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Note

La finance peut-elle être (enfin) plus sociale ?

La finance s’oriente désormais de façon évidente vers l’intégration de facteurs environnementaux, sociaux et de bonne gouvernance et la fabrication de produits visant un impact positif. Le social demeure pourtant le parent pauvre de la finance responsable. Si la finance verte a connu une dynamique d’innovation et une mobilisation réelle des acteurs, conduisant à la création de méthodologies de plus en plus robustes qui irriguent l’ensemble des produits financiers, même s’il faut sans doute aller beaucoup plus loin encore, le social demeure encore insuffisamment travaillé. Il faut s’assurer que les deux dimensions progressent pour faire de la responsabilité de la finance une promesse tenue, objectif de cette note de Terra Nova avec le Forum pour l’Investissement Responsable, par son président Alexis Masse.

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La finance est souvent perçue comme indifférente au social, voire comme antisociale. L’honnêteté oblige à reconnaître que ce n’est pas sans raison : augmentation des cours de Bourse à l’occasion de l’annonce de plans de licenciements célébrant la promesse de retour ou d’amélioration de la rentabilité du capital sans s’inquiéter de la perte de compétences et des conséquences sociales, inflation des inégalités patrimoniales nourrie par la disjonction entre rémunération du capital et rémunération du travail, dont Thomas Piketty [1] a montré la permanence de long terme, inflation de la rémunération de la sphère financière et des traders [2] , autant de faits stylisés qui font de la finance un vecteur puissant d’inégalités, plutôt qu’un vecteur de progrès. Ce mouvement est probablement aggravé aujourd’hui par la politique de quantitative easing qui, si elle comporte des avantages et a permis d’éviter la banqueroute des États, nourrit, via l’abondance de liquidités, l’inflation continue des valeurs mobilières comme les prix de l’immobilier.

Pour autant, des initiatives nombreuses existent, remontant parfois au XIX e siècle, pour faire de la finance un instrument d’émancipation : mutualité, mouvement coopératif fondé sur des sociétés de personnes plutôt que de capitaux, coopérative financière, organisation de lutte contre la fracture bancaire, finance solidaire mettant l’impact social avant la rentabilité financière. Ces initiatives ont en commun de rappeler que la finance n’est qu’un outil, qui assure deux fonctions déterminantes de notre économie dont la société a besoin : l’allocation du capital et le partage des risques. Et comme tous les outils, ses conséquences dépendent de ce qu’on en fait.

Ce débat rebondit aujourd’hui avec l’émergence de la finance responsable, tirée par la finance verte mais qui peut également être le levier d’une finance (enfin) plus sociale. La finance s’oriente en effet désormais de façon évidente vers l’intégration de facteurs environnementaux, sociaux et de bonne gouvernance et la fabrication de produits visant un impact positif. Le social demeure pourtant le parent pauvre de la finance responsable. Si la finance verte a connu une dynamique d’innovation et une mobilisation réelle des acteurs, conduisant à la création de méthodologies de plus en plus robustes qui irriguent l’ensemble des produits financiers, même s’il faut sans doute aller beaucoup plus loin, le social demeure encore insuffisamment travaillé.

Le but de cette note n’est pas de mettre en scène une concurrence entre finances sociale et environnementale mais bien de s’assurer que les deux dimensions progressent pour faire de la responsabilité de la finance une promesse tenue.

1. La finance responsable n’est encore qu’imparfaitement sociale

1.1. Des préoccupations sociales de longue date

1.1.1. Mutualisation des risques et allocation du capital pour une autre économie

La finance responsable est d’abord née de préoccupations sociales. Ce fut historiquement d’abord le cas avec le développement de la mutualisation du risque par les assurances sociales. Les sociétés de secours mutuel du XIX e siècle qui préfigurent la mutualité, organisées par métier et permettant d’offrir des secours en cas de maladie, d’infirmité, d’accident, de chômage ou de décès, servant parfois de caisses de grève, constituent le premier embryon d’une autre finance. Elle perdure aujourd’hui et se traduit dans le mouvement mutualiste par un partage plus solidaire des risques, le développement de réseaux de soins et d’optique qui favorisent l’accès à la santé pour tous, comme par la définition de standards de solidarité – absence de tarification en fonction de l’âge par exemple, importance de l’action sociale.

En 1848, Proudhon propose la création d’une « banque du peuple », qui doit permettre de réaliser une véritable démocratie économique grâce au « crédit mutuel et gratuit ». Celui-ci donnerait la possibilité aux travailleurs de posséder le capital qui leur manque pour s’affranchir des propriétaires. Si les banques mutualistes continuent de constituer une part significative de l’offre française (Crédit mutuel, Crédit agricole, groupe BPCE), leur différence s’estompe souvent avec les autres réseaux bancaires.

Cette préoccupation est encore présente au sein de la finance solidaire, qui se développe à partir des années 1980. Revient alors la question de la banque éthique, qui associe à la notion de coopérative financière l’utilité sociale des financements accordés (voir par exemple la création de la Nef ou de la banque Triodos). Naissent également plusieurs organisations qui souhaitent utiliser la finance pour réduire la fracture bancaire par le financement des publics défavorisés qui peinent à accéder au crédit pour financer leurs projets (création de l’ADIE et de France Active). La finance solidaire permet également de financer l’insertion par le logement des plus démunis (Habitat et Humanisme, Fondation Abbé-Pierre). Dans tous ces cas, il s’agit toujours de trouver un financement de marché pour des opérations à fort impact social. La finance solidaire s’appuie alors – à la différence de la philanthropie qui repose sur le don –, sur la mise en œuvre de véritables modèles économiques qui, s’ils ne permettent pas de dégager une rentabilité forte, font le choix de l’impact social d’abord . Ce choix réduit bien sûr la capacité de certains acteurs de l’économie sociale et solidaire à servir des revenus importants à leurs actionnaires. Typiquement, le financement d’une entreprise d’insertion par l’activité économique de jeunes aveugles ne permet pas de dégager la rentabilité de son concurrent classique.

La finance solidaire propose donc des produits d’épargne qui permettent de financer des projets à forte utilité sociale. La technique dominante en matière de finance solidaire consiste à réserver jusqu’à 10 % des sommes du produit d’épargne à des projets qui privilégient l’impact social sur la rentabilité, les 90 % restants privilégiant la rentabilité sur l’impact social, sans l’exclure. Le label solidaire Finansol impose même que les 90 % restants soient gérés de façon socialement responsable, c’est-à-dire en investissant dans des entreprises vertueuses sur le plan environnemental et social.

1.1.2. L’importance du mouvement syndical dans l’essor de la finance responsable

Sans remonter aux monts de piété ou aux origines quakers de la finance responsable anglo-saxonne et même si, en France également, des acteurs animés de convictions religieuses ont contribué à structurer certaines solutions financières, de la Fondation Abbé-Pierre au père Devert et à la structuration d’un produit responsable par la Fondation Notre-Dame, il n’en demeure pas moins que la prégnance historique des thèmes sociaux aura conduit le mouvement syndical à jouer un rôle significatif dans l’essor de cette autre finance.

L’accès du grand public à des produits responsables s’est historiquement concentré sur les produits d’épargne salariale depuis 2002 sous l’impulsion des quatre organisations syndicales (CFDT, CGT, CFTC, CFE-CGC) réunies au sein du Comité intersyndical de l’épargne salariale (CIES). Le CIES a créé le premier label français d’investissement socialement responsable et promeut le choix par les entreprises de supports responsables pour les fonds d’épargne salariale. Edmond Maire, ancien secrétaire général de la CFDT, obtient qu’un fonds solidaire soit nécessairement proposé en épargne salariale, ce qui permet l’essor de la finance solidaire. Parallèlement, des syndicats contribuent à la reprise par Nicole Notat de l’ARESE qui devient Vigéo, agence pionnière de notation extra-financière, pour encourager la prise en compte de facteurs extra-financiers dans la décision d’investissement et favoriser la diffusion de la responsabilité sociale des entreprises (RSE).

Parallèlement, la création du premier fonds de pension français, le régime additionnel de la fonction publique (RAFP), a conduit ses administrateurs employeurs et syndicaux, pour bien distinguer leur action d’investisseur de long terme de l’image erronée d’un fonds spéculatif, à développer une démarche d’investissement responsable. Ce mouvement s’est poursuivi dans le cadre des missions de service public des acteurs publics de la retraite et notamment du Fonds de réserve des retraites (FRR) et de l’Institution de retraite complémentaire des agents non titulaires de l’État et des collectivités publiques, l’IRCANTEC. L’implication des administrateurs issus du mouvement syndical dans cette démarche de gestion responsable des fonds s’est traduite de façon idéal-typique par la mise en réseau de ces administrateurs sous l’impulsion de l’élu écologiste Éric Loiselet, au sein du Réseau des administrateurs pour l’investissement responsable (RAIR) : il rassemble principalement des militants d’organisations syndicales concurrentes mais qui se retrouvent dans la volonté d’expérimenter une gestion alternative, facteur de développement durable. Le même rôle d’entraînement est également à l’œuvre dans le développement de la finance responsable dans des groupes paritaires de protection sociale puis dans la bascule de l’intégralité des réserves de l’AGIRC-ARRCO en ISR.

Cette gestion socialement responsable s’appuie alors sur la sélection des entreprises les plus vertueuses sur le plan social et environnemental, le suivi des controverses des sociétés en portefeuille pour les inviter à mieux faire ou désinvestir le cas échéant, et l’utilisation des actions détenues pour nouer un dialogue actionnarial encourageant les émetteurs à adopter les meilleures pratiques. Si se développent désormais en France des pratiques d’exclusion de secteurs controversés comme le charbon ou le tabac, l’ISR repose néanmoins traditionnellement dans l’Hexagone sur un processus rigoureux de sélection et d’accompagnement vers les meilleures pratiques des entreprises plutôt que sur l’exclusion de secteurs comme la pornographie ou l’armement au nom de principes éthiques. Cette approche classique de l’ISR, adaptée à la gestion des investisseurs institutionnels, manque en revanche de lisibilité pour l’épargnant et peine à répondre de ses impacts réels. Développer une finance qui démontre son impact positif, en matière environnementale comme en matière sociale, constitue le nouvel horizon de la finance responsable.

1.2. À la différence de la finance verte, la finance sociale demeure limitée

Cette dynamique ancienne de la finance sociale est désormais relayée par le développement de la finance verte. La loi PACTE a certes prévu d’élargir aux côtés des offres vertes et d’investissement socialement responsable l’offre de produits solidaires à l’épargne retraite et à l’assurance-vie, mais la finance sociale ne bénéficie encore que faiblement du dynamisme et de l’innovation des entreprises de la place de Paris pour construire des méthodologies et des produits plus soucieux du social, à l’exception des segments solidaires.

Il ne s’agit naturellement pas ici de regretter ce développement d’une finance plus soucieuse du dérèglement climatique qui constitue par lui-même un progrès évident qu’il faut encourager mais d’appeler à un effort d’innovation plus soutenu pour développer une finance responsable, socialement autant qu’environnementalement. En effet, il n’y aura pas de transition écologique possible sans accent mis sur la solidarité. Le coût des transitions (changement de véhicules, rénovation thermique) sera significatif pour les ménages. Certains pourront le payer, d’autres pas. La société peut se déchirer rapidement sur ces enjeux, les Gilets jaunes ayant donné un avant-goût de ce que peut produire l’antagonisation de la fin du monde et de la fin du mois. Une finance responsable ne peut donc ignorer les objectifs sociaux.

Il existe bien sûr quelques exemples innovants en matière sociale. Par exemple, le fonds Insertion emploi de Mirova investit en priorité dans les entreprises qui créent de l’emploi en France, le fonds Happy@Work de Sycomore investit, lui, prioritairement dans les entreprises où il fait bon travailler en misant sur l’effet positif du climat social sur la création de valeur [3] . Mais le développement des outils, des méthodologies, de produits recherchant un impact social, des actions d’engagement actionnarial pour sensibiliser les entreprises aux préoccupations des investisseurs responsables demeure (trop) limité. L’indisponibilité des données, l’hétérogénéité des référentiels constituent certes une difficulté objective du sujet, comme ce fut le cas par le passé des données environnementales mais, de même que le dérèglement climatique constitue une menace pour l’humanité, l’absence de réponse à la dynamique des inégalités peut légitimement inquiéter et appelle un travail de Place.

Par contraste, la finance verte [4] s’appuie depuis une dizaine d’années sur un travail méthodologique de fond, des dynamiques d’innovation. Des méthodologies d’analyse de l’effet climatique se développent comme la mesure des empreintes carbone, de l’alignement avec un réchauffement climatique limité à 2°C maximum, de la contribution environnementale nette ou de la part verte des fonds, qui nourrissent et se nourrissent des obligations de transparence sur ces mesures pour les principales sociétés financières et pour les principaux fonds (article 173-VI de la loi de transition écologique pour la croissance verte [5] ). Une labellisation des produits financiers (label Greenfin) permet de guider l’épargnant. Des actions d’engagement actionnarial par des coalitions et des initiatives d’investisseurs nombreux représentant des encours sous gestion spectaculaires se sont formées pour améliorer les pratiques des entreprises (Task Force on Climate-related Financial Disclosures /TCFD, Institutional Investors Group on Climate Change/IIGCC, Climate Action 100+, Science based targets, Net-Zero Asset Owner Alliance, Montréal Carbon Pledge, etc.). Des résolutions emblématiques sont déposées un peu partout dans le monde auprès des énergéticiens notamment et encore récemment en 2020 lors de l’assemblée générale de Total.

Si des produits verts émergent, notamment des obligations vertes, les fameux green bonds , et des produits labellisés vérifiés par un tiers (avec notamment en France le label public Greenfin), si une taxonomie est en cours d’adoption à l’échelle européenne qui permettra de distinguer ce qui peut être qualifié de vert et ce qui ne l’est pas, force est de constater qu’en matière sociale on en est loin. Il n’existe pas de données clés comparables à l’échelle internationale suffisamment disponibles en matière sociale.

Ce travail de fond sur les sujets environnementaux, en partie international mais dynamique sur la place de Paris, permet, y compris à des produits généralistes qui ne limitent pas leurs investissements à des projets verts, de s’appuyer sur une analyse environnementale solide. Plus de 70 % des investisseurs sondés par EY [6] déclarent consacrer « un temps considérable » à évaluer les conséquences du changement climatique sur les risques physiques (catastrophes naturelles), ainsi que sur les risques de transition (taxes, restrictions, etc.). De nombreux investisseurs ont choisi d’exclure le charbon, les hydrocarbures non conventionnels de leurs portefeuilles financiers. Ces actifs représentent alors des encours bien supérieurs à ceux des fonds verts. Fin 2019, d’après les données AFG-FIR, l’encours des fonds prenant en compte des analyses environnementales, sociales et de bonne gouvernance s’établit à 1 861 milliards d’euros, contre seulement 14 milliards d’euros d’actifs verts labellisés Greenfin. Si le financement de la transition écologique demeure donc dans une grande mesure à organiser, ce qui justifie non seulement de ne pas baisser la garde sur le sujet mais d’agir urgemment [7] , les méthodologies déployées pour les fonds les plus exigeants ne sont pas sans effet sur le reste de la gestion, un socle de pratiques minimales se déployant alors sur les fonds de la société financière.

Mais là où plusieurs prestataires sont disponibles en matière environnementale, il n’existe pas de prestataire disposant d’une méthodologie équivalente pour éviter un partage injuste de la valeur, mesurer l’accès à un salaire décent, la qualité du dialogue social, la responsabilité d’une entreprise sur sa chaîne de sous-traitance, l’accompagnement de la main-d’œuvre dans les transitions, comme il n’existe pas de label assurant la qualité sociale des fonds, qui pourrait ensuite irriguer les politiques d’entreprises financières tout entières.

Le progrès de la finance verte doit être rejoint par celui du traitement des facteurs sociaux.

Pour une finance (plus) sociale

Comme en matière de finance verte, la construction d’une finance plus sociale peut correspondre à des ambitions différentes : autant on peut attendre de tout acteur responsable l’intégration d’une analyse sociale beaucoup plus poussée de tous ses fonds, autant la construction de fonds visant un impact social positif, appuyés sur des obligations sociales ou visant à améliorer des indicateurs d’impact sociaux, ne pourra être atteinte que pour une partie des actifs.

Un sujet à construire avec la société civile

Toutefois, même pour les indicateurs les plus généraux, l’état encore balbutiant de l’analyse sociale se traduit de façon marquante par la divergence de vues entre certains investisseurs cherchant à capturer des indicateurs sociaux pour travailler, et la société civile. Les divergences d’appréciation sur l’actionnariat salarié peuvent en constituer un bon exemple.

De nombreux analystes font du développement de l’actionnariat salarié un indicateur social positif qui témoigne d’une association des salariés à la bonne marche de l’entreprise. Or force est de constater que seuls les deux plus petits syndicats représentatifs y sont favorables. Les trois principales centrales syndicales demeurent, elles, au mieux sceptiques sur son développement. Si la réticence peut être teintée d’un antagonisme capital-travail à la CGT, ce n’est pas le cas de la CFDT, qui redoute plutôt la concentration des risques de perdre et son travail et son épargne en cas de difficulté de son entreprise et préférerait des fonds actions diversifiés. Seule la CFTC, en cohérence avec la doctrine sociale de l’Église, voit dans l’actionnariat salarié une manière de dépasser les antagonismes capital-travail. La CFE-CGC dispose, elle, d’un intérêt objectif au développement de l’actionnariat salarié, puisqu’il cible généralement les cadres et lui permet de prétendre à des sièges dans les conseils d’administration que ses résultats électoraux ne lui permettent pas toujours d’obtenir sur l’ensemble des collèges.

Un actionnariat salarié trop souvent détenu majoritairement par les cadres dirigeants des entreprises génère par ailleurs des effets pervers. La fédération européenne de l’actionnariat salarié constate qu’en 2019 les seuls « dirigeants exécutifs » (deux en moyenne par entreprise cotée en France) captent en moyenne 44,3 % des actions distribuées à l’ensemble des travailleurs [8] . La part des actions détenues par le COMEX et a fortiori par les cadres dirigeants au sens large est donc écrasante. Ce poids des dirigeants contredit alors l’idée d’une démocratisation de la représentation des travailleurs par la présence de représentants des salariés actionnaires au conseil d’administration. Quant à la sincérité et à l’indépendance par rapport au management des votes des fonds d’actionnariat salarié en assemblée générale d’actionnaires, des doutes peuvent également être émis quand domine la règle « une action-une voix ».

L’établissement d’indicateurs sociaux pertinents nécessaires à la constitution d’une finance sociale suppose donc un dialogue entre investisseurs, fournisseurs de méthodologies, universitaires et société civile. Ce dialogue demeure insuffisant en matière sociale pour permettre de développer ce socle d’indicateurs partagés, en dépit de travaux académiques intéressants sur les inégalités, le développement humain ou les capacités relationnelles par exemple.

2.2. Organiser la transparence en matière sociale, structurer méthodologies et engagement

Afin de permettre aux professionnels de travailler les données pour tous les fonds comme de viser un impact positif, l’accès aux données sociales demeure indispensable. Comme en matière environnementale, les indicateurs clés comparables pourraient utilement faire l’objet d’obligations de transparence si possible pour toutes les entreprises opérant à l’échelle européenne d’une certaine taille ou faisant appel public à l’épargne.

Proposition n° 1 : Prévoir des obligations de transparence des données sociales et d’empreinte sociale des fonds

Un premier socle de données a été défini par la Workforce Disclosure Initiative (WDI) [9] lancée par l’ONG britannique Share Action, qui mériterait d’irriguer des obligations de transparence pour les entreprises émettrices de titres pour les investisseurs sur le modèle des articles 173-IV et 173-VI pour le climat comme d’alimenter des campagnes d’engagement actionnarial pour fiabiliser dans un premier temps les données disponibles.

De même, comme l’a fait l’IRCANTEC, une empreinte sociale des fonds, comme l’expérimente désormais depuis 2018 la société Meeschaert [10] , pourrait être généralisée, à l’instar de la mesure de l’alignement des fonds avec l’Accord de Paris. Afin d’assurer la disponibilité de données en dehors de l’Europe, une initiative pourrait être structurée autour des acteurs privés et publics européens pour la transparence des données sociales et leur fiabilisation, le cas échéant en partant de la Workforce Disclosure Initiative.

Proposition n° 2 : Lancer des appels d’offres tous les six mois pour faire décoller les fonds les plus innovants

Les banques publiques et les caisses publiques de retraite pourraient alors jouer un rôle clé en lançant un appel d’offres tous les six mois et en investissant dans les fonds disposant de la proposition de valeur la plus innovante en matière sociale, poussant à la structuration d’un écosystème et à la recherche de progrès continus. L’objectif n’est alors pas de saupoudrer les montants entre sociétés mais de permettre à chaque appel d’offres le décollage des encours sous gestion d’un ou deux fonds dont la proposition de valeur est particulièrement originale et innovante. En soutenant des fonds spécifiquement sociaux, l’effet d’entraînement sur l’analyse des facteurs sociaux de tous les fonds serait sans doute important.

2.3. Structurer des obligations sociales

Sur le modèle des Green bonds, un référentiel pour définir les Social bonds doit s’imposer qui évite le social washing . De premiers travaux existent en France [11] comme à l’étranger. Comme en matière d’obligation verte, il importe de pouvoir montrer l’impact de l’investissement : non seulement identifier son intentionnalité, sa contribution propre à l’objectif, la crédibilité du projet mais également mesurer son impact et rémunérer l’investisseur en fonction de l’atteinte de ses objectifs d’impact social.

Ces diligences, comme l’écoute des parties prenantes pour asseoir un référentiel partagé, sont nécessaires pour éviter la dérive de certains contrats à impact social du monde anglo-saxon qui organisent la privatisation de services publics. Il ne s’agit pas ici de renoncer à un outil qui peut permettre de répondre à des besoins sociaux non satisfaits. L’appel à projets lancé il y a cinq ans a ainsi permis à des acteurs comme l’ADIE de proposer des solutions innovantes. Gageons qu’il en sera de même avec le nouvel appel à projets lancé par l’ADEME. Toutefois, dans le monde anglo-saxon, dans des cas limites, alors que tel établissement aurait eu besoin de contrôle de gestion ou de réinvestissement, le contrat à impact social rémunère le cocontractant privé, qui, grâce à l’investissement débudgétisé ou au contrôle de gestion, améliore la performance du service public privatisé. Au final, une mission de service public est alors confiée au marché qui est rémunérée en fonction de formules complexes et à partir d’indicateurs qu’il a lui-même élaborés, générant le risque de rentes, qui auraient été évitées en multipliant et finançant les innovations au sein du service public.

Un référentiel partagé pour orienter l’outil vers les besoins sociaux non satisfaits permettrait à l’inverse un développement harmonieux de ces contrats.

Proposition n° 3 : Organiser l’émission d’obligations sociales pour le logement social

À l’instar de ce qui existe à l’étranger, des obligations destinées à financer le logement social pourraient utilement être développées, ce qui suppose que les acteurs du logement social, la Caisse des dépôts, Action logement, les entreprises sociales de l’habitat comme les offices publics documentent une véritable politique de responsabilité sociale à la fois pour améliorer quand il y a lieu leurs pratiques d’approvisionnement, la qualité environnementale de leurs constructions, leur responsabilité sur la chaîne de sous-traitance, parfois la relation aux locataires, et pour permettre dans tous les cas aux investisseurs de réaliser des diligences pour s’assurer de la qualité des projets.

Imposer le 1 % solidaire

Par ailleurs, la crise issue de la pandémie justifie un choc de solidarité pour assurer l’insertion des plus fragiles. L’objectif de consacrer 1 % des encours financiers en finance solidaire qui rassemble les adhérents de Finansol pourrait utilement être repris.

Proposition n° 4 : Prévoir que les banques et assurances placent 1 % de leurs actifs de façon solidaire

Certains s’inquiètent alors de la capacité d’absorption de tels investissements solidaires. Outre que le secteur connaît une croissance spectaculaire depuis quelques années sans jamais manquer d’occasions d’investir, l’étendue des besoins ne permet pas de redouter une pénurie de projets. En effet, il suffirait par exemple d’investir ces fonds dans des immeubles pour les mettre à disposition du Samu social ou des associations de lutte contre le mal-logement pour répondre à la situation dramatique des sans-abri et trouver un modèle solidaire. Les besoins sont suffisamment conséquents pour justifier l’orientation de financements massifs, qui permettraient peut-être de remplir enfin la promesse récurrente de chaque nouveau ministre du Logement de reloger les sans-domicile-fixe. En pratique, il convient alors de créer l’obligation pour les banques et les assureurs de consacrer 1 % de leur actif ou de leur actif général à des financements solidaires et de structurer une offre qui ne peut par elle-même se substituer à l’ensemble des autres placements mais permettrait de construire une réponse aux (nombreux) besoins sociaux non satisfaits.

3. Donner le pouvoir à l’épargnant

3.1. Les épargnants attendent des produits responsables

Au-delà de ces obligations, le développement de la finance sociale suppose de donner enfin le pouvoir à l’épargnant. À l’occasion de son sondage annuel avec Vigeo-Eiris, le Forum pour l’investissement responsable constate, comme pour les consommations bio, locales ou équitables, l’appétence des Français pour les produits d’épargne responsable, leur relative méconnaissance de cette offre et la rareté de ce choix d’investissement. Alors qu’au début des années 2010, de l’ordre de 50 % des Français accordaient une importance aux impacts environnementaux et sociaux dans leurs décisions de placement, cette part est désormais de l’ordre de 60 % dix ans plus tard (62 % en 2020). Pourtant, en 2020, si de l’ordre d’un tiers des Français avaient déjà entendu parler d’investissement socialement responsable, seuls 9 % d’entre eux savaient de quoi il s’agit et 5 % déclaraient avoir déjà investi dans un support responsable. Ce hiatus s’explique largement par le faible dynamisme des réseaux bancaires et financiers pour proposer des produits responsables. Alors que 64 % des Français attendent de leur conseiller financier qu’il les informe sur les produits responsables, seuls 5 % en 2019 s’en sont déjà vu proposer par lui. Malgré l’activisme naissant de quelques groupes financiers, au premier rang desquels la Banque postale, qui a fait le choix d’incarner sa mission de banque citoyenne dans la bascule de tous ses produits vers des produits responsables, force est de constater que si les grands réseaux bancaires et les principaux assureurs disposent d’une offre responsable, elle demeure confidentielle.

La législation européenne, en imposant l’interrogation des clients sur leurs préférences extra-financières, pourrait commencer bientôt à y remédier en révélant à ces institutions ces préférences, ce qui devrait inciter à souscrire à des fonds socialement responsables et plus particulièrement des fonds thématiques, à la thèse d’investissement plus lisible, qu’elle soit liée à la transition écologique, aux thématiques sociales (fonds emploi, fonds santé) ou à des thèses d’investissement plus ciblées (fonds pour l’égalité femmes-hommes, le développement régional, ou l’alimentation).

Toutefois, les réflexes acquis par des années de marketing bancaire assis sur la vente de réductions fiscales plutôt que sur celle de produits financiers dont on détaille les caractéristiques ne peuvent être combattus sans orienter l’épargne de façon volontariste vers la recherche d’un impact positif, d’un nouveau modèle de développement plus durable et plus solidaire.

La loi PACTE a prévu l’offre obligatoire d’un produit responsable et d’un produit solidaire en épargne retraite, et d’un produit responsable, d’un produit vert et d’un produit solidaire en assurance-vie. Cette mécanique pourrait utilement être généralisée pour tous les supports : PEA, FIP, FCPI, comptes titres, en obligeant à l’offre d’un fonds labellisé ISR, un fonds labellisé Greenfin et un fonds labellisé solidaire.

Proposition n° 5 : Labelliser l’épargne sur livrets

Cette extension pourrait d’ailleurs utilement s’élargir à l’épargne sur livrets, pour couvrir notamment les montants non centralisés de l’épargne réglementée comme ceux de la Caisse des dépôts et consignations (CDC). Un mandat de gestion définissant des classes d’actifs, une thèse d’investissement, une politique d’engagement et des objectifs d’impact (financement du logement social, prêts pour le verdissement des entreprises) pourrait ainsi utilement être défini par le législateur, permettant que les banques commerciales et la Caisse des dépôts investissent vers les priorités nationales, effectuent des due diligences pour s’assurer de la qualité des projets, dans toutes leurs dimensions. Pour les banques commerciales, cela permettrait d’assurer que l’épargne réglementée serve bien les objectifs poursuivis par les livrets et contribue à un impact positif, en faisant vérifier par un tiers indépendant la qualité des pratiques d’investissement et leur cohérence avec le mandat de gestion défini par le législateur. Pour la CDC, cela conduirait à passer d’une définition par la direction générale du Trésor des classes d’actifs dans lesquelles elle doit investir à un véritable mandat de gestion responsable défini par le législateur. Le passage d’un financement de guichet par la CDC à un mandat de gestion lui permettrait ainsi d’effectuer des diligences pour s’assurer de la qualité de chacun des projets, comme le cas échéant de l’intéresser à l’impact social et environnemental réel des projets financés.

Un tel processus de labellisation permettrait dans tous les cas de mettre fin aux controverses sur les livrets à l’instar des polémiques sur le caractère véritablement vert du Livret de développement durable.

Proposition n° 6 : Prévoir une part de Social bonds dans l’épargne sur livrets

À cette occasion, une part de Social bonds pourrait utilement être imposée aux banques commerciales et à la CDC, les encourageant à structurer et originer les obligations sociales pour permettre leur labellisation.

3.2. Orienter par défaut vers les produits responsables

Proposition n° 7 : Organiser l’orientation par défaut de l’épargne vers les produits labellisés responsables

Pour orienter efficacement l’épargne en évitant l’obsession des niches fiscales de la distribution des produits financiers, il est nécessaire d’aller plus loin en utilisant la technique d’orientation par défaut, inspirée par les travaux de l’économiste nobélisé Richard Thaler sur le nudge . À l’instar du placement, en l’absence de choix contraire de l’épargnant, des sommes issues de la participation et de l’intéressement vers des fonds prudents ou, pour la retraite, vers des fonds dont le risque action est réduit à mesure que l’épargnant approche de la liquidation de ses droits à pension pour éviter de mauvaises surprises en cas de krach boursier, il pourrait ainsi être décidé, une fois déterminé le couple rendement-risque souhaité par l’épargnant, qu’en l’absence de demande contraire le fonds souscrit par l’épargnant soit socialement responsable. Une telle orientation par défaut permet à la fois de respecter la liberté de choix et de simplifier la vie de l’épargnant. Alors que déterminer le niveau de risque que celui-ci veut prendre est déjà une opération complexe et sans doute un peu stressante, le pari de l’orientation par défaut repose sur la conviction qu’il sera volontiers consentant sur le sens des produits si son épargne permet de financer le développement durable. La littérature académique confirme d’ailleurs cette conviction [12] .

Ainsi, concrètement, pourrait être prévu qu’à défaut de disposition contraire excluant la gestion responsable dans les textes instituant les plans d’épargne salariale, les supports soient labellisés responsables (ISR, Finansol, ou Greenfin) ou qu’à défaut de choix contraire de l’épargnant, les unités de compte d’un contrat d’assurance-vie, les fonds logés dans un PEA, les FIP ou les FCPI le soient également.

3.3. Refondre la labellisation socialement responsable et développer un label social

Proposition n° 8 : Refondre la labellisation de l’investissement socialement responsable

Une telle évolution suppose également la remise à niveau de la labellisation publique. La création d’un label d’investissement socialement responsable et d’un label de finance verte publics a constitué des progrès indéniables. Reste à assurer leur crédibilité par une gouvernance exemplaire et l’élévation progressive de leur exigence à mesure que de nouvelles méthodologies se déploient. Le bilan du label public ISR que de nombreux acteurs de place, dont le FIR, ont appelé de leurs vœux, s’avère de ce point de vue très décevant. La gouvernance est défaillante depuis cinq ans, sans sursaut des pouvoirs publics, le nouveau référentiel publié après deux ans de discussion intermittente n’a pas permis d’améliorer suffisamment les pratiques : alors que le label voit arriver des fonds gérés de façon passive répliquant des indices responsables, les conditions n’ont pas été prévues qui pourraient éviter que cette évolution qui n’est pas nécessairement un problème ne soit source d’abus. Si le label s’étend à l’immobilier, ce qui permet, comme pour le label « AB, agriculture biologique » par exemple, d’avoir un seul signe de qualité pour les produits donc d’orienter efficacement les consommateurs, la concertation sur son contenu a omis les parties prenantes sectorielles, associations d’insertion dans le logement, environnementales ou syndicats de la construction. Si le sérieux de la gestion est bien vérifié par un tiers externe, la lisibilité pour le consommateur pourrait être améliorée (exclusion du charbon ou du tabac par exemple) comme les conditions protégeant l’épargnant (interdiction des commissions de mouvement, transparence sur la part des revenus tirés du prêt-emprunt de titres revenant à l’épargnant par exemple). Une montée en exigence du label public ISR s’avèrera de ce point de vue nécessaire tant pour sa gouvernance que pour son contenu.

Proposition n° 9 : Créer un label social

Par son effet d’entrainement nécessaire, un label social pourrait en outre utilement être créé. En effet, le sondage annuel que le FIR réalise avec Vigeo-Eiris montre l’égale importance des sujets sociaux et environnementaux aux yeux des sondés : si 78 % des Français considèrent en 2020 que les pollutions sont « importantes » ou « très importantes » et s’ils sont 74 % à adopter la même attitude à propos du changement climatique, les sujets comme l’emploi (79 %) les droits humains (77 %) ou le bien-être au travail (74 %) comptent autant dans leurs préoccupations. Il manque alors, à l’instar du label Greenfin, un label social pour rassurer les épargnants sur le respect de la promesse sociale. Un tel label social pourrait prévoir par exemple une poche solidaire destinée à des activités à fort impact social, encourager la présence d’une part de Social bonds, et imposer une analyse des émetteurs faisant la part belle aux questions d’écarts de rémunération, d’emploi, d’évitement fiscal, de chaîne de sous-traitance par exemple.

Proposition n° 10 : Créer un label unique d’investissement responsable à échelle dont les plus hauts échelons seraient réservés aux produits thématiques verts et sociaux

Afin de faciliter la lisibilité de l’offre de finance responsable aux yeux des épargnants, il serait alors judicieux de créer un dispositif unique, à échelle ou à étoiles, dont l’échelon supérieur réunirait les formes les plus exigeantes de finance responsable, comme par exemple le label Greenfin et le label social. Cette échelle pourrait indiquer à l’épargnant le niveau de transformation auquel il contribue via son investissement.

Les formes les moins exigeantes qui correspondent cependant à certaines aspirations des épargnants, notamment en raison de leur profil de risque, comme les fonds monétaires ou encore les produits de finance passive ne pourraient par nature jamais obtenir le niveau maximum.

  1. Le Capital au XXI e siècle , 2013.

  2. Voir les travaux d’Olivier Godechot, en français par exemple « La finance, facteur d’inégalités », La Vie des Idées.

  3. L’article lauréat du Prix FIR-PRI de 2011 « Does The Stock Market Fully Value Intangibles? Employee Satisfaction and Equity Prices » d’Alex Edmans Wharton montre ainsi la performance supérieure de 3,5 % par an en moyenne des cent meilleures entreprises américaines en matière de satisfaction des salariés.

  4. Pour une présentation pédagogique des enjeux de la finance verte et de ses méthodologies, voir le cahier dédié du FIR, https://www.frenchsif.org/isr-esg/wp-content/uploads/FIR-Cahier-Finance-Verte-2018.pdf

  5. Pour comprendre l’importance de l’article 173 pour le développement de la finance responsable, voir le cahier du FIR, https://www.frenchsif.org/isr-esg/wp-content/uploads/Article-173-Cahier-FIR-23sept-interactif.pdf

  6. https://www.lesechos.fr/finance-marches/marches-financiers/les-investisseurs-de-plus-en-plus-exigeants-sur-les-donnees-esg-1229569

  7. Cf. propositions pour la plupart pertinentes d’Alexandre Holroyd, « Choisir une finance verte au service de l’accord de Paris, évaluation des meilleures pratiques en matière de finance verte et d’organisation des places financières dans l’Union européenne », 2020

  8. Fédération européenne de l’actionnariat salarié, « Recensement économique annuel de l’actionnariat salarié dans les pays européens », mars 2020, p. 34.

  9. https://shareaction.org/workforce-disclosure-initiative/

  10. https://meeschaert.com/wp-content/uploads/2018/09/2018–09–19-Méthodologie-MAM-HV-Version-Finale.pdf

  11. « Osons les social bonds », ORSE, 2019.

  12. https://www.frenchsif.org/isr-esg/wp-content/uploads/Etude-académique-Offre-par-défaut.pdf

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