permettraient de dégager un rendement de 10 à 15 Mds€[29] :
- mettre fin, comme dans la moitié des pays de l’OCDE, au système qui permet aux très riches d’effacer leurs plus-values latentes et résultats accumulés lors des successions et donations, de sorte qu’ils ne paient jamais, sur plusieurs générations, même pas la « flat tax » ;
- réduire considérablement la portée du pacte Dutreil, qui coûte 4 à 5 Mds€ par an aux finances publiques, et permet aux héritiers d’une entreprise de la vendre cinq ans après la transmission, pour un forfait de 5 à 6%, remplaçant à la fois l’impôt sur les plus-values (théoriquement de 35%) et l’impôt sur les successions (normalement de 40 à 45% sur les grosses successions) ;
- rétablir l’ISF dans sa version ancienne sur le patrimoine non professionnel, dont le Conseil d’analyse économique a montré qu’il n’avait provoqué que très peu d’expatriations[30], avec l’option d’y ajouter une taxation très réduite sur l’outil de travail, pour rémunérer le coût financier pour l’État du report d’imposition des plus-values latentes ; ceci peut prendre la forme d’un taux très bas (0,3%) sur l’outil de travail, ou d’un intérêt de retard (3,5%x30%, donc 1%) sur les plus-values latentes, la seconde solution présentant peut-être l’avantage de pouvoir être branchée sur le mécanisme d’ « exit tax », qui permet de s’assurer que les plus-values nées en France seront taxées en France au moment de la vente ; dans ce cas, il pourrait s’appliquer en droit aussi bien aux gens qui quittent le pays qu’à ceux qui y restent ;
- de façon plus prudente, envisager pendant le temps de la consolidation un effort supplémentaire des plus hauts revenus, dans des proportions ne menaçant pas trop la localisation des talents (qui est plus importante que celle des fortunes), soit sous forme de réduction des niches fiscales dont ils bénéficient, soit en augmentant légèrement le taux des tranches les plus élevées. De toutes façons, la jurisprudence constitutionnelle sur l’« impôt confiscatoire » fixe une limite très claire à cette voie.
Ce rendement de 10 à 15 Mds€ est du même ordre de grandeur que celui de la « sous-taxation du 0,1% », autrement dit que de ce que perd l’État quand le dernier « millième » des revenus économiques utilise des stratégies de capitalisation pour payer un taux d’impôt réel plus faible que « le reste du 1% ».
Autrement dit, la philosophie est la même que celle de la « taxe Zucman », mais en essayant de faire entrer le principe dans le monde réel, où il y a une jurisprudence constitutionnelle (qui interdit des impositions annuelles de plus de 0,5% du stock de capital sans plafonnement par rapport au revenu), des Traités et des conventions fiscales internationales (qui garantissent la libre circulation des individus et du capital sans entrave fiscale et donnent à l’État de résidence le droit exclusif d’imposer le capital), et une très forte mobilité des grandes fortunes professionnelles (comme le montrent les expériences norvégienne sur l’impôt sur la fortune professionnelle, et britanniques sur les non doms, car il est évident que ces très grandes fortunes professionnelles sont beaucoup plus mobiles que ne l’étaient les redevables de l’ISF). Surtout quand on imagine une taxe à ce point concentrée que l’essentiel de son rendement repose sur 15 familles, taxées au total de 11 Mds€ par an et 0.1 à 3 Mds€ par an et par famille, sachant qu’elles peuvent y échapper en vendant ou louant leurs résidences en France.
Une approche pratique exige donc d’être un peu plus tactique, de prendre plus au moment des transmissions et des ventes et moins annuellement, de tenir compte du droit et des stratégies d’optimisation adverses, d’élargir un peu le spectre, etc. Observons d’ailleurs que la version californienne de la « taxe Zucman », qui pourrait être soumise à referendum l’année prochaine, diffère de la version martyr française en ce qu’elle incorpore beaucoup de ces objections : le taux est de 1% (5% répartis sur 5 ans) et non de 2%, il y a un projet de révision constitutionnelle en parallèle pour le permettre, et pour tenir compte de la mobilité dans un État fédéré, le projet est devenu une « taxe surprise », non reconductible, sur les gens qui étaient là cette année. Cette approche est plus réaliste, mais nous préférons pour notre part des solutions de taxation pérennes, pour répondre au problème de la sous-taxation du 0,1% qu’a très justement identifié Gabriel Zucman.
Quoi qu’il en soit, des approches de ce type, axées sur le 1% des plus riches, et plus particulièrement le 0,1%, si elles apportent une contribution significative, 10 à 15%, au besoin d’ajustement, sont loin de suffire à atteindre l’objectif.
En réalité, un ajustement de cette envergure n’est réalisable que s’il demande un effort à tout le monde ou presque. Même si on parvient à mettre au compte des entreprises 15 Mds€, c’est-à-dire une charge de 15% de leurs résultats nets, même si on met au compte du 1% des plus riches un autre 15 Mds€, il reste encore 70 à 90 Mds€ à reprendre sur les « vrais gens », les 99%, c’est-à-dire 2300 à 3000 € par foyer et par an.
Donc tout le monde va payer. Mais personne ne veut être le premier à le dire, (François Bayrou s’est approché de ce point, avant de faire un refus d’obstacle), même si tout le monde le sait. C’est pour cela que le système politique devient fou.
6. Réduire les déficits revient à reprendre du pouvoir d’achat, surtout celui qui est épargné, avec des mesures horizontales simples
6.1 Pourquoi ne sommes-nous pas déjà dans l’hyper crise ?
A la lumière de tout ce qui précède, la profondeur du dérapage, le poids de la dette acquise, les ordres de grandeur complètement inadaptés des propositions qui se trouvent dans le débat politique, le spectacle affligeant des discussions sur la loi de finances, on pourrait renverser la question habituelle et se demander non pas pourquoi il y a un effritement dans la confiance de la dette française, mais pourquoi la panique n’est-elle pas déjà là ?
Pourquoi avons-nous encore la même qualité de signature que l’Italie qui est passée depuis 15 ans en excédent primaire? Pourquoi nos partenaires européens et les marchés ne forcent-ils pas encore nos gouvernants à prendre la porte, comme ils l’ont fait avec Silvio Berlusconi, la coalition populiste italienne, ou Liz Truss? Pourquoi l’État trouve-t-il encore la quantité de dette dont il a besoin, même si c’est à un taux plus élevé? Pourquoi les européens ne préparent-ils pas un plan pour transférer au Luxembourg les participations de l’État, en garantie de leurs prêts, et mettre à la tête de cette nouvelle APE un fonctionnaire européen qui choisit lui-même le patron de la SNCF (c’est après tout ce qui a été fait pour la Grèce…) ? Pourquoi les épargnants ne retirent-ils pas leurs dépôts dans les banques françaises qui portent dans leur bilan beaucoup d’obligations du Trésor, ou des compagnies d’assurance vie françaises (qui peuvent à tout moment être bloquées par le ministre des Finances) pour le mettre à l’étranger ou dans des banques françaises moins exposées? Pourquoi les étrangers ne prennent-ils par encore une décote sur tous les actifs français privés pour couvrir un risque de sortie de l’euro? Pourquoi les bijoutiers ne font-ils pas des affaires exceptionnelles en prévision de l’effondrement de la monnaie? Car c’est tout cela qui se passe quand on se rapproche de l’acmé de la crise.
Nous en sommes encore loin, en termes d’intensité de crise, et nous ne savons pas à quelle distance temporelle nous nous trouvons d’une telle accélération. Cela peut se produire dans huit semaines, dans huit mois, ou dans huit ans, ou n’importe quand d’ici là. Cela dépend de l’humeur du capital. La seule chose qu’on sait, au vu de la dynamique de la dette, c’est que cela ne tiendra pas encore 15 à 20 ans.
Pour quelle raison le marché n’anticipe-t-il pas une crise de la dette, si celle-ci est certaine à un terme inconnu ?
D’abord, contrairement à ce que pensent certains complotistes, personne ne la souhaite. Une menace de défaut français, même cantonnée à la France, c’est un choc quinze fois supérieur, en taille de dette, à celui de la faillite grecque, qui était elle-même un multiple de celle de l’Argentine. Ce serait le moment « Lehman Brothers » d’une prochaine crise mondiale. Au-delà de quelques trades spéculatifs à gagner sur les CDS, tout le monde, au global, y perdra.
Ensuite, les marchés savent l’impossibilité de sortir de l’euro, qui entrainerait l’infarctus monétaire du pays qui y serait contraint. Ils ont donc confiance en la capacité de nos partenaires et de la BCE à faire notre discipline, c’est-à-dire à imposer un plan d’ajustement d’hyper-austérité, à la grecque, si nous laissons les choses en venir jusque-là. Ils nous imposeront ce qu’ils voudront puisque rien d’autre qu’une éventuelle création monétaire de la BCE ne nous séparera de l’effondrement de l’État. Certes, plus nous attendrons, plus l’ajustement devra être rapide et douloureux parce qu’il entrainera des enchaînements récessifs : le pouvoir d’achat des ménages grecs a baissé de 35% entre la crise et 2015, et encore 17% vu d’aujourd’hui. Les crises financières de cette profondeur effacent le progrès d’une génération. Mais ce n’est pas le problème des marchés. Ce qui leur importe est qu’il y ait une corde de rappel quelque part.
Enfin, et c’est là le point essentiel, la France n’est pas un client pour le FMI. Ses comptes extérieurs ne sont qu’en léger déséquilibre, de 0,5 à 1% du PIB en moyenne ces dernières années, et même exceptionnellement à l’équilibre en 2024[31]. Cela signifie qu’il n’y a pas beaucoup plus d’argent qui sort du pays que d’argent qui y entre, et qu’il y a chaque année des flux importants d’épargne intérieure qui, le jour où ils ne financeront plus les déficits, peuvent être réduits, par l’impôt ou par la réduction des dépenses, pour éponger les déficits. La France de surcroit a une économie assez diversifiée, qui n’a pas complètement raté le virage de la transition digitale, et très attractive aux investissements étrangers. Elle a réformé le fonctionnement de son marché du travail. Et enfin, elle a une économie informelle plutôt plus petite que celle de ses voisins du Sud ou de pays émergents, et un État qui marche, et qui sait prélever l’impôt. Le jour où il le faudra, elle a donc les moyens de trouver en elle-même les moyens de combler son excès de déficit des comptes publics. D’une certaine façon, quand il n’y aura plus d’autre choix, ce sera relativement plus « facile » qu’ailleurs.
6.2 Reprendre du pouvoir d’achat, mais à quel rythme, et sur quoi ?
C’est plus facile bien sûr à condition de réaliser que le rôle des politiques n’est pas de créer du pouvoir d’achat avec leurs petits bras musclés, mais de répartir celui qui se crée, et de réunir les conditions de long terme pour qu’il s’en crée davantage. Et qu’à court terme, réduire le déficit, c’est nécessairement reprendre du pouvoir d’achat, pour la majorité de l’effort sur les « 99% » – parce que les dépenses de l’État ne vont pas dans des trous, mais dans la poche des gens. La seule chose qui est certaine, c’est qu’il vaut mieux réduire la part du pouvoir d’achat qui est épargnée.
Il y a bien sur un débat légitime sur le rythme auquel il faut réaliser cet effort.
Baisser le pouvoir d’achat a pour effet, toutes choses égales par ailleurs, de réduire artificiellement, au moins transitoirement, la croissance, exactement comme en distribuer a l’effet de l’augmenter artificiellement et transitoirement. C’est le fonctionnement bien connu du « multiplicateur » des dépenses publiques, qui fonctionne différemment selon le degré d’ouverture des économies, la politique suivie dans les États voisins, la situation de la conjoncture et le taux d’utilisation des capacités de production, ainsi que la propension à l’épargne. Cet effet de multiplicateur des dépenses publiques fait d’ailleurs que beaucoup d’économistes observent qu’une grande partie des plans de consolidation budgétaire n’atteignent pas leur « objectif » de réduire la dette. Ce qui est vrai… Mais c’est oublier le fond du sujet : à un certain point de la dérive, et nous en sommes assez près, le but de la rigueur n’est plus de réduire l’endettement, mais juste de maintenir la possibilité de la dette, et de rouler les échéances anciennes, afin d’éviter l’effondrement de l’État.
Il peut paraitre préférable d’étaler la charge sur une longue période, afin que la baisse induite de pouvoir d’achat puisse être absorbée ou présentée comme une moindre hausse. Mais quand on procède à un ajustement lent, il y a un risque de découragement. Car l’effet du multiplicateur, qui amortit et parfois annule l’effet de première année sur la réduction du déficit, s’efface sur les années suivantes, sur environ 4 ans ; mais si l’on étale sur une longue période l’ajustement, on rajoute tous les ans une nouvelle impulsion récessive, qui va elle-même mettre plusieurs années à s’effacer. Tout cela risquant de repousser la sortie du tunnel au-delà de l’horizon d’un mandat politique. Ce qui milite plutôt en faveur d’un ajustement plus brutal au début[32]. L’exemple du Portugal, qui a fait le plan d’ajustement le plus « front loaded », comme dit le FMI, et qui a le plus vite abouti à une sortie de crise complète, milite en ce sens.
Mais qu’on préfère faire très vite comme le Portugal ou moins vite comme l’Espagne, l’important est de faire.
Car le débat sur le rythme, s’il est légitime, ne doit pas servir de prétexte. Si on se met à l’écoute des prétextes, ce n’est jamais le moment : en conjoncture basse, « n’ajoutons pas la crise à la crise » ; en conjoncture haute, « ne cassons pas le croissance » ; entre les deux « évitons de tuer la reprise » ; au début d’un mandat, il faut « honorer les promesses de la campagne » ; et à la fin, il ne faut pas « gâcher le bilan ». Les conseillers qui fournissent les arguments pour ne rien faire seront toujours nombreux, puisqu’il y aura beaucoup d’acheteurs de leurs avis sur le marché des prétextes.
Si la théorie macroéconomique est assez divisée sur la question du rythme souhaitable des ajustements, elle est en revanche beaucoup plus convergente sur les segments de l’économie qui doivent en porter la plus grande charge. Quand la réduction de pouvoir d’achat induite par l’ajustement affecte principalement la consommation, ou les ménages ayant la plus forte propension à consommer, elle n’est pas seulement injuste, elle entraine des enchaînements récessifs. En revanche, si elle réduit du pouvoir d’achat qui aurait été épargné, on réduit le besoin de l’État de faire appel à l’épargne en même temps qu’on réduit des flux nouveaux épargnés. Ceci n’a pas d’impact en soi sur l’activité économique.
Autant que sur le rythme de l’ajustement, le débat devrait donc porter sur ses cibles. Qui épargne, et particulièrement en produits d’épargne sans risque, dette publique, assurance vie en euros, etc. ? Les plus aisés bien sûr, qui épargnent sur leurs revenus d’activité en prévision des « vieux jours », et en France, plus particulièrement, les retraités, qui sont dans les vieux jours, mais continuent d’épargner, sur leurs retraites, qui sont des dépenses publiques.
Si on accepte le constat que, comme en 1959 et en 1983, l’ajustement impose de grandes mesures horizontales à fort rendement, qui mettront tout le monde à contribution, et qu’il vaut mieux reprendre plus sur ce qui aurait été épargné, on arrive à la conclusion que le jour où on devra vraiment le faire, la plus grande part de l’effort se fera non pas « en deux coups de cuillère à pot », car il faudra les étaler dans le temps, mais sur deux trains de mesures simples : réduire les flux épargnés (donc inutiles) sur les dépenses publiques de retraite, et augmenter un impôt général à large assiette.
6.3 La boucle infernale des « boomers », ou comment adapter les retraites aux besoins
Suivons la boucle qui permet de mesurer l’inefficience et le coût de nos choix collectifs sur la retraite.
La France consacrait, en 2022, 14.7 % de son PIB aux dépenses publiques de retraites[33], contre 11.6% pour l’Allemagne, 12.8% pour la Belgique, 10.9% pour le Danemark, 13% pour l’Espagne, 11.1% pour les Pays-Bas, 15% pour l’Italie, 13.4% pour le Portugal, 10.7% pour la Suède, et 12.3% pour la moyenne de l’Union européenne à 27.
Certes, une partie de cet excédent vient de ce que les retraites se prennent un peu plus tôt en France, un peu moins d’un an plus tôt que la moyenne de l’OCDE (0,8 ans) pour l’âge normal de la retraite après une carrière complète de 22 ans, et deux ans plus tôt pour l’âge moyen de sortie du marché du travail[34] ; ceci avant que la réforme Borne et la continuation de la réforme Touraine ne corrige une partie de l’écart. En sens inverse, la part de la population de plus de 65 ans est en France environ 1 point inférieure à celle de l’Allemagne ou de l’Italie.
L’essentiel de l’écart provient donc d’un taux de remplacement du revenu des retraites, financé sur fonds publics, plus favorable que chez nos voisins les plus proches.
Ceci permet aux retraités français d’avoir un niveau de vie plus élevé, en comparaison des autres catégories de la population, que chez nos voisins. Cette comparaison aboutit à des résultats différents selon les conventions de calcul ; en revenus, selon qu’on compare aux seuls actifs employés ou à l’ensemble de la population active, y compris les chômeurs, et selon qu’on inclut ou non les revenus de l’épargne, qui se trouve en plus grande quantité chez les retraités; en pouvoir d’achat, selon la manière dont on compare le poids des charges de famille, en général absentes chez les retraités, et la façon dont on tient de compte de l’économie liée au fait que les retraités sont propriétaires de leur logement à plus de 70%, donc dans des proportions nettement supérieures au reste de la population. Bref, si on compare le pouvoir d’achat, il faut tenir compte de ce que les retraités ont moins de besoins.
C’est pourquoi les comparaisons entre le niveau de vie des retraités et ceux des « actifs », particulièrement les comparaisons de comparaisons au niveau international, aboutissent à des résultats légèrement différents.
Le Financial times a publié récemment une comparaison concluant à un niveau de vie (le titre « income » est assez erroné) supérieur des retraités français, à la différence de tous les autres européens.
« Les retraités français ont des revenus plus élevés que les adultes en âge de travailler »

Tout en relevant à quel point les revenus des retraités ont augmenté plus vite que ceux des actifs, sur les dernières décennies, en France comme d’ailleurs au Royaume-Uni, où le même effet est atteint par le biais d’un système de capitalisation.
« Les revenus des retraités français et britanniques ont cru beaucoup plus vite que ceux des adultes en âge de travailler »

Le panorama de l’OCDE, sans entrer dans le détail des niveaux de vie, compare le taux de remplacement moyen du salaire par la retraite, 72% en France[35], avec les 61% de la moyenne OCDE.
Enfin, le COR, dans sa propre comparaison des niveaux de vie, aboutit à la conclusion d’un niveau de vie des retraités français équivalent à celui des actifs, et même si la différence est moins marquée que dans les comparaisons du FT, cette situation nous met également du côté des pays développés qui favorisent le plus leurs retraités par rapport à la population active.
Niveau de vie individuel relatif des retraités et des actifs en 2022 (100% pour l’ensemble des ménages)

Donc : les taux de remplacement étant élevés en France, et les retraités n’ayant pas de charges de famille et peu de charges de loyers, ils n’ont pas besoin de puiser dans leur épargne pour maintenir leur niveau de vie, contrairement aux théories économiques sur le « cycle de vie », ou à l’idée commune qu’on épargne pour ses « vieux jours ».
Au contraire, plus on est vieux, plus on épargne de son revenu, qui est principalement constitué de dépenses publiques, les pensions de retraite. La Banque de France note cette différence générationnelle des taux d’épargne[36] : le taux d’épargne n’est que de 9% avant 30 ans, puis il monte progressivement à 18% entre 50 et 59 ans, ce qui est normal puisqu’on prépare sa retraite. Sauf qu’il continue de monter jusqu’à 25% au-delà de 75 ans, ce qui montre que… les retraites sont, en moyenne, supérieures aux besoins.
Taux d’épargne des ménages en % du revenu disponible brut par âge

Source : Insee
On ne peut même pas attendre beaucoup de bénéfices pour l’économie de cette sur-épargne constituée par les plus âgés. A cet âge-là, on ne prend plus de risque, et on n’est pas nécessairement mieux armés pour financer les virages risqués de la révolution digitale, de l’intelligence artificielle, ou de la transition énergétique.
Notons que les taux d’épargne mentionnés ici sont des taux d’épargne brute ; comme les plus âgés sont plus largement propriétaires immobiliers, si on calcule un taux d’épargne « nette » des amortissements du capital, les 25% deviennent environ 10% dans les conventions de l’Insee. Mais ces conventions sont largement sujettes à caution, comme tous les calculs d’amortissement de la comptabilité nationale : notamment, sur les 8000 Mds€ de patrimoine immobilier des ménages, l’amortissement notionnel calculé par la comptabilité nationale est de l’ordre de 100 Mds€ par an, ce qui est beaucoup plus que les 60 Mds€ de dépenses réelles d’entretien et de réparation immobilier des ménages, dont une part est prise par les propriétaires. Par ailleurs, il n’est pas évident que la collectivité nationale doive s’endetter pour assurer des revenus permettant à tous les propriétaires immobiliers de s’endetter pour maintenir en état neuf leurs logements familiaux historiques.
Retraçons donc la boucle dans son intégralité : les retraites sont le premier poste de dépenses publiques ; la France s’endette de 3 à 4 points de PIB de plus que ses voisins pour cela – c’est l’écart de déficit – dont 2 à 3 viennent de ce qu’elle a choisi de verser des retraites assurant à leurs bénéficiaires un niveau de vie en moyenne égal ou supérieur (selon les conventions de calcul) à celui des actifs, et en moyenne supérieur à leurs besoins en dépenses, la meilleure preuve étant qu’ils en épargnent en moyenne une très forte part, plus que les actifs. Cette épargne, les retraités la placent dans des placements sûrs, notamment les emprunts d’État à travers l’assurance-vie.
Comme ils continuent d’épargner même après 75 ans, cette sur-épargne moyenne, qui bien sûr est localisée sur la fraction la plus aisée de la population, vient chaque année arrondir leur héritage.
La redistribution qui s’opère là est claire : à travers le déficit budgétaire tous les actifs de la génération suivante s’endettent pour un profit que recevront… les héritiers des classes bourgeoises. C’est une contre-redistribution organisée sur le long terme.
La part de l’ajustement budgétaire qui portera sur cet excédent de retraites qui s’épargne n’aura pas d’effet économique récessif, puisqu’elle ne fera qu’annuler d’un côté une épargne, de l’autre un déficit qui crée un besoin d’épargne. C’est pourquoi cette piste nous semble devoir être privilégiée. Notons d’ailleurs que si les retraités dont le niveau de vie des revenus diminueraient réagissent par une diminution de leurs flux d’épargne, cela ne réduira même pas leur héritage, mais le rythme d’accroissement de leur héritage. Et quand bien même ils réduiraient un peu leur héritage, cela n’aurait pas non plus d’effet récessif.
Les masses en jeu sont considérables. Réduire de moitié, c’est-à-dire de 10% à12% de leurs revenus, le taux d’épargne des retraités, c’est un ordre de grandeur, dans le temps, de plus de 40 Mds€, soit 40% du besoin d’ajustement, sans spirale récessive, et la France resterait sur un niveau de retraites plus généreux que la plupart de ses voisins
Les leviers qui peuvent être activés pour atteindre cet objectif sont divers et doivent être calibrés et étalés dans le temps en fonction des objectifs de moyen terme :
- désindexer de l’inflation la progression des retraites, à l’exception des minima sociaux, ou des retraites les plus basses, ou pour la part supérieure à la retraite moyenne. La masse des retraites versées étant de l’ordre de 400 Mds€, une désindexation de 2% par an économise 8 milliards par an, qui se cumulent année après année, ou une part significative de cela si on épargne les retraites les plus basses ;
- mesures sur l’impôt sur le revenu, qui par définition ne visent pas les petites retraites puisque plus de la moitié de la population ne paie pas cet impôt : supprimer l’abattement à l’impôt sur le revenu pour « frais professionnels » des retraites (4,8 Mds€/an[37]) et/ou harmonisation du seuil d‘exonération de l’impôt sur le revenu (plus bas pour les retraités) ;
- Mesures sur la CSG, par exemple, alignement de la seule tranche supérieure de CSG sur les pensions (un peu moins de 2 Mds€/an), augmentation de tous les taux de CSG sur les pensions d’un point (4 Mds€/an) ;
- Même si cela ne concerne pas exclusivement les retraités, mais principalement en raison de la taille de leur consommation médicale, mécanismes de « bouclier sanitaire » qui font varier le « reste à charge » des dépenses maladies en fonction du niveau de revenu des assurés ;
- mécanismes permettant la prise en charge de la dépendance, pour les personnes âgées qui transmettront un capital significatif à leurs héritiers, sur l’héritage futur, la collectivité assurant l’avance des sommes nécessaires ;
- suppression des privilèges fiscaux de l’assurance vie, notamment à l’héritage, qui coûtent 5 Mds€ par an, pour qu’au moins les sommes épargnées sur les retraites n’échappent pas à l’impôt normal sur les transmissions ;
- à la limite, et cela arrive surtout quand on tarde trop et qu’on se retrouve en urgence, baisser ou taxer certaines[38] retraites les plus confortables ; cela s’est fait dans des plans d’ajustement européens : la Grèce a supprimé les 13e et 14e mois de pensions, ce qui correspond à une baisse de 15%, et coupé les pensions complémentaires au-delà de certains seuils[39] ; le Portugal a fait la même opération sur les 13e et 14e mois, et crée une taxe spéciale pour reprendre en nominal sur les pensions de plus de 1500 €[40] ; l’Irlande a appliqué un barème de réduction immédiat, dépendant du revenu, de 0% en dessous de 1000 € par mois à 12% au-dessus de 5000 € par mois[41].
6.4 L’autre grand levier d’ajustement sera nécessairement à trouver dans la hausse d’un impôt à base large et fort rendement, qui fait contribuer tout le monde
Autant ce qui pourra être prélevé sur ceux qui épargnent le plus aura un effet limité sur la conjoncture, autant les autres formes d’ajustement la ralentiront. Mais ce que nous montre l’expérience des plans de rigueur précédents, celui de 1958 comme celui de 1983, ou ceux des autres pays européens qui ont dû en passer par là, c’est qu’ils ne se perdent pas dans des centaines de micro-mesures, ni dans un jeu de « blame game » entre catégories sociales et clientèles, ni dans des charts de consultants sur le « ré-engineering » des procédures publiques : une fois déterminée la part de l’effort qui doit être prise par les plus riches, et elle doit être importante, la part qu’on peut reprendre sans dommages des politiques précédentes non financées, les marges de manœuvre spécifiques (comme chez nous les retraites, ou certaines désincitations au travail si on pense qu’il y en a) permettant de limiter l’impact conjoncturel, et les signaux d’austérité que doit donner l’État pour prendre sa part, il reste à choisir un instrument horizontal, et c’est toujours un impôt à base très large, qui fait le solde.
Car on ne peut pas choisir à la fois d’avoir, sur les retraites, sur la santé, sur l’éducation, un système plus socialisé qu’ailleurs, ainsi qu’une population plus dispersée et des responsabilités internationales, et « en même temps » payer moins des grands impôts qui mettent tout le monde à contribution.
Regardons par exemple, l’impôt le plus large et le plus rentable, la TVA, comparé en Europe à partir de son taux normal.
Taux normal de TVA par pays et dépenses publiques en % du PIB

Avec ses 20%, la France a un des taux les plus bas de TVA, juste un point de plus que l’Allemagne, mais elle a 8 points de plus de dépenses publiques en proportion du PIB – 57 au lieu de 49%.
Tous les pays d’Europe qui ont des taux de dépenses/PIB supérieurs à 50% ont des taux de TVA plus élevés : 25% en Suède, 25% au Danemark, 24% en Finlande ; tous les pays qui ont connu des difficultés financières ont également des taux TVA plus élevés : 24% en Grèce, 23% au Portugal, 23% en Irlande, 22% en Italie. En clair : la France est 3 à 5 points en dessous, en moyenne, des pays comparables.
Ici aussi[42], les ordres de grandeur sont massifs. La TVA est l’impôt qui a le plus fort rendement : 11,4 Mds€ par point, net de la TVA payée par les administrations publiques, si on augmente tous les taux d’un point ; 7 Mds€ si on maintient les taux réduits et qu’on augmente le taux normal. Sans compter le potentiel de la reclassification de certaines dépenses (4,5 Mds€ par exemple pour le coût de la TVA réduite sur la restauration).
C’est un impôt très neutre, qui n’a aucun effet pervers signalé sur l’activité économique, ni sur la compétitivité puisqu’il n’est pas prélevé à l’export et qu’il l’est au contraire sur les marchandises importées : les pays européens qui ont les taux les plus élevés de TVA, Suède et Danemark notamment, se portent très bien.
Certes, il n’est pas redistributif. Il est même un peu contre-redistributif, surtout sur les taux des produits de base, alimentation, etc., parce que les plus bas revenus consomment une part plus importante de leurs revenus, et une part plus importante de leur consommation est taxée au taux super-réduit. Ainsi l’étude mentionnée de la direction du Trésor calcule-t-elle qu’une hausse d’un point de tous les taux entrainerait une baisse de pouvoir d’achat de 0,7% du premier quartile contre 0,4% du dernier :
Effet statique d’une hausse uniforme d’1 point de pourcentage de l’ensemble de taux de TVA sur le pouvoir d’achat selon le niveau de vie des ménages

Source : Insee
Mais cet effet peut être ajusté et annulé de diverses manières :
- d’abord il est beaucoup moins marqué si, à rendement égal, on n’augmente pas les taux réduits et super réduits, et plus les autres ;
- ensuite, il doit être analysé en dynamique, avec l’impact sur l’’inflation et le choix qu’on peut faire d’indexer les minimas et prestations sociales reçues par le plus défavorisés ;
- enfin, il peut être annulé, et au-delà si on le veut, par un reprofilage de la progressivité des impôts directs.
Une marge de 3 à 5 points, à planifier elle aussi sur plusieurs années, sur une imposition qui rapporte autour de 7 à 10 Mds€ le point, c’est l’autre levier massif qui fait à lui seul une bonne part des 100 Mds€.
Nous parlons là de la TVA parce que c’est l’impôt qui se compare le mieux à celui de nos voisins européens, que sa neutralité est reconnue, et aussi pour prévenir les défaitismes de ceux qui relèveront que les plans d’ajustement précédents s’accompagnaient de dévaluations. Une forte hausse de la TVA est ce qui ressemble le plus, dans ses effets économiques, à une petite dévaluation. En effet, la TVA renchérit les produits importés tout en épargnant les exportations (qui en sont exonérées), ce qui améliore la compétitivité des produits nationaux.
Mais on peut aussi préférer, pour des effets qui seront au fond assez comparables, une hausse de la CSG : un point de GSG sur tous les revenus rapporte à lui seul 14.6 Mds€ selon l’IPP[43].
TVA corrigée de ses effets redistributifs, ou CSG, ce sont deux instruments aux effets assez comparables, qui visent à combler le déficit en reprenant du pouvoir d’achat avec des petits pourcentages sur de très grosses masses (les revenus, la consommation). Ils ne sont pas sans effet sur l’activité, mais leur effet dépendra largement de savoir si le programme d’ensemble permettra de redonner confiance à la fois aux français pour réduire leur épargne de précaution et se remettre à consommer, et aux marchés pour éviter d’augmenter les taux d’intérêt payés dans des proportions qui, appliquées à 115% du PIB de dette publique, sont bien plus récessives encore.
Conclusion : pendant que rien ne se passe, « everybody knows », et l’épargne monte
Ce dernier point sur le rétablissement de la confiance est de loin le plus important.
Car que se passe-t-il pendant que les partis politiques jouent au « blame game » pour convaincre leur clientèle que la solution du déficit se trouvera « chez les autres » (chez les immigrés, dira le RN ; chez les fonctionnaires, pour la droite classique ; chez les flemmards, pour le centre droit ; chez les très riches et les entreprises, pour la gauche) ? Pendant que telle ou telle catégorie est tour à tour mise au ban, de sorte que plus personne n’a plus la moindre idée de l’environnement règlementaire et fiscal dans lequel il devra travailler dans les prochaines années ? Pendant que les parlementaires utilisent la discussion budgétaire pour prendre des postures sur X et Tiktok ? Pendant qu’ils inventent en séance des impôts nouveaux sans étude préalable juridique ni opérationnelle, ou augmentent les impôts existants sur des segmentations artificielles que l’optimisation va immédiatement contourner ? Pendant qu’on arrive au point ubuesque où l’addition des amendements votés par des majorités différentes produit un volet « recettes » de la loi de finances que ne vote qu’un seul député, dans son quart d’heure warholien ? Pendant qu’un consensus unanime admet que ces amendements ont rendu le budget insincère ? Pendant enfin qu’on réfléchit à ce que tout cela se solde ou bien par un « shut down au ralenti », s’il faut voter une loi spéciale sur les services votés, ou bien par la remise en cause d’une tradition multiséculaire de consentement des représentants à l’impôt, qui remonte à la Magna carta ou aux États généraux, dans le cas où on recourrait à des ordonnances pour passer le budget dans sa version initiale ?
Ce qui se passe pendant ce temps-là, c’est que les entreprises ralentissent leurs investissements et les ménages leur consommation.
La dernière étude de Standard and Poors[44] note en octobre une très forte dégradation des soldes d’opinion des chefs d’entreprises français sur les perspectives de leur entreprise, les incertitudes politiques étant citées au premier rang des inquiétudes, et c’était avant que la discussion budgétaire ne montre tout son potentiel.
Cette tendance est récente et demande à être confirmée. Mais celle qui est bien installée est la hausse du taux d’épargne des ménages[45].
Taux d’épargne des ménages en % du revenu disponible brut

Source : Trésor Info
Sur le long terme, le taux d’épargne des ménages français tournait autour de 14–15% du revenu depuis les années 1990. Il est monté jusqu’à 20% pendant le Covid, où les gens ne pouvaient pas sortir de chez eux alors que leurs revenus étaient préservés. Mais il n’est pas revenu depuis sur la norme historique, et au contraire, il remonte en 2024 et 2025, à 18.2% en 2024, puis 18.4% au premier trimestre 2025, et 18.7% au deuxième trimestre[46].
La France est maintenant avec l’Allemagne le pays où le taux d’épargne est le plus élevé, mais il est celui où la progression est la plus rapide. Et comme l’investissement immobilier baisse, toute la progression, et au-delà, vient de la hausse du taux d’épargne financière.
Taux d’épargne des ménages

Source : Banque de France
A l’évidence, ceci n’est pas l’indicateur d’une détresse financière des ménages, mais d’une détresse morale. Car on ne met pas d’argent de côté (en moyenne) quand on ne peut plus joindre les deux bouts (en moyenne). Cela ne vient pas d’un constat que le pouvoir d’achat aurait baissé en moyenne ; ce n’est pas le cas – le pouvoir d’achat du revenu disponible des ménages, après transferts, a augmenté de 13,3% sur la période 2017/2024, plus que la croissance cumulée du PIB, 10,4%[47]. Cela vient plutôt d’une attente que demain, à cause de la conjoncture, à cause des déficits dont on parle de plus en plus, à cause du budget qu’on ne parvient pas à boucler, il baissera.
La vérité est donc que les Français attendent d’être taxés, que ce soit par une hausse des impôts ou une baisse des dépenses publiques dont ils profitent. Ils préfèrent bien sûr que les autres le soient plus, les pauvres espèrent que ce seront plus les riches et les riches que ce seront plus les pauvres ; de même pour les actifs et les retraités, les nationaux et les immigrés, les entreprises et les ménages. Mais ils savent que peu ou prou, tout le monde passera à la caisse. Ils mettent donc de l’argent de côté pour pouvoir faire face, le moment venu. Les politiques peuvent les prendre pour des enfants, à qui il faut cacher que les parents ne savent plus équilibrer leur budget. Mais eux, ils savent : « Everybody knows »…
La France n’a donc plus besoin d’un plan de rigueur pour que sa conjoncture se dégrade. En attendant que quelqu’un prenne le taureau par les cornes, la baisse de la consommation des ménages, la baisse de l’investissement des entreprises, et la hausse des taux d’intérêt demandés par les investisseurs sur la dette, tout cela y pourvoira, dans des proportions peut être égales à celle d’un plan de rigueur.
A l’inverse, on peut espérer, si le sujet n’est pas pris trop tard, que le jour où un gouvernant tracera une voie crédible de rétablissement, complète dans la durée et justement et intelligemment répartie, ces anticipations se renverseront, de sorte que le retour de la confiance, qui joue sur des masses énormes, compensera, au moins en grande partie, l’effet de l’ajustement.
Mais il faudra que d’ici là, quelqu’un prenne le risque de dire la vérité.
[1] Alain Fonteneau et Alain Gubian, « Comparaison des relances françaises de 1975 et 1981–1982 », Revue de l’OFCE, vol. 12, no 1, 1985, p. 123–156 (DOI 10.3406/ofce.1985.1033)
[2] https://www.institutmontaigne.org/expressions/les-35-heures-efficaces-et-peu-couteuses-notre-reaction-en-quatre-points?utm
[3] Cour des comptes, Rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques, 2010, 2011, 2012.
[4] https://www.lemonde.fr/economie-francaise/article/2016/09/05/les-bons-et-mauvais-points-du-quinquennat-hollande_4992491_1656968.html?
[5] Pour Portugal, Ireland, Italy, Greece and Spain.
[6] https://www.ft.com/content/be40c638–77ce-4986–9274-fa157d3a0ffb?shareType=nongift
[7] « French companies’ borrowing costs fall below government’s as debt fears intensify », Financial Times, 14 septembre 2025
[8] Par exemple Conseil d’analyse économique, « Comment stabiliser la dette publique ? », Focus 124, octobre 2025.
[9] https://www.funcas.es/wp-content/uploads/Migracion/Articulos/FUNCAS_SEFO/008art06.pdf?
[10] https://www.bfmtv.com/economie/economie-social/union-europeenne/du-jamais-vu-depuis-1974-le-portugal-va-etre-en-excedent-budgetaire-pour-la-2eme-annee-il-va-augmenter-les-retraites-et-baisser-les-impots_AN-202510120110.html
[11] Frédéric Tristram, « Annexe 3. L’évolution de la situation financière de l’État entre 1945 et 1969 » in Une fiscalité pour la croissance, Institut de la gestion publique et du développement économique, 2005, https://books.openedition.org/igpde/1676
[12] Institut Montaigne, « Budget base zéro, décider sous la contrainte », novembre 2025.
[13]https://www.fipeco.fr/commentaire/Les%20dépenses%20publiques%20en%20France%20de%201975%20à%202024
[14] Institut Montaigne à partir des données Eurostat.
[15] https://www.dgaep.gov.pt/EN/upload/DEEP/Stats_siteing_jul_2019.pdf, tableau 1.1
[16] « L’État québecquois en perspective », Observatoire de la fonction publique, 2012
[17] Conseil d’analyse économique, focus 124, octobre 2025.
[18] https://www.insee.fr/fr/statistiques/8611947?
[19]https://www.fipeco.fr/commentaire/Les%2520montants%2520laiss%C3%A9s%2520%C3%A0%2520la%2520charge%2520des%2520m%C3%A9nages%2520par%2520l%27assurance%2520maladie
[20] https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1016/j.polsoc.2008.10.006, pour une vue negative, ou Bel, Fageda,Wanerd, univeristy of Barcelona 2009 « Is private production of public services cheaper ? A meta regression analysis of solid waste and water services » pour une vue neutre.
[21] Lopez, Prior, Gomez, « Cost efficiency of municipal solid waste service delivery », European journal of operational research, avril 2015.
[22] Pina Torres « Analysis of the efficiency of local services delivery », décembre 2011
[23] Jerc, Kahn, « The Efficiency of local government, the role of privatization and public sector unions », Journal of public economics, octobre 2017.
[24] https://www.factcheck.org/2018/08/cbo-didnt-say-tax-cuts-were-virtually-paid-for/
[25] https://www.oecd.org/content/dam/oecd/en/publications/reports/2012/11/public-sector-compensation-in-times-of-austerity_g1g1db8b/9789264177758-en.pdf?, voir page 24
[26] https://tnova.fr/economie-social/finances-macro-economie/quel-rendement-peut-on-rellement-attendre-de-la-taxation-des-plus-fortunes/.co/6krrfcSMMh
[27] https://www.strategie-plan.gouv.fr/files/files/Publications/2025/2025–10–28%20CollecduPlan%20n%C2%B0%2010%20-%20D%C3%A9crochage%20d%C3%A9mographique/HCSP-2025-CdP%20N%C2%B010-March%C3%A9%20du%20travail_27octobre12h45.pdf
[28] https://tnova.fr/societe/immigration-integration-non-discrimination/les-travailleurs-immigres-avec-ou-sans-eux/
[29] https://tnova.fr/economie-social/finances-macro-economie/quel-rendement-peut-on-rellement-attendre-de-la-taxation-des-plus-fortunes/.co/6krrfcSMMh
[30] https://cae-eco.fr/fiscalite-du-capital-quels-sont-les-effets-de-lexil-fiscal-sur-leconomie-communique-de-presse?
[31] https://www.banque-france.fr/fr/publications-et-statistiques/statistiques/balance-paiements
[32] https://fipaddict.substack.com/p/budget-2025-la-marche-est-elle-trop?
[33] https://www.insee.fr/fr/statistiques/2417714#tableau-figure1
[34] OCDE, « Panorama des pensions 2023 : comment la France se situe-t-elle ? »
[35] idem
[36] https://www.banque-france.fr/system/files/2024–08/epargne-des-menages.pdf
[37] https://cercledelepargne.com/aux-origines-de-labattement-de-10-des-retraites
[38] https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/2025–03/20250220-Situation-financiere-et-perspectives-du-systemede%20retraites.pdfhttps://ec.europa.eu/economy_finance/publications/occasional_paper/2014/pdf/ocp202_en.pdf?
[39] https://www.etui.org/covid-social-impact/greece/pension-reform-in-greece-background-summary?
[40] https://ec.europa.eu/economy_finance/publications/occasional_paper/2011/pdf/ocp79_en.pdf?
[41] https://rcpsa.ie/wp-content/uploads/2021/05/PSPR-2011.pdf?
[42] https://www.latribune.fr/article/economie/france/29876999942156/11–4-milliards-deuros-le-cout-d-un-point-tva-pour-letat-et-les-menages
[43] https://www.ipp.eu/wp-content/uploads/2025/06/chapitre_2_fiscalite_web.pdf
[44] https://fr.investing.com/news/economic-indicators/la-confiance-des-entreprises-francaises-chute-a-son-plus-bas-niveau-en-deux-ans-sur-fond-dincertitude-politique-93CH-3142177
[45] https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2025/06/06/flash-conjoncture-france-quels-facteurs-pourraient-expliquer-le-taux-d-epargne-eleve-en-france
[46] https://www.banque-france.fr/fr/statistiques/epargne/epargne-des-menages-2025-q2
[47] Selon l’Insee, la population a cru de 2,5% dans la même période, et le mouvement de décohabitation a également impacté le pouvoir d’achat du RDB « par unité de consommation », qui a cru de 8,6% tout de même.